2.– L’origine des langues
p. 105-113
Texte intégral
1Si la question de l’origine du langage aboutit surtout à poser de nouvelles questions et à progresser dans des directions particulières, sans pouvoir guère être résolue en tant que telle dans l’état actuel des recherches, il en est probablement de même de celle de l’origine des langues. Interdite en 1866 par les statuts mêmes de la Société de linguistique de Paris (sous la forme de l’origine du langage, il est vrai), mais relancée en 1975 par un congrès de l’Académie des sciences de New York, elle revient aujourd’hui régulièrement aussi bien dans les publications scientifiques que dans les ouvrages de vulgarisation et les médias. D’où viennent les 6 000 à 7 000 langues actuellement répertoriées dans le monde ? Quand et comment sont-elles apparues : il y a 130 000 ou 100 000 ans, comme le propose Johanna Nichols (Nichols, 1999), ou encore plus tôt ? Ensemble ou séparément ? Comment s’explique leur infinie diversité ? Présentent-elles ou non, malgré tout, des caractères communs ? Toutes ces questions reviennent avec insistance, comme autant de serpents de mer.
De Babel à Ruhlen
2Le mythe judéo-chrétien de la tour de Babel, raconté dans la Genèse, joue de toute évidence un rôle dans la façon d’aborder le problème. Alors que dans la réalité la multiplicité des langues est aisément surmontée par la pratique du multilinguisme – les exemples en sont nombreux dès l’Antiquité et aujourd’hui plus de 50 % de l’humanité utilise deux ou plusieurs langues –, ou par la création de pidgins et de créoles, une partie de l’imaginaire humain redoute fortement cette situation et se la représente comme un cauchemar. Pour elle, la multiplicité des langues n’est pas une richesse, mais une source de confusion.
3C’est pourquoi, face à l’outrecuidance de la race humaine, qui parlait une seule et même langue et prétendait construire à Babylone une tour « dont le sommet pénètre les deux », l’Eternel selon la Bible ne trouva pas de meilleure punition que de lui infliger la confusion des langues : « [...] confondons, dit-Il, leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ». Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la majorité des érudits, depuis des siècles, soit restée influencée par ce thème de la punition suprême et considère la multiplicité des langues comme une anomalie, une dégénérescence à partir d’une situation initiale, idéale, où tout le monde se comprenait.
4C’est au point que parmi les travaux les plus cités sur l’origine des langues, ceux de l’anthropologue Merritt Ruhlen font un écho tout à fait saisissant au mythe de Babel, dont l’une des fonctions était simplement étiologique. Il s’est fait en effet, depuis les années 1980, le principal défenseur de la théorie d’une protolangue, ou langue mère, qu’il appelle le nostratique et qui ressemble fort à la langue de l’humanité d’avant la punition. Cette théorie (cf. infra), régulièrement reprise par les médias, est pourtant invariablement présentée comme novatrice et originale.
Retrouver la langue mère
5Car il s’agit en fait d’une très vieille idée, qui n’a cessé de hanter la linguistique depuis la fin du xviiie siècle. Dans une ambiance intellectuelle essentiellement marquée par la religion chrétienne, le récit de la Genèse servait tout naturellement de modèle et la seule question qui pouvait se poser était de retrouver la langue originelle. Antoine Court dit de Gébelin, pasteur protestant connu, est l’un des premiers et des plus célèbres parmi les érudits qui se sont lancés dans cette voie : de 1773 à 1782, il publie Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne. S’inspirant des recherches étymologiques de Charles de Brosses, l’ami de Buffon et l’ennemi de Voltaire (Brosses, 1765), Gébelin recherche les rapprochements, surtout dans le vocabulaire de base, entre des langues très variées, une soixantaine en tout, et trouve en effet des ressemblances entre des langues dont on sait aujourd’hui qu’elles sont apparentées. Au-delà, cependant, la méthode s’avère infructueuse et produit des inepties. En 1826, le géographe Adriano Balbi compile des observations à travers quelque 500 langues et fait la conjecture que les langues du monde doivent être environ 2000 (Balbi, 1826).
6Ces entreprises connaissent vite un large discrédit, dû en particulier aux succès remportés par les études comparatives strictes, qui aboutissent à la définition de l’indo-européen (cf. infra), et ce discrédit dure presque deux siècles. Mais après le milieu du xxe siècle, le développement des études sur les langues amérindiennes conduit à un retour au concept de langue mère. C’est ce qu’on a appelé la glottochronologie, ou chronologie des faits de langue, sorte de méthode mathématique créée par Morris Swadesh et fondée sur le taux d’usure supposé des langues (Swadesh, 1972) : les parentés sont ainsi situées en des points divers de l’échelle du temps et hiérarchisées entre elles. Un grand nombre de langues sont considérées, ce qui élargit la base intellectuelle de la théorie, et certains succès sont enregistrés. C’est le cas avec Johanna Nichols et surtout avec Joseph Greenberg, qui recense les universaux du langage (Greenberg, 1963). Ce dernier, étudiant quelques centaines de mots seulement, mais dans un grand nombre de langues, propose une classification complète des langues africaines (Greenberg, 1966), puis des langues amérindiennes (Greenberg, 1987), classification qui est aujourd’hui largement acceptée. La méthode cependant est accueillie avec scepticisme, surtout parce qu’elle fait abstraction, pour expliquer les ressemblances, d’autres causes possibles (innovation, emprunt...) que la parenté génétique.
