Nommer les banlieues de Téhéran1
p. 189-210
Texte intégral
1Les banlieues de Téhéran n’existent pas, du moins dans l’image que les Téhéranais ont de leur ville. Tout au plus constatent-ils, non sans quelque inquiétude, que la ville s’étend, se répand, comme par génération spontanée, au-delà des espaces traditionnels de la capitale. En 1991, 17 % des Téhéranais habitent en banlieue contre 3 % seulement en 1966, mais aucun mot simple ne désigne ces habitants, ces espaces ou ces processus urbains nouveaux que les anciens Téhéranais distinguent mal du développement des quartiers populaires du sud de la ville. Cette difficulté à nommer les banlieues traduit moins le caractère récent du phénomène que des faits culturels et sociaux plus profonds, exprimant comme une volonté d’occulter une réalité qui dérange. On n’ose pas nommer les banlieues, on se limite à citer des chiffres de population exagérés pour quelques villes périphériques, connues comme Karaj, ou mal localisées comme Eslâmshahr, Qarchak ou Robat Karim, en confondant volontiers la situation actuelle avec celle prévue par des bureaux d’étude pour le milieu du xxie siècle.
2Le fait social, urbanistique et architectural de la banlieue s’est développé surtout après la Révolution islamique de 1979 (Hourcade 1997), une période durant laquelle les Iraniens ont été amenés à utiliser, créer, inventer, redécouvrir et emprunter à d’autres langues, notamment à l’arabe, des mots nouveaux en relation avec les bouleversements politiques et culturels qui occupaient le devant de la scène et la priorité de la vie quotidienne. La langue persane a été particulièrement dynamique et prompte à forger ou adopter des mots nouveaux. Le vocabulaire de la Révolution islamique est un monde en lui-même (Farsi 1997).
3Les transformations sociales et l’expansion des villes durant les deux dernières décennies n’ont pas fait l’objet d’un débat public, car la révolution, les idéologies et la guerre ont monopolisé les débats jusqu’au début des années 1990. Dans les années suivantes, la relance par le ministère du Logement et la mairie de Téhéran des programmes d’études urbaines et la multiplication des revues politico-littéraires ont commencé à aborder ces questions de géographie urbaine, mais en se limitant souvent au niveau des problèmes d’infrastructures urbaines ou d’architecture, en marginalisant le fait sociospatial. La présence de deux millions de personnes autour de la capitale était d’abord vue comme un fait quantitatif, qui émerge aujourd’hui après avoir été occulté par des années de discours religieux ou politiques ou de problèmes de vie quotidienne. Les schémas, concepts, images et valeurs sociales ou culturelles antérieurs à la Révolution – notamment l’opposition entre le nord et le sud de Téhéran – ont été appliqués aux banlieues dont on constate aujourd’hui l’existence imposante, mais sans pouvoir les nommer, comme si elles étaient subitement apparues un beau matin. Quant aux habitants des banlieues ils ne savent trop où ils sont ni qui ils sont, ce qui ne les empêche pas de construire une identité nouvelle et originale, quelque part entre village et ville, entre la tradition ethno-rurale et le système monde dont Téhéran est le vecteur (Yavari-d’Hellencourt 1997).
4Faute de mots et de concepts nouveaux pour désigner les nouveaux territoires urbains de Téhéran, on a repris les images et les termes qui ont accompagné le développement de la capitale iranienne entre le milieu du xixe siècle et les années 1960. Le vocabulaire employé à propos des nouveaux espaces du Grand Téhéran est donc incertain et mal défini, il diffère selon qu’il est employé par ceux qui n’y vivent pas, qu’ils soient urbanistes ou chercheurs, ou par ceux qui voient les choses de l’intérieur et habitent ces espaces urbains où se forge une nouvelle identité citadine.
L’axe « vertical » constitutif de Téhéran : la création d’une image
5A partir des années 1860, la nouvelle capitale de l’Iran – depuis 1789 –commence à s’étendre rapidement en dehors de ses murailles construites au xviie siècle2. Téhéran est une ville de moins de cent mille habitants, sans tradition ni caractère, construite sur une plaine de piémont entre la ville sainte de Rey (Shâh Abd ol-Azim) située à six kilomètres au sud, vers le désert central, à moins de 1000 mètres d’altitude, et les villages d’été de Shemirân, frais, noyés au milieu des vergers, irrigués par des sources nombreuses, au pied de l’Alborz à 1500-1700 mètres d’altitude. En été, la majeure partie de la population, notables, courtisans et leur nombreuse domesticité, quittait la capitale pour les estives (yeylâq) de Shemirân. Téhéran était vide de juin à octobre.
La direction positive de l’axe : le nord, le haut de la ville
6Le développement urbain s’est ensuite réalisé de façon systématique vers le nord, vers le haut de la ville, synonyme de verdure, de fraîcheur, de richesse. Jusqu’aux années 1930, les grandes familles téhéranaises avaient pris l’habitude de construire leurs nouvelles résidences, non seulement intra-muros, dans les espaces vides situés à l’ouest du bazar, où l’on construira plus tard le Palais de marbre, mais aussi au nord des murailles, dans les jardins et vergers (bâq) qu’elles possédaient en aval du nouveau canal qui apportait vers la capitale l’eau du torrent de Karaj3. Ces quartiers de jardins furent englobés dans les nouvelles murailles construites en 1871, puis, lorsque les murs d’enceinte furent détruits sous Réza Chah en 1930, la marche vers le nord se poursuivit de façon plus rapide, ouverte et même organisée, grâce à la construction par l’État de bâtiments publics modernes et structurants, en particulier l’université de Téhéran.
7L’accélération de la montée de la ville vers le nord connut son apogée dans les années 1960, l’agglomération de Téhéran engloba alors les estives de Shemirân pour former un tissu urbain désormais continu sur plus de vingt kilomètres. La bourgeoisie moyenne a suivi les classes aisées vers le nord où l’on réside désormais en permanence, en laissant à l’abandon les magnifiques grandes demeures construites au début du siècle au cœur de la ville. La famille royale elle-même participa à ce mouvement en abandonnant le Palais de marbre du centre-ville pour résider en permanence dans celui de Niâvârân, au pied de la montagne.
