Jihozápadní Mĕsto, Prague 13, Lužiny : réflexions sur des enjeux de la dénomination d’un espace incertain
p. 149-169
Texte intégral
1Soit un plateau de plusieurs centaines d’hectares à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Prague, un vaste espace délimité par quatre clochers : ceux à l’est, à l’ouest et au sud des églises de trois gros bourgs, qui ont pour nom Butovice, Stodůlky et Řeporyje ; un dernier, au sud-ouest, celui de la chapelle de Krteň, seul vestige d’un autre village, disparu totalement dans le courant du xixe siècle. Nous sommes en 1983 et sur ces espaces agricoles, ces bonnes terres noires qu’une loi, en 1974, a intégrées à la circonscription de Prague1, la coopérative « Octobre rouge », qui a son siège à Řeporyje, cultive encore betteraves et céréales.
2En 1997, au lieu d’être sillonnée par les machines agricoles, la plaine est chaque jour traversée à vive allure par des centaines de voitures particulières. En moins de vingt ans, sur ce même espace, on a vu s’élever plusieurs centaines d’immeubles, s’aménager plusieurs milliers d’appartements ; des dizaines de milliers de nouveaux habitants (un peu plus de cinquante mille2 d’après les dernières statistiques disponibles) y ont emménagé, venus de toutes les régions du pays, et du centre de Prague en particulier, attirés par les activités de la capitale ou fuyant au contraire les mauvaises conditions de logement, lot commun de la plupart des jeunes couples qui logent dans les quartiers proches du centre historique de la ville.
3Des urbanistes et des architectes ont conçu des immeubles et des quartiers aux motifs urbanistiques caractéristiques. Des administrateurs, nommés puis élus, ont tenté à la fois de découper cet espace pour mieux le gérer et de lui donner une place dans le contexte plus vaste de l’ensemble de l’agglomération pragoise. Les habitants, pour leur part, « vivent » leur quartier d’une manière particulière qui n’a d’ailleurs souvent pas grand-chose de commun avec la manière dont les uns et les autres tentent de diviser l’espace du « quartier » que tous, à leur façon, tentent de créer. Par ailleurs, les habitants du vieux village, les « autochtones » serait-on tenté de dire, essaient de défendre leur héritage en gardant le souvenir, pas si lointain, de l’époque où leur village, indépendant, ne sentait que de loin l’influence pourtant grandissante de la ville.
4Chaque catégorie d’intervenants utilise un vocabulaire et une langue spécifiques. A travers l’exposé des différents mots employés pour désigner cet espace et des connotations de chacun d’entre eux, je me propose d’essayer d’analyser les termes du débat qui naît aujourd’hui sur la nature réelle de ce territoire.
5Jihozápadní Mĕsto, Prague 13, « sídlištĕ Lužiny » ou Stodůlky ? C’est à travers ces incertitudes que se donne à voir la querelle, plus fondamentale, qui a pour enjeu la définition d’une identité locale.
Le programme d’aménagement de Prague dans les années 1960
6Le projet Jihozápadní Mĕsto est apparu dans les cartons des urbanistes et des architectes à la fin des années 1960. Il faisait partie d’un vaste programme de construction qui avait été décidé au début de la décennie et qui avait une double ambition :
- restructurer l’agglomération pragoise en la désengorgeant par la création de trois grands pôles de fixation de population en dehors du site naturel de la vallée de la Vltava, dans laquelle la ville s’était développée jusqu’alors ;
- tenter de résoudre, par la construction massive d’appartements neufs aux qualités hygiéniques irréprochables (chauffage central, équipements sanitaires pour chaque appartement), la crise du logement, quantitative et qualitative, qui tenaillait Prague et à laquelle le gouvernement avait décidé de s’attaquer au début des années 1960.
7Le plan était ambitieux puisqu’il s’agissait de construire en trente ans des milliers de nouveaux logements qui devraient être capables d’accueillir plus de trois cent mille habitants3. Ce programme se décomposait en trois éléments : Severní Mĕsto tout d’abord, au nord de la ville, Jizní Mĕsto au sud et enfin Jihozápadní Mĕsto au sud-ouest de l’agglomération pragoise.
8Une rapide analyse des noms donnés à ces projets nous permet d’éclairer l’ambition résolument planificatrice et la vision particulièrement radicale des fonctionnaires du bureau de l’architecte principal de la ville de Prague, les concepteurs du programme.
9Severní Mĕsto tout comme Jizní Mĕsto ou Jihozápadní Mĕsto ne sont pas des toponymes. Ce sont des noms techniques volontairement hyper-descriptifs et par là même porteurs d’un sens clair et sans équivoque ; on peut donc se risquer à les traduire : Severní Mĕsto devient ainsi La Ville du nord, Jizní Mĕsto La Ville du sud, et Jihozápadní Mĕsto La Ville du sud-ouest...
10Le choix de ces noms décrit parfaitement toute l’ambition du programme. Il s’agit bel et bien de construire des villes4, sur un terrain totalement vierge – d’anciennes terres agricoles –, sans rapport avec « La Ville5 » (l’autre, Prague) et, qui plus est, à une distance respectable de tout autre noyau urbain. Si l’on rapporte cette ambition déclarée au projet social qui sous-tend le régime communiste en place à ce moment-là, on peut se risquer à avancer que la ville nouvelle socialiste devrait être, d’une certaine manière, la métaphore de la « société nouvelle » que le régime prétend créer : il faut la construire de toutes pièces, en rupture avec un passé dont on ne tient pas le moindre compte.
11Ces villes futures (villes du futur ?) n’ont pas de nom, elles n’ont que des positions : c’est leur rapport aux points cardinaux qui fonde leur identité. L’utilisation de ces catégories géographiques donne au programme une allure cartésienne et rationnelle, un aspect systématique et cohérent. L’agglomération pragoise ainsi dotée d’une ceinture de villes satellites apparaît comme un modèle physique ou mathématique, stable et équilibré : la quintessence de la planification.
La naissance de Jihozápadní Mĕsto (JZM)
12Jzm est le troisième élément de cet ambitieux programme d’aménagement. Sa conception a été confiée, après un concours organisé en 1967, à un collectif d’architectes dirigé par Ivo Oberstein, un jeune urbaniste de trente-trois ans.
13Au début des années 1970, époque où la préparation du plan d’aménagement de JZM connaît sa plus grande intensité6, la « ville du nord » commençait à sortir de terre, les plans de la « ville du sud » étaient bien avancés et l’on connaissait déjà les principaux concepts qui serviraient de trame au projet. C’est en réaction à ces idées que s’inscrit la démarche d’Ivo Oberstein, qui ne veut ni d’un espace éclaté comme la « ville du nord7 », ni d’un ensemble centralisé comme la « ville du sud »8 : l’équipe chargée de la conception du plan général de jzm se fixe comme objectif la réalisation d’un ensemble décentralisé mais cohérent, d’une ville ceinture, d’une ville de troisième génération.
