Ouvertures. Vers une sociologie cognitive « intégrative » ?
p. 355-368
Texte intégral
1Une fois parvenu au terme de ce parcours, le lecteur conviendra aisément que la sociologie cognitive est loin de constituer une discipline unifiée. L’objectif que s’est donné ce volume est précisément de présenter un état des lieux aussi exhaustif que possible des principales positions épistémologiques actuelles quant aux liens, nécessaires, souhaités ou au contraire indésirables, qui existent entre la sociologie et les sciences de la cognition. En guise de conclusion ou, plutôt, en guise d’ouverture, il convient de se demander si une perspective sociologique qui intègre ces différents apports tout en les inscrivant dans l’ensemble des autres savoirs scientifiques peut être malgré tout envisagée.
2L’enjeu de cette intégration, si tant est qu'elle soit possible, est fondamental. Celle-ci permettrait à la sociologie, ou du moins à une partie de la sociologie, d’éviter le « ghetto » disciplinaire qui la menace quand elle persiste à se réclamer d’un type de connaissance totalement autre, irréductible en tant que telle aux apports de la biologie, des neurosciences et de la psychologie. Tant que les sciences sociales se voudront et seront perçues comme étant radicalement distinctes des sciences cognitives, aussi bien du côté « objet » (par ex. système de significations impersonnelles vs mécanismes individuels de traitement de l’information) que du côté « sujet » (par ex. acteur social vs organisme), les savoirs quelles sont susceptibles de produire risquent d’être relégués dans le domaine, évocateur mais ascientifique, des humanités. Une telle relégation serait d’autant plus regrettable que les autres disciplines qui tentent actuellement de rendre compte des comportements humains ressentent de plus en plus clairement le besoin de faire appel à la sociologie.
3En effet, les théories biologiques contemporaines qui visent à rendre compte du développement de notre espèce accordent une grande importance à l’hypothèse dite du « cerveau social » (Brothers 1997). Le cerveau humain, dont la taille considérable implique un « coût » énergétique très important pour l’organisme, aurait essentiellement évolué pour résoudre les myriades de problèmes soulevés par son environnement social. Le fait que la taille relative du néocortex des primates soit corrélée à la taille de leur groupe social indique, si l’on suit Robin Dunbar, que les contraintes sociales ont été plus sélectives que les contraintes posées par l’environnement physique (Dunbar 1998, 2003). La constitution du cerveau humain serait ainsi issu de l’adaptation à des groupes de relativement grande taille dont la vie est réglée par des systèmes complexes de rapports sociaux (Humphrey 1976 : 303-318). La détection de la hiérarchie dans les systèmes sociaux, l’apprentissage rapide des us et coutumes en vigueur dans une communauté ou encore le repérage des violations des normes sociales auraient constitué autant de requêtes adaptatives auxquelles le cerveau a dû « répondre » de manière efficace (Cummins 2000 ; Cosmides et alii 2005b ; Stone et al. 2002). Pour la psychologie évolutionniste, les pressions adaptatives exercées par la vie en collectivité seraient même au principe de la sélection d’un certain nombre de modules, qui seraient destinés au traitement spécifique d’informations socialement pertinentes. Ces modules prendraient en charge le traitement des échanges sociaux et de leur régulation, que ce soit par le biais de la « détection des tricheurs » et de la « catégorisation coalitionnelle » (coalitional categorization) (Cosmides et alii 2005b) ou par le biais de l’identification des rapports sociaux de parenté, d’appartenance et de hiérarchie, qui régulent l’accès à la nourriture, la sélection sexuelle, les alliances, etc. (Jackendoff 1994 ; Gil-White 2005).
4Une fois admise l’interdépendance entre contraintes sociales et développement du cerveau, l’intensification des relations entre neuroscientifiques et sociologues devient parfaitement envisageable. Par analogie à la neuroéconomie, ce nouvel hybride disciplinaire, qui viserait à saisir les facultés spécifiques qui nous permettent de nous adapter à la vie en société, pourrait prendre le nom de neurosociologie.
