La banlieue ouest de Gênes, Dénominations officielles et officieuses
p. 171-185
Texte intégral
« ... Questa città che non si cancella dalla mente è come un’armatura o reticolo nelle cui caselle ognuno può disporre le cose che vuole ricordare : nomi di uomini illustri, virtù, numeri, classificazioni, vegetali e minerali, date di battaglie, costellazioni, parti del discorso. Tra ogni nozione e ogni punto dell’itinerario potrà stabilire un nesso di affinità o di contrasto che serva da richiamo istantaneo alla memoria... »
Italo Calvino,
Le città invisibili (1972)
1Le discours entre les hommes et la ville n’est pas seulement une lecture de celle-ci par ceux-là, mais un vrai dialogue qui s’articule autour de nombreux domaines : les signes architecturaux et urbains, la dimension affective – y compris la perception sociale, la construction mentale de l’espace et la mémoire –, les usages et les dénominations des lieux. Ces éléments s’entremêlent souvent et il peut être difficile d’en cerner les liens.
2C’est à partir de ces considérations que j’ai envisagé d’analyser les expressions (les mots, mais aussi les signes matériels) des différents acteurs (décideurs, architectes, urbanistes, citoyens autochtones et immigrés...) pour essayer de comprendre, par rapport à une partie importante de la ville et à ses objets, le sens et la motivation des mots qui définissent les lieux, leur évolution diachronique et les interactions entre l’image de l’espace et la vie sociale.
La ville et la mémoire
« La città sta in me corne un poema che non mi è riuscito di fissare in parole... »
Jorge Luis Borges,
Carme presunto (1981)
3Dans le village ou dans la ville préindustrielle, la forme de la structure morphologique et architecturale urbaine et la forme « perçue » par les habitants, objet d’appropriation cognitive et affective, étaient souvent superposées, ou presque.
4L’espace était « connaissable », les modifications se succédaient lentement et, dans ces lieux réduits et ce temps dilaté, les hommes et la ville avaient la possibilité de faire connaissance et de s’adapter réciproquement.
5Quand la révolution industrielle fait éclater la ville, en multipliant les dimensions, les fonctions, les usages et en transformant le tissu urbain d’une manière toujours plus rapide, la cognition et l’investissement psychologique concernent plutôt les quartiers.
Au fil des années, chaque secteur, chaque quartier de la ville acquiert quelque chose du caractère et des qualités des habitants. Chaque partie de la ville prend inévitablement la couleur que lui impriment les sentiments particuliers de sa population, de sorte que ce qui n’était qu’une simple expression géographique se transforme en un voisinage, c’est-à-dire une localité avec sa sensibilité, ses traditions, son histoire propres (Park 1979).
6À partir de ce moment historique, qui marque la naissance de la métropole moderne, l’inventaire des relations et des usages commence à se substituer à la perception de la forme du paysage urbain. La métropole n’est plus un « plein » par rapport au vide de la campagne, mais un « filet » qu’on peut voir en termes de parcours et de nœuds, comme le préconisait Kevin Lynch (1977), coïncidant, pour chaque citoyen, avec ses propres réseaux.
La ville oubliée
« La forma di un insediamento è una costruzione culturale, una mappa mentale che solo gli abitanti sono in grado di tenere in vita. Vi sono soglie invisibili, ma solide quanto porte o mura... Queste direzioni privilegiate, queste soglie e gli stessi confini di un insediamento costituiscono le notazioni su cui si articola il discorso ”parlato” dello spazio. »
Franco La Cecia,
Mente beale (1993)
7Il suffit de lire quelques-uns des nombreux travaux d’analyse menés en utilisant les cognitive maps pour constater que la carte mentale de l’espace urbain de chaque sujet pourrait être dessinée comme une plus ou moins petite figure à géométrie variable et que chaque sujet a une carte mentale différente des autres, personnelle comme les empreintes digitales, ou presque. L’ampleur et la qualité de la figure dépendent, évidemment, des caractéristiques psycho-intellectuelles, sociales, culturelles, d’âge, de sexe, de mobilité, de nationalité.