8Le centre commercial de la capitale a également suivi cette marche vers le nord, vers le haut. Le bâzâr traditionnel resta très vivant au sud du palais royal (quartier de l’Ark, palais du Golestân), mais les nouveaux quartiers administratifs, les ministères et les ambassades ont été bâtis au nord du Golestân dans les années 1930 (place Sepah), puis le centre moderne se déplaça dans les années 1950, de 500 mètres à un kilomètre plus au nord (place Ferdowsi), dans les années 1960 autour de l’avenue Takhte Jamshid (actuellement Taleghâni) et enfin vers 1970 au niveau de l’avenue Abbâs Abâd (actuellement Beheshti). La ville contemporaine est alors en place.
9Le haut de la ville (bâlâ-e shahr), le nord (shomal-e shahr) sont dès lors synonymes de qualité, d’aisance, de réussite, de confort climatique et de pureté de l’environnement. Quand le modeste comptable du marché aux légumes de la place Shush, au sud du bâzâr, prend place au milieu de ces grandes avenues rectilignes qui montent vers le nord, vers Shemirân, il voit les neiges qui coiffent le sommet du Towchâl, il sait que l’eau sale des jubs (caniveaux) est claire là-haut, au nord. Il sait que la pollution qui rend ici l’air irrespirable n’existe pas dans les vergers de Tajrish où souffle la brise de montagne. Il mesure très clairement dans le paysage urbain les étapes du cursus honorum qui pourraient le conduire, sinon lui, du moins ses enfants, vers le haut de la ville. Son ambition ou, du moins, son rêve est d’acheter un logement, un peu plus haut, une ou deux avenues plus haut. À Téhéran, il y a adéquation entre l’altitude et la position sociale. L’axe « vertical », orienté vers le haut de la capitale, selon lequel s’est développée la ville est solidement ancré dans les images, dans le vocabulaire, dans les cartes mentales de la population. Les nouveaux migrants ont très vite appris des anciens Téhéranais ces mots et ces systèmes de valeur (Hourcade & Richard 1987).
Le sens négatif de l’axe : le sud
10Vers le sud, vers le bas de la ville, dans le sens négatif de l’axe, rien ne va plus. Les nouveaux arrivants pauvres se sont entassés dès le milieu du xixe siècle entre les portes sud des murailles, proches du bazar, et les carrières d’argile et les briqueteries qui couvraient dès 1950 presque toute la distance entre Téhéran et Rey. Depuis 1935, la voie de chemin de fer constitue une barrière difficile à franchir, qui sépare la ville et son bazar de cette zone pauvre formée d’un chaos d’usines, de friches industrielles et de gowds. On désigne ainsi les anciennes carrières d’argile, inondées et boueuses en hiver, envahies de poussière et d’eaux puantes en été, où s’est entassée, à proximité immédiate de la capitale, la foule des nouveaux immigrants. Des milliers de familles ont vécu jusqu’en 1980 dans ces cloaques. Le Mahalle gowdneshinhâ (le quartier des gowds), avec ses maisons à moitié troglodytes, était synonyme de misère mais aussi de délinquance et de révolte sociale (Mechkat 1971). Pas de commerces ni de services publics sur les cinq kilomètres qui séparent Téhéran de Rey, une petite ville traditionnelle avec son petit bazar entourant le sanctuaire très fréquenté de Shah Abd ol-Azim. Un peu plus au sud se trouvent aujourd’hui l’immense cimetière municipal de Behesht-e Zahra et le tombeau de l’imam Khomeyni qui ferme la ville vers l’aval.
11Le sud de la ville (jonub-e shahr), c’est le symbole de l’échec, de la peine, de ceux qui n’ont pas réussi à monter vers le haut de la ville ou, pire, de ceux qui se trouvent à leur place dans cette pauvreté suspecte. Le nord de Téhéran a longtemps craint les « classes dangereuses », les lutis (voyous) du sud. La montée des notables vers le haut de la ville a eu pour conséquence de déplacer vers le nord la « frontière » du sud. Cette limite étant culturelle, elle varie selon l’origine sociale de chacun ; mais elle inclut dans le sud une grande partie du centre-ville, au sud de l’avenue Réza Chah (aujourd’hui Enqelab) qui traverse la ville de part en part, d’est en ouest, et constitue une frontière socioculturelle très forte, qui coupe la capitale en deux (Amir Ebrahimi 1992). Pour certains habitants de Shemirân, l’assimilation était parfois faite entre les habitants des quartiers traditionnels du centre et du sud de la ville et ceux du Mahalle gowdneshinhâ.
12Dans les années 1960-1970 la caractère bipolaire de la capitale iranienne atteignit son apogée, la ségrégation sociale était alors particulièrement codifiée sur le plan spatial, selon cet axe « vertical » (Seger 1978). En haut, les shornâl-e shahri, ceux du nord, craignaient l’irruption de ceux du sud dans leur domaine. Les jeunes filles de bonne famille n’allaient jamais au sud de l’avenue Abbâs-Abâd. En bas, ceux du sud, les jonub-e shahri, rêvaient quant à eux d’une montée massive vers le nord, en repoussant les riches toujours plus haut, jusqu’à les faire passer par-dessus l’Alborz et les noyer dans la Caspienne...
13La marche vers le nord, vers le haut de la ville, a été canalisée par les deux grandes avenues qui relient le centre-ville aux quartiers nord : l’avenue Vali-e Asr (ex-avenue Pahlavi) et la Vieille Route de Shemirân (Jaddeh-ye Qadim Shemirân, aujourd’hui avenue Shariati). Complété par la suite par plusieurs voies rapides, cet espace bien délimité est considéré comme le seul périmètre reconnu dans lequel doit se faire l’ascension sociale, le seul champ légitime de l’espace urbain téhéranais. Pourtant, à partir de la fin des années 1970, le couloir urbain entre Rey et Shemirân, dont la densification et les ségrégations ont constitué l’histoire de la ville, est débordé. La Révolution islamique marque l’émergence d’un développement urbain périphérique. Cela n’est pas prévu dans les concepts ni dans le vocabulaire téhéranais pourtant imaginatif. Cependant cet espace urbain nouveau reste « ailleurs », il est « hors jeu », ce n’est pas Téhéran. Ce que nous appelons la « banlieue », est un territoire marginal, périphérique, qui n’a pas de nom ou plutôt qui cherche son nom. Les habitants de ces villes nouvelles ne veulent pas être assimilés à ceux des faubourgs méridionaux de la ville, aux jonubi, à la ville basse (pâ’in-e shahr).