5Le « durcissement ontologique » du social que permet potentiellement l’approche phylogénétique du cerveau social est encore confirmé par les approches ontogénétiques qui montrent que le cerveau est le produit « phénotypique » des interactions du « génotype » de l’organisme avec l’environnement physique et social dans lequel celui-ci se meut. Autrement dit, le développement du cerveau durant l’ontogenèse est loin d’être prédéterminé de manière irrémédiable. Au contraire, l’expression des gènes dépend de l’activité cérébrale qui se caractérise, elle, par une importante dimension probabiliste (Karmiloff-Smith 2007). Comme le dit Jean-Pierre Changeux, « apprendre, c’est éliminer» ; « l’épigenèse “ouvre” le développement morphologique du cerveau à l’environnement physique, social et culturel au cours d’une période post-natale dont la prolongation, chez l’Homme, est unique dans le monde animal » (Changeux 1994 : 22). Ces recherches « épi-génétiques», actuellement en plein essor, sont susceptibles d’alimenter les réflexions, centrales pour les sociologues, sur la reproduction des inégalités sociales. Grâce à la neuro-imagerie, elles permettent en effet de confirmer une des hypothèses fortes de la sociologie, à savoir l’existence de corrélations entre l’origine socio-économique et les performances neurocognitives – en particulier, les fonctions liées au langage et aux fonctions exécutives. Une variable sociologique « classique » telle que le degré d’éducation de la mère s’avère ainsi corrélée avec les amplitudes cérébrales enregistrées chez l’enfant lors de tâches d’attention auditive (Hackman et Farah 2009). De manière similaire, Raizada et ses collaborateurs (2008) établissent, chez des enfants de 5 ans, un lien de corrélation entre leur origine sociale et le degré de spécialisation hémisphérique de leur gyrus frontal inférieur gauche (i.e. une région qui inclut l’aire de Broca, essentielle dans la production des mots). En d’autres termes – bien qu’il faille rester prudent par rapport à ce genre de conclusion, une telle corrélation pouvant n’être que temporaire et donc réversible, ce type de travaux suggère que les conditions sociales qui cadrent les apprentissages pourraient causer des différences matérielles, aussi bien anatomiques que fonctionnelles, dans le cerveau des petits d’homme.
6Les implications de la double hypothèse, phylogénétique et ontogénétique, du cerveau social que nous venons brièvement de mentionner sont littéralement renversantes pour la sociologie : une science dite naturelle est prête à admettre qu’il existe des propriétés de l’environnement social suffisamment stables pour avoir donné prise à la sélection naturelle. Des phénomènes sociaux auraient exercé un rôle causal fondamental dans l’émergence et le développement de nos capacités cérébrales. C’est dire si, grâce à la biologie, la sociologie est susceptible de reconquérir la dignité ontologique qu’elle semble avoir perdue : de facto, ses objets traditionnels font leur entrée dans le système causal explicatif qui vise à rendre compte du fonctionnement du cerveau et des comportements humains. A cette brèche ontologique peut se rajouter relativement aisément une brèche épistémologique : les modèles en termes d’interdépendances et d’interrelations auxquels recourent une grande partie des sociologues ont en effet toutes les chances d’attirer l’attention des biologistes. Plus que jamais, donc, une intégration de la sociologie dans le concert des sciences paraît concevable (Kaufmann et Clément 2003).
