Les mots et l’espace du Caire au tournant du xixe et du xxe siècle
p. 135-146
Texte intégral
1Pourquoi ces dates ? Au cours du xixe siècle, Le Caire a connu de nombreux changements tant dans la composition de sa population que dans sa structure urbaine, particulièrement sensibles vers la fin du siècle. Pour plusieurs raisons, il ne s’était pas passé grand-chose avant cette époque. D’une part, les grands changements du début du siècle s’étaient concentrés à Alexandrie. D’autre part, à l’exception de certains projets particuliers tels que le percement de la rue Muski, pendant le règne de Muhammad Ali qui domina la première moitié du siècle, les efforts de l’État s’étaient orientés vers d’autres domaines.
Les transformations urbaines de 1880 à 1920
2Quand on étudie le développement de la ville à la fin du xixe siècle, on est d’abord frappé par sa forte croissance, puis par l’apparition d’une double structure, celle de la ville traditionnelle et celle d’une autre ville, européenne, qui s’étend aux côtés de l’ancienne cité, chacune fonctionnant selon son propre système, et ayant sa propre composition sociale. Ce phénomène a d’ailleurs pu être observé dans des villes qui ont vécu une colonisation comme Fès, Rabat, Alep et Jérusalem. Au Caire, la fin du xixe siècle et le début du xxe ont connu l’extension des quartiers construits sur le modèle européen, comme al-Abbassiya au nord du Caire, al-Ismailiyya à l’ouest et plus tard Garden City, Zamalek et Héliopolis.
3L’aspect le plus connu de l’évolution du Caire au tournant du siècle est sa modernisation par la construction de grands établissements relevant de l’État, inspirés des modèles européens : le musée, l’Opéra, la bibliothèque khédiviale, le jardin zoologique, l’ouverture de grandes avenues (souvent qualifiée d’« haussmannisation ») telles que l’avenue de Bulaq et l’avenue des Pyramides ainsi que la multiplication des transports adaptés à l’ère moderne comme les tramways et l’asphaltage des voies.
4Ce texte porte sut une autre perspective des changements qui se produisirent vers la fin du xixe siècle : l’apparition d’une division de la ville en quartiers traditionnels et quartiers européens n’est en fait qu’un des aspects de ces transformations profondes et complexes qui fonctionnent à de multiples niveaux. C’est une très grande partie de la population qui est alors affectée pat ces mutations, au-delà de cette division entre quartier européen et quartier traditionnel. On peut observer par exemple des différences croissantes entre quartiers privilégiés et quartiers pauvres, entre quartiers anciens et quartiers qui accueillent les populations des provinces arrivant au Caire. Ainsi voit-on apparaître d’autres divisions tout aussi importantes1 ; et si on ne s’arrête que sur la division européen/indigène ou moderne/traditionnel, on risque de laisser de côté une gamme de changements fondamentaux contemporains. Ces derniers concernent tous les espaces de la ville, tant les anciens quartiers que les nouveaux, et la façon dont les diverses strates sociales les conçoivent et les utilisent. Il s’agit donc de phénomènes complexes. Les nouvelles conditions économiques et politiques, culturelles et démographiques de la fin du siècle ont laissé leur marque, de différentes façons, sur les « deux » villes, provoquant des échanges constants entre celles-ci à plusieurs niveaux. Il faut donc étudier ces phénomènes en regardant la ville dans sa totalité. C’est ainsi que l’on peut comprendre non seulement la façon dont la création de nouveaux quartiers privilégiés a influencé le développement du Caire, mais aussi comment l’apparition des quartiers moins privilégiés marque l’évolution de la ville pendant ces décennies. Le vocabulaire et les mots reflètent la complexité de cette situation. Cela apparaît évident lorsque l’on suit l’évolution du sens de certains mots qui renvoient à l’espace, notamment à l’espace public et au centre-ville. Il en est de même pour le vocabulaire concernant la gestion de la ville, qui renvoie à la notion d’intérêt public (almaslaha al’amma). On verra d’ailleurs comment le sens du terme « voie publique » a changé depuis le xviiie siècle, suivant qu’il s’agit de la ville traditionnelle ou de la ville moderne ou encore de la façon dont les diverses couches sociales conçoivent ces espaces. Les transformations sociales se reflètent en cette période dans les mots qui décrivent la ville.