Les contradictions entre le développement urbain réel et les images de l’« axe vertical »
14Lors de la révolution de 1979, le régime impérial craignait un mouvement populaire, une lutte de classes, avec une occupation du nord de la capitale – et du palais royal – par la populace du sud. Les tanks de l’armée ont été disposés en conséquence pendant les émeutes et les journées révolutionnaires (Hourcade 1980). L’image du gradient sud-nord de Téhéran était un dogme, une réalité. En fait rien de tel ne s’est passé. Les manifestations se sont déroulées selon un axe est-ouest, et les membres des classes moyennes des quartiers est ou ouest de la capitale ont été plus nombreux que ceux du sud à participer aux manifestations et à faire tomber le régime impérial. En effet, dans les années 1970, l’agglomération de Téhéran s’était surtout développée vers l’ouest, vers l’aéroport de Mehrâbâd et plus loin autour de la ville de Karaj, ainsi que vers l’est, au-delà de Tehran Pârs, le long de la route Damâvand menant vers la Caspienne. Vers le sud, les gowds étaient de plus en plus sordides et surpeuplés et plusieurs bidonvilles, peu étendus, sont même apparus (Nazi Abâd), confirmant la fracture sociale. En fait, ce sous-prolétariat ne dépassait pas 100 000 ou 150 000 personnes, quand les classes moyennes habitant l’est ou l’ouest de la ville totalisaient deux à trois millions de personnes jusqu’alors discrètes, soucieuses de progrès social et de respect de l’ordre établi, jusqu’à ce que la coupe déborde. Mais dans le modèle, dans le vocabulaire téhéranais, il n’y avait pas de place entre le haut et le bas de la ville.
15L’absence de mots pour désigner ou qualifier ces espaces s’explique notamment par le fait que le plan d’urbanisme de Téhéran établi en 1969 prévoyait de contenir l’espace bâti, surtout vers le sud. Les autorités responsables de l’urbanisme considéraient donc les développements urbains périphériques comme inexistants car illégaux. Les limites de la zone constructible de Téhéran avaient été définies pour chacune des vingt-cinq années du plan. Il s’agissait de maintenir la ville dans des limites strictes et de construire des villes nouvelles, des lotissements (shahrak) entre Téhéran et Karaj. On refusait de prendre en considération l’émergence d’une banlieue, de villages de plusieurs milliers d’habitants à la suite de l’afflux de migrants qui trouvaient là des logements bon marché et des conditions de vie rassurantes. C’est par la force que les immigrants venus d’Azerbaïdjan ont été contraints de s’établir à Karaj sur la colline que l’on a appelée Zur Abâd (« la cité de la force »), située en pleine ville (Bahrambeygui 1979). Les espaces qui connaissaient le plus fort dynamisme éraient ignorés car situés en dehors des cadres administratifs, hors des arrondissements de Téhéran, ou du statut de villages (deh) qui par définition ne doit pas dépasser 5000 habitants. Le boom pétrolier de 1974 provoqua une nouvelle accélération de l’expansion de la capitale ; partout, à des dizaines de kilomètres autour de la ville, les promoteurs immobiliers préparaient lotissements et villes nouvelles. Les experts étaient bien conscients des réalités, mais sur le plan politique ou culturel, on continuait de concevoir Téhéran en fonction de l’axe Rey-Bazar-Shemirân, avec toutes les images et tous les comportements que cela supposait.
16En brisant les cadres institutionnels et réglementaires, la Révolution islamique s’est traduite, à Téhéran, par l’apparition au grand jour d’une banlieue jusqu’alors cachée, « honteuse », ou inavouée. Le sud, abandonné sous le régime impérial a bénéficié de transformation prioritaires. En quelques mois, les habitants des bidonvilles ont construit des maisons en dur, on a relogé les habitants des gowds, en particulier dans le nouveau lotissement de Kiânshahr, les anciennes carrières ont été transformées en jardins publics et surtout des dizaines de milliers de familles ont construit sans permis la maison qu’ils souhaitaient, sur les terrains de « banlieue » achetés à bon marché ou acquis de façon « révolutionnaire ». Le symbole de cette explosion urbaine révolutionnaire est le bourg de Ghâssem Abâd-e Shâhi autour duquel étaient regroupées environ 50 000 personnes, et qui est devenu Eslâmshahr, une ville de 250 000 habitants, chef-lieu de département en 1995 (Habibi 1996).
17Cette expansion urbaine liée à la Révolution a été vue par les autorités et la population de Téhéran comme un afflux dans le sud de la ville de « millions » de paysans turcs et autres provinciaux pauvres, socialement dangereux. En fait l’immense majorité des habitants d’Eslâmshahr et des villes similaires habitaient depuis longtemps dans les quartiers sordides du centre, mais ont trouvé de meilleures conditions de logement dans ces nouvelles banlieues où l’ancien plan d’urbanisme interdisait de construire. Durant ces années l’expansion de Téhéran a été moins démographique que spatiale. Les immigrants récents venus des provinces n’étaient pas plus nombreux qu’avant ; mais l’image demeure. Aucune expression n’a été créée en persan pour désigner cet « habitat révolutionnaire » (Hourcade & Khosrokhavar 1983). Avant de devenir centre de département en 1995, Eslâmshahr, 250 000 habitants, ne se trouvait toujours pas dans l’annuaire statistique de la province de Téhéran en 1991. En 1976, Téhéran comptait 4,8 millions d’habitants dont 0,3 million en banlieue ; en 1996, sur 8,8 millions, 2,6 vivaient dans la périphérie, mais il fallut attendre 1987 pour que l’on envisage l’étude d’un nouveau plan d’urbanisme pour la capitale puis pour sa région, définie comme le Grand Téhéran (Hourcade 1997). En fait, aucune décision globale n’a été prise, chaque ministère a son propre programme, il n’existe aucune structure d’ensemble pour régler les rapports entre la capitale et ses nouveaux territoires, pour analyser, et à plus forte raison gérer, les 9 millions de Téhéranais. La dynamique sociale et culturelle est particulièrement importante dans cette nouvelle société urbaine, les identités ethniques et culturelles sont bouleversées, se recomposent, mais pour désigner le lieu où l’on habite quand on vit depuis peu quelque part en dehors de l’espace social construit dans les années 1960, il n’y a pas de mots. Il y a un malaise.