7C’est pourtant très peu de temps après cette phase, vers 1980, que Merritt Ruhlen, refusant les principes de la grammaire comparée, se fait le chantre d’un retour en force au monogénétisme (Ruhlen, 1994). Pour lui et pour d’autres (Bengtson, 2008), de nombreux arguments militent en ce sens, mais il est en outre possible de retrouver d’une langue à l’autre des parentés précises, même si elles sont parfois lointaines : c’est ainsi que 27 « mots » – les « racines mondiales » : « tik » (« doigt », « un »), « ku(n) » (« qui »), etc. – paraissent présenter, dans toutes les langues connues ou presque, des similitudes de forme qui parlent en faveur d’une origine commune. L’accueil de la part des linguistes fut, on le sait, plutôt frais, d’une part parce que ces similitudes sont tellement vagues quelles ne signifient plus grand-chose, les significations observées étant variables à l’infini, d’autre part parce qu’elles restent souvent dramatiquement isolées au milieu d’un océan de formes, et surtout de structures grammaticales, irréductibles les unes aux autres.
8La biologie cependant paraît très vite prête à donner raison à Ruhlen. L’innéisme de Chomsky – l’idée que le langage est inné – aboutit aux travaux de Steven Pinker sur l’aphasie, dont le succès est triomphal. Pinker émet l’idée des gènes grammaticaux, séquences d’ADN qui, avec l’apprentissage et moyennant un processus complexe, peuvent conduire à la solution de problèmes grammaticaux. Pour lui, le substrat biologique inné s’apparente à une grammaire universelle (Pinker, 1994). On lui a reproché cependant d’être allé plus loin que ce que les faits connus autorisent (Fortis, 2007). Il apparaît en outre qu’il n’y a pas plus de gènes grammaticaux que de gènes de l’homosexualité ou de la pédophilie et qu’il faut abandonner l’idée du déterminisme biologique appliqué aux langues.
9Presque au même moment, une autre voie, plus acceptable, se dessine. S’appuyant sur une concordance apparemment constatée entre la classification génétique de la population mondiale et la classification des langues, Luigi Luca Cavalli-Sforza et Colin Renfrew inaugurent, vers 1987-1992, ce que ce dernier appelle, sans modestie excessive, la « nouvelle synthèse » (Cavalli-Sforza, 2001 ; Renfrew, 1987). À la génétique des populations et à la linguistique, on ajoute maintenant l’archéologie. On peut donc repartir à la recherche de la langue mère, venue d’Afrique de l’Est avec Homo sapiens, avec le sentiment d’avoir évité les pièges les plus grossiers du déterminisme biologique et d’avoir inauguré une approche véritablement pluridisciplinaire. L’hypothèse n’est pas absurde, mais elle repose sur des corrélations qui ne se vérifient que dans la moitié des cas et qui peuvent avoir d’autres explications. Elle ne paraît pas aujourd’hui en passe d’être démontrée (Hawks, 2010).
Reconnaître les familles
10À la même époque que Court de Gébelin, William Jones, juge britannique à Calcutta, remarque – il n’est pas le premier – que le sanskrit présente certaines ressemblances avec le grec ancien et le latin. Il suggère donc que les trois langues ont une origine commune et quelles pourraient bien être apparentées, à leur tour, au gotique et au celtique, ainsi qu’au vieux perse. C’est le point de départ des études indoeuropéennes, qui n’ont cessé depuis lors de se développer et d’accumuler les succès depuis le début du xixe siècle. Les observations de Jones et surtout les travaux des frères Grimm sur l’allemand – la fameuse loi de Grimm date de 1822 – et les recherches de nombreux philologues allemands et danois ont ainsi permis, très vite, d’accomplir une véritable révolution épistémologique et de définir un ensemble de langues, répandues sur l’Asie du Sud et l’Europe, qui présentent des caractères communs et qu’on a pu pour cette raison qualifier d’indo-européennes. Les parentés entre elles ne se limitent pas à un petit nombre de racines privilégiées, mais s’observent sur un grand nombre de faits, y compris sur des faits de structure. Elles ont conduit à postuler l’existence d’une langue mère du groupe, qu’on appelle l’indo-européen. Savoir si cette langue originelle a vraiment existé et donné naissance aux autres selon un schéma arborescent est une autre question, qui mérite discussion (cf. Demoule, chap. IL 3 du présent volume). Savoir s’il a existé un peuple ou des peuples indo-européens est une question qui reste hors de notre portée et qu’en tout cas la linguistique ne peut pas trancher. Savoir enfin si l’on peut déduire des données linguistiques quelques conclusions sur l’organisation sociale des « peuples » en question – la fameuse « société tripartite » des « peuples » indo-européens de Georges Dumézil – est un problème récurrent, mais très éloigné d’une solution.