14L’ambition affirmée par Oberstein est bien de créer une ville et il en tire les conséquences : il va concevoir des quartiers9 différenciés (cinq à l’origine), mais reliés entre eux et ainsi unifiés par la ligne de métro qui tout à la fois sert de colonne vertébrale à la « ville » et relie cet espace au centre de Prague. L’une de ces unités occupera une fonction particulière : elle sera le centre de la ville10, centre commercial et administratif, et sera traversée en son milieu par un bulvár.
15L’emploi de ce terme mérite quelques mots d’explication. La notion de « boulevard », en français, semble faire référence à quelque chose de circulaire et/ou d’animé11, d’autre part la construction des boulevards semble correspondre à des étapes marquantes du développement de la ville12. À Prague, ville qui n’a pas connu d’opération de restructuration urbanistique de très grande envergure au cours du xixe siècle13, il n’y a pas de boulevard. Le terme même, directement importé du français et seulement adapté sur le plan orthographique, n’appartient pas au vocabulaire tchèque courant. De plus, la réalité que l’architecte désigne sous ce terme est très différente de ce que l’on s’attendrait à trouver en référence au mot français. Le bulvár14 de Jihozápadní Mĕsto est piétonnier. Sur les plans, il s’agit d’une vaste « promenade », interdite à la circulation automobile, bordée de commerces, des principaux bâtiments administratifs et de services divers (cafés, cinémas, etc.). C’est une tranchée en ligne droite qui sépare le quartier central en deux parties : on s’attendrait à ce que soient préférées pour le désigner des expressions comme třída (« avenue15 ») ou même ná mĕstí(« la place16 »). L’utilisation de ce terme semble donc correspondre à une volonté délibérée : créer un « boulevard », catégorie d’artère rare et prestigieuse, au milieu de l’élément central du projet urbanistique que l’on est en train d’élaborer – c’est-à-dire, en d’autres termes, au cœur du cœur de la ville que l’on conçoit –, c’est un moyen supplémentaire d’inscrire cette dernière, d’emblée, au rang de « vraie ville » et même de « grande ville » dont ce boulevard constitue l’élément ultime de centralité. C’est aussi insister sur l’aspect vivant et social que l’on cherche à donner à cette ville, le mot tchèque bulvár impliquant, comme son cousin français, l’animation et le passage.
16Pour éviter la monotonie et l’uniformité urbanistique et pour favoriser au contraire la diversité des formes et des motifs, la réalisation de chacun des « quartiers » a été confiée à différentes équipes d’architectes qui ont travaillé indépendamment les unes des autres à partir du plan global d’aménagement qui avait été fixé dès le début du projet.
17Chacune de ces unités, chacun de ces obytný soubory reçoit un nom. Les toponymes retenus sont choisis dans le stock des noms de lieux disponibles dans la région. C’est ainsi que le premier ensemble, le plus à l’ouest, enveloppant le village de Stodůlky, lui emprunte également son nom ; le deuxième, Lužiny, prend le nom de la partie du village qui lui fait face ; les autres, Nové Butovice (le quartier-centre, situé toutefois le plus à l’est – le plus près de Prague) et Velká Ohrada, prennent le nom du village ou du hameau près desquels ils sont construits17. Le cinquième quartier, prévu encore plus à l’est sur un promontoire rocheux surplombant la Vltava, ne sera jamais construit18, une partie des plans initiaux ayant été abandonnée au début des années 1990 à la suite des bouleversements politiques de l’automne 1989.
18Les « quartiers » indépendants de jzm sont, d’après le terme technique générique qui désigne ce type de construction, des obytný soubory.
19L’expression signifie littéralement « ensembles d’habitation19 ». Elle semble désigner de façon neutre des zones urbanisées, caractérisées par la concentration de constructions homogènes. Elle fait toutefois particulièrement référence aux zones qui se sont construites après 194820 à la périphérie des grandes villes tchèques, composées des bâtiments typiques de la période socialiste, ces panelové domy (maisons ou immeubles en panneaux préfabriqués) pour lesquels les usines produisaient à la chaîne des éléments constitutifs qu’il suffisait d’assembler sur le chantier.
20L’un de ces quartiers, Lužiny, le deuxième par sa date de construction et le plus important par sa taille, nous intéressera particulièrement pour la création linguistique à laquelle il a donné lieu.
21Même s’il n’est pas le siège du quartier central, il est en quelque sorte le pivot de l’ensemble. Il a été dessiné en bordure d’un vaste espace récréatif qui devrait, lorsqu’il sera achevé, devenir un lieu d’attraction et de loisirs avec des petits plans d’eau, des pelouses et des arbres. Il s’ouvre sur la nature environnante et en particulier sur un parc naturel21 qui jouxte le territoire sur lequel est construit jzm. Pour l’instant cependant, Centrální Parle22, qui commence à peine à être aménagé, n’est encore qu’un terrain vague.
22Si l’on analyse de plus près l’organisation du quartier, on s’aperçoit que les espaces qui le composent sont très hiérarchisés. Il a été conçu autour de deux stations de métro (l’une s’appelle Lužiny, l’autre Luka) qui servent de point d’ancrage aux deux axes de service qui structurent le quartier. Ceux-ci se composent d’un collège, d’un grand centre commercial où nombre de magasins permettent de s’approvisionner en produits ou biens de consommation courants, d’une place censée servir de lieu de convergence pour les habitants, d’étalages de marché et de la station de métro elle-même. Ces deux axes correspondant aux deux stations de métro débouchent sur le futur parc central.
23Chacune de ces percées est entourée de quatre unités urbanistiques qui reprennent chacune, plus ou moins parfaitement, le motif caractéristique du quartier : les urbanistes ont baptisé cette forme superblok.
24Blok est un mot du tchèque courant, importé par la suite dans les registres techniques. Dans les deux cas, employé dans le domaine architectural, il fait référence à un ensemble massif et fermé. Dans la ville « classique », la Prague construite à la fin du xixe siècle, il sert à désigner les pâtés de maisons fermés, forme caractéristique des quartiers comme Žižkov ou Vinohrady. La référence à ce mot, tombé en désuétude dans le vocabulaire des urbanistes, emporté qu’il a été par l’accent mis sur la linéarité et l’ouverture des espaces, marque la volonté d’Oberstein et de son équipe de réintroduire dans leur projet les principes de la ville classique. Plus généralement, il faut voir, dans l’utilisation d’un vocabulaire architectural qui n’appartient pas au registre technique de l’époque (bulvár, superblok), la volonté de se construire un réfèrent, non pas dans les évolutions récentes de l’architecture importée d’Union soviétique (constructivisme), mais bien dans la continuité de l’urbanisme du xixe siècle. Cependant, le blok, en devenant superblok, gagne non seulement en taille, mais aussi en modernité.