7La mise en évidence du rôle des phénomènes sociaux dans la constitution du cerveau humain a également des répercussions sur la psychologie en général, et sur la psychologie du développement en particulier. Si l’on admet que l’organisation sociale des groupes humains a eu un impact décisif sur l’évolution du cerveau, on peut s’attendre à ce qu'elle fasse l’objet de traitements cognitifs spécifiques. C’est bien ce que désigne le terme « cognition sociale » en psychologie évolutionniste, en psychologie du développement et en psychologie comparative : le « social » est censé désigner un domaine ontologique spécifique que des mécanismes « cognitifs » de détection et de prédiction, dûment sélectionnés par la phylogénèse et enrichis par l’ontogenèse, seraient prêts à saisir et à traiter rapidement. Si l’hypothèse de cette « aire de spécificité » (« domain-specificity ») du social suscite un certain consensus, une solution « spécialisée » à un problème qui se serait posé de manière récurrente dans le passé évolutif d’une espèce étant plus efficace qu’un « processus de résolution général » (Cosmides et Tobby 1994), la définition de ce que « social » veut dire paraît bien plus contestable, sinon contestée. La tendance actuelle consiste en effet à mentaliser la cognition sociale : les individus feraient sens du comportement de leurs semblables en adoptant une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire en se constituant des représentations de leurs croyances et de leurs désirs (Wellman 1990 ; Astington 2004). Or, si l’on admet l’hypothèse du cerveau social, il serait surprenant que les riches inférences sur le comportement d’autrui que les primates évolués sont capables d’accomplir ne reposent pas également, sinon surtout, sur des indices de nature sociale et non mentale, tels que le statut social, la position au sein d’une hiérarchie, l’appartenance de groupe, le type de relations dans lesquelles les individus sont impliqués, ou encore les normes et les règles qui régissent une situation sociale donnée (Hirschfeld 1999 ; Kaufmann et Clément 2007a). Si une telle hypothèse se confirmait, les enfants et, par extension, les adultes seraient moins à considérer comme des « psychologues naïfs », toujours en train de sonder l’esprit opaque d’autrui, que comme des « sociologues naïfs » qui chercheraient à identifier ce qu’il convient de faire étant donné les structures interactionnelles et normatives dans lesquels ils sont immergés. Une vision plus sociologique de la vie en commun serait ainsi en mesure de modifier la façon dont les psychologues et plus généralement les sciences cognitives tendent à concevoir la cognition sociale (Clément, Bernard et Kaufmann 2011).
8Les arguments évolutionnistes, neurologiques et psychologiques qui précèdent remettent fondamentalement en question la barrière souvent caricaturale qui oppose les sciences « molles » et les sciences « dures ». Pour autant que les sociologues accordent à leurs objets, ou du moins à une partie d’entre eux, le degré de réalisme que les autres disciplines semblent prêtes à leur attribuer, le dialogue avec les sciences de la cognition, au sens large du terme, est plus que jamais nécessaire.
9Concrètement, un tel dialogue n’est toutefois pas évident à mener. L’intégration des modèles explicatifs sociologiques et cognitifs ne peut en effet se résumer en une dialectique entre un extérieur social et un intérieur cognitif ; des temporalités et des chronologies différentes s’entrelacent dans un mouvement complexe qu’il nous faut brièvement évoquer. On l’a vu, à l’échelle de temporalité longue qui caractérise la phylogenèse (des dizaines de milliers d’années) comme à l’échelle plus courte de l’ontogenèse, il est fort probable que des contraintes de nature sociale jouent un rôle causal dans la constitution de l’architecture cérébrale. Mais qu’en est-il de la « causalité » des contraintes sociales à l’échelle de la temporalité courte qui caractérise – ou semble caractériser – l’accomplissement d’un comportement hic et minci Même si toute conduite est nécessairement causée par l’activité d’un certain nombre d’assemblées de neurones, faut-il pour autant en conclure que l’horizon explicatif de l’action humaine se réduise à la modélisation des cascades d’activations neuronales qui sont à son principe ?
10Imaginons une femme universitaire d’une trentaine d’années qui décide de se séparer de son conjoint « à cause » de leurs visions divergentes de l’avenir : il veut fonder une famille alors qu’elle ne veut pas d’enfant. Certes, sa décision a bien dû, d’une manière ou d’une autre, activer différentes aires cérébrales et relier des millions de neurones dont les interrelations sont régies par des lois causales. Des représentations mentales, des simulations contrefactuelles, des activations émotionnelles, etc., ont dû se succéder jusqu’à l’émergence d’une conviction existentielle. Un tel processus, à supposer qu’il puisse être défini comme « un » épisode mental, constitue ce que le philosophe Fred Dretske (1991) appelle un « événement déclenchant » (« triggering event »), de nature nécessairement proximale. Mais pour expliquer pourquoi notre universitaire a pris une telle décision, le substrat causal interne que constitue l’événement déclenchant ne suffit pas ; il finit faire appel à des « causes structurantes », en l’occurrence un ensemble de valeurs (carrière-vocation, investissement professionnel, etc.), une forme de vie (la difficile conciliation des rôles) et une structure d’organisation du travail propre à un environnement social spécifique (absence de structures d’accueil, horaires de travail incompatibles avec une vie familiale, etc.).