8Chaque « filet » – mince trame blanche jetée sur la mare noire de la métropole – a, métaphoriquement, des points d’ancrage correspondant aux lieux dédiés aux relations les plus significatives (famille, travail, amis, achats, loisirs, etc.), mais aussi aux souvenirs, aux désirs, aux expériences positives ou négatives et, très souvent, ces points d’ancrage portent des noms que l’individu ou les groupes sociaux leur confèrent.
9C’est par le biais de cette transformation que l’on est passé d’une idée de la ville à une idée locale.
Si le niveau de l’idée locale est donc un niveau de relations, alors il est clair que s’adapter à l’espace ou s’y perdre sont des processus primaires dans la plupart des cas inconscients (La Cecia 1988).
10Et « se perdre » correspond, peut-être, à la disparité entre les expectatives d’adhésion affective à un lieu et les signes contraires, négatifs, ou bien à l’absence de signes émanant du lieu même.
11L’expérience cognitive de la ville préindustrielle ou de la petite ville d’aujourd’hui – qui ont un niveau de complexité sociospatial relativement modeste – pourrait être définie comme circulaire, dense et vaste ; par contre l’expérience cognitive de la métropole – qui a un niveau de complexité très élevé – est plus limitée en profondeur et plus dispersée dans l’espace. En effet, les investissements affectifs spatiaux les plus importants se sont déplacés de l’extérieur (trop difficile à maîtriser) vers l’intérieur, sur la maison qui est un espace, par définition privé, où la socialisation peut être contrôlée de façon rigide et où on peut oublier le contexte urbain, en l’effaçant de l’esprit et en le tendant « invisible ».
La ville utilisée
« La città, come costruzione collettiva, è esposta ai condizionamenti del “sociale” ed alle trasformazioni da esso imposte. »
Gian Franco Elia,
L’arcipelago urbano, 1983
12Si, d’un côté, le lien avec les lieux urbains est donc toujours plus limité et abstrait par rapport à la cohérence structurelle de l’architecture et du tissu urbain, de l’autre il n’y a plus « une » population de la ville (divisée en classe sociales, ou en « dominateurs » et « dominés », ou en autochtones et étrangers) mais « des » populations, celles que Guido Martinotti (1993) appelle « des agrégations d’individus caractérisés par des comportements similaires ». Surtout lorsqu’on analyse les banlieues, d’un point de vue social, il semble utile de se référer non pas au concept de population tel qu’il existe en démographie, mais à celui « des populations » en tant qu’ensembles de sujets définis par la caractérisation de leurs attitudes.
13Si l’on observe les comportements fondamentaux des habitants des banlieues issues de la construction « publique » et leur relation avec l’espace urbanisé, comme, par exemple, l’utilisation et l’appropriation de l’espace, les interactions et le « contrôle social », on peut constater qu’il y a au moins deux populations différentes (les propriétaires et les locataires) et qu’à chacune d’elle correspond un profil de relations différent.
14En général les propriétaires, tout comme les habitants d’autres parties de la ville, utilisent le plus grand nombre des fonctions et des possibilités urbaines. Ils s’approprient l’espace au niveau cognitif et affectif, à travers son utilisation et les vécus individuels et collectifs ; ils participent à la gestion politique et administrative des quartiers par des mécanismes formels et informels, puisqu’ils entrent dans le courant de l’opinion publique. Ils peuvent orienter l’action des structures préposées au « contrôle social institutionnel » et contribuent à la formation du « contrôle social spontané », même si leur appropriation de l’espace est toujours limitée à des lieux spécifiques, fortement caractérisés par l’usage quotidien ou par des connotations affectives. Cependant, les locataires démontrent une certaine tendance à abuser (plutôt qu’à user) de l’espace, exploité occasionnellement comme une étagère destinée à un nombre limité d’usages. Pour reprendre la métaphore d’Erving Goffman (1959), pour cette population la ville est seulement la scène de certaines activités et non pas le lieu d’une représentation plus complexe qui se déroule sous la rampe et dans les coulisses.
15Il faut dire que, parmi les couches les plus défavorisées, la désaffection pour la ville augmente parallèlement à l’appauvrissement, à la précarité et au glissement vers le bas d’un nombre croissant de citoyens, puisque le rapport avec l’espace est une exigence psychologique profonde, mais que le rapport avec la ville est un choix lié à l’évaluation des contenus, de la signification et des avantages de la vie sociale.