25Un superblok est un ensemble de bâtiments, de sept à onze étages, disposés en deux demi-cercles, légèrement décalés, qui se font face23. Le rayon de l’unité circulaire ainsi constituée peut atteindre plusieurs centaines de mètres. L’espace dégagé est interdit à la circulation des voitures (les rues et les parkings se tiennent en périphérie de l’ensemble) et réservé aux habitants, piétons, cyclistes, et principalement aux jeunes enfants qui y trouvent des espaces de jeu spécialement aménagés, des pistes cyclables et des espaces verts, mais aussi des crèches, des écoles maternelles et primaires.
26La « ville » planifiée par les urbanistes frappe par sa cohérence, la rigueur de son organisation spatiale et le classement précis des espaces qui la caractérisent. Elle est divisée en « quartiers » qui sont eux-mêmes structurés de manière à créer des centralités capables de donner aux habitants le sentiment d’être dans un espace dont l’organisation est à la fois rationnelle et à échelle humaine.
27Reste que, une fois habitée, cette belle construction perd de sa cohérence et que les espaces, réinterprétés par les nouveaux habitants, changent de nom et par là même de nature et de signification.
28Les obytný soubory se transforment en sídlĭstĕ, les superbloks en rondely, les panelové domy deviennent des paneláky.
Panelák, rondel et sídlístĕ...
29L’« aventure » et la formation du mot panelàk sont relativement simples. Il s’agit d’une création populaire récente, désignant de manière légèrement stigmatisante ces grands immeubles faits de panneaux préfabriqués qui sont le symbole évident de la construction de nouveaux logements pendant la période socialiste. Le mot est formé de la racine panel (le panneau) et du suffixe –ák, légèrement péjoratif que l’on retrouve dans la formation populaire de beaucoup de mots tchèques24. C’est un terme dont l’usage est extrêmement répandu et qui est employé par tous, y compris parfois par les spécialistes, même si c’est avec une certaine répugnance. Les urbanistes qui ont été contraints de travailler avec cette technique – il n’y avait pas d’alternative – pendant la période communiste voient dans l’usage de ce terme une critique au moins implicite de leur travail et des résultats que cela a produits. Ils préfèrent utiliser lorsque c’est possible le terme technique, parfaitement neutre.
30L’histoire du mot rondel est, elle, plus incertaine, mais peut-être également plus pittoresque et plus éclairante. Rondel est un mot qui est loin d’être courant dans le tchèque moderne. À l’origine, il s’agit d’un mot importé du français25. Au sens premier, il désigne bien une réalité ayant trait à la construction. On lit en effet qu’il s’agit d’« une figure circulaire », « une construction stable de forme circulaire », d’« une planche (ou d’une perche) de forme arrondie ». L’origine de l’emprunt apparaît pourtant particulièrement mystérieuse, dans la mesure où les mots français dont la racine est la même que celle du mot tchèque semblent avoir perdu ce sens26. Reste que si le mot rondel appartient bien au lexique tchèque et possède un sens architectural qui désigne un bâtiment de forme circulaire, il ne fait pas partie de la langue commune (ni d’ailleurs d’un registre technique) : il s’agit d’un mot rare27. Sa réapparition récente, dans le contexte urbain de jzm, apparaît donc tout à fait surprenante voire incongrue.
31Pour aucun des habitants, cependant, le sens de cette expression ne fait question. Le mot, couramment employé par tous ceux qui logent à Luziny, est sans doute suffisamment évocateur pour que chacun y voie le meilleur moyen de désigner ces immenses formations architecturales, si reconnaissables, dans lesquelles logent parfois près de cinq mille habitants. L’usage du terme s’est tellement répandu et a été jugé tellement pratique qu’il est devenu un des moyens de s’orienter dans le quartier, remplissant d’aise, sans doute, les concepteurs qui avaient voulu faire de leurs superbloks des unités non seulement urbanistiques, mais aussi sociales28. Les rondelles sont des points de repères, facilement identifiables, en fonction de leur situation par rapport à l’axe de service et au parc central...
32Mieux même, dans la mesure où le terme fait référence à une réalité extrêmement locale, son usage est devenu, d’une certaine manière, un signe de la familiarité avec le quartier : les personnes étrangères à ce code écarquillent les yeux lorsqu’on les guide en employant des termes qu’ils ne reconnaissent pas.
33L’usage du mot sidlišté est, lui, par contre, extrêmement répandu. C’est apparemment un mot de formation récente qui se compose d’une racine (sídlo = le site, la demeure, le lieu de résidence, le siège) et d’un suffixe – ištĕ, caractéristique pour les noms indiquant la localisation et l’étendue spatiale29.
34Sídlištĕ est, d’après le dictionnaire, un mot à la définition particulièrement claire : il s’agit d’un « lieu d’habitat de masse », d’un « complexe de maisons d’habitation avec tous les aménagements nécessaires (communications, commerces, etc.)30 ». Comme exemple d’expressions utilisant le terme, le dictionnaire cite « la construction de nouveaux sídlištĕ », « les sídlištĕ coopératifs et miniers », etc. De façon assez amusante, un second sens, archéologique cette fois, est également indiqué, le mot désignant, dans ce contexte, les établissements des populations préhistoriques.
35Si l’on excepte ce dernier sens, tout le champ sémantique occupé par le mot semble renvoyer à ces « grands ensembles », ces grands complexes d’habitation qui ont vu le jour dans la périphérie des villes tchèques à l’époque communiste. En d’autres termes, le mot sídlištĕ serait l’exact équivalent, d’usage plus populaire et courant, de l’expression technique obytný soubory que nous avons mentionnée plus haut. En fait, si l’on prête attention à la manière dont est utilisé le terme par les locuteurs, si l’on s’attache à la « chevelure de significations31 » du mot dans l’emploi qui est en fait par les habitants, on découvre d’autres valeurs et d’autres sens.
Habiter dans un sídlištĕ
36Un sídlištĕ n’est pas seulement un « lieu », comme pourraient le laisser croire les définitions du dictionnaire. Le type d’urbanisme auquel il fait référence est tellement lié à la période communiste, à ses techniques et à ses méthodes, que le mot en est venu à désigner, plus qu’un espace physique précis, un « type d’habitat » ayant ses caractéristiques propres. A partir de là, le mot peut aller jusqu’à évoquer « un mode particulier d’être à la ville ». Ce phénomène n’est pas sans provoquer un certain flou par rapport au sens du terme et à l’utilisation qui en est couramment faite.
