Perspectives
p. 259-266
Texte intégral
1Les chapitres qui précèdent ont montré à la fois les potentialités de l’archéologie cognitive appliquée à la préhistoire et les difficultés qu’elle rencontre aussitôt qu'elle aborde des périodes plus récentes. On pourrait donc se demander, non sans quelque apparence de raison, si l’archéologie cognitive n’est pas mieux à même de cerner des réalités lointaines et très générales que des processus de pensée précis. Elle n’offrirait dans ce cas que peu de perspectives. Nous sommes pourtant persuadés que ces perspectives existent, et qu’elles sont vastes, mais quelles ne se révéleront qu’au prix d’un affermissement des méthodes, d’une évaluation des résultats, d’un élargissement des objectifs et d’une formulation claire de nouveaux enjeux scientifiques.
Consolider les méthodes
2L’archéologie doit consolider ses méthodes pour mieux garantir ses résultats et pour pouvoir collaborer efficacement avec les sciences de la cognition. Cela implique d’abord de corriger les biais qui peuvent déformer l’image qu’elle construit du passé. Elle doit donc mieux assurer sa base documentaire en augmentant le nombre des fouilles publiées. Elle doit renoncer aux facilités de l’anachronisme et s’astreindre à suivre le fil de l’histoire, comme tout historien sait le faire, sans sauter par-dessus ses méandres. Elle n’a pas non plus à céder aux attentes du public : qu'elle laisse aux journalistes le soin de répéter les mêmes approximations sur des sujets porteurs ou des découvertes spectaculaires et réserve ses efforts aux résultats scientifiques eux-mêmes. Il lui faut enfin renoncer à faire de la religion la clé de tout ce qu'elle ne comprend pas, à « substituer la pensée à la pensée », à mettre sur le même plan toutes les interprétations que l’on peut proposer du passé. Reprendre « le long détour des faits » (Leroi-Gourhan, 1964 : 3), telle doit être sa ligne de conduite.
3Mais la science, dira-t-on, n’est pas toujours « scientifique » ni incontestable. Elle a fait l’objet, dès avant 1960, d’une série de critiques fortes qui ont relativisé l’image idéale qu’on pouvait en avoir et même réduit la confiance qu’elle pouvait inspirer. Elle a été perçue de plus en plus comme élaborée par des personnes concrètes et donc soumise, à travers elles, à quelques-unes des tendances humaines les plus profondes. L’analyse épistémologique de Thomas Kuhn (1962), qui a souligné le rôle des groupes de chercheurs et expliqué la succession des paradigmes, a fourni la première formulation nette et systématique de cet état de fait. Depuis, les critiques se sont multipliées et souvent radicalisées. François Lurçat (1995), par exemple, a décrit avec férocité le conformisme intellectuel qui aboutit souvent à faire passer l’opinion avant la connaissance, le consensus (« tout le monde est d’accord pour penser... ») avant la critique. Il rejoignait là, très précisément, ce que David Lodge avait souvent moqué dans ses romans (par exemple Lodge, 1975).
4Le coup de grâce est venu, en 1996, de l’affaire Sokal (Sokal & Bricmont, 1997)1. Professeur de physique à l’université de New York, Alan Sokal a réussi le pari de faire publier dans une revue de sociologie très connue, Social Text, un article « généreusement assaisonné d’absurdités pourvu (a) qu’il sonne bien et (b) qu’il flatte les présupposés idéologiques des éditeurs ». Truffant littéralement son texte de citations empruntées à Derrida, Lacan, Latour et d’autres, faisant un usage surabondant et incontrôlé de concepts scientifiques, il l’a présenté comme étant de lui et la revue, très flattée, l’a publié tel quel.
5Il achevait de prouver ainsi ce qu’on savait déjà, à savoir que l’on peut publier à peu près n’importe quoi et qu’à force de tout relativiser, on finit par ne plus distinguer le discours scientifique du récit mythologique, du poème surréaliste ou du slogan publicitaire.
