De Guadalajara à Recife et Salvador du vocabulaire de l’action à celui de la légitimité urbaine
p. 235-249
Texte intégral
1Deux dimensions sous-tendent le contexte de ce travail : l’une se réfère aux rythmes de croissance urbaine et d’extension spatiale, les plus forts du monde, qu’ont connus le Mexique et le Brésil entre 1940 et 1990. Ce moment n’a pas eu son pareil dans l’histoire, de même que les rythmes latino-américains n’ont sans doute pas eu non plus leur pareil sur la planète. L’autre dimension est historique : alors que de tels rythmes donneraient à penser que tout processus socio-historique ou culturel de construction des nouveaux espaces fait place à des comportements amnésiques parce qu’il n’y a pas eu de temps pour que se créent des mémoires, on voit qu’il n’en est rien. Même si l’étendue périurbaine des grandes villes mexicaines et brésiliennes s’est souvent multipliée par dix entre 1930 et 1990, les modes d’occupation et d’urbanisation par les couches populaires ont relevé d’une histoire urbaine ancienne et différente d’un pays à l’autre. C’est à travers l’aventure de certains mots que nous sont révélées ces histoires dont les traits entrent en collision avec les profonds changements spatiaux et les nouvelles représentations qui les accompagnent. Nous mettrons cependant sur le compte de la rapidité dont les effets, notamment la monotonie, s’ancrent dans les paysages, un certain appauvrissement du vocabulaire si on le compare avec la diversité des désignations qui correspondent à la ville historique (Bataillon 1991 ; Gruzinsky 1996 ; Rivière d’Arc & Schneier 1993)1.
2Ces nouveaux espaces urbanisés ou semi-urbanisés sont souvent des produits d’occupations dites irrégulières et de l’autoconstruction. Selon les histoires locales, ces zones ont été intégrées ou non à la définition administrative de la ville ou du maillage qui l’inclut (municipio, dans le cas tant mexicain que brésilien).
3Les parlers (savants et métaphoriques) utilisés par les techniciens de la planification urbaine ont fait largement usage du terme de périphérie pour désigner l’ensemble de ces espaces résidentiels dont la distance au centre peut être aussi bien sociologique que géographique. Le mot de périphérie a succédé en quelque sorte, dans le langage savant et technique, à celui de marge habitée par des marginaux qui caractérisait les années 1960. Mais l’on découvre aujourd’hui l’ambiguïté du mot periferia pour deux raisons valides aussi bien pour les villes du Mexique que pour celles du Brésil. La première, c’est qu’il existe maintenant des zones résidentielles riches et élégantes dans la périphérie géographique, à la façon des villes nord-américaines. La deuxième, c’est que la notion de centre perd de sa précision.
4Quoi qu’il en soit, le modèle centre/périphérie garde de son actualité. Et c’est des termes de cette périphérie que nous rendrons compte ici pour montrer que des processus différents peuvent aboutir à des résultats similaires, la monotonie de la pauvreté étant l’un d’eux, et qu’il existe une dynamique contradictoire qui va de l’approfondissement du fossé entre termes techniques et termes populaires à la recherche des mots d’un éventuel consensus.
Nouveaux territoires urbains : formes d’accès au sol
5Nous avons choisi de comprendre l’aventure des mots de la périphérie dans trois villes : Recife et Salvador au Brésil et Guadalajara au Mexique. Chacune compte environ trois millions d’habitants. Ici et là, l’État central, l’État local et la spontanéité du processus illégal par autoconstruction ont contribué à la formation de la périphérie des pauvres. Ce troisième processus a fortement marqué les années 1980, tout comme à Mexico d’ailleurs, où nous avons également recueilli de précieuses informations.
6Deux grands moments d’urbanisation caractérisent Guadalajara : deux procédés leur correspondent. Le premier, 1940-1970, voit s’affairer les promoteurs privés (fraccionadores privados), dont l’activité n’est pas beaucoup contrôlée par les pouvoirs publics, et qui achètent et revendent des lots (lotes). La deuxième période, depuis 1970, est celle de l’achat individuel de terrain aux ejidatarios2 ou plus récemment du parachutage (paracaidismo). D’une façon générale, tous ces procédés comportent une part d’illégalité, ce qui a conduit à l’adoption généralisée en Amérique latine, pour qualifier cet accès au sol, du terme « irrégulier » qui conduit d’évidence à l’action de régularisation.