11Or, les causes structurantes ne relèvent pas du type de relation causale, empirique ou « extensionnelle », qui est réservée aux entités matérielles et qui s’avère, en l’occurrence, « explicativement nulle » – comme peut l’être l’analyse chimique de l’argent pour la compréhension des cycles économiques (Rey 1998). Les causes structurantes relèvent de la relation explicative, de nature « intensionnelle », qui se réfère non aux événements eux-mêmes, mais aux concepts et aux processus de haut niveau qui les relient entre eux (Strawson 1985). Une telle explication causale étant une propriété du mode d’intellection de la réalité et non de la réalité elle-même, les concepts et les processus qu'elle invoque ne peuvent être réduits, pour des raisons épistémologiques, à des faits biologiques ou cognitifs (Quéré 2008 : 23-54). La réduction de tels concepts et processus à des faits biologiques ou cognitifs n’est d’ailleurs pas seulement impossible pour des raisons épistémologiques ; elle l’est également pour des raisons politiques (Lahire 2008 : 55-106). Les causes structurantes s’inscrivent en effet dans des rapports sociaux d’interdépendance, de domination et d’inculcation qui procèdent d’un tout autre lieu que celui que déploient les esprits individuels. Ce lieu est celui des processus sociohistoriques dont la profondeur historique et la puissance morale dépassent de loin le cercle de leurs sociétaires actuels (Durkheim 1996 [1924] ; Descombes 1996).
12On l’a vu, entrer, comme le proposent les sciences naturalistes de l’esprit, « dans la tête » des agents sociaux afin de décrire l’équipement cognitif qui leur permet de s’adapter à leur environnement social n’est pas nécessairement une entreprise menaçante pour la sociologie. Étant donné la pertinence qu’une telle entreprise permet de conférer à ses objets, y compris d’un point de vue causal, elle pourrait bien, au contraire, en sortir renforcée. Un tel renforcement n’est pas sans conséquences, toutefois ; il oblige la sociologie à réviser les modèles cognitifs auxquels elle lait appel dans ses explications sans pour autant « payer ses traites ». Les modèles de l’esprit qui la sous-tendent devraient en effet être compatibles avec ceux décrits par ses disciplines voisines, notamment la psychologie, l’éthologie et les neurosciences. L’explicitation de ces modèles sous-jacents, trop souvent implicites, est centrale car elle permet de modifier radicalement leur statut : de postulats métathéoriques, ils se transforment en des affirmations empiriques qui peuvent, en tant que telles, être mises à l’épreuve des faits (Di Maggio 1997).
13Une telle mise à l’épreuve empirique peut être effectuée, on l’a vu, par les sciences cognitives ; mais elle peut également être effectuée par la psychologie du développement. Comme le disait déjà Cicourel en 1974, la manière dont « l’enfant construit le sens de la structure sociale » offre un « laboratoire inespéré » à toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à la formation et aux contenus des ressources de sens commun. Alors que la description hic et nunc des pratiques mises en œuvre par des adultes socialement avisés et compétents occupe la grande majorité des sociologues, toutes écoles confondues, les étapes de l’apprentissage de ce que chacun est destiné à savoir, mais ne sait pas encore, sont largement ignorées. Un des grands intérêts de la psychologie du développement est précisément d’ouvrir la fameuse boîte noire de la socialisation afin de déplier les capacités qui permettent aux agents sociaux de constituer et de maintenir l’ordre social (Zarca 1999). Or, pour saisir la nature et l’étendue de ces capacités, il faut renoncer à traiter la société comme un « phénomène gériatrique », reconduit et accompli par l’esprit bien formé d’adultes avisés et expérimentés (Robertson 1996). Il faut se pencher sur les tâtonnements, les tentatives d’apprentissage, d'accommodation et d’ajustement des jeunes « apprentis » qui, en venant progressivement au monde social, en révèlent les principaux rouages.