16Il n’y a donc plus d’image commune de la métropole, largement partagée, comme il y en avait une, jadis, de la ville. Il n’y a pas de consensus sur sa forme, sur son rôle, sur son avenir, ni sur sa gestion et son aménagement : la métropole est devenue invisible ; seuls ses fonctions et ses défauts sont plus ou moins connus.
17La citoyenneté est un problème et le système du planning est en crise. Le moment est peut-être venu de s’interroger sérieusement sur les nouveaux aspects fonctionnels, esthétiques, symboliques (Ascher 1995) d’une qualité urbaine capable de s’accorder à une société qui est en train de se transformer profondément au cours de cette transition de la période industrielle à la période postindustrielle.
L’histoire
« Le città rappresentano e in qualche modo prolungano i processi di lunga durata, che stanno all’origine della storia europea, e che si misurano in molti secoli. »
Leonardo Benevolo,
La città nella storia d’Europa (1993).
18L’origine de Gênes remonte à l’Antiquité. Des objets grecs et étrusques du ve siècle avant J.-C. témoignent d’une exploitation de la rade qui se trouve au nord de la mer Tyrrhénienne sur la route de Marseille.
19Comme Ennio Poleggi (1981) l’a écrit, Gênes était le centre de commerce des Ligures, puisqu’elle avait la fonction de carrefour entre les routes qui, à travers les vallées de la Polcevera et du Bisagno, assuraient une bonne communication avec les zones d’Alessandria, Asti, Piacenza, Tortona et Voghera. Sa vie économique dépendait largement des activités liées au transport routier, comme en témoigne déjà dans l’Antiquité la décadence du commerce ligure quand on préféra la via Aurelia-Scauri (Tortona-Acqui-Vado), qui fut ouverte en 109 avant J.-C, à la via Postumia (Gênes-Tortona-Piacenza).
20Par son tracé facile et direct, elle écartait Gênes de l’axe principal de communication terrestre entre Rome, la Gaule et l’Espagne.
21C’est à partir du xiie siècle qu’une véritable structure portuaire commence à se mettre en place. Le port reste la plus importante activité de la ville jusqu’au xixe siècle, avec des moments de splendeur et des périodes de crise.
22Parallèlement se développaient – depuis la fin du Moyen Âge – des techniques capitalistes : c’est un Génois qui a inventé l’intérêt composé... Une nouvelle aristocratie mercantile naquit, formée de banquiers qui spéculaient sur des prêts internationaux et sur les investissements de capitaux.
23La Strada nuova (nouvelle route), réalisée dans la deuxième moitié du xvie siècle, est le premier exemple de construction d’un axe résidentiel parallèle et éloigné de la côte, délaissée par les classes privilégiées pour d’autres lieux.
24Un exode semblable se produit au xixe siècle lorsque l’arisrocratie et la grande bourgeoisie – suivies bientôt par les classes moyennes – abandonnent presque complètement le centre historique, le laissant en proie à un délabrement inexorable.
25La construction de routes nouvelles (Strada Nuova, Strada Balbi, Strada Giulia) entraîna la formation d’îlots résidentiels qui n’avaient pas de liaison facile dans le sens est-ouest.
26En 1815, l’ouverture d’une voie d’accès par l’ouest, grâce à la construction de la route Chiappella-Fassolo, améliora la situation (Gazzola & Carminati 1992).
27Le plan urbanistique de Carlo Barabino (1825) et les interventions successives fournirent de nouvelles possibilités au bâtiment et aux investissements immobiliers, ouvrant des routes en direction des collines de Castelletto, de Carignano et d’Albaro (actuellement zones résidentielles « riches », situées au centre et à l’est de la ville) et favorisant l’urbanisation de la vallée du Bisagno.
28Le plan de Barabino s’appelait « Projet pour augmenter les habitations à Gênes », ce qui explique bien des choses sur le besoin d’espace résidentiel qui a toujours caractérisé la ville (Balletti & Giontoni 1984).