1. Edge City, Los Angeles (1999) : emblème de l'Amérique dynamique.».

2. Panneau publicitaire pour « La cité du soleil : une métropole pour le millénaire », au sud de Delhi (1999), dans une « future zone environnementale ».

3. Guadalajara (1996) : l’ancienne colonia (irrégulière) urbanisée de Santa del Valle en quête de légitimité.

4. Périphérie de Guadalajara (1996) : une colonia bien intégrée.

5. Une invasão de Salvador de Bahia (1997) : le résultat d’un acte collectif.

6. Une UR (unidade residencial) à Recife (1997) : une nouvelle identité.

7. Prague 13 (1997) : entre Hurka et Luziny, le pont du métro aérien enjambe centralni park.

8. Inji : « ici » à Eslam Shahr, une nouvelle ville en cours d’identification. Téhéran (1996).
5Transformations économiques et augmentation de la population sont également contemporaines. Tout au long du xixe siècle, Le Caire avait connu une croissance démographique raisonnable. En 1798, les savants de l’Expédition française avait compté une population qui s’élevait alors à 263 000 habitants. A la fin du règne de Muhammad Ali (1805-1848), elle était d’environ 256 000. La population en 1882 a atteint le nombre de 374 383 personnes ; mais le rythme s’accélère ensuite de façon dramatique : 570 062 en 1897, 654 476 en 1907, 790 939 en 1917 (Arnaud 1998 : 20).
6La baisse de la mortalité a certes pu jouer un rôle dans cette augmentation sensible. Mais bien plus important fut l’afflux de population de deux origines différentes vers Le Caire : une population européenne dont la venue a été encouragée par la politique du khédive Ismail et ensuite celle des occupants anglais (environ 80 000 personnes dans l’ensemble de l’Égypte, dont la plupart au Caire). L’histoire de cette période se réfère constamment aux effets de cette migration sur le développement de la ville. Mais il convient de considérer globalement l’ensemble des changements survenus simultanément. En effet, les recensements de la population indiquent qu’il y eut également une émigration interne tout aussi importante et que les ruraux ou les gens de la province affluaient en grand nombre vers la capitale. Selon Clerget qui cite le recensement de 1927, on dénombrait alors 614 041 personnes nées au Caire, 183 230 venues de Haute-Égypte et 166 922 de Basse-Égypte (Clerget 1934 : 249). Une grande diversité de causes explique ces migrations. Les Européens étaient attirés par les possibilités d’enrichissement offertes par une économie de plus en plus dirigée vers l’Europe. Les ruraux au contraire quittaient la province en raison des déséquilibres économiques qui atteignaient des proportions alarmantes. Les travaux de E.R.J. Owen montrent que, à partir des années 1870, les impôts sur les terres agricoles avaient atteint des chiffres qui dépassaient les possibilités de paiement des paysans. Ils étaient nombreux à se trouver de plus en plus endettés et finissaient par se débarrasser de leurs terres. Ces dernières étant souvent accaparées alors par les grands propriétaires, les paysans devaient chercher d’autres sources de revenus (Owen 1969 : 146-147). Dans le même temps la ville avait des besoins de main-d’œuvre non spécialisée et non liée à la structure corporative, pour accomplir un certain type de travaux et subvenir aux nouveaux besoins de ses habitants et de sa nouvelle économie. C’est une période au cours de laquelle on a beaucoup construit ; les ouvriers du bâtiment étaient très demandés.
7Alors que l’apparition des quartiers européens contribue à doter la ville d’une double structure, un autre type de division en zones ou secteurs obéit à des règles spécifiques. Les frontières entre ces secteurs se chevauchent et se pénètrent. Elles ne sont pas toujours clairement définies, car les activités de l’un et de l’autre secteur sont liées entre elles, suscitant un constant va-et-vient. En ce qui concerne leur fonction toutefois, chacune se définit sur un mode qui lui est propre.