7Ce sont les habitants de la colonia Lomas de Polanco (première période) et ceux de la colonia Santa Rosa (deuxième période) qui nous ont permis de comprendre les aspirations à l’intégration urbaine ressenties par des personnes qui se sentent pourtant marginales ou pauvres plus que stigmatisées. Valle de Chalco Solidaridad apparut dans les années 1980 dans la périphérie de Mexico. Après un peu plus de dix ans, 400 000 habitants s’y côtoient dorénavant, selon les deux procédés évoqués plus haut.
8Au Brésil, la hiérarchie qui s’établit entre les espaces résidentiels populaires à Recife et à Salvador est le résultat de plusieurs processus. Parmi ceux-ci, l’aide de la municipalité à Recife dans les années 1960 donne naissance aux ur (Unidade residencial), dans le sud de la ville, pour reloger les habitants des mocambos expulsés par les inondations du fleuve Capibaribe. Contiguës aux ur, des invasions et des favelas sont témoins de la complexité des espaces résidentiels populaires. Le tissu urbain est plus imbriqué encore à Salvador où la hiérarchie entre les zones est déterminée par la raideur des pentes au flanc des collines appelées morros où se sont établies les invasions aujourd’hui plus ou moins « consolidées » et par l’existence de zones où l’électricité est encore captée clandestinement. Dans le quartier de Parambues, à l’intérieur de la ville, on peut reconstituer cette hiérarchie. L’invasion des Malvinas, qui fut aussi un terrain d’observation beaucoup plus éloigné des centres d’activités commerciales, ne la connaît pas encore. L’invasion, en effet, a eu lieu dans les années 1980.
9Voilà les nouveaux territoires où les habitants ont désigné pour nous leurs espaces familiers, le plus souvent conquis à travers des luttes collectives plus ou moins actives ou par le biais de réseaux clientélistes.
Survivance ou dérive du quartier
10Le quartier – barrio ou bairro –, cellule, scène de la vie urbaine, est une réalité fondamentale, voire générique de la sociabilité, même s’il a rarement fait l’objet d’une division administrative officielle (Lira 1983)3.
11A-t-on alors recours à ce terme pour identifier les nouveaux territoires qui ne sont pas encore vraiment la ville ? Oui, sans doute, mais son contenu devient volatile, ce qui explique à quel point il est polysémique. Il n’est plus un terme clé. C’est pourquoi nous le présentons d’abord.
12Polysémique, le terme de barrio ou bairro l’est certainement. Mais la colonia, que nous analyserons plus loin, l’a complètement détrôné au Mexique tandis qu’il évoque toujours les origines rurales d’un groupe ou une sorte de convivialité urbaine communautaire dans le Nordeste du Brésil. Extrêmement péjoratif dans la périphérie de Guadalajara – zone malfamée, dangereuse, repaire de drogués –, le mot bairro, à Salvador ou à Recife, peut évoquer en revanche l’étape ultime de l’intégration à la ville et la consolidation du territoire urbain. Mais il peut aussi être relégué, dans certaines villes, au rôle de division administrative, incluant les zones résidentielles populaires.
13Dans l’histoire coloniale mexicaine, le barrio s’est opposé à la paroisse et désignait les alentours réglementaires de la ville consentis aux Indiens (barrios indigenas) (Lôpez Moreno & Ibarra Ibarra 1997). Lui était donc accolée une précision qui rappelait son infériorité dans la hiérarchie des espaces : le barrio n’avait pas d’église mais se contentait d’une chapelle, contrairement aux espaces centraux qui formaient des paroisses (Lira 1983).
14La laïcisation du vocabulaire pendant la période de la Réforme (1860-1880) a fait appel à ce terme pour désigner les représentations et les réalités de la vie sociale qui se reproduisaient dans les anciennes paroisses. Il s’est donc progressivement superposé aux nouveaux qualificatifs administratifs qui ont dorénavant découpé les villes, comme secteur et district. Il s’est distingué du nouveau mot hygiéniste de colonia en maintenant l’idée d’hétérogénéité sociale et de présence d’une multitude d’activités et de fonctions.
15Certains personnages traditionnels de la vie publique continuent de lui conférer ce sens dans les nouvelles zones urbaines ; des curés du haut de leurs chaires, contraints d’abandonner la référence officielle à la paroisse, parlent de « notre barrio » comme cadre physique de la communauté.