Le site
« ...Sotto la torre orientale, ne le terrazze verdi ne la lavagna cinerea
« Dilaga la piazza al mare che addensa le navi inesausto
« Ride l’arcato palazzo rosso dal portico grande... »
Dino Campana, Canti orfici (1914)
29Aujourd’hui Gênes se développe sur un axe de 33 kilomètres environ.
30La commune s’étend sur une superficie de 23 955 hectares dont 3205 correspondent à des zones résidentielles et 1295 à des zones industrielles ; 793 hectares sont occupés par d’importantes activités tertiaires. Les 18 662 hectares restants sont des espaces rocheux, agricoles ou forestiers. Le port occupe actuellement 427 hectares.
31La zone urbanisée se développe en forme de Π renversé, dans les deux vallées de la Polcevera et du Bisagno et le long de la côte.
32Pour des raisons liées à la morphologie de la région et aux choix urbanistiques, à la fin du xixe siècle, les industries (surtout les industries « lourdes » de l’acier et les raffineries de pétrole) ainsi que les quartiers ouvriers ont été établis à l’ouest, sur la côte et dans la vallée du torrent Polcevera ; dans la vallée du torrent Bisagno ont pris place tous les services « gênants » (cimetière, incinérateur d’ordures, abattoir, etc.), tandis que la côte est accueillait les quartiers résidentiels et le centre les sièges du pouvoir et du secteur tertiaire.
33Le centre historique est resté longtemps – et la situation n’est pas encore complètement rétablie – une enclave de dégradation physique et sociale.
34En 1926 – à la suite d’une loi du gouvernement fasciste qui complétait un processus d’englobement commencé en 1876 – la ville fut transformée en métropole (Grande Genova) avec l’annexion de quelques communes à l’est et, surtout, à l’ouest de Gênes.
35Les citoyens n’ont jamais accepté complètement cette mesure – en particulier à l’ouest – et ils ont continué à se définir en prenant comme références les vieux villages (Voltri, Pra, Pegli, Sestri Ponente, Rivarolo, Bolzaneto, Cornigliano, Sampierdarena...). Ils disent, par exemple, « sono di Voltri » (j’habite Voltri) plutôt que « sono di Genova » (j’habite Gênes) et « vado a Genova » (je vais à Gênes) au lieu de « vado in centra » (« je vais dans le centre-ville »). Les nombreux immigrés – provenant du Sud de l’Italie – qui, dans les années 1960-1980, se sont installés dans ces quartiers ont appris ces expressions couramment utilisées même par ceux qui n’en connaissent pas l’origine.
36Après la Seconde Guerre mondiale, à l’époque de la reconstruction, on a accéléré l’édification des case popolari (domaine public à loyers très modérés). La plupart de ces maisons furent bâties à l’ouest et on choisit en ce même endroit, dès les années 1960, les zones à urbaniser en application de la loi 167/62.
37Les conséquences de cette urbanisation ont été assez différentes selon la situation préexistante dans chaque quartier.
38Dans la vallée du torrent Polcevera, où était ancrée une forte tradition de présence ouvrière, où s’étaient développées les sociétés d’assistance mutuelle (la plus curieuse s’appelait Amboisessi – « Les deux sexes » – (en hommage aux ouvrières) et où le contrôle social spontané était efficace, l’insertion des nouveaux logements et des nouvelles populations se fit, dans un premier temps, sans grand problème.
39Dans d’autres quartiers, comme Pra, plus fragile du point de vue social et géomorphologique, les nouveaux grands ensembles eurent un effet dévastateur. Le sigle « CEP », à savoir Centro Edilizia Popolare (maisons à loyer modéré) fut bientôt interprété comme Cattivo Elemento Pericoloso (mauvais élément dangereux) et devint le synonyme de mauvaises conditions de vie et de résidence.
40Dans les années 1970 et 1980, le besoin croissant d’habitations lié à l’augmentation de la population (Gênes connut son expansion démographique maximale au début des années 1980, avec 800 000 habitants environ) et aux expulsions dues à une loi nationale qui libéralisait – ou presque – les contrats de location, pousse l’administration communale à construire nombre de logements en utilisant les possibilités offertes par la loi 167/62 concernant l’expropriation de terrains à bâtir et les financements provenant de l’État et de la Région.