Les banlieues désignées par les Téhéranais
Humeh : la terra incognita vue par l’administration et les urbanistes
18Pour l’administration iranienne (Centre de statistique d’Iran, ministère de l’Intérieur, ministère du Logement...), la ville de Téhéran, dont le périmètre administratif est précisément délimité, comprend depuis 1980, vingt arrondissements (mantaqeh) (vingt-deux depuis 1996) divisés en îlots (nâhiyeh). N’est pris en compte dans ces limites que le territoire bâti ou sur le point de l’être et donc sous le contrôle du ministère de la Construction (Vezârat-e maskan) ou la municipalité de Téhéran dans le cadre des arrondissements, mais les terrains encore vacants (mavât) et certaines zones industrielles ou lotissements récemment construits restent souvent exclus car situés dans le harim de tel arrondissement, dans sa « périphérie », qui ne sera intégrée à l’espace urbain principal qu’au fur et à mesure des constructions.
19Dans le vocabulaire courant, tous ces espaces inachevés et périphériques, qu’ils se trouvent ou non dans le périmètre administratif de la ville, sont désignés comme humeh-ye tehrân, la « périphérie » de Téhéran. Le mot humeh signifie formellement les faubourgs, la banlieue, mais son sens profond ne fait pas appel à des notions d’espaces vécus, construits, même si ce no man’s land administratif correspond à des espaces en cours d’urbanisation rapide.
20Dans cette zone « hors les murs » sont construits des lotissements en général financés par les coopératives de logement des administrations ou des grandes entreprises. Les terrains appartiennent au secteur privé, coopératif ou public, mais ils ne sont pas intégrés dans une législation spécifique en matière d’urbanisme, si ce n’est qu’ils sont précisément en dehors des plans d’urbanisme en cours. Ces shahrak (littéralement « petites villes », mais en fait des lotissements), construits après accord direct avec le ministère du Logement, sont des espaces quasi privés, parfois même entourés de murs et gardés, qui seront progressivement intégrés dans la ville. La « banlieue » n’existe donc pas, puisque l’on passe presque directement d’une situation dérogatoire, ou de non-droit, à une intégration complète à la « ville ». C’est le cas des deux nouveaux arrondissements de l’ouest de la ville créés en 1996, où existaient depuis plus de vingt ans des logements sociaux pour les ouvriers travaillant dans la zone industrielle de Karaj, des zones d’activité industrielle, des lotissements résidentiels ne bénéficiant pas des services municipaux. Dans d’autres cas, le humeh est occupé par des constructions illégales, hors du périmètre urbain constructible. Cette situation prévalait surtout avant la Révolution islamique de 1979 qui a permis d’intégrer dans l’espace urbain légal les milliers de logements « révolutionnaires » (Hourcade & Khosrokhavar 1983).
21Le terme de humeh est utilisé en persan par les urbanistes et les sociologues, comme synonyme de « banlieue », pour désigner ces espaces périphériques, comprenant villes, villages, hameaux, lotissements, zones industrielles et de loisir liés à la métropole, mais ne faisant pas partie du tissu urbain central. Pour la définition, le vocabulaire du ministère de l’Intérieur et de l’administration l’emporte sur celui des sciences sociales : si les aménageurs prennent en considération les « villes » (shahr) qui sont les agglomérations de plus de 5 000 habitants reconnues comme telles par le ministère, ils se refusent à utiliser ce terme dans un sens sociospatial pour désigner les « villages » (deh) qui comptent 10 000 à 15 000 habitants mais gardent, pour le ministère de l’Intérieur, leur statut rural qui leur interdit d’avoir un lycée, un commissariat de police, l’accès au réseau d’eau, d’électricité ou de ramassage des ordures. Cette absence d’autonomie des sciences sociales est due notamment à l’importance de la recherche finalisée, sous contrat des administrations, soucieuses d’aménagement immédiat, de solutions pragmatiques dans les cadres conceptuels préalablement définis. La typologie des banlieues n’a pas été faite.
22Le plan d’aménagement du Grand Téhéran prévoit ainsi la création, souvent ex nihilo, de « villes » et de shahrak dont certaines recevront des équipements de haut niveau pour attirer les populations, ces projets sont conçus dans leurs limites strictes, du point de vue architectural, mais sans prise en compte de leur insertion dans la région urbaine. Dans le vocabulaire des aménageurs, il n’y a toujours pas de mot simple pour désigner cette vaste région urbaine qu’est le Grand Téhéran. On parle en détail de chaque opération d’urbanisme et des grands travaux d’aménagement (autoroutes, assainissement) qui dépendent de la municipalité, mais sans intégrer dans les analyses les espaces non bâtis qui sont de fait de la compétence de l’État par le biais du ministère du Logement et plus précisément de l’administration du logement de la Province de Téhéran. Les conflits de compétence ou les rivalités sont donc permanents entre ces administrations, mais aussi entre la capitale iranienne, stricto sensu, qui bénéficie d’équipements de haut niveau fort coûteux, financés par la ville, et ces trois millions d’« autres » personnes, habitant « ailleurs », qui utilisent sans les payer les services de la ville centre.
23Faute de structure administrative ou politique pour gérer le Grand Téhéran, la politique urbaine est largement déterminée par la volonté de la seule ville de Téhéran qui peut assez aisément imposer ses vues aux espaces périphériques éclatés en une multitude de villes, villages, lotissements, zones industrielles autonomes et sans identité collective. Les élections municipales du 26 février 1999 ont renforcé cette inégalité en donnant des conseils municipaux dotés d’une forte légitimité à tous ces territoires éclatés et en confirmant la place écrasante de la municipalité de Téhéran. À la fin des années 1970, les analyses politiques et sociales ne mettaient en évidence que le sud populaire et misérable de la ville et non pas les classes moyennes qui prenaient la ville en tenaille à l’est et à l’ouest. Aujourd’hui, les spécialistes mesurent parfaitement l’importance de l’émergence des banlieues, mais cela n’atteint pas encore la sphère politique ou culturelle.