16Comment est apparu alors le glissement que subit le barrio, vers le statut de micro-zone dangereuse et malfamée ? « Polanco (à Guadalajara, Jalisco) pourrait être un barrio parce qu’il y a beaucoup de bandes... Les gens s’y battent... Si c’était une colonia, il n’y aurait pas tant de bagarres », dit un habitant. Le barrio représente ainsi le plus bas niveau parmi les zones urbaines ; s’y trouvent ou s’y réunissent les plus pauvres, les délinquants et les drogués qui eux-mêmes s’autodéfinissent comme « le barrio ». « Barrio, c’est moins que colonia. Cela fait mauvais effet de dire barrio... » Ainsi parlent des habitants de la colonia Santa Rosa à Guadalajara, pour lesquels, comme dans toutes les périphéries précaires des villes mexicaines, vivre dans une colonia efface le stigmate et rappelle aux colonos qu’ils sont égaux devant l’administration. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un révélateur très fort du contraste avec la colonia, symbole de l’ordre et de l’intégration, idée sur laquelle on reviendra. Le barrio stigmatise tout comme l’arrabal du xixe siècle4.
17Plus qu’une division occupant sa place dans la hiérarchie des espaces définie par l’urbanisme réglementaire espagnol, le bairro correspond aux zones de résidence et d’activités de certains artisans dans les villes brésiliennes découpées en paroisses ou en freguesias (ancien terme qui servait à diviser la ville portugaise et qui signifie littéralement « l’espace que doit parcourir à pied le client d’un commerce »). Mais il existait aussi des quartiers ruraux, comme l’a montré Maria Isaura Pereira de Queiros, où vivaient les familles dépendant de telle ou telle entreprise située à la campagne (Pereira de Queiros 1967). Avec l’avènement de la République (1888), le bairro a remplacé la paroisse comme à Guadalajara. Mais l’extension de l’urbanisation sauvage depuis un siècle a fini par le diluer dans une multitude de désignations qu’aucun groupe social ne revendique particulièrement. Devenu division municipale à Recife, comme on l’a dit, sans pour autant correspondre à aucune réalité territoriale au sens d’appartenance pour les habitants, il représente au contraire l’utopie urbaine pour les envahisseurs de la lointaine invasão dos Malvinas.
18Nous avions fait en effet l’hypothèse – et celle-ci ne se révèle pas fausse mais mérite aujourd’hui d’être nuancée – que la vitalité des luttes pour l’accès au sol urbain, notamment entre 1960 et 1985, avait introduit des sentiments de victoires collectives résultant de l’action d’envahir. Ainsi, le mot invasion, surtout dans les villes du Nordeste, acquérait-il des lettres de noblesse dans les milieux populaires. Ce n’est pas faux, on le verra. Mais le temps qui passe (quinze, vingt ans...) et les influences extérieures (pouvoir local de la gauche, présence de représentants d’une Église plus consensuelle qu’à l’époque de la Théologie de la libération), font que l’aspiration à l’intégration ou l’utopie que l’on construit à ce sujet sont en train de supplanter, en de nombreuses occasions, la valorisation de l’action collective comme affrontement.
19En 1985, une partie des abords de la route « parallèle » qui relie le littoral de Salvador (orla maritima) à l’aéroport et à d’autres destinations était envahie en une nuit par une vingtaine de milliers de personnes. Assez proche de la mer, ce terrain était visé par les promoteurs. La présence de ce grand « campement » dans une première phase, première image livrée aux visiteurs arrivant par avion, ne convenait pas du tout. La lutte des envahisseurs pour se maintenir sur ce terrain fut longue et violente. Elle ne connut de répit que lorsqu’un gouverneur de gauche fut au pouvoir. On avait donné à ce terrain « occupé » le nom d’invasion des Malvinas. C’était une guerre qu’évoquait cette appellation. Le gouverneur, Waldir Pires, déclara alors que les habitants ne seraient pas délogés et lui-même proposa la paix : les Malvinas devinrent à son initiative le Bairro da Paz. Le terme de bairro signifie donc ici à la fois consensus et intégration. Cette harmonie un peu formelle, et qui n’a pas encore de réalité pour tous, loin de là, a été complétée par les défenseurs constants des envahisseurs depuis leur arrivée sur les lieux, l’Église catholique et avec elle, l’archevêque de Salvador. Les Malvinas deviennent alors le Bairro da Nossa Senhora da Paz (Le Quartier de Notre-Dame de la Paix). Cette anecdote donne tout son sens au mot quartier. Lorsque, dans les années 1980, nous mettions en évidence le phénomène massif de l’invasion, revendiqué d’ailleurs par ses habitants, et qui n’est d’aucune façon renié aujourd’hui (ni à Recife, ni à Salvador, d’ailleurs), nous soulignions un phénomène socio-historique qui a profondément marqué l’urbanisation en Amérique latine. Dix à quinze ans plus tard, nous voyons l’utopie (ou le désir d’intégration dans l’espace urbain, plus d’ailleurs que dans la citoyenneté) prendre le dessus et se traduire par le recours fortement symbolique au mot bairro à Salvador et à celui de vila (ou ur) à Recife.