8Nous distinguerons des zones urbaines en fonction du type d’économie qui les caractérise. La première est celle où se développe l’économie moderne du commerce de gros, lié à l’Europe, avec ses banques, ses sociétés, ses hôtels et ses restaurants, ses loisirs et ses moyens de transport rapides. C’est le secteur économique urbain le plus puissant, qui jouit du soutien de l’État et des élites, qui attire les financements et l’expertise de ceux qui peuvent le développer. C’est dans l’espace de cette économie que se trouvent les établissements qui donnent au Caire une image de modernité : le musée, les sociétés savantes et l’Opéra. Il est le lieu de résidence de la couche la plus riche de la société (Européens et élites indigènes) qui fait fonctionner cette économie et qui dirige le pays. C’est la zone centrale de la ville nouvellement construite mais qui s’étend aussi plus loin, là où l’on trouve les lieux de loisir ou de repos tels que l’hôtel Mena House et l’hôtel de Helouan où sont aménagés des thermes. On applique à cette zone le mot tamaddun. C’est la zone civilisée, la zone de l’avenir, moderne, occidentalisée, cultivée, propre. On l’oppose à l’ancienne ville aux rues étroites et aux maisons irrégulières que l’on identifie alors comme arriérée et en régression : taâkhur. C’est ainsi que la qualifie Abdalla Nadim en 1992 dans son journal (Nadim 1994, I : 184-185).
9La deuxième zone est le support de l’économie des artisans et des petits commerçants qui travaillent dans des ateliers et des petits magasins. Cette économie est liée à la présence d’une population en majorité indigène qui compose sa clientèle. L’artisanat, bien que très réduit à cause des importations de produits européens, continue à fournir certains articles et services aux personnes qui n’utilisent pas de produits importés, soit à cause de leurs prix élevés, soit parce qu’il n’y a pas d’équivalents importés aux produits qu’ils recherchent, soit encore parce qu’il s’agit de produits indispensables aux traditions. Dans ces espaces urbains, les gens essaient tant bien que mal de vivre leur vie communautaire malgré les ruptures dans les structures traditionnelles et résidentielles et au sein même des corporations de métiers. En fait, ils se voient obligés de créer d’autres structures. Ce type d’économie se situe surtout dans les anciens quartiers de la ville où continuent à vivre nombre d’artisans qui y ont leurs racines, cependant que d’autres artisans s’installent dans les nouveaux quartiers modernes ou européens. S’y créent des petits commerces, des menuiseries, des ateliers de tailleur et de raccommodage.
10La troisième zone, généralement mais pas toujours située à la périphérie de la ville, est composée de gens qui offrent leurs services, qui vivent de ce qu’ils peuvent gagner chez les autres. Ce sont le plus souvent des journaliers, des domestiques, soumis à des conditions de vie précaires. Cette population a certes toujours existé, mais elle compte de plus en plus de nouveaux venus de la campagne qui ont peu de racines dans la ville. Ces personnes vivent en grand nombre dans les quartiers où l’immigration rurale est intense et continue. Il est donc difficile d’y créer des structures communes. On sait d’ailleurs peu de chose sur ces gens pourtant beaucoup plus nombreux que ceux qui participent des autres espaces économiques de la ville. Une enquête concernant les ouvriers du Caire, menée en 1911, citée par Clerget, indique que leurs salaires étaient très bas et leurs conditions de vie difficiles. Les dépenses excédaient les revenus aussi bien pour les ouvriers travaillant à la fabrique de cigarettes, que pour les maçons, menuisiers et employés de chemin de fer, qui avaient souvent une famille nombreuse à nourrir.
11En même temps que cette troisième zone se développe en travaillant pour les deux autres, elle gère aussi sa propre économie, avec ses règles informelles, loin des intérêts de l’Etat qui ne s’en préoccupe pas. Le mûlid fête religieuse autour de laquelle se développe le marché, est une des manifestations qui attirent ceux qui ne font pas partie de l’économie dominante, non seulement parmi les populations du Caire, mais aussi chez les gens de la campagne. On achète, on vend et on fabrique pour ceux qui participent à ces fêtes. C’est un des volets de cette économie, sans pour autant en être le seul.
12Ainsi se recomposent des populations et des économies de plus en plus différentes qui marquent la géographie urbaine et les espaces, de par leur utilisation et par les règles qui façonnent celle-ci. Les conséquences de ce phénomène sont complexes. On peut les observer à plusieurs niveaux. Les différences socioéconomiques s’accentuent entre les trois zones, s’exprimant en particulier dans l’écart de densité de la population entre les diverses parties de la ville. En 1917, par exemple, alors que la moyenne pour Le Caire était de 4891 personnes au kilomètre carré, certains quartiers entassaient dix fois ce chiffre (al Muski, avec ses dépendances de al Ashmawi, Darb al Genena, Darb el Mahabil, Kom el Shaikh Salama et Manasra), soit 47 318 habitants ; et Bab al Sha’riya encore plus, avec 59 185 habitants (Ministry of Finance 1920 : 2-18). La partie ouest de Shubra devenait un quartier prospère, alors que la partie est, plus proche de la gare du Caire, qui accueillait les nouveaux venus de province, se transformait en quartier populeux. Ce n’est pourtant pas dans ces quartiets d’immigrants que se développe la construction. Deuxième observation : le centre-ville quitte son emplacement séculaire. Jusqu’au début du xixe siècle, il se trouvait à Bayn-al Qasrayn (« Entre les deux Palais ») où étaient situés les palais fatimides, centre-ville symbolique.