La banlieue vue par les Téhéranais
24Depuis que Shemirân er Rey ont été inclus en 1960 dans la ville de Téhéran, aucun nouveau quartier n’a acquis la réputation de quartier résidentiel de qualité. Le « haut de la ville » (bâla-e shahr) reste limité à un espace bien délimité entre Evin et Shâhâbâd. Plus au nord dans les vallées de montagnes, les résidence secondaires sont réellement coupées de la ville malgré leur proximité kilométrique. Le nouveau quartier de Shahrak Qarb (Qods), construit à la fin des années 1970 à l’ouest de Téhéran, demeure un ensemble immobilier de grand luxe, prestigieux, habité par des gens « de qualité », mais qui restera isolé dans un lacis d’autoroutes ; ce n’est et ce ne sera jamais qu’un shahrak, avec des arbres étiques, sans rapport avec les platanes centenaires de Tajrish ou les jardins d’Elâyeh. Le simple fait d’utiliser le terme de shahrak rappelle les cités populaires construites pour loger vers le sud de la ville, pâ’in-e shahr, dans le « bas de la ville », les douaniers, les gendarmes, ou les chauffeurs de taxi.
1. Évolution de la population de la région de Téhéran de 1900 à 1996 en milliers d’habitants

Source : Centre de statistiques d’Iran, Recensements.
2. Évolution de la population de la région de Téhéran de 1900 à 1996. (Croissance annuelle en %)

Source : Centre de statistiques d’Iran, Recensements.
25Karaj, à trente kilomètres à l’ouest de Téhéran, est devenue la dixième ville d’Iran par sa population, mais ses équipements sont très médiocres, de même que les cités-dortoirs de Mehrshahr (ex-Gohardasht, 197 000 habitants en 1991) et de Rejâ’i shahr (ex-Golshahr, 160 000 habitants en 1991) qui ont d’ailleurs été intégrées en 1996 au Grand Karaj (Karaj-e Bozorg, 940 000 habitants en 1996), après avoir été des villes autonomes pendant quinze ans. Les banlieues pavillonnaires s’étalent sur des dizaines de kilomètres le long de l’autoroute Téhéran-Karaj-Qazvin. Espaces agricoles et quartiers de villas parfois modestes, mais souvent de qualité et agréables, alternent dans une banlieue moyenne où la construction identitaire est moins dynamique qu’au sud de Téhéran. Combien de Téhéranais savent que ces villes existent ? Comment y aller quand le nom et le statut des lieux change sans cesse, qu’il n’y a ni panneaux indicateurs ni cartes ni plan disponibles (le premier plan de la région de Karaj sera publié à la fin de 1999) ? Il n’y a ni centre ni périphérie, ni souvent de mosquée ou de bâtiment public de qualité dans cette périphérie occidentale du Grand Téhéran où vit une classe moyenne modeste d’employés qui disposent depuis mars 1999 d’un train régional moderne pour se rendre à Téhéran. Mais, vue de Téhéran, cette banlieue ouest est perçue comme un territoire incertain, mal caractérisé, en dehors des images et des concepts hérités.
26Les villes et villages de la banlieue sud de Téhéran constituent en revanche une banlieue par excellence dans l’esprit des Téhéranais. Entre les routes de Sâveh, de Qom et du Khorâsân, se trouvent les lieux qui correspondent bien à l’image sociale et urbanistique que ceux-ci se font de leur « banlieue » qui ne saurait être que pauvre, poussiéreuse, ouvrière et surtout revendicatrice. Ici on est vraiment jonub-e shahr, au sud de la ville, en bas de la ville. L’image de ces lieux et de leurs habitants est claire et s’insère parfaitement dans les modèles connus.
27La ville d’Eslâmshahr (265 000 habitants en 1996) est ainsi située exactement où il faut, au sud de Téhéran, elle est devenue la cité emblématique de ces nouveaux espaces et d’un nouveau processus de construction identitaire. Cet exemple est certes tout à fait intéressant et les dynamiques sociales y sont particulièrement fortes, mais la situation est tout à fait comparable à celle des autres villes qui n’ont pas la « chance » d’être situées sur l’axe vertical historique de Téhéran qui semble avoir figé le vocabulaire comme les perceptions de l’espace. La référence reste Téhéran, tout ce qui n’est pas Téhéran est situé dans un ailleurs confus, mais où vit un quart des habitants de la métropole.
La banlieue nommée par ceux qui y habitent
Ici...
28Nommer son lieu de résidence ou développer une appartenance d’identification à ces lieux n’est pas chose facile pour les habitants de ces nouveaux espaces invertébrés, « illégitimes », et stigmatisés que sont les banlieues de Téhéran. En effet, pour les habitants de celles-ci, nommer signifie affirmer leur différence avec les Téhéranais intra-muros, à l’heure même où ils ont mis fin à leur repli identitaire. Nommer veut dire accepter le statut de « marginaux indésirables » qui, dans l’imaginaire des Téhéranais, vivent dans les espaces « insalubres », synonymes de délinquance, de prostitution, de meurtre, de saleté, etc., bref, de l’échec et de la décadence.
29Comment les habitants de ces banlieues peuvent-ils revendiquer la différence sans la fierté d’être différents ; comment peuvent-ils revendiquer l’exclusion alors même qu’ils ont engagé un processus de reconstruction identitaire ayant pour ultime but l’assimilation à la classe moyenne ? Quelle stratégie peuvent-ils envisager pour contourner les préjugés des classes moyennes téhéranaises qui refusent l’idée que ces marginaux parviennent un jour à s’intégrer dans leur ville ? Comment peuvent-ils rassurer les autorités administratives et municipales, angoissées par une menace potentielle que représentent ces milliers de « déshérités » – ou désignés comme tels – pour la sécurité de la capitale au moment où la Révolution islamique et ses promesses égalitaires font désormais partie de l’histoire ?
30En attendant d’être reconnus comme des Téhéranais à part entière, les habitants des banlieues ont adopté une stratégie intermédiaire qui consiste dans le refus de nommer leurs lieux d’habitat. Ainsi, ils jouent sur l’ambiguïté en désignant ces nouveaux espaces non pas par un nom, mais par le terme « ici » (injâ). « Ici » est certes réel, mais trop éphémère pour constituer un référent identitaire.