Quartier versus périphérie, faubourg, arrabal
20Ainsi le quartier a-t-il fait son apparition dans la périphérie, mais il n’a plus de réalité que dans certaines histoires urbaines, à moins qu’il n’ait été récupéré par l’administration sur des bases dépourvues d’identité (Recife). Mais peu de désignations l’ont remplacé pour reconnaître ces nouveaux espaces qui, au dire de tout le monde, ne sont pas la ville, ne sont pas la campagne, ne sont même pas le périurbain à l’européenne tel qu’il a été consacré par les géographes5. Beaucoup des termes traditionnellement utilisés dans les quartiers résidentiels populaires anciens n’ont pas été repris dans ces zones monotones : le travessão (impasse), le beco (coin de rue ou impasse un peu malfamée dans certaines villes du Brésil), l’avenida (impasse populaire de type semi-privé à Salvador) y sont presque inconnus, de même que les postes de vente d’aliments cuisinés (poste de vente de glaces, posto de acarajes...), les cours situées derrière les maisons (fundos de quintal) dont la fréquentation pour célébrer des fêtes ponctue la vie hebdomadaire dans la ville ancienne. Sigles rappelant les interventions de l’État protecteur (ur soit unidade residencial, à Recife) et toponymes conquérants (Iran-Irak), termes comme poste, unité, lot, etc. désignant, à défaut d’en bénéficier, ce qui est perçu comme espace public, traduisent la pauvreté d’un territoire peu sûr, mais aussi le désir de se donner les moyens d’un langage commun de négociation avec les pouvoirs publics.
21La vecindad, le patio, le callejón, etc. – autant de désignations de l’espace privé traditionnel – n’existent pratiquement pas dans la périphérie de Guadalajara ou de Mexico. Seule subsistent la privada (impasse), le parc, plus essentiel et présent qu’au Brésil, même si on le distingue difficilement d’un terrain vague, mais surtout la unidad qui peut désigner tout et rien6. Elle permet à elle seule de réunir tous les ingrédients réduits au minimum contenus dans le concept d’espace public.
22Le sentiment de ne pas appartenir véritablement à la ville s’exprime finalement partout dans le traitement qui est fait à un hypothétique centre-ville dont personne ne trace les limites mais auquel est conféré un rôle symbolique et historique. Tout au plus, pour définir les relations avec ce centre, acceptera-t-on d’appartenir au suburbio, un terme que presque personne n’utilise plus dans le quotidien (sinon les lignes d’autobus, à Recife par exemple). Suburbio – faubourg – est cependant un mot assez digne et sociologiquement neutre qui retrace la mémoire de la ville, alors que l‘arrabal ou arrabalde, témoin d’une histoire sociale si forte, mais si stigmatisante au xixe siècle (surtout à Mexico), «... ce no man’s land abandonné de la civilisation et grouillant de dangers, [qui] s’insinue dans l’imaginaire urbain à mesure que s’efface l’Indien paysan des faubourgs, et des villages de la vallée, dépossédé de ses lopins et englouti dans la capitale... », a disparu de partout (Gruzinsky 1996 ; Lôpez Moreno & Ibarra Ibarra 1997)7.