37Les logements, sous les communistes, n’étaient pas « choisis » par les habitants qui les auraient obtenus en intervenant sur un marché régulé par la loi de l’offre et de la demande, ils étaient attribués par les organismes ou les institutions responsables de la politique du logement32. Aussi ne pouvait-on pas décider de son lieu de résidence. Si, pour obtenir un appartement, il fallait bien déposer une demande, celle-ci portait en premier lieu sur la taille et la catégorie de confort du logement souhaité. Le choix d’une destination préférentielle n’intervenait qu’en second lieu, et pour la plupart de ceux qui cherchaient, par le biais de leur démarche, à améliorer leur situation de logement le plus rapidement et de la manière la plus significative possible, le lieu de résidence devenait presque indifférent : l’essentiel était d’avoir un « bon » appartement33. Dans ce contexte, l’appartement de sídlištĕ, c’est-à-dire un appartement familial34, confortable, bien équipé et au standard précis, correspondait sinon à un idéal, du moins à un compromis acceptable (que l’on se représentait parfois comme une fatalité, un « destin » dans la mesure où, si ces appartements étaient de fait ce qui se construisait de mieux à l’époque, c’était uniquement parce qu’on ne construisait rien d’autre).
38La plupart des premiers habitants qui arrivèrent en 1983 à jzm, tout comme ceux qui, par la suite, leur emboîtèrent le pas, ne connaissaient donc pas l’endroit dans lequel ils allaient emménager ; pour eux, Stodůlky, Lužiny ou Nové Butovice, les mots qu’ils avaient vus inscrits sur la « feuille de route » qui leur avait été remise en même temps que la notification de l’issue favorable réservée à leur dossier, étaient des noms qui sonnaient étrangement35, sans grande signification, des lieux qu’il fallait chercher longtemps sur une carte détaillée de la région de Prague.
39Pourtant, autant la situation géographique de l’endroit dans lequel ils s’apprêtaient à vivre semblait nouvelle et mystérieuse, autant ils étaient préparés à affronter la réalité qui leur était proposée : ils allaient habiter dans un sídlištĕ, un type d’habitat, un cadre de vie connu et sans surprise, caractérisé par une architecture particulièrement austère par le fait d’être une vaste zone occupée de façon homogène par des panelák, spécifique de par un important mélange social36, une structure démographique37 particulière... et l’anonymat (la forte concentration de population devant forcément avoir des effets négatifs sur les rapports interpersonnels).
40Au-delà de cette « image » assez générale qui émerge encore aujourd’hui38, lorsqu’on évoque le sídlištĕ, la structure qui apparaît à travers le discours construit par les habitants à propos de leur cadre de vie révèle d’autres dimensions de ce type d’habitat.
41Le sídlištĕ, ce n’est ni la ville, ni la campagne, c’est un espace incertain qui combine les avantages (et les inconvénients) des deux situations.
42J’ai été fort surpris, lors des premiers entretiens que j’ai recueillis dans le cadre de mon enquête, d’entendre mes interlocuteurs vanter les mérites « écologiques » de l’endroit dans lequel ils vivaient39 : bon air40, espaces verts, proximité de la campagne, l’espace que construisait le discours avait, assez bizarrement, des accents ruraux. Pour un Français, habitué à voir dans des types d’urbanisme équivalents l’essence même du malaise urbain, il y avait de quoi être décontenancé.
43En fait, c’est par rapport au centre-ville, accusé de tous les maux (pollution, foule bruyante, trafic insupportable), que l’on construit cette image positive du quartier. Il est vrai par ailleurs que ce discours s’appuie aussi sur des éléments positifs d’appréciation : les espaces entre les immeubles sont particulièrement larges et ce caractère un peu déconcentré de l’architecture41 est jugé favorablement, la possibilité de « voir des champs » depuis sa fenêtre est considérée comme un grand privilège. Cependant, l’essentiel semble ailleurs : habiter dans le sídlištĕ, c’est habiter dans un endroit adapté aux conditions particulières de jeunes familles avec de jeunes enfants, c’est habiter loin du centre-ville qui, lui, est particulièrement inadapté à cette situation.
44Mais le sídlištĕ, c’est aussi la ville, ou plus exactement, c’est aussi le rapport à la ville. Par sa proximité (jzm n’est distant du centre de la ville que d’une quinzaine de minutes par le métro), c’est l’accès à toutes les ressources de la vie urbaine, de l’animation d’une capitale, que ce lien représente : emploi, loisirs multiples, potentiel éducatif supérieur, etc. Même si certaines de ces offres n’existent qu’à l’état de potentialités et restent inexploitées, ce rapport à la ville, ce lien existant est tout à fait fondamental.
45C’est donc sans surprise que l’on constate que les stations de métro, incarnation concrète de ce rapport à la ville, sont les vrais pôles de convergence, les vrais centralités du quartier. C’est par rapport à elles que l’on s’oriente et que l’on se définit : les noms des stations de métro deviennent les toponymes que l’on utilise pour désigner l’endroit où l’on habite.
46J’ai eu la chance de pouvoir étudier ce phénomène d’assez près car l’ouverture du métro, initialement prévue en 1987 mais repoussée à de nombreuses reprises, s’est en fait effectuée le 11 novembre 1994, au moment où j’avais déjà engagé mon enquête. De nouveaux noms de quartiers sont ainsi apparus sous mes yeux au fur et à mesure que le métro entrait dans les habitudes de vie quotidienne des habitants. L’exemple le plus éclairant est celui de la station de métro Hůrka située dans le quartier Nové Butovice, entre les stations Nové Butovice et Lužiny. Le nom Hůrka42 a progressivement changé de statut et a bientôt servi à désigner la zone desservie par la station alors qu’auparavant les habitants avaient tendance à se désigner comme des habitants de Nové Butovice, adoptant ainsi le nom officiel qu’avaient inventé pour eux les concepteurs du quartier.
47Cette manière de s’orienter et de définir son lieu de résidence, de même que le choix fait par les aménageurs de reprendre les toponymes locaux, n’est pas sans provoquer des difficultés et des confusions car les toponymes, censés désigner des « lieux », perdent de leur précision dénominative.
48Ainsi, le nom Lužiny est-il surexploité. Suivant le contexte, il peut servir à désigner :
- l’une des grandes places du village de Stodůlky ;
- La partie du village qui s’est développée autour de cette place (il s’oppose à ce moment-là à Stodůlky, l’autre partie du village) ;
- L’ensemble du quartier, le obytný soubor tel qu’il a été construit par les urbanistes (il est ici mis sur le même plan que Stodůlky, Nové Butovice ou Velká Ohrada) ;
- Le sídlištĕ qui lui correspond (c’est-à-dire non pas seulement l’espace physique de ce quartier, mais également l’espace social qui le constitue) ;
- La station de métro qui porte ce nom (il s’oppose ainsi à « Luka », l’autre station de métro du obytný soubor Lužiny) ;
- La zone que cette station de métro dessert.
49Les cartes topographiques du lieu sont le reflet de ces incertitudes et de ces hésitations. En en consultant un certain nombre, de différentes époques, j’ai pu constater que, tout à tour, le nom Lužiny sert à désigner des réalités et des lieux qui évoluent, de manière pas toujours cohérente, au cours du temps. L’interlocution courante nécessite un choix entre ces différents sens et se satisfait de ce flou, chacun parvenant, d’après le contexte, à identifier ce dont on parle. On retrouve ces mêmes tâtonnements dans l’usage qui est fait du mot sídlištĕ.