41En très peu de temps, huit pdz (Piani di Zona, plus ou moins équivalents aux ZUP françaises) : Voltri, Cà Nuova, Pegli 3, Pian di Forno-Sestri Ponente, Borzoli, Begato, Granarolo, Sant’Eusebio, sont édifiés. Les six premiers sont situés dans la zone ouest de la ville et vont poser très vite des problèmes aigus du point de vue social et fonctionnel. En particulier, les cités de Cà Nuova (Prà), de Pegli 3 et de Begato souffrent des conséquences particulières des choix architecturaux et d’urbanisation, à savoir :
- L’extrême visibilité des cités, situées sur des collines, dans un contexte pas encore suffisamment urbanisé ;
- Leur identification, à coup sûr, par effet des projets architecturaux qui se veulent innovants et qui semblent aux citoyens simplement « drôles » ;
- La difficulté des liaisons avec la côte, les autres parties de la ville et le centre-ville.
- La ségrégation spatiale, l’identification négative et la visibilité sont les pistes à suivre pour comprendre les processus d’appropriation (ou de refus) de l’espace.
À propos de lieux, de noms et de surnoms
« E lo splendore delle mappe, cammino astratto verso l’immaginazione concreta,
« lettere e segni irregolari che danno sulla meraviglia. »
Fernando Pessoa, Poesie di Alvaro de Campo (1933)
42Avant qu’elles ne soient habitées, les cités avaient déjà un surnom : Cà Nuova était devenue tout de suite le nouveau cep (l’« ancien », le « vrai » est situé juste au sud, presque sans solution de continuité). Pegli 3 est devenu le lavatrici (les machines à laver) à cause de la forme en hublot des décorations extérieures. Begato a été divisé en plusieurs zones dont la plus connue et la plus stigmatisée est la diga (la digue) en raison de sa position transversale par rapport aux deux collines opposées que les bâtiments relient.
43Avant de procéder à l’analyse du rapport entre les lieux et leurs définitions, il est peut-être utile de donner un bref aperçu du contenu des lois, ou mieux, des arrière-pensées du législateur lisibles dans les dispositifs.
44En effet, le DPR 1035/52 utilise les locutions famiglie bisognose (familles dans le besoin), case popolari (maisons populaires), qui étaient typiques des années 1950 et 1960 et qui évoquaient l’idée de la présence, d’un côté, d’un État-père de famille qui s’occupait de « ses pauvres » (surtout s’ils étaient sages et humbles) et, de l’autre côté, des grands ensembles et des grandes (bien que Spartiates) maisons pour des familles ouvrières avec beaucoup d’enfants et une majorité de femmes au foyer.
45La loi régionale R.6/83 utilise l’expression abitazioni sociali (habitat social) qui exprime des changements importants : il ne s’agit plus de case (maisons, mot qui donne tout de suite l’idée de ce qu’Émile Durkheim aurait appelé un « substrat physique » ou, plus simplement, l’idée d’un « contenant ») mais de abitazioni (habitai) ce qui évoque l’action d’habiter, donc un processus individuel et collectif, à l’intérieur du contenant constitué par la maison. De même le mot sociale au lieu de popolare signale la volonté de se référer aux problèmes de solidarité et d’égalité sociale plutôt qu’à la classe socioéconomique. Le fait n’est pas sans importance si l’on pense que, en italien, le mot popolare a toujours eu une connotation subtilement péjorative.
46D’autre part, la loi régionale n’avait pas pour but de prendre en charge les besoins des familles nombreuses ayant des bas revenus (à cause de l’évolution des ménages, les familles très nombreuses avaient presque disparu) mais d’aider les sujets « faibles » à tous les niveaux (handicapés, invalides, expulsés) ou atteints par des problèmes particuliers : foyers composés d’une seule personne, âge avancé, logement dégradé, précaire ou surchargé, cohabitation, loyer onéreux, logement très éloigné du lieu de travail, bas revenu.
47L’attention portée aux aspects relationnels est soulignée par la décision du législateur de favoriser, chaque fois que c’était possible, le maintien des groupes sociaux habitant déjà les quartiers où l’on bâtissait de nouveaux logements.