Désir d’intégration : colonia et vila
23Eduardo Lopez Moreno (1996) montre très bien comment, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, lorsque sont diffusées à la fois les idées libérales et celles des hygiénistes qui migrent d’un continent à l’autre, elles sont réinterprétées dans chaque ville par une alliance entre promoteurs et pouvoirs publics locaux. La colonia est, au Mexique, le résultat de ce moment de l’histoire urbaine. Elle s’oppose à l’espace urbain hérité et séculaire, plurifonctionnel et hétérogène, le barrio, dévalorisé au profit d’un espace monofonctionnel et homogène.
24Le schéma de la colonia, qui supposait un changement de mode de vie et qui s’est d’abord adressé à la bourgeoisie urbaine, a concerné par la suite les différentes communautés qui constituaient cette bourgeoisie en formation : Allemands, Américains, Espagnols, etc. Le concept, imité et popularisé, a regroupé les corporations après la Révolution à l’initiative des syndicats : dans de nombreuses villes, il existe des colonias obreras. À ce point de notre grille de compréhension du mot colonia, la mise en perspective avec la vila brésilienne est pertinente.
25Mais accompagnons le mot colonia jusqu’à son usage actuel. C’est le mot clé de l’intégration des nouveaux territoires à la ville. Cependant, la tension sur les espaces urbains, surgie très fortement à partir des années 1940, contribue à expliquer l’apparition d’une notion profondément contradictoire, celle de colonia irregular dont, dans les années 1960, ce n’était pas 1’« irrégularité » mais plutôt le caractère « populaire » qui était mentionné. Ainsi disait-on colonia proletaria, une expression qui a perdu de son sens avec l’affaiblissement de la croyance dans le processus linéaire de prolétarisation dans le temps, et qui a donc pratiquement disparu. En revanche, la notion tout à fait contradictoire de colonia irregular s’est répandue et renvoie de toute évidence au désir d’intégration et de légitimité qui habite la population ; le fait même que l’espace soit désigné comme colonia (même si cette dernière est provisoirement « irrégulière ») évoque ce processus d’intégration. Cette qualification de leur espace résidentiel par les habitants anticipe sur sa reconnaissance juridique dans une tentative de rendre par là celle-ci irréversible8. Cependant, la notion de colonia ne renvoie pas seulement à une reconnaissance statutaire. Elle contient en même temps, héritage de son histoire, une idée d’harmonie, d’ordre et de dignité citoyenne. Complétant cette distinction, le syndrome de l’insécurité de plus en plus présent dans les villes mexicaines conduit ses habitants à distinguer et à hiérarchiser les espaces. On a l’impression que l’usage du mot colonia exorcise le danger. Cela signifie aussi que la colonia se distingue de la ville et qu’elle n’est pas véritablement intégrée quand elle ne comprend pas un poste de police. Quant aux périphéries résidentielles chic, elles adoptent de plus en plus d’autres qualifications, afin que l’on puisse reconnaître leur caractère « privé »9.
26C’est au mot vila que nous aurons donc recours au Brésil pour faire pendant à la notion de colonia. Comme partout en Amérique latine, vila a désigné à l’époque coloniale le statut d’une petite agglomération qui ne pouvait pas prétendre au titre de ciudad ou de cidade. Mais dès le xixe siècle, le contenu du mot vila a changé au Brésil pour désigner un espace résidentiel dont les fondements sociologiques étaient assez différents de ceux de la colonia au Mexique. Il n’a pas du tout correspondu au même projet hygiéniste et concernait le monde populaire, en ville ou à la campagne, lorsqu’il s’agissait des petits logements identiques des ouvriers d’une mine ou d’une entreprise agro-industrielle. Vila renvoyait à la qualité professionnelle de la majorité de ses habitants : c’était la vila operaría (cité ouvrière) construite à l’initiative du patron d’une industrie ; dans la ville, il pouvait y avoir aussi des vilas de cordonniers, etc.
27La plupart des quartiers et faubourgs de Recife sont d’anciennes vilas juxtaposées. La reproduction à l’identique du modèle de construction a infléchi le contenu du terme jusqu’à en faire aujourd’hui la désignation des espaces d’habitat populaire en série construit par les municipalités ou l’État fédéré. Le relogement d’habitants victimes d’inondations par l’entreprise de l’État de Pernambouc, COHAB, a donné lieu à l’apparition des vilas da cohab. Paradoxalement, à ce mot pourtant convivial et communautaire, est préférée aujourd’hui la désignation purement technique d’ur (Unidade residencialn°...) proposée alors par la municipalité de Recife pour nommer les circonscriptions contenues à l’intérieur des quartiers (au sens de la nouvelle division administrative). ur tendrait, pour ses habitants, à légitimer leur existence aux yeux des pouvoirs publics, et inclurait la reconnaissance d’un statut spécial, non véritablement urbain mais protégé10. Signalons que vila, en revanche, est devenu l’équivalent d’habitat précaire et spontané – soit l’équivalent de favela – dans certaines villes du sud du Brésil, à Porto Alegre par exemple.