50Ce mot, on l’a vu, est utilisé pour désigner tout à la fois une réalité physique et une réalité sociale : l’emploi de l’expression bydlet na sídlištĕ – habiter dans un sídlištĕ – dépasse le simple cadre de la stricte description de son lieu d’habitation. Mais même lorsqu’il est utilisé dans un contexte local pour désigner des espaces physiques, l’utilisation de ce terme peut s’appliquer à la dénomination de plusieurs référents : il peut s’agir, c’est le cas le plus simple, de l’espace délimité par l’obytný soubor, mais également, en deçà, de la zone desservie par la station de métro correspondante ou, au-delà, de l’ensemble de Jihozápadní Mesto, c’est-à-dire la totalité de l’espace occupé de façon homogène par des paneláky.
La mairie de « Prague 13 »
51Jihozápadní Mĕsto ne s’appelle plus Jihozápadni Mĕsto. Depuis le mois de novembre 1994, au lendemain des élections locales, le quartier43 a changé de nom : il faut désormais l’appeler Prague 13. Pour bien comprendre la portée de ce changement, il convient de dire quelques mots de la structure administrative, actuellement en pleine réforme, de la ville de Prague.
52Celle-ci, comme les autres grandes villes du pays44, est divisée selon trois niveaux de responsabilités :
- un Magistrat, au niveau de Hlavní Mĕsto Prahy (c’est-à-dire de Prague-Capitale) qui gère l’ensemble de l’agglomération, c’est l’institution la plus importante ;
- les obvody (= arrondissements) : 10 jusqu’en 1994, 13 depuis et sans doute bientôt 15. Ils sont désignés par un numéro d’ordre ;
- les mĕtské části, littéralement les « parties de ville », les quartiers, qui constituent le niveau de base de la gestion municipale. On en compte 53 pour l’ensemble de Prague. Ils sont de tailles et d’importances différentes. Leurs noms sont, en règle générale, des toponymes.
53Hlavní Mĕsto Prahy est découpée en obvody qui sont eux-mêmes divisés en mĕtské cásti. Seuls deux de ces niveaux sont électifs, le niveau supérieur et le niveau inférieur. Le niveau intermédiaire, qui a des compétences spécifiques, n’est qu’un relais administratif de l’État. Cependant, les mĕtské cásti qui sont le siège de l’administration d’un arrondissement et qui prennent le nom de cet obvod (Prague 1, 2, 3, etc.) ont un statut particulier puisque leur maire n’est pas seulement le représentant politique de la population qui l’a élu, il est également, de droit, le responsable de l’administration de l‘obvod et ce sur l’ensemble de son territoire.
54Le changement du nom Jihozápadní Mĕsto est l’indice d’un changement de statut administratif : de simple mĕtská část de Prague 5 qu’il était jusqu’à présent, le quartier, élargissant ses compétences, passe au statut de quartier central d’un nouvel arrondissement45.
55La mesure est présentée par les autorités municipales du quartier comme une évolution naturelle.
- Les arguments sont d’ordre démographique : le poids de Jihozápadní Mĕsto par rapport à l’ensemble de Prague 5 justifie à lui seul la mesure.
- Ils sont également politiques : les problématiques intéressant les quartiers de sídlištĕ46 sont tellement particulières qu’il convient de les laisser aux soins d’organes spécifiques.
56En fait, même si chacun de ces arguments a sa pertinence, et que la volonté de changer le statut du quartier semble être le moteur principal de cette modification (initiée d’ailleurs par les autorités municipales du quartier47) on ne peut toutefois faire l’économie de l’étude de l’impact qu’a eu le changement de nom. En effet, celui-ci semble, si l’on en juge par l’empressement mis par les autorités à promouvoir la nouvelle appellation, s’inscrire dans une logique politique particulière.
57Il s’agit d’abord de donner une nouvelle identité au quartier. Le nom de Jihozápadni Mĕsto qui était employé jusqu’à présent devenait fort encombrant car, trop technique, trop connoté, il ne pouvait pas être un support d’identification suffisant48. Le nom de Prague 13, par sa nouveauté et son côté un peu incongru49, donne de nouveaux moyens au maire dans sa tentative de création identitaire : en même temps que le nouveau nom naissent un blason, un drapeau, une devise (« Prague 13 : la porte de l’Europe »), des traditions (des fêtes sont ainsi littéralement recréées), un hymne même...
58En fait, toutes ces mesures cherchent à faire perdre au quartier son « côté sídlištĕ », c’est-à-dire à en gommer l’aspect générique et à faire disparaître son histoire d’espace urbain créé de toutes pièces par la volonté du régime communiste. Il s’agit de donner à ce lieu une existence propre, d’en faire un « quartier normal ». Cependant, ce changement ne traduit pas seulement une volonté de supprimer une référence au passé, il permet aussi de prendre date par rapport à l’avenir. Cette tentative de « normalisation » s’inscrit en effet également dans une logique de redéfinition des rapports du quartier avec l’ensemble de l’agglomération de Prague.
59Prague 13, c’est Prague... D’une manière assez paradoxale, en même temps qu’il s’autonomise administrativement, le quartier revendique son appartenance à la ville. Alors que l’ancien nom insistait sur l’aspect satellite de cette « ville » nouvelle, le nouveau nom réinstaure le lien avec le reste de la capitale. Quelle place sera donc réservée à Prague 13, dans la nouvelle Prague, celle de l’économie de marché ?
60Le maire, aussi ambitieux pour lui-même que pour « son » quartier, n’imagine le futur que sous un jour brillant. Prenant ses références dans les grandes villes occidentales (il cite à l’envi – est-ce parce que je suis français ? – Paris et le quartier de la Défense), il voit Prague 13 devenir, dans les décennies futures, le centre d’affaires, le pôle dynamique de Prague. Comme argument plaidant en faveur de ce pronostic, il énumère les avantages de son quartier : sa situation en bordure de l’autoroute qui mène vers l’ouest, vers l’Allemagne et l’Union européenne50, son importante réserve foncière51, le dynamisme et l’âge de sa population, etc. À l’en croire, Prague 13 représenterait l’avenir de Prague, on peut douter du fait que Jihozápadní Mĕsto aurait pu l’être.
61Ce changement de nom peut donc apparaître comme un moyen pour la municipalité (ce n’est évidemment pas le seul, ni sans doute le plus puissant, ni le plus efficace) de se reclasser par rapport à l’ensemble de l’agglomération pragoise, de s’affirmer en tant que quartier, un quartier potentiellement leader et pionnier dans le contexte de la Prague capitaliste. Si les prédictions de son maire venaient à se réaliser, cela ne constituerait pas le moindre des paradoxes, concernant un ensemble qui représente une sorte d’apothéose architecturale et urbanistique du socialisme réel tchécoslovaque.