La construction identitaire des quartiers spontanés
31La plupart des banlieues proches de Téhéran sont constituées de shahrak (lotissements), construits par des organismes publics et privés4, pour loger les ouvriers ou les employés comme copropriétaires ou locataires. Ces sociétés immobilières imposent aux habitants de ces lotissements (shahrak) un modèle de mode de vie qui tend à effacer leurs spécificités culturelles. La dynamique identitaire ne trouve donc pas de lieu d’expression dans ces espaces planifiés et préconçus qui limitent le champ d’action des habitants. Non seulement ces derniers ne se sentent pas à l’aise dans ces appartements où ils sont censés être « chez eux », mais encore ces lotissements sont presque toujours dépourvus d’espaces publics pour se rencontrer, pour dire son malaise, ou tenter d’initier une action collective. On est loin de la formation d’une identité commune chez ces habitants qui vivent séparés les uns des autres et subissent l’individualisme que leur imposent les maîtres d’ouvrages. Pour ces familles, nommer les espaces qu’elles occupent ne signifie certainement pas une appartenance identitaire nouvelle en dehors de la profession ou des conditions sociales qui ont fait que l’on habite ce lotissement. On utilise bien sûr le mot de shahrak pour désigner ces quartiers mais c’est surtout le nom propre qui suit qui est important et identifie les habitants (shahrak-e Taleghâni, shahrak-e Naft, shahrak-e Mokhaberat...), selon qu’il s’agit d’un shahrak d’ouvriers d’usine ou de cadres d’un ministère.
32La situation est tout à fait différente dans les banlieues créées de façon spontanée, à l’initiative des habitants, échappant ainsi aux constructions planifiées, si étrangères aux attentes de ceux qui y vivent. C’est le cas notamment à Eslâmshahr, au sud, et à Khâk-e Sefid, au nord-est. En profitant de la conjoncture révolutionnaire, les habitants ont procédé à la confiscation des terrains et lotissements en construction appartenant à l’État ou aux propriétaires absentéistes, pour construire leur « habitat révolutionnaire ». Ainsi, à Khâk-e Sefid, seulement 2 % des propriétaires sont en possession d’un titre officiel de propriété. Contrairement aux constructions planifiées, les habitations d’Eslâmshahr et de Khâk-e Sefid, bien que très modestes, reflètent la culture et le mode de vie de leurs occupants, majoritairement d’origine provinciale. Ainsi, en dépit du manque d’infrastructures et du mode de construction précaire des logements, les habitants « se sentent bien » chez eux. Ce sentiment de bien-être s’explique par le fait que, en construisant eux-mêmes leurs maisons, ils se sont donné les moyens de faciliter la transition de leur identité provinciale-rurale à une identité urbaine-métropolitaine sans pour autant être contraints de subir une rupture soudaine avec leur mode de vie et leurs liens anciens. Même si, au milieu d’un univers urbain désarticulé, leur village ou leur petite ville d’origine n’est plus qu’un souvenir lointain, même si la superficie de leur maisonnette en pisé ou en brique cuite ne dépasse pas cinquante mètres carrés et crie leur pauvreté, l’existence d’une petite cour et d’un petit bassin d’eau leur rappelle l’endroit où ils ont grandi et les aide à façonner les nouvelles normes, citadines cette fois, non pas dans la douleur d’une rupture subie, mais par un choix délibéré et réfléchi.
Mon mari et moi sommes originaires d’un village en Azerbaïdjan. À notre arrivée à Téhéran, il y a vingt ans, nous nous sommes d’abord installés dans un quartier pauvre du sud de Téhéran comme locataires. Après bien des péripéties, nous sommes venus vivre à Khâk-e Sefid. Nous avions entendu dire que les gens y construisaient sur les terrains qui n’avaient pas de propriétaires. C’est ainsi que mon mari a trouvé un terrain vide. Pour éviter son occupation pat d’autres sans-logis il a fallu construire rapidement. Mon mari a fait appel à ses amis. Nos moyens étaient dérisoires et la construction n’a duré que quelques jours. Nous nous sommes d’abord installés dans notre nouvelle maison et avons continué les travaux par la suite. Nous avons ainsi ajouté un étage que j’ai loué après le décès de mon mari pour arrondir les fins de mois. Je n’ai toujours pas de titre officiel de propriété mais jusqu’ici, personne n’est venu me le demander... Ma maison me convient et je me sens à l’aise même si j’aurais préféré vivre ailleurs qu’ici [à Khâk-e Sefid]5.
33Si Eslâmshahr est devenu récemment chef-lieu de département, Khâk-e Sefid, qu’une simple rue sépare de Téhéran stricto sensu, demeure l’exemple par excellence d’un quartier qui reste dépourvu de statut administratif après plus de vingt années d’existence et malgré ses 60 000 habitants. Cet ancien bidonville n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur de Téhéran. Cette ambiguïté administrative permet à la mairie de la capitale de pousser au départ les habitants en leur refusant les services municipaux, mais en vain. Le but poursuivi par la mairie est de reloger les habitants dans les quartiers sud, là où « ils trouveront mieux leur place », et de raser « ces endroits insalubres » dans une tentative de nivellement social de la capitale. Cependant, aux yeux des habitants qui résistent aux pressions de la municipalité, Khâk-e Sefid est un quartier de Téhéran et doit être géré comme tel.
L’État ne nous a pas aidés. Les autorités n’ont strictement rien fait pour nous. Faute de services municipaux notre quartier qui est essentiellement habité par des ouvriers était devenu insalubre. Les ordures s’entassaient dans les rues poussiéreuses. Nos enfants jouaient dans la boue... Comme nos plaintes auprès des autorités municipales n’ont pas abouti, nous avons décidé de prendre en main l’organisation de notre quartier. Nous avons créé une caisse commune et versons des cotisations, chacun selon ses revenus, pour améliorer notre quartier. Ainsi, nous avons réussi à collecter l’argent nécessaire pour financer le goudronnage des rues, la plantation des arbres, le nettoyage des rues et des canaux, le ramassage de poubelles, etc. Mais il nous manque encore beaucoup de facilités. Il n’y a pas d’école dans le quartier et nos enfants sont dépourvus d’espace de jeu, de centre sportif ou culturel6.