28Mais ces mots consensuels n’ont pas pour autant gommé ceux qui évoquent l’action collective et la lutte. Comme on l’a vu, la tradition de l’urbanisme réglementaire au Mexique et le type de dérive qui en résulte ainsi que les procédés d’accès au sol urbain impliquant la présence et l’intervention d’une gamme d’acteurs particulière, caractéristiques de Guadalajara, font que ces dernières n’ont de sens qu’au moment de l’action et qu’elles ne se reportent pas sur les appellations de l’espace occupé. En d’autres termes, si l’on reconnaît volontiers que l’invasion est à l’origine de l’occupation d’un espace, par des « parachutistes » (paracaidistas), les deux mots disparaissent au plus vite dès l’action terminée. Ils sont d’ailleurs stigmatisants dans la hiérarchie des désignations, et l’action collective qu’ils évoquent fait référence à celle des très pauvres et des « marginaux », si on la met en parallèle avec l’autre procédé d’occupation qui consiste à traiter avec des promoteurs clandestins sur des terres illégalement loties et mises en vente.
29Cependant, le procédé, mal vu, presque tabou de l’invasion directe, « à la brésilienne », est apparu même dans une ville « décente » comme Guadalajara. La non-ville qui en résulte est alors rapidement affublée du nom de colonia. On peut dire que les nouveaux espaces urbains caractérisant les villes brésiliennes qui sont extrêmement hiérarchisés par la population, même s’ils sont profondément imbriqués les uns dans les autres, relèvent d’attitudes beaucoup plus libertaires au Brésil qu’au Mexique.
Stigmatisation versus intégration
30Dans les villes sur lesquelles a porté notre enquête, à savoir la banlieue plus ou moins lointaine de Recife et de Salvador qualifiée de suburbios, le terme le plus stigmatisant est celui de favela, lorsqu’on accepte de l’utiliser. Pourquoi certains refusent-ils de l’utiliser alors qu’il est très présent dans le langage des techniciens de l’urbain et dans celui des sciences sociales ? Parce que c’est un mot qui n’évoque que Rio de Janeiro et sa violence, répondra-t-on. Et que désigne-t-il alors, lorsqu’on accepte de l’énoncer ? Le lieu d’habitation des pauvres parmi les pauvres, baraques de tôle et de carton (papelão), dont rien ne laisse penser, étant donné la condition sociale des habitants, qu’eux-mêmes parviendront à modifier un environnement finalement perçu comme assez dangereux. Cette favela, vaguement localisée, n’a rien à voir avec celle de Rio, car on ne lui attribue pas d’histoire. Le plus souvent, elle est assimilée au danger, à une insécurité que, contrairement à ce que nous avons pu observer au Mexique, on refuse de situer dans son espace proche. Celle-ci n’existerait que dans les espaces hiérarchiquement inférieurs, la favela en l’occurrence, ou dans le centre de Recife qui n’est que très partiellement réhabilité11.
31A Salvador, on évite carrément le mot favela, même si beaucoup d’habitants des quartiers pauvres savent que tel ou tel lieu a été qualifié ainsi par les autorités. Le terme que certains ont autoassimilé à la lutte collective des années 1970 et 1980 (voir le MDF, Mouvement de défense des favelados, extrêmement actif au début des années 1980 à Salvador, et rival de la FAB, Fédération des associations de quartiers) a sombré dans la stigmatisation absolue au point que la distinction entre favela et « invasion » (invasâo) fait profondément sens dans le langage populaire. Rares sont ceux en effet qui renient ou relèguent dans le domaine du tabou, comme à Guadalajara, l’opération d’invasion. Cette lutte garde l’estime des pauvres qui ont eu à en passer par là, mais aussi des moins pauvres ou plus chanceux que l’État a relogés. L’acte est valorisé comme la reconnaissance d’un droit et le processus d’urbanisation qui s’ensuit, résultat du courage des « fondateurs », entraîne la sympathie, la stigmatisation ayant lieu dans d’autres sphères du spectre social de la ville. Une distinction dans la façon d’évoquer leur espace envahi, selon qu’il s’agit des fondateurs ou de leurs successeurs, se fait cependant jour. L’action collective perd de son impact plus vite qu’on aurait pu le penser, et comme nous l’avons montré auparavant, le désir d’intégration s’est traduit par une tendance à faire appel, au bout d’un cet-tain temps, aux mots du consensus et de la convivialité restreinte ; l’un d’eux étant d’ailleurs celui de comunidade, qui sert avant tout à établir la relation entre l’administration locale, les ONG et les habitants d’une unité résidentielle donnée et qui signifie « les gens »12.