48Il faut ajouter que dans les zones urbanisées à la suite de la loi 167/62 (PdZ = Piani di Zona, plus ou moins équivalents à des ZUP), à côté des grands ensembles construits par l’administration publique à des fins locatives (edilizia sovvenzionata), on trouve des habitations édifiées avec des subventions publiques destinées surtout à l’urbanisation attenante (edilizia agevolatd), dont les occupants ont un cadre de vie et des revenus bien différents de ceux des habitants des logements publics.
49Dans le premier cas, le groupe social à qui des logement sont accordés en fonction des critères d’attribution prévus par la loi R. 6/83 est constitué par un nombre important d’individus qui ont besoin d’une aide économique et sociale. En outre, à cette pauvreté économique il faut, très souvent, ajouter une pauvreté sociale, liée à un noyau familial très réduit (on note un taux de personnes seules très élevé), à une habitude de rapports sociaux « froids », à la difficulté pour les personnes âgées de se déplacer en ville.
50Dans le cas de logements en régime d’agevolata, des sociétés coopératives achètent les terrains et édifient ou font édifier des logements dont les habitants sont propriétaires. Ces derniers, qui n’envisagent pas ce logement comme une étape dans une trajectoire résidentielle, mais le plus souvent comme une solution définitive, cultivent soigneusement tous les stéréotypes bourgeois : politesse, propreté, décor, ce qui n’est pas nécessairement évident pour les locataires de la sovvenzionata. Cela entraîne une certaine difficulté des rapports entre les deux groupes sociaux (les locataires des logements publics et les propriétaires des logements des coopératives) situés par effet des lois 167/62 et R. 6/83 dans le même pdz. Cette contiguïté, qui n’est pas toujours facilement acceptée, provoque des comportements différents, mais qui tendent tous à souligner la distance sociale et qui peuvent aller jusqu’à la construction d’une haie métallique pour séparer les deux parties d’une même cité.
51Les noms attribués par les habitants aux différentes parties des cités sont très importants pour s’orienter dans le dédale des perceptions et des jugements sociaux, d’autant plus que la toponymie officielle utilise, assez souvent, le même thème (fleurs, musiciens, écrivains étrangers, etc.) pour nommer toutes les rues et les places d’une cité dans son ensemble, ce qui constitue une façon de rendre immédiatement identifiable, par l’adresse, l’appartenance de quelqu’un à l’une ou l’autre des cités.
52C’est ainsi que, en nommant à leur façon les lieux, les parties de la cité et les immeubles, les habitants expriment la volonté, d’une part, de se soustraire à l’identification officielle et, de l’autre, pour les occupants de logements construits en agevolata, de rappeler que leur situation socioéconomique est meilleure que celle de leurs voisins des logements publics.
53Le cas de Begato est, à cet égard, emblématique.
54Au début, le pdz de Begato devait abriter près de quinze mille habitants. Par la suite, la densité a été réduite pour plusieurs raisons (manque de financement, changement dans les choix urbanistiques, diminution de la population, etc.). Aujourd’hui la population est constituée de six mille habitants environ. Les bâtiments ont été édifiés, dans leur majorité, avec un système de préfabrication « lourde » et comptent plusieurs escaliers et de grandes portes.
55Pour s’orienter dans la cité et reconnaître les immeubles, dans un quartier dépourvu de signes lorsqu’ils s’y sont installés, les habitants ont utilisé la position des escaliers (premier escalier en arrivant du centre-ville, deuxième, etc.) et les noms des sociétés constructrices (sci, cige, Beler, Visetti), dont les panneaux étaient campés devant les bâtiments. Bientôt ce système de classification est devenu obsolète, mais quelque chose en a survécu et imprègne encore le système de dénomination désormais fondé sur les noms des rues, des lots, (par exemple Begato 9), ou les noms attribués aux bâtiments pour leur forme (la diga, la torre, etc.). Certaines rues (qui ont des noms de musiciens) comme via Ravel ont une très mauvaise réputation, ce qui fait que « Ravel » (heureusement pour la mémoire du grand Maurice Ravel prononcé par tout le monde Ràvel) est devenu synonyme de lieu dangereux et dégradé.