34La proximité de Khâk-e Sefid avec Tehran Pars, un quartier bien établi de la capitale habité par la classe moyenne, la pauvreté de ses habitants d’origine rurale et la construction spontanée de son habitat révolutionnaire sont autant de facteurs qui ont contribué à la stigmatisation des habitants de cette banlieue par les Téhéranais. La présence dans l’un des quartiers de Khâk-e Sefid d’une communauté particulièrement marginalisée, celle des Ghorbatis (des Gitans originaires du nord de l’Iran) qui ne partagent pas la manière d’être et les normes dominantes et dont certains membres sont impliqués dans le trafic de drogue, sert de prétexte aux autorités municipales et administratives comme aux Téhéranais pour qualifier tous les habitants de cette banlieue de marginaux indésirables qu’il convient de déloger (Khosrokhavar 1992). En réponse à ces pressions, les habitants réfutent leur assimilation aux Ghorbatis et tentent de se démarquer de ces derniers. Mais, de manière délibérée, les autorités municipales et administratives participent à la construction de cet imaginaire en laissant ces espaces en marge, sans dénomination administrative ni statut adaptés.
Les autorités ne nous considèrent pas comme des êtres humains. Elles nous ont totalement abandonnés. Elles nous assimilent aux Ghorbatis, alors que nous sommes des travailleurs qui gagnons notre vie honnêtement. Elles pensent que comme nous vivons ici, nous sommes différents des autres [la classe moyenne téhéranaise] et n’avons pas les mêmes revendications qu’eux. Eh bien elles se trompent. Nous aussi avons besoin d’espaces verts pour nous y promener. Nous aussi voulons un centre sportif et culturel municipal comme il y en a à Téhéran pour que nos enfants fassent du sport et apprennent l’art moderne [...]. Les mosquées et les associations religieuses [dominées et gérées par l’élite politique et religieuse traditionaliste] tentent de combler le vide laissé par la municipalité [gérée par l’élite politique moderniste]. Mais les programmes que la mosquée du quartier propose à nos enfants pendant les vacances scolaires ne sont pas adaptés à leurs besoins et intérêts. Alors que nos enfants demandent des cours d’anglais, de mathématiques, de peinture, la mosquée n’organise que des cours de Coran ou d’études religieuses. Ces cours sont trop traditionnels et dépassés pour mener nos enfants vers le progrès. Il est normal qu’ils ne s’y sentent pas attirés. Aujourd’hui la société a besoin d’ingénieurs et de médecins. Chacun de nos enfants doit apprendre la science et l’art moderne pour devenir quelqu’un. Ce n’est pas en récitant le Coran qu’ils parviendront à ce but68 !
35C’est donc en affirmant leur adhésion à des valeurs dominantes, mais aussi en se mobilisant contre les institutions, que les habitants de Khâk-e Sefid essaient de déjouer les tentatives visant à leur marginalisation. L’absence d’intervention de l’État ou le dysfonctionnement des institutions sociales sont à l’origine de la construction identitaire et sociale des habitants qui se substituent aux structures officielles déficientes.
La référence reste Téhéran
36Contrairement aux prévisions des autorités municipales, le retrait de la mairie et le dysfonctionnement des institutions étatiques ont eu des conséquences inattendues : au lieu de précipiter le départ des habitants vers leur province d’origine ou vers la banlieue sud qui correspond au modèle sociospatial nord-sud encore dominant, les pressions des autorités ont accéléré la dynamique identitaire des habitants, influencé la façon dont ils se voient eux-mêmes, et provoqué la poursuite de leur stratégie d’assimilation à la classe moyenne téhéranaise. Cette resocialisation des habitants de Khak-e Sefi se trouve facilitée par la proximité géographique des quartiers habités par la classe moyenne qu’ils fréquentent régulièrement pour travailler, se soigner, se promener ou se divertir.
En dépit des problèmes qu’on affronte et quoi qu’il arrive, je ne retournerai pas dans mon village. Ici, nous sommes au courant de ce qui se passe. Nous avons le sentiment de faire partie de la société [...]. C’est d’ailleurs grâce à l’environnement urbain qu’on a été encouragés à envoyer nos enfants faire des études. Si on était restés en province mes enfants seraient peut-être analphabètes comme nous. J’ai tout fait pour qu’ils puissent étudier. Bien que les frais d’inscription et d’autres dépenses liées à l’école soient trop élevés par rapport à nos maigres revenus, nous n’avons jamais hésité à les payer. On ne mange pas toujours à notre faim ; mais l’éducation des enfants est pour nous une priorité absolue. J’aurais même voulu qu’ils apprennent l’anglais, qu’ils fassent des études supérieures pour devenir médecin ou ingénieur. Mais nous sommes pauvres et cela n’a pas été possible9.
37En se substituant aux autorités municipales ou étatiques absentes, les habitants visent à améliorer le statut de leur quartier, le rendant proche du modèle de ceux habités par les classes moyennes. Pour ce faire, ils gèrent désormais eux-mêmes leur quartier en fondant des associations informelles qui collectent auprès des voisins l’argent nécessaire pour le goudronnage des rues, le ramassage des poubelles, la création d’espaces verts ou d’espaces de jeu pour les enfants. Cette aspiration multiforme aux valeurs de bien-être fait patrie intégrante des stratégies de reconstruction identitaires : un aspirateur en panne ou un téléviseur noir et blanc ramassés dans les quartiers de la classes moyenne de la capitale et exposés au milieu de la pièce principale, l’apprentissage de la langue persane pour les habitants non persanophones ou la mobilisation par les habitants de leurs maigres moyens pour instruire leurs enfants en vue d’assurer leur ascension sociale sont autant d’exemples qui symbolisent cette reconstruction identitaire.