6Toutes ces critiques, qui sont malheureusement fondées, ne doivent pourtant pas faire oublier l’essentiel. C’est que lorsqu’il est question d’agir sur la matière, de construire une machine, de faire fonctionner un appareil, l’approximation n’est plus de mise : seules les démarches rationnelles et scientifiques permettent d’obtenir le résultat recherché. On a quelque scrupule à rappeler cette évidence, mais tout ce qui fonctionne – du burin à la grue, de l’automobile au téléphone, de l’ordinateur à la fusée – est le produit de démarches scientifiques totalement rigoureuses et absolument conformes au modèle de raisonnement idéal. Ou alors, tout simplement, il ne se passe rien, cela ne marche pas, comme lorsqu’on essaie de faire fonctionner une machine sans tenir compte de son mode d’emploi ou de comprendre l’univers par l’astrologie. Rien ne doit faire oublier ce fait fondamental, qu’il y a bien une différence absolue entre ce qui est vérifié par l’expérience et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas. Que l’évolution de la science ne se fasse pas toujours de façon idyllique et rationnelle va de soi et ne change rien à l’affaire : la science proprement dite est rationnelle2.
Évaluer les résultats
7La leçon vaut aussi, bien entendu, pour l’archéologie. Elle n’est pas toujours rationnelle dans son évolution ni dans sa pratique concrète. Mais elle doit tendre à le devenir, en se conformant à l’idéal méthodologique commun à toutes les sciences : le raisonnement hypothéticodéductif (Demoule, 2005). Certes la New Archaeology, par exemple, avait proclamé haut et fort la nécessité de « valider » les « inférences », c’est-à-dire de vérifier les hypothèses. Mais, dans une démarche scientifique normale, la chose aurait dû aller de soi depuis toujours. La vérification des hypothèses en archéologie, il est vrai, est souvent difficile et c’est probablement ce qui explique que les archéologues préfèrent parfois l’invention gratuite à ce silence – horresco referens – qu’on est bien obligé de considérer comme leur pire supplice (Leroi-Gourhan, 1964 : 30)... Mais la vérification, malgré cela, doit toujours être tentée.
8Cette vérification cependant ne conduit pas à une loi absolue, comme le prétendait la New Archaeology. Il ne peut pas y avoir ici, en effet, de formule universelle, valable en tous temps et en tous lieux, sauf à se contenter d’évidences ou de banalités. L’archéologie, comme l’ethnologie et l’histoire, étudie des groupes humains réels, présents dans un lieu et un temps donnés. Elle établit donc, comme elles, des faits dont la validité est circonscrite, par définition, aux groupes en question et dont la probabilité doit être évaluée aussi précisément que possible. Elle construit de ces groupes des images successives qui, loin d’être simplement équivalentes entre elles, constituent une représentation de plus en plus exacte et efficace de la réalité – les sociétés du passé –, l’efficacité se mesurant ici à la capacité de prévoir ce qu’on va retrouver.
Élargir le champ
9Sur un spectre qui va des activités les plus matérielles aux processus de pensée les plus élaborés, et que l’on a souvent représenté par l’image naïve d’une échelle à quatre barreaux, il est clair que l’archéologie est mieux armée pour étudier les premières que pour appréhender les seconds. La pensée symbolique, la religion, la philosophie, l’art, les idées en général sont difficilement accessibles directement en l’absence de textes. Les techniques le sont souvent, en revanche. Mais il faut se souvenir quelles peuvent aussi servir de révélateurs pour les processus de pensée. Il ne suffit donc pas de les étudier comme on le ferait dans une histoire des techniques. Il faut les interroger aussi sur ce qu'elles révèlent des modes de pensée qui les ont produites. En ce sens, il faut prendre en compte, dans une archéologie cognitive, non seulement l’apprentissage des connaissances, mais aussi celui des techniques, qu’il est temps de réhabiliter, et les processus de motivation qui interviennent dans ce domaine.