14L’étude des capacités nécessaires à l’ajustement à la vie en société a d’autres avantages. Elle permet en effet de mettre en évidence le lien interne, souligné par le « tournant pragmatique » de la sociologie puis des sciences cognitives (Steiner 2008), entre cognition et action : être capable de cognition, c’est être prêt à agir de manière appropriée et à anticiper le déroulement d’un cours d’action. L’étude des capacités permet également de réinscrire les comportements humains dans le prolongement des comportements et des capacités animales tout en prenant acte des compétences, notamment linguistiques et symboliques, qui sont spécifiques à l’espèce humaine. Afin de rendre compte des processus cognitifs qui permettent aux individus de « faire société », il faudrait sans doute distinguer deux types de compétences, ajustées aux deux domaines ontologiques distincts que constituent, c’est du moins notre hypothèse, le monde social et le monde culturel (Kaufmann et Clément 2007b). Le monde social serait ainsi meublé par les formes élémentaires de la vie en commun qui paraissent inhérentes à toute vie en société – y compris à la vie sociale des primates non humains. En tant que telles, ces formes sociales pourraient bien bénéficier du statut « quasi-perceptif » des « affordances165 » ; elles permettraient aux individus d’anticiper le comportement de leurs semblables et de déterminer la manière d’agir qui serait la plus appropriée aux circonstances (Gibson 1979 ; Quéré 1999 ; Conein 2005).
15En revanche, le monde culturel serait constitué par des fictions, situées et provisoires, que seul le travail collectif de l’esprit et de l’imagination serait à même de créer, que ce soit des objets absents (i.e. l’ami expatrié), des fictions partagées (Sherlock Holmes, Mickey Mouse) ou des êtres institutionnels (la France, Dieu). Seuls les êtres humains seraient à même de référer aux « entités non existantes », intangibles et hypothétiques, qui meublent leur environnement socioculturel, de s’identifier à des collectifs abstraits et de se coordonner en se basant sur des « saillances représentationnelles » qui débordent les limites étroites de la co-présence (Harris 2000 ; Brinck et Gärdenfors 2003). Les « prises cognitives » auxquelles donnent lieu les « objets » qui peuplent le monde social et culturel seraient ainsi de nature différente.
16Qu'elle relève de la neurophysiologie, de la psychologie cognitive ou de la psychologie du développement, l’enquête empirique sur les capacités cognitives qui permettent aux individus de devenir des membres compétents de la communauté peut ainsi servir à falsifier, dans le sens poppérien du terme, les a priori que nourrissent à l’encontre de celles-ci les sciences sociales – notamment le postulat selon lequel l’esprit pré-socialisé, de prime abord désorganisé, informe et insignifiant, ne peut acquérir une forme, un contenu, bref une architecture que par le biais de la socialisation. Cette prise en compte de « l’équipement cognitif» n’implique d’ailleurs ni un réductionnisme épistémologique, selon lequel les modes de justification et d’explication propres aux sciences naturelles auraient une priorité absolue sur celles des sciences sociales, ni un réductionnisme ontologique, qui affirmerait que les seules choses qui existent réellement sont les constituants primitifs de l’univers, en l’occurrence les forces et les particules physiques. En effet, ce qui paraît concédé à la nature n’est pas nécessairement retiré à la société et à la culture (Guillo 2006). Au contraire, c’est parce que l’esprit humain est « précâblé » pour la vie en société et pour l’apprentissage culturel qu’il est en mesure d’échapper en partie à ses prédéterminations génétiques (Lenclud 2003).