Du côté des staré usedlici
62Il faut maintenant évoquer un dernier intervenant, à savoir les villageois, ceux qui, Stodůláci52 depuis des générations53, ont vu arriver, dans les dernières années, le sídlištĕ, dernier avatar de l’avancée progressive de la ville sur leur territoire.
63On a vu que l’un des objectifs des concepteurs de Jihozápadní Mĕsto avait été d’intégrer architecturalement (et donc aussi socialement) le village à l’ensemble qu’ils construisaient. Mais, de même que leurs efforts ont abouti à des hiatus visuels, de même les rapports entre villageois et nouveaux venus ont été marqués, dès le début, par des malentendus. Contre la nouveauté, les habitants se sont défendus par les mots. Le village, pour le différencier du Stodůlky- obytný soubor, a été informellement rebaptisé Staré Stodůlky, le Vieux Stodůlky. Eux-mêmes sont devenus des Starí Stodûlâci, Starí Usedlici. En insistant sur leurs racines (l’adjectif starý = vieux), les villageois se construisent un monde alternatif à cette modernité envahissante avec laquelle ils n’ont aucun contact – ils ne cherchent pas à en avoir. Le mot usedlík est particulièrement significatif54 : il signifie littéralement « celui qui est implanté » ; encore renforcé par l’adjectif starý, il désigne les « vieux implantés », nom courant que se donnent entre eux les habitants du village, représentant l’enracinement dans un territoire.
64Les villageois vivent donc, autant que possible, adossés au grand ensemble, n’ayant que des mots méprisants pour to sídlištĕ, ce sídlištĕ-là, expression par laquelle ils désignent l’ensemble des bâtiments construits dans le cadre du projet Jihozápadní Mĕsto. Des expressions imagées, mais aussi plus stigmatisantes sont également employées : cela va du classique králikárna (cage à lapins), mot d’usage courant55 même à l’intérieur du sídlištĕ, jusqu’à des inventions locales. C’est ainsi que j’ai entendu employer à plusieurs reprises des métaphores aussi imagées que termitière, fourmilière, ruche, etc. Même si les expressions changent, c’est toujours la même idée qui est reprise et développée : celle d’une animalité générique, grouillante et foisonnante, totalitaire même (au sens où la masse des individus fait disparaître l’individu), par là même inquiétante et dangereuse.
65Alors, Jihozápadní Mĕsto, Prague 13, sídlištĕ Lužiny ou Staré Stodůlky ? Ville autonome pour les aménageurs, quartier leader de l’agglomération de Prague pour les administrateurs actuels, espace hésitant entre la ville et la campagne pour les habitants du grand ensemble, image menaçante de concentration humaine pour les villageois séculaires du « vieux Stodůlky », à travers cette querelle des dénominations, c’est bien un débat sur la nature réelle du quartier, sur son rapport à la ville et plus généralement à l’urbain qui semble s’instaurer.
Sources
66Ce texte a été écrit à partir des résultats d’une enquête ethnologique menée dans le quartier de Jihozápadní Mĕsto entre 1994 et 1998. Ses conclusions sont le fruit de l’analyse de sources orales, matériaux recueillis dans le cadre d’interviews formalisées ou non et réalisées tant avec les habitants (habitants du sídlištĕ et habitants du village) qu’avec les responsables locaux ou les architectes concepteurs. Pour l’analyse de ces deux derniers registres, nous avons croisé les matériaux oraux avec un certain nombre de sources écrites (documents fournis par Ivo Oberstein, l’architecte du projet, sur la genèse de Jihozápadní Mĕsto, oŭ publiés par la municipalité à l’attention des habitants), sans qu’il nous ait été possible d’observer de différence majeure dans le vocabulaire employé pour décrire le quartier en fonction du type de sources. Nous avons utilisé, en complément de l’analyse de la « langue des habitants », le Dictionnaire de la langue littéraire tchèque (édition de 1989), dictionnaire de référence de la langue tchèque, que nous avons utilisé comme un reflet à un moment donné de l’état de la langue courante.
67La présente enquête a également fait l’objet d’un film documentaire intitulé Prague 13, Petites histoires de transition (réalisation : Laurence Bazin et Jean-Yves Legrand ; production : Pirouette Film).
Notes de bas de page
1 La loi de 1974 sur l’aménagement de Prague-Capitale, « Hlavní Mĕsto Praha », double la surface de la juridiction de Prague dont l’étendue passe ainsi de 100 à 200 km2. On intègre ainsi au territoire de Prague de vastes terrains libres à l’ouest comme à l’est de la capitale.
2 Soit près de 5 % de la population totale de Prague actuellement. Les plans initiaux, dont une partie a été abandonnée après 1990, prévoyaient de construire sur ce territoire de quoi loger 130 000 personnes. La capacité finale du quartier, lorsque toutes les tranches des différents projets seront achevées, devrait dépasser les 80 000 personnes. Certains éléments sont en effet encore en construction.
3 Soit le tiers de la population pragoise de l’époque.
4 Le mot tchèque Mĕsto, univoque, ne laisse planer aucune hésitation sur le sujet. À cela, il faut ajouter que l’échelle de ces projets était si grande qu’aucun toponyme local ne pouvait, à lui seul, contenir l’ensemble du territoire destiné à la construction.
5 L’une des épithètes couramment attribuées par les expressions populaires est « Prague, la mère des villes » [Praha, matka mĕst] ; par ailleurs Prague est aussi « Hlavní Mĕsto », puisqu’elle est « Capitale » du pays (la périphrase utilisée par langue tchèque pour traduire ce mot signifie littéralement « ville principale »).
6 Sur un plan politique plus général, cette époque correspond, rappelons-le, à la période de « normalisation » qu’a connue la Tchécoslovaquie, à la suite de l’invasion, en 1968, des troupes du pacte de Varsovie venues mettre fin à l’expérience communiste réformatrice connue sous le nom de « printemps de Prague ». Cette époque est une période de régression dans tous les domaines et en particulier en matière de liberté de création. L’architecture est évidemment concernée : « L’architecture avait disparu, se plaint Ivo Oberstein, il ne restait plus que l’urbanisme. »
7 Severní Mĕsto se présente sous l’aspect d’une série d’unités urbanistiques dispersées sur un vaste territoire. Il n’y a pas de lien ni d’unité entre elles.
8 Jižní Mĕsto est au contraire un ensemble compact, homogène et centralisé, de forme ovale, orienté selon un axe est-ouest qui correspond au tracé de la ligne du métro (ou de tramway rapide – on ne savait pas encore, à l’époque, quelle solution sera retenue).