10Il faut également élargir l’enquête à des domaines qui ne sont pas seulement techniques, mais culturels au sens large et vague du terme. La nourriture est perçue de plus en plus comme un objet culturel, et non pas seulement biologique (Garnsey, 1999 : XI-XIII, 141-143). La perception de la nature, des couleurs, des formes, des surfaces peut faire l’objet d’études. La forme ethnique des connaissances, vraies ou fausses, se prête, comme en ethnologie, mais avec moins de facilité, à l’étude d’ethnosciences, de l’ethnogéologie à l’ethnobotanique ou à l’ethnomédecine, qui sont riches d’enseignements sur les innombrables façons dont les sociétés humaines ont abordé la connaissance de leur environnement, non seulement en termes de connaissances « scientifiques », mais en termes que nous qualifierions volontiers – mais trop facilement – de « préscientifiques ». Savoir qu’un groupe considère telle plante ou tel animal comme maléfique ne relève pas seulement de la description, encore moins du folklore, cela ouvre des aperçus irremplaçables sur le fonctionnement de l’esprit humain.
11Cela doit conduire, évidemment, à étudier la place des motivations et des choix culturels. On a trop longtemps fait comme s’il existait un progrès technique vectoriel et quasi automatique, faisant passer l’homme d’un stade à un autre, d’une invention à une autre. Et l’on a conçu, par exemple, la diffusion de l’agriculture en Europe sur ce modèle. Mais dès que l’on accède au détail des transmissions, garanti par une chronologie suffisamment précise, on se rend compte qu’il y a des différences, des inégalités, des retards, que certains « progrès » ne sont jamais adoptés par certains groupes, bref qu’il y a des choix. Le tour de potier se diffuse ici et pas là ; il est adopté pour certaines productions, mais pas pour d’autres. Les matériaux que l’on utilise sont souvent locaux, mais il y en a aussi que l’on choisit d’aller chercher au loin, pour des raisons qui demandent à être élucidées. Les plantes et les animaux que l’on consomme sont d’abord ceux dont dispose le groupe, mais il y a à la fois, à côté de cela, ceux qu’il refuse de consommer et ceux qu’il va chercher au loin, pour des raisons qui demandent, elles aussi, à être élucidées.
12Cela doit conduire aussi à s’intéresser activement aux associations d’idées. Comme l’a bien souligné Sophie de Beaune plus haut (partie I), l’association est un puissant moteur de l’invention technique, peut-être le plus puissant. L’invention se fait parfois en imaginant un procédé qui n’existait pas du tout, elle se fait bien plus souvent en appliquant un procédé déjà connu à un matériau qui ne le subissait pas jusque-là. Au début du Néolithique proche-oriental et balkanique, la céramique naît ainsi de l’adoption d’une technique déjà connue, la cuisson au feu, à un matériau, la terre argileuse, qui ne la subissait pas jusque-là, puis de son emploi pour obtenir des objets (par exemple des vases) que l’on connaissait depuis longtemps, mais que l’on fabriquait dans d’autres matériaux ou selon d’autres techniques. Une intensification des recherches sur ce type de situations, appuyée sur des datations de plus en plus précises, devrait conduire à multiplier les aperçus sur le fonctionnement de l’association d’idées, et donc en général des processus cognitifs.
13Dans cet élargissement du champ, l’archéologie a tout à gagner à collaborer avec d’autres sciences cognitives. Les neurosciences peuvent l’aider à comprendre les processus dont il vient d’être question. La linguistique peut l’aider à décrypter les représentations du monde. L’anthropologie enfin peut suppléer à ce que l’archéologie comporte de lacunes et de filtres. Ces possibilités, à peine exploitées aujourd’hui, devraient se développer sur la base de programmes précis qui prendraient en compte sans faux-fuyant les contraintes et les limitations propres à chaque discipline.