13Avec les transformations économiques de la seconde partie du xixe siècle, la nouvelle rue Muski qui lie l’Ezbekeyya à Bayn al Qasrayn a gagné beaucoup d’importance en devenant le principal marché de produits européens (épicerie, jouets, tissus, quincaillerie, meubles, horlogerie) ainsi que de nombreux articles « indigènes » (Clerget 1934 : 150). Et à l’Ezbekeyya, là où l’ancienne ville côtoie la nouvelle, apparaissent les grands hôtels (le Shepheard, le Continental), les agences de tourisme et la compagnie Thomas Cook and Son. Le dernier déplacement du centre prend la direction des quartiers d’Ismailiya et d’al-Tawfiqiyya. C’est là dorénavant que s’installeront les principaux magasins comme Cicurel sur l’avenue de Bulaq, les banques et plusieurs administrations publiques (palais de justice, télégraphe, téléphone et sociétés savantes). On y dispose de plus d’espace pour construire de larges rues où pourront passer les voitures. Ainsi les élites orientent-elles les déplacements du centre vers les espaces où il est plus aisé de gérer leur économie. Chaque déplacement entraîne une accentuation des différences avec les autres zones.
14Il faut dire enfin que tout cela a des conséquences sur la façon dont ces espaces sont utilisés. La comparaison entre la configuration urbaine du début du xixe siècle et celle du tournant des xixe-xxe siècles est éloquente. Vers 1800, le centre de l’ancienne ville traditionnelle est un pôle d’attraction pour les habitants de tous les quartiers du Caire. C’est là que se situaient les grands établissements publics : le grand tribunal du Caire, le Bab’Ali et les deux tribunaux où se réglaient les questions de succession. Tout mariage de mineur, tout problème concernant un waqf (bien de mainmorte), la tutelle des mineurs et une multitude d’autres questions, ne pouvaient être traités que dans un de ces trois tribunaux. Le grand hôpital, mâristan Qalaun, est une fondation typiquement pieuse, seule institution de ce genre, qui accueille les malades de toute la ville. Les soins y sont gratuits, de sorte que tous ceux qui n’ont pas de moyens peuvent en profiter. Sur le plan économique, le centre-ville et les voies qui y conduisent sont les lieux de concentration des grands établissements commerciaux, les wikalas2. Les marchés de certains produits se trouvaient aussi dans le centre ; métaux précieux et cuivre y étaient échangés. Il comptait nombre de collèges, d’écoles primaires, de fontaines et de bains publics, établissements essentiels des villes traditionnelles ; et enfin, centre religieux, il abritait la mosquée la plus ancienne et la plus importante du Caire, Al Azhar, dont le rôle social tant au xviie qu’au xviiie siècle n’est plus à souligner.
15Lieu public par excellence, ce centre rassemblait les fonctions essentielles à la majorité des habitants du Caire. Dans ce contexte, la notion d’espace public, telle qu’elle a été évoquée au début de ce texte, peut être définie par les fonctions qui se retrouvent dans cet espace et par les espaces communs que partagent les membres des différentes couches sociales en un lieu reconnu comme tel.
16Vers la fin du xixe siècle, les règles qui régissent ces espaces publics changent profondément. Le centre est la zone la plus privilégiée. Il bénéficie de davantage de services que les autres et tend finalement à s’en distinguer et à s’en éloigner. Comme il faut protéger les établissements publics, d’innombrables règlements apparaissent. L’État, surtout après 1882, a aussi intérêt à se protéger des désordres et des rébellions et établit en conséquence un contrôle de la rue beaucoup plus strict. C’est ainsi que le ministère de l’Intérieur étend son contrôle aux activités privées. Il en résulte une redéfinition des pratiques et des groupes qui peuvent s’exercer ou se trouver sur la voie publique. Contrôle et exclusion constituent les nouvelles tendances de l’utilisation de l’espace public. Une série de lois et de règlements est émise, qui vise à contrôler les personnes dont la présence peut gêner ceux qui les voient.