9 Le mot tchèque čtvrt’ exactement la même origine que le mot français « quartier » (čtvrty = quatre ; čtvrt’ = quart). Le mot čtvrt’ apparaît couramment dans les nombreux documents que j’ai pu consulter pour désigner les différentes parties du projet Jihozápadní Mĕsto.
10 Il faut préciser toutefois que ce « centre-ville », n’est pas au centre géographique de l’ensemble. S’il est « centre », c’est de par les fonctions qu’il occupe : c’est le siège des administrations en particulier.
11 Boulevard périphérique, boulevard des maréchaux, Grands Boulevards à Paris...
12 Dans les villes françaises les « boulevards » actuels correspondent souvent à l’emplacement des anciennes fortifications abattues au xixe siècle.
13 Il y eut cependant de grandes « percées » effectuées à cette époque, parmi lesquelles les plus célèbres sont Na Příkopé (au bas de la place Venceslas) et Pařížská (la rue de Paris, entre la place de la vieille ville et la Vltava). Aucune de ces créations n’a toutefois reçu le nom de bulvâr, nom qui sonne, en tchèque, comme archaïque et vieilli.
14 Il convient néanmoins de signaler que, dans la plupart des matériaux qu’il m’a été donné de consulter, l’expression bulvár était utilisée avec des guillemets.
15 Mais aussi classe, catégorie, etc. Ce terme aurait cependant évoqué davantage la circulation.
16 Václavské Námĕstí, la « place Venceslas » ressemble d’ailleurs à une grande avenue. L’emploi du mot place aurait mis l’accent sur le côté rassembleur du lieu.
17 On peut s’étonner du fait que, alors que pour Stodůlky on a choisi de conserver exactement le même nom pour le quartier et le village, on a choisi, en ce qui concerne Butovice, de qualifier le quartier moderne (Nové = nouveau). L’une des explications vient sans doute de la différence d’imbrication réciproque entre les parties anciennes et les parties modernes.
À Stodůlky on note la volonté, exprimée par les concepteurs et traduite dans les faits, d’intégrer au maximum les bâtiments anciens du village à la structure du nouveau quartier. En fait, le neuf et l’ancien s’interpénètrent. Aussi, créer une différenciation au niveau du toponyme irait à l’encontre de la volonté urbanistique. Ce n’est pas le cas à Nové Butovice qui ne fait qu’emprunter son nom au hameau voisin : il n’y a pas d’interaction réelle entre les anciennes structures villageoises et le nouveau quartier qui est construit à côté, il peut donc apparaître nécessaire de faire la différence entre l’ancien et le moderne.
Il convient toutefois de noter que dans la pratique quotidienne, la différence entre l’ancien et le moderne a été de fait réintroduite par les habitants du village. En parlant du « Vieux Stodůlky » (Staré Stodůlky), en se baptisant Staří Stodůlâci (nom des habitants de Stodůlky) ou, plus généralement, Staří Usedlici (les vieux implantés), les habitants du village réintroduisent les différences que les concepteurs du quartier avaient prétendu gommer. (Voir également infra.)
18 Il devait s’appeler Divčí Hrady (les châteaux des jeunes filles), du nom d’un lieu-dit tout proche, allusion à un mythe tchèque très ancien qui parle d’une révolte menée par les femmes contre les hommes, et de la fondation éphémère d’un matriarcat.
19 On trouve également parfois, dans les documents l’expression obytný celek qui ne peut se traduire différemment en français. Il peut, cependant exister une légère nuance entre les deux (que j’ai du mal à saisir, le tchèque n’étant pas ma langue maternelle) : alors que l’ensemble-celek évoque l’unité et la compacité des éléments (celý = tout, entièrement), l’ensemble-soubor évoquerait davantage le regroupement et la collection (soubor est le terme utilisé pour désigner les recueils de poésie, les orchestres musicaux, etc.).
20 Date du « coup de Prague », par lequel le Parti communiste tchécoslovaque renversa le régime démocratique de la seconde république tchécoslovaque, le 1er février 1948.
21 Prokopské údolí : La vallée de la rivière Procope, classée parc naturel en dépit du fait qu’elle se trouve dans les limites de Prague, est un lieu de promenade et de loisirs, à dix minutes à pied des premiers bâtiments de Jihozápadní Mĕsto.
22 Il faut voir dans cette dénomination technique (centrální park, en français le parc central, en anglais, central park) davantage une référence à sa position par rapport au quartier et un réel manque d’imagination qu’une référence à d’autres « Central Park » situés dans des agglomérations célèbres !
23 Cette forme serait, d’après les architectes concepteurs du quartier, inspirée par des expériences suédoises des années 1960 et 1970.
24 « Le suffixe –dk apparaît dans les dérivés de thèmes verbaux, de substantifs et d’adjectifs comme žebr-ák = le mendiant, kuř-ák = le fumeur (des verbes žebrati et kůřiti), voj-ák = le soldat (du substantif voj) ; avec une nuance de condescendance hlup-ák = bête, chud-ák = le pauvre (des adjectifs hloupý, chudý) et populairement Karl-ák (la place Charles = Karlovo Námĕstí), Václav-ák (la place Venceslas = Václavské Námĕstí) (André Mazon, Grammaire de la langue tchèque, Collection des grammaires de l’Institut slave, deuxième édition, Paris, 1931 :132).
25 D’après le Dictionnaire de la langue littéraire tchèque, édition de 1989. La forme féminine, rondela également parfois entendue à Luziny, serait un emprunt à l’allemand. Le sens des deux mots est le même.
26 Je n’en ai trouvé trace ni dans le Petit Robert (édition 1992), ni dans le Dictionnaire historique de la langue française des éditions Robert (édition 1993).
27 C’est un mot très spécialisé, utilisé principalement par des spécialistes des monuments historiques et par les historiens de l’art. S’il apparaît bien dans le dictionnaire de la langue tchèque en huit volumes, il est absent de sa version abrégée en un seul volume.
28 L’espace libre, au centre du superblok, devant devenir un lieu d’échange et de rencontre...
29 Voir André Mazon, op. cit. p. 133.
30 Définition du Dictionnaire de la langue littéraire tchèque, op. cit.
31 Je me permets ainsi, en prenant l’image de la comète, d’adapter l’expression « halo de connotation » qui est utilisée par Christian Topalov et Charles Depaule (« La ville à travers ses mots », Enquête n°4)
32 L’État lui-même ou les coopératives de logements, grosses entreprises liées à l’État qui n’avaient pas de méthodes sensiblement différentes.
33 C’est-à-dire un appartement vaste (dans les conditions de l’offre de logement à Prague) et confortable avant tout.
34 Le fonds de logement de jzm est composé, pour les deux tiers, d’appartements de type trois pièces-cuisine, l’appartement familial typique (une chambre pour les parents, une autre pour les enfants, un salon). Les autres appartements sont de type 2+kk (deux pièces avec coin cuisine), une minorité d’appartements est de type quatre pièces-cuisine ou studio.