Quelques mots pour finir
32Cette analyse nous conduit aux observations suivantes : les mots traduisent le désir d’intégration à la ville, le droit à la ville en quelque sorte, mais les nouveaux espaces résidentiels, occupés par les pauvres, ne sont pas véritablement perçus comme urbains. Ce n’est pas la ville, moins encore le centre sur le rôle duquel il n’y a pas consensus. Mais le terme périphérie, aussi bien géographique que métaphorique, devenu un concept des plus sommaires des sciences sociales et mot-clé des chargés de planification urbaine, n’a pas cours dans le vocabulaire populaire. On peut dire suburbio (Recife), bairro (Salvador), colonia, fraccionamiento (Guadalajara), mais certainement pas périphérie, qui suggère l’exclusion. D’ailleurs, à Recife, la ville se limite au centre. Le reste est une addition de suburbios et de vilas. Le problème est plus complexe à Salvador et enfin, la fragmentation est particulièrement visible à Guadalajara. Par contre, la rapidité de l’urbanisation explique la polysémie des termes qui sont successivement repris et abandonnés. Il n’y a guère de véritable consolidation de sens. De fait, le plus souvent, c’est la qualité de l’interlocuteur qui permet de définir le sens que l’on donne au mot employé. Cependant les histoires d’accès au sol urbain, racontées par celles des mots, expriment des processus de socialisation contradictoires où le savoir-faire traditionnel télescope les références à la modernité. Mais elles traduisent aussi des traits de l’héritage réglementaire qui a marqué profondément les comportements et la culture mexicaine, et l’héritage « libertaire » du monde esclave brésilien, livré à son sort par sa libération.
Sources
33L’essentiel des références de ce travail repose sur deux enquêtes socio-linguistiques menées en 1998 auprès des habitants des colonias Lomas de Polanco et Santa Rosa dans la périphérie de Guadalajara par les auteurs (CNRS et Centro de estudios metropolitanos de l’université de Guadalajara), et dans deux ur (Unidades residenciales) du municipe de Recife et une invasion contigue, par Hélène Rivière d’Arc, Jan Bitoun et huit étudiants en géographie de l’université fédérale de Pernambuco. Lomas de Polanco est une colonia « régularisée » et urbanisée depuis vingt ans. Le sentiment d’appartenance communautaire qui préside à la formation d’une colonia s’y est largement atténué, les conflits de voisinage y sont vifs et les confrontations entre groupes sociaux tournent surtout autour des problèmes de sécurité. Santa Rosa, au sud de Guadalajara, qui appartient au municipe d’El Salto, est apparue en dehors de tout code d’urbanisme au début des années 1990 et revendique la « régularisation » des lots et des habitations précaires qui s’y sont érigées. Une association de vecinos (voisins) active, dirigée pat une vieille dame immigrée de la campagne il y a dix ans, tente d’accélérer la reconnaissance et la légitimité de la colonia à laquelle a déjà été attribué un nom par ses habitants, afin d’anticiper sur sa « régularisation ». À Recife, les ur où ont eu lieu les enquêtes ont reçu les occupants expulsés de mocambos (palaphytes) pat des inondations du fleuve Capibaribe dans les années 1960. Logés par la municipalité et sur intervention de l’organisme local de construction populaire cohab sur les collines du sud de la ville, dans des maisons agrandies progressivement par leurs habitants, les ur ont d’abord été qualifiées de vilas (da cohab), puis d’ur. Les invasions attenantes, parfois appelées favelas par les habitants des ur les plus critiques à leur égard, n’ont pas de nom. Les mots renvoyant à leurs réalités que les habitants privilégient dans leurs relations avec les pouvoirs municipaux ont été présentés par Jan Bitoun dans « Les territoires du dialogue : mots de la ville et enjeu de la gestion participative à Recife », in : « Amérique latine : les discours techniques et savants de la ville dans la politique urbaine ». Textes réunis par Hélène Rivière d’Arc, Gestion des transformations sociales, most-unesco, Document de travail n° 37, 1999 : 63-70. Des entretiens ont également eu lieu à Chalco dans le nouveau municipe de Valle de Chalco Solidaridad, créé à partir d’une vaste occupation « irrégulière » au sud de Mexico, pendant les années 1980. De même, l’histoire de l’invasion des Malvinas à Salvador de Bahia et les espérances d’urbanisation des habitants de Parambues ont été transmises oralement par les acteurs de ces événements à Hélène Rivière d’Arc et Maurizio Memoli.