11D’autres familles de langues ont été circonscrites par ailleurs, comme d’abord les langues sémitiques et les langues « malayo-polynésiennes » (Humboldt, 1836-1839). Aujourd’hui, l’indo-européen n’est plus qu’une famille au sein des langues eurasiennes, aux côtés de l’ouralique, de l’altaïque, du tchouktche et des familles caucasiennes. Les langues africaines, bien identifiées depuis les travaux de Greenberg, se répartissent entre la famille afro-asiatique, la famille nilo-saharienne, la famille Niger-Congo et la famille khoïsan. Si bien qu’on estime aujourd’hui qu’il existe une quinzaine de superfamilles et d’autres mineures à la surface du globe, les langues particulières se répartissant presque toutes entre ces familles. C’est au fond le résultat le plus incontestable de la méthode comparative en linguistique : les langues de l’humanité s’organisent en familles, à l’intérieur desquelles elles présentent des parentés multiples, et en quelques langues isolées, comme le basque, auxquelles on ne connaît pour le moment pas de parentés. C’est un tableau qui peut inviter, comme dans le cas des langues indo-européennes, à supposer un ancêtre commun à toutes les langues d’une famille, mais certainement pas à supposer un aïeul commun à tous ces ancêtres, entre lesquels les différences sont considérables.
12L’histoire des langues connues, jalonnée d’extinctions, de disparitions et d’absorptions, suggère en outre que la diversité des langues était plus forte dans le passé qu’elle ne l’est aujourd’hui. On a pu ainsi avancer l’idée qu’il existait 10 000 à 15 000 langues il y a 15 000 ans, alors qu’on n’en compte plus que 6 700 environ de nos jours et que les extinctions s’accélèrent, réduisant de plus en plus la richesse linguistique de l’humanité et suscitant l’inquiétude pour l’avenir (Hagège, 2001). En d’autres termes, le passé est davantage marqué par la multiplicité des langues que le présent et, probablement, que le futur : la diffusion du latin, de l’arabe, de l’espagnol, du portugais et de l’anglais aux dépens de nombreuses autres langues est en effet un phénomène récent. Dans ces conditions, l’hypothèse de la langue mère ne peut que paraître hautement invraisemblable, au même titre, pourquoi pas ?, que l’hypothèse d’un ancêtre commun à tous les groupes humains connus aujourd’hui.
Et l’archéologie ?
13L’archéologie, on le sait fort bien, ne peut pas venir au secours de la linguistique. Les pots ne parlent pas, pourrait-on dire en une formule brutale. Le style de leur décor, qui forme le plus souvent la base des classifications archéologiques, n’a aucun lien prouvable avec la réalité des ethnies et encore moins avec celle des langues. Il définit ce que l’on appelle, faute d’un terme réellement pertinent, une « culture ». Mais il peut fort bien, comme le montrent nombre d’exemples contemporains, s’avérer variable à l’intérieur de communautés linguistiques réelles, ou encore rester le même à travers des frontières linguistiques : croit-on ainsi que l’archéologie future pourrait refléter, et donc révéler, par exemple, la partition linguistique qui existe aujourd’hui en Belgique, en Suisse et au Canada ? A-t-on conscience des absurdités historiques que l’on pourrait faire découler de l’omniprésence en Europe d’objets d’origine américaine à certaines époques, japonaise ou chinoise à d’autres ? Il ne faut donc pas compter sur l’archéologie pour démontrer le monogénétisme ni le polygénétisme, ni même pour éclairer la question de l’origine des langues.
14La recherche sur ce sujet, malgré les proclamations, n’a au fond guère évolué et elle garde tout d’une gageure. L’hypothèse monogénétique, affaiblie par l’abus de la rhétorique et par un naturalisme hérité de Chomsky, n’est guère vraisemblable, tandis que l’hypothèse polygénétique, même si elle paraît plus convaincante et plus proche des enseignements de l’histoire culturelle, n’offre pour le moment qu’un horizon limité, bien que toujours fécond. Poursuivre la recherche sur les familles et les sous-familles insuffisamment connues – qui sont de très loin la majorité – est une nécessité absolue, mais peut-on envisager qu’elle permette, en l’absence de textes, de remonter assez loin dans le passé pour éclairer la question qui est posée ? Si l’on écarte les facilités que pourrait procurer une archéologie peu rigoureuse, les perspectives sont pour le moment bien incertaines. Mais peut-être est-ce que la question, tout simplement, est mal posée. C’est le cas, on le sait, de beaucoup de questions d’origine. Pourquoi faudrait-il, en particulier, qu’une langue « naisse » ?
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Auteur
René Treuil (archéologie), professeur émérite à l’université de Paris-I – Panthéon-Sorbonne, archéologie et sciences de l’Antiquité, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie (Nanterre).
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Informatique et sciences cognitives
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Catherine Garbay et Daniel Kayser (dir.)
2011