35 Tous ces noms, hérités, on l’a vu, des toponymes de la région, font en effet référence à des aspects ruraux, témoins du passé agricole de la région, mais en décalage total avec l’austérité architecturale des panelák : Stodůlky (les granges), Lužiny (les prairies) et Velká Ohrada (la grande barrière) sont des noms qui appartiennent à une autre époque.
36 Les sídlištĕ ne sont pas marqués socialement. À jzm cohabitent toutes les catégories sociales : des populations tziganes aux ministres (deux ministres du gouvernement tchèque actuel logent dans le quartier), en passant par les ouvriers, les intellectuels, les militaires ou aujourd’hui les petits entrepreneurs...
37 Par contre, dans la mesure où le mode d’attribution des logements favorise les « familles », on remarque, dans les sídlištĕ, une structure démographique particulière appelée, selon les auteurs, structure monogénérationnelle ou duogénérationnelle : ce sont de jeunes familles avec des enfants en âge pré-scolaire qui constituent la population la plus nombreuse au moment de l’emménagement dans un sídlištĕ neuf. De plus, du fait que la situation de pénurie en matière de logement empêche une grande mobilité résidentielle, de véritables « vagues démographiques » se forment au sein de ces ensembles : chaque sídlištĕ a un âge, celui de ses habitants qui correspond également (avec vingt-cinq ou trente ans de plus) à celui de la construction de ses bâtiments.
38 Et même de plus en plus, dans la mesure où l’on assiste au début d’un processus de stigmatisation des sídlištĕ qui devient possible dès lors qu’apparaissent des alternatives à la construction de ces grands ensembles. De plus en plus identifié à la construction sous le régime socialiste, le mot sídlištĕ commence à rejoindre panelák dans le même registre de vocabulaire légèrement négatif.
39 Il faut toutefois préciser que cette vision émane de ceux qui « habitent » dans le sídlištĕ el qu’elle se construit à partir d’expériences individuelles qui font que l’accès à ce type d’habitat représente un mieux certain par rapport à leurs conditions de logement antérieures. L’image que construisent ceux qui n’habitent pas dans le quartier est généralement très négative.
40 jzm est, comme son nom l’indique, situé à l’ouest de l’agglomération de Prague, zone d’où soufflent les vents dominants. Elle est ainsi protégée des effets de la pollution qui, dans la ville de Prague proprement dite, atteint des niveaux tout à fait inquiétants. Cela, doublé du fait que jzm est le dernier des grands sídlištĕ construits autour de Prague (c’est donc le plus neuf), lui a valu la réputation d’être le « meilleur sídlištĕ de Prague ». Nové Butovice, dans ce contexte, est encore plus particulièrement bien noté.
41 Il faut songer au fait que, pendant la période communiste, l’État pouvait exproprier sans trop de difficulté ni sans trop de frais les propriétaires (coopératives agricoles, plus rarement exploitants individuels) des terres qu’il convoitait. Il n’y avait pas lieu d’économiser l’espace. Les urbanistes de l’époque ont donc pu aménager, à leur guise, de vastes terrains. La densité des constructions baissa. Il faut noter que, alors que mes observations semblent aller dans le sens d’une satisfaction des habitants par rapport à cet aspect de l’urbanisme de jzm, les spécialistes actuels voient plutôt dans le caractère non urbain de certains quartiers (Lužiny en particulier) un handicap. La solution serait plutôt à chercher du côté de Velká Ohrada, plus compact donc plus urbain. Mes observations montrent que ce quartier est, parmi ceux de jzm, celui qui est le plus sévèrement jugé par ses habitants. La composition urbanistique n’est toutefois pas le seul élément : la forte minorité tzigane qui habite à Velká Ohrada contribue largement à donner au quartier une mauvaise réputation.
42 Hůrka = la colline.
43 J’emploie dans ce paragraphe le mot « quartier » pour désigner la division administrative sur laquelle le « maire » a une compétence politique, c’est-à-dire l’espace du mĕtská čast, voir infra.
44 Il y a six villes « statutaires » qui possèdent la même organisation (les cinq autres sont Brno, Ostrava, Plzeň, Liberec et Olomouc).
45 Avec un statut intermédiaire assez confus, puisque, dans certains domaines, le quartier reste considéré comme un mĕtská část normal. C’est ainsi que l’adresse postale des habitants devrait, en toute logique, être libellée ainsi : « Prague 5 – Prague 13 », « Prague 5 » étant le nom de l’arrondissement postal dont dépend le quartier (il n’y a pas eu de nouvel arrondissement créé dans ce domaine), « Prague 13 » étant le nom officiel qu’a pris le mĕtská část depuis 1994.
46 La création de trois nouveaux obvody correspond en effet à un détachement de zones de sídlištĕ du reste de l’arrondissement concerné qui a une structure urbaine plus classique.
47 Le véritable instigateur de la mesure est en effet le maire de Jihozápadní Mĕsto qui, pendant son premier mandat (1991-1994), était le seul des maires de quartier à avoir été également élu au conseil municipal du Magistrat. C’est lui qui a fait pression pour que le Magistrat prenne des décisions en faveur du redécoupage de la ville.
48 En fait, c’est ce que la municipalité cherche à dire lorsqu’elle affirme que l’un des éléments qui ont joué en faveur du changement de nom, outre la tradition voulant que chacun des obvod ait son nom formé de la même manière (mais après tout, si l’on avait voulu insister sur la spécificité des quartiers de sídlištĕ, on aurait très bien pu aller à l’encontre de cette « tradition administrative »), était la nécessité de mieux identifier le quartier : « À partir du moment où nombreux étaient ceux qui faisaient la confusion entre d’un coté Jihozápadní Mĕsto et Jižní Mĕsto de l’autre, il convenait de changer les noms », m’a affirmé le maire. Comme si une distinction Prague 11 – Prague 13 était plus satisfaisante...
49 Tout le monde est, en effet, habitué à considérer Prague comme divisée en dix arrondissements.
50 Voir la devise citée plus haut.
51 Le programme d’aménagement de la zone a été amputé, en 1990, des projets dont la réalisation n’avait pas encore été entamée. Par contre, les terrains avaient déjà été expropriés.
52 Habitants de Stodůlky – je n’ai jamais entendu cette appellation, sauf sous forme de plaisanterie, formulée par ceux qui habitent dans le sídlištĕ.
53 « Ma famille habite ici depuis sept siècles, mon petit-fils a fait des recherches !... » m’a affirmé un jour une grand-mère du village.
54 On y reconnaît la racine sídlo = le lieu, la demeure, que l’on retrouve d’ailleurs dans sídlištĕ.
55 Ce mot, d’un registre de langage très populaire, a même reçu une sanction officielle, dans la mesure où il a été employé en public par Václav Havel, président de la République tchèque... et écrivain.
Auteur
Laurent Bazac-Billaud, anthropologue, cefres, Prague
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