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 On pense ici bien sûr à la pauvreté monotone de l’espace urbain de Netzahualcoyotl près de Mexico, vue par Claude Bataillon, mais aussi par Serge Gruzinsky. Et pourtant, on a aussi beaucoup parlé de la créativité des formes urbaines surgies des favelas de Rio de Janeiro. Le Corbusier lui-même s’en est émerveillé au cours d’un voyage qu’il fit au Brésil dans les années 1930.
2 L’ejidatario est le bénéficiaire de la réforme agraire mexicaine dont le lopin est en principe inaliénable. Quand leurs lopins sont situés tout près des villes, les agriculteurs sont tentés de les vendre en utilisant des procédés illégaux, notamment l’intervention du promoteur.
3 Les barrios se distinguent du centre dans le Mexico de la fin du xviiie siècle au même titre que les pueblos (de Indios). Par la suite, les dénominations de type district, secteur, etc. traduisent le renoncement idéologique à la distinction implicite centre/périphérie. Au Brésil, la distinction administrative coloniale, la freguesia, subsiste encore dans certaines villes, Curitiba par exemple.
4 Sachant que le barrio fait référence à la présence de délinquants et à l’intervention de la violence policière, signalons ici que la diffusion du propos sur l’insécurité est beaucoup plus présente au Mexique qu’au Brésil, contrairement à l’attente des auteurs de ce texte. Au Mexique, la violence semble au cœur de l’espace de celui qui parle, tandis qu’au Brésil, elle est toujours un peu plus loin, dans la « localité » voisine.
5 Mitage de la campagne par des ensembles résidentiels de type urbain.
6 On dit, quand quelques arbres ont été plantés quelque part, la unidad arbolada.
7 Eduardo Lôpez Moreno et Xochitl Ibarra Ibarra montrent que le terme était utilisé dès le xviiie siècle à Guadalajara pour désigner les villages d’Indiens qui entouraient la ville.
8 Dès qu’un terrain est « occupé » ou « envahi », l’envahisseur et son groupe s’autodéfinissent comme colono, et même dans certaines situations comme vecino, contrairement à ce qui se passe au Brésil où le terme d’envahisseur, surtout dans les villes du Nordeste, n’est pas péjoratif dans les milieux populaires, malgré la hiérarchisation des espaces dont ils font état. La désignation comme paracaidistas doit, dans les périphéries mexicaines, coller à la peau le moins longtemps possible et est stigmatisante.
9 Condominio cerrado ou horizontal, ou, selon l’expression des pauvres pour désigner ces espaces de riches, fraccionamientos de ricos, puisqu’il n’y a aucune convivialité spatiale dans cet urbanisme. Cette expression est d’ailleurs la traduction d’une nette perception de l’accentuation de la fracture spatiale.
10 Le mot zeis, qui désigne à Recife une zone spéciale d’intérêt social, n’est connu que par les leaders des habitants qui l’emploient lorsqu’ils négocient avec les autorités municipales. Il connaîtra peut-être un jour le même sort que l’ur dans la hiérarchie des espaces résidentiels populaires périphériques.
11 Dans les ur de Recife, pour certains, centre et violence sont absolument synonymes, ce qui n’est pas le cas à Salvador.
12 On reviendra sur ces termes très importants dans un autre travail.
Auteurs
Hélène Rivière d’Arc, cnrs / credal, Ivry
Xochitl Ibarra Ibarra, historienne, université de Guadalajara
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