Définir les enjeux
14En sens inverse, l’archéologie peut aussi contribuer à l’avancée des sciences cognitives. Elle a jusqu’ici fourni des matériaux utilisables dans une perspective biologique et neurologique, sans beaucoup dépasser, cependant, le niveau des généralités. Mais elle pourrait, en allant plus loin, aider les neurosciences à préciser le mode de fonctionnement du cerveau (cf. de Beaune, chap. I.3 du présent volume), qui fait encore l’objet d’hypothèses contradictoires : à condition de définir des protocoles rigoureux – on n’ose pas dire d’expérimentation –, la chose paraît envisageable.
15Mais l’archéologie permet aussi de dépasser le biologique et d’atteindre le culturel : elle peut ainsi intervenir dans le débat, ancien mais toujours actuel, entre l’inné et l’acquis. L’esprit humain, en effet, n’est pas seulement une machine qui permet à l’espèce d’acquérir des connaissances qui lui permettent d’agir sur le monde, c’est aussi une machine individuelle à fabriquer des perceptions du monde qui ne s’apprécient plus en termes de connaissances, mais en termes d’action et d’intégration sociale. Il y a probablement moins d’invariants et d’universaux, moins de dénominateurs communs cognitifs qu’on l’a cru, et davantage de traits particuliers. Ces traits contingents restent à l’heure actuelle largement inexpliqués, mais l’évolution récente de la sociologie cognitive, en particulier, met en lumière le rôle probable de la société et des phénomènes sociaux dans le fonctionnement et l’évolution même du cerveau (cf. par exemple Begley, 2010).
16L’individu même peut être parfois appréhendé par l’archéologie, comme l’ont montré, par exemple, les travaux de Nicole Pigeot sur l’apprentissage de la taille de la pierre au Paléolithique (cf. chap. III.1 du présent volume). Cette voie paraît difficile et reste encore peu pratiquée. Mais elle mérite à coup sûr d’être davantage explorée. Comprendre les processus cognitifs à l’œuvre dans l’esprit humain, comme appréhender le fonctionnement du cerveau lui-même, tout cela ne peut plus se faire sur la base de la seule biologie. Il faut y ajouter l’anthropologie sociale pour avoir la deuxième dimension, la psychologie individuelle pour avoir la troisième. Dans cette perspective, les sciences cognitives peuvent attendre de l’archéologie des contributions décisives.
Bibliographie
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Bibliographie
Begley, Sharon, 2010, «West brain, East brain. What a difference culture makes», Newsweek (March 1): 20.
Demoule, Jean-Paul, 2005, « Théories et interprétations en archéologie », in J.-P. Demoule et al., Guide des méthodes de l’archéologie, Paris, La Découverte : 188-195.
10.1017/CBO9780511612534 :Garnsey, Peter, 1999, Food and Society in Classical Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press.
10.1119/1.1969660 :Kuhn, Thomas, 1962, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, Chicago University Press [trad. fr., 2008, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion].
Leroi-Gourhan, André, 1964, Les religions de la préhistoire, Paris, Presses universitaires de France.
Lodge, David, 1975, Changing Places, Londres, Secker-Warburg (trad. fr., 1991, Changement de décor, Paris, Rivages).
Lurçat, François, 1995, L’autorité de la science, Paris, Éditions du Cerf.
10.1007/978-3-7091-4177-9 :Popper, Karl, 1935, Logik der Forschung, Vienne, Springer, (trad. fr., 1973, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot).
Sokal, Alan ; Bricmont, Jean, 1997, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob.
Notes de bas de page
Auteur
René Treuil (archéologie), professeur émérite à l’université de Paris-I – Panthéon-Sorbonne, archéologie et sciences de l’Antiquité, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie (Nanterre).
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Informatique et sciences cognitives
Influences ou confluence ?
Catherine Garbay et Daniel Kayser (dir.)
2011