17Si l’on peut fort bien analyser l’équipement cognitif qui permet aux agents sociaux de vivre en société sans pour autant défendre une quelconque forme de réductionnisme, qu’il soit épistémologique (i.e. type d’explication) ou ontologique (i.e. mode d’existence), le terrain de rencontre entre la sociologie et les études de la cognition n’est toutefois pas illimité. Comment, en effet, préserver la spécificité du regard sociologique et surtout l’échelle des invariants dont elle traite traditionnellement ? Jusqu’à présent, l’échelle de la « mêmeté » cognitive qui s’est imposée en sociologie est celle du groupe social, la distribution et la variation des contenus cognitifs entre les groupes sociaux étant, comme le souligne Patrick Pharo (2005 : 17-42), un des principaux critères d’identification du fait social. Dans un premier temps, tout au moins, la sociologie cognitive, pour autant qu'elle veuille être aussi « cognitive » que « sociologique », devrait donc étendre l’enquête sur les similarités et les invariants dont dépend la notion même de « société » à l’ensemble des sociétés humaines afin de souligner le « dénominateur commun cognitif » qui les caractérise. En délaissant les « variations de formes qui caractérisent les sociétés au pluriel » (Dodier 2001 : 315-330) pour se centrer sur les invariants cognitifs, la sociologie se donnerait ainsi les moyens de rencontrer, ne fût-ce que provisoirement, les tendances naturelles, le fond psychologique des besoins, des catégorisations et des réactions qui caractérisent la forme de vie naturelle des êtres en société.
18La mise en évidence des universaux cognitifs n’est d’ailleurs en rien incompatible avec une démarche soucieuse de la différenciation et de la distribution sociale de la cognition – logiquement, en effet, il n’y a pas de différenciation sans un principe d’unité de niveau supérieur. La prise en compte des invariants physiologiques et psychologiques ne menace donc pas l’arbitraire social et culturel qui se loge dans la capacité, propre à une communauté donnée, de déterminer les modalités concrètes de leur actualisation (Mauss et Fauconnet 1901). Au contraire, comme le suggère dès les années 1920 l’anthropologue Marcel Mauss, le problème que soulève le naturalisme n’est pas son déterminisme abusif mais bien plutôt l’état d'indétermination dans lequel il laisse les phénomènes sociaux dont il prétend rendre compte. L’établissement de faits généraux sur la cognition, toujours identiques dans leur fond, laisse effectivement les traits particuliers, contingents, de la réalité sociale largement inexpliqués et inexplicables.
19En d’autres termes, le renversement « gestaltique », qui permet d’éclairer le fond cognitif commun des sociétaires plutôt que les figures sociales hétérogènes qui s’en détachent, est et doit demeurer réversible. Une fois précisée la communauté cognitive des êtres humains, la sociologie peut bel et bien, dans un deuxième temps, se pencher sur la manière dont des dénominateurs communs cognitifs sont sujets à des variations sociales. C’est bien cette double « gestalt » qui caractérise ce qui pourrait devenir un des secteurs les plus passionnants des sciences sociales : la sociologie cognitive.
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Notes de bas de page
165 Le terme « affordance » a été proposé par James Gibson afin de désigner la propriété qu’ont certains objets ou certains environnements de suggérer leur propre utilisation.
Auteurs
Professeur à l’université de Neuchâtel, où il codirige le Centre de sciences cognitives. Ses recherches visent à surmonter les frontières disciplinaires afin d’enrichir notre compréhension des processus cognitifs et des phénomènes sociaux. Il a notamment publié Les mécanismes de la crédulité et Cognition and Society. Some Viewpoints of Cognitive Scientists.
fabrice.clement@unine.ch
Professeur de sociologie à l’université de Lausanne et membre associée de l’Institut Marcel Mauss (CEMS-EHESS). Ses dernières publications portent sur la constitution et la maintenance des collectifs (Raisons pratiques 20), sur l’ontogenèse du raisonnement déontique (British Journal of Developmental Psychology) et sur les différentes conceptualisations de « l’esprit social » (The SAGE Handbook of the Philosophy of Social Sciences).
Laurence.Kaufmann@unil.ch
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Informatique et sciences cognitives
Influences ou confluence ?
Catherine Garbay et Daniel Kayser (dir.)
2011