38J’ai perdu mon mari dans un accident et élève mes enfants toute seule. Je souhaite qu’ils étudient bien, qu’ils aillent à l’université. Je suis moi-même analphabète et ne suis pas en mesure de les aider pour leurs devoirs. Mais je veille à ce qu’ils étudient bien. Dans nos villages, les parents analphabètes ne valorisaient pas l’éducation de leurs enfants et encore moins celle de leurs filles. Mes parents disaient qu’apprendre à lire et à écrire ne servait pas à grand-chose et qu’en revanche les filles devaient apprendre à coudre, à faire la cuisine, à tisser des tapis et les garçons à travailler la terre. En ce qui me concerne, la vie citadine m’a beaucoup influencée au point que l’éducation de mes enfants est devenue une priorité absolue. Aussi, pour faciliter leur intégration à l’école et à la vie téhéranaise, je leur parle exclusivement en persan, jamais en azéri et je ne fréquente pas les Azéris du quartier.
39Je souhaite qu’ils obtiennent au moins leur baccalauréat. Si je n’étais pas pauvre, j’aurais aimé qu’ils pratiquent aussi des activités extrascolaires, surtout le sport et l’initiation à l’art moderne. Mais le coût de la vie est trop élevé et je ne peux pas me permettre de faire ce genre de dépense. Dans notre quartier il n’y a aucune structure sportive et les centres qui se trouvent à Téhéran non loin d’ici sont trop chers... J’ai tout fait pour qu’ils ne se sentent pas différents des autres. Le résultat est qu’au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils prennent pour modèle leurs camarades d’école et me demandent d’augmenter leur argent de poche, de leur acheter des chaussures, des cartables ou des vêtements neufs, etc. Je souffre de ne pas pouvoir leur offrir ce qu’ils me demandent mais ils me disent qu’ils continuent à étudier pour s’en sortir10.
40Je rêve d’être à la place de ces femmes instruites qui sont fonctionnaires dans l’administration. Quand je vois ces femmes-là, je me dis mon Dieu pourquoi je ne suis pas comme elles ? Quand je compare notre niveau de vie à celui de ces Téhéranaises, je me sens très frustrée. Nous sommes locataires d’un petit deux pièces. Nous n’avons qu’un téléviseur noir et blanc qu’on est obligé de poser pat terre faute de meuble approprié. Notre chaîne aussi est ancienne et la qualité de la musique qu’on écoute est mauvaise. Nous aimerions avoir un canapé, des chaises, une table à manger et beaucoup d’autres objets qui nous rendraient la vie plus facile. Mes enfants me demandent de ne pas recevoir chez nous parce qu’ils ont honte de notre quartier et de notre logement. C’est normal. Ils comparent notre bas niveau de vie à celui des autres et ils se sentent mal à l’aise. Je dis à mes enfants que leur seule chance de sortit de cette misère est de bien étudier pour pouvoir trouver un bon travail et habiter dans un bon quartier de Téhéran11.
41Le résultat de cette volonté d’intégration est l’émergence d’une identification collective à la classe moyenne de la capitale. Les habitants refusent que leur lieu de résidence soit un facteur de ségrégation. Ils ne nomment donc pas leur quartier ou leur ville autrement que par son nom propre. En ne considérant pas leur résidence comme étant de nature différente des autres quartiers de la capitale, ils veulent se persuader qu’ils habitent un quartier de Téhéran comme tant d’autres. Ils affirment leur identité culturelle, mais se refusent à prendre en compte la distance kilométrique ou sociale qui les sépare du cœur de la ville. Tout en renforçant leur combativité, ils ne veulent pas constituer une catégorie socio-géographique de « banlieusards » qui risquerait de les enfermer définitivement dans un espace social. Les technocrates et les Téhéranais font de même en niant leur existence ou en la confinant dans des stéréotypes.
42Ces villes, lotissements ou habitats spontanés situés à plusieurs dizaines de kilomètres du bazar de Téhéran sont vécus ou au moins rêvés par leurs habitants comme de simples quartiers de la capitale alors que les Téhéranais les rejettent dans un espace sans nom. La matérialité des faits et la croissance rapide de ces banlieues désormais socialement hétérogènes, mais bien identifiées, ne pourra que s’imposer dans la conception urbaine et la culture de la nouvelle métropole, mais il s’agit là d’un processus lent et probablement non exempt de ruptures. Pour l’heure, en poussant le paradoxe à l’extrême, on pourrait dire que Téhéran a certes une banlieue, mais que personne n’y habite.
Sources
43Les documents administratifs et notamment les recensements publiés par le Centre de statistiques d’Iran, ainsi que des cartes de Téhéran publiées par les éditeurs privés (Sahâb, Gitâ-Shenâsi) utilisent la plupart des mots cités dans cette étude qui est, par ailleurs, fondée sur une pratique de la ville et de ses banlieues.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Cette étude fait partie d'un programme de recherche sur « Les banlieues de Téhéran », réalisé par le cnrs (Monde iranien umr 7528), Paris-Ivry, et le tetco (Tehran Engineering and Technical Consulting Organization, Mairie de Téhéran), avec le concours du pir-Villes.
2 Sur l’histoire et l’évolution récente de Téhéran voir Adle & Hourcade 1992 ; Bahrambeygui 1977.
3 Cette logique urbaine fondée sur la recherche de l’eau est expliquée par Xavier de Planhol (1964).
4 C’est le cas notamment de Sizdah-e Abân, habité par les ouvriers et employés ; Peykân-Shahr, habité par les ouvriers et employés de l’industrie d’automobile ; Qezel-qal’eh, habité notamment par des fonctionnaires ; Soleymaniyeh, où vivent des ouvriers ; Kiyan-Shahr, habité par les anciens habitants des gowds du sud de Téhéran.
5 Entretien avec Eshrat, 46 ans, tisseuse de tapis, Khâk-e Sefid, décembre 1995.
6 Entretien avec Ma’soumeh, 53 ans, femme au foyer, épouse d’un jardinier retraité, juillet 1996, Khâk-e Sefid.
8 Entretien avec Shahin, 27 ans, femme au foyer, épouse d’un petit commerçant, février 1996, Khâk-e Sefid.
9 Entretien avec Zari, 38 ans, femme de ménage, février 1996, Khâk-e Sefid.
10 Entretien avec Eshrat.
11 Entretien avec Zari.
Auteurs
Bernard Hourcade, géographe, cnrs/Monde iranien, Ivry
Azadeh Kian-Thiébaut, sociologue, cnrs/Monde iranien, Ivry
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