56Les lots ont été construits de façon progressive (grosso modo les premiers lots en agevolata, les autres en sovvenzionata) et Begato 1 ou 3 reste une « bonne adresse » parce que les logements en agevolata renvoient leurs habitants à leur statut de propriétaires. En revanche, Begato 9, construit en sovvenzionata, est l’endroit le plus difficile et le plus fragile, socialement, de la cité.
57La Diga, avec ses neuf cents habitants dans un seul immeuble, est un cas à part. Avouer habiter la Diga c’est déjà dénoncer sa condition difficile.
58La cité, dans son ensemble, est presque dépourvue de services (ils sont tous situés dans la partie la plus proche des premiers lots en agevolata) et de lieux significatifs du point de vue affectif (Noschis 1984). Les seuls éléments émergeant ont une image – et une renommée –négative : la digue, la tour...
59Le principal lieu de rencontre ou de rendez-vous est identifié dans un muretto (muret, donc un nom commun et désignant quelque chose qui, en général, divise...) connu pour sa proximité de l’unique centre commercial et de l’unique tabac-marchand de journaux.
60Cette utilisation de mots communs, de termes banals, pour nommer les lieux, est très répandue dans tous les pdz (Gazzola, à paraître). C’est, en quelque sorte, une manière de souligner l’absence d’une signification affective précise, de garder ses distances vis-à-vis de lieux que les habitants, jusqu’alors, ne se sont pas appropriés complètement.
61Mais les « travaux sont en cours », l’imaginaire collectif est en train de bâtir une nouvelle image qui se fondra dans la perception sociale, dans un cercle qui pourra être vertueux ou vicieux en fonction des choix et des attitudes des différents acteurs sociaux.
62La communication, le dialogue entre les citoyens et l’espace est à la base de la capacité de « lire » le récit de la ville. Les banlieues les plus récentes offrent un récit qui est souvent trop schématique, trop pauvre en métaphores et en poésie à travers lesquelles puisse se transmettre le sens profond des lieux. Or, le temps et l’expérience quotidienne des habitants sont destinés à enrichir ce contenu.
63Nous savons que les mots et les signes peuvent exprimer plus de choses que leur contenu formel. Parfois, comme l’a montré la psychanalyse, les mots expriment leur contraire et cette négation évoque un besoin, cet oubli cache un désir.
64Une recherche qui prend en compte cette observation présente de nombreux risques et nous demande une attitude face au « dépaysement » heideggérien. Elle nous impose de re-négocier les règles du jeu de la recherche urbaine – en acceptant de suivre les pistes de 1’« Imaginaire bâtisseur » (Ostrowetsky 1983) – et d’avancer dans l’espace métaphorique, dans un espace vu par les personnes qui l’habitent à travers les lentilles de la mémoire, des expériences quotidiennes, des perceptions sociales, des souhaits, des attentes frustrées ou accomplies.
65L’analyse des mots et des dénominations des lieux nous conduit aussi à nous apercevoir du fait que les habitants des banlieues demandent, d’une voix toujours plus vibrante, de pouvoir exprimer leur subjectivité, leurs savoirs, leur force, leur volonté de ne pas rester aux marges des pouvoirs, des savoirs, d’une identité « centrale », mais de se situer au cœur d’un nouveau territoire.
Sources
66Le corpus écrit sur lequel on s’est appuyé comprend, surtout, les textes des lois nationales 167/62, D.P.R. 1035/72 et de la loi régionale 6/83.
67Le corpus oral est le fruit de plusieurs séries d’enquêtes menées, en utilisant surtout des interviews non directives – de 1985 à 1995 – par des équipes du « Laboratorio di sperimentazione sulla qualità residenziale » de la Fondation Mario et Giorgio Labò de Gênes, et – de 1995 à 1998 – par des équipes d’étudiants, dans le cadre de l’enseignement de sociologie urbaine auprès de la faculté d’architecture, sous la direction d’Antida Gazzola.
68L’utilisation de certains mots dans le texte des lois a permis aux chercheurs de se former une idée de 1’« arrière-pensée sociale » du législateur et le corpus oral leur a donné la possibilité de distinguer les transformations de la perception sociale parmi les citoyens des lieux analysés.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Auteur
Antida Gazzola, sociologue, université de Gênes
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