17Ces lois créent de nouvelles divisions urbaines, chacune avec ses propres règlements. Elles interdisent par ailleurs à certaines catégories de personnes l’accès à telle ou telle partie de la ville. Dès lors, les quartiers européens sont de plus en plus distincts des quartiers « indigènes », les quartiers résidentiels des quartiers non résidentiels, les voies et les places publiques du reste de la ville. Les règlements, rédigés en français, indiquent en détail les rues qui sont comprises dans chacune de ces catégories. Comme on l’a dit, ils identifient et restreignent les groupes sociaux qui peuvent ou ne peuvent pas se trouver dans certains lieux. Or les exclus sont nombreux. On le voit à la définition du vagabondage par exemple, qui comprend toute personne qui n’ayant pas de moyens pécuniaires reconnus, ou qu’on trouve sur la voie publique avec moins de 400 piastres sur elle, ou qui parcourt les rues en demandant l’aumône, ou enfin qui fait preuve de mauvaise conduite (Gelât 1911 : 255). Ainsi surveille-t-on la façon dont la voie publique est utilisée. On punit par amende, on punit de prison, de séjour en établissement de redressement. La loi de 1808 définit à son tour les enfants vagabonds : il s’agit de tout enfant de moins de quinze ans qui se livre à la mendicité sur la voie publique ou dans un lieu public, qui n’a pas de domicile fixe ni de moyens de subsistance alors que son père et sa mère sont morts ou emprisonnés et qui fait preuve de mauvaise conduite (Gelât 1911 : 255). Les lois de 1894, 1906 et 1909, promulguées peu de temps après le début de l’occupation anglaise, renouvellent la définition du vagabond : personne qui n’a pas de moyens de subsistance, pas de métier, mendiant valide qui parcourt les voies publiques en demandant l’aumône. Un « vagabond » est considéré comme délinquant par le simple fait d’être sans travail et de demander l’aumône, acte justiciable d’une peine de prison. La définition de 1909 intègre les individus qui cherchent à gagner leur vie en pratiquant les jeux de hasard ou en disant la bonne aventure sur une voie publique, dans un établissement public ou dans tout lieu exposé à la vue du public (Gelât 1911 : 554-555).
18La police et le ministère de l’Intérieur élargissent donc leur champ d’activité de façon considérable dans le domaine urbain après l’occupation anglaise de 1882. À partir de ce moment, c’est au ministère de l’Intérieur qu’il faut faire une demande d’autorisation pour ouvrir un établissement public. C’est lui qui décide du droit de chacun à mener une activité particulière et du secteur de la ville où celle-ci peut s’exercer. Par exemple, un arrêté du 13 juin 1891 établit le règlement de police qui autorise l’ouverture d’un cabaret, d’un café, d’une buvette, d’une brasserie, d’un théâtre, de même que d’un cirque et d’un club. Il indique pat ailleurs les formalités à suivre pour obtenir l’autorisation. Enfin, il désigne les quartiers de la ville où de tels établissements peuvent ou ne peuvent pas être ouverts (Gelât 1893 : 603). L’État protège le bien public, al-maslaha al’amma. Il utilise la jurisprudence islamique, dont les tribunaux religieux se servaient fréquemment jusqu’au xixe siècle, comme une des sources de la loi. Lorsque les textes étaient silencieux sur une question, on pouvait régler les conflits en se fondant sur la maslaha’amma. Nombreux sont les cas mentionnés dans les registres des mahkama shar’iya du siècle précédent pour lesquels le qâdi donnait son jugement sur cette base, y compris à propos des questions urbaines. C’était le tribunal qui définissait ce qui était un comportement acceptable ou inacceptable, les activités qu’on pouvait pratiquer dans une certaine partie de la ville et celles qui n’y était pas admises. En principe, l’initiative de la plainte revenait aux personnes concernées. La question était alors réglée en faisant appel à des experts en la matière, des architectes notamment et des témoins habitant le plus souvent dans les quartiers où avait lieu l’objet du litige. Il est évident cependant, que certaines activités et certains lieux – prostitution et lieux de consommation de l’alcool (khammara) – ont toujours été mal vus et éloignés le plus possible des zones résidentielles. Un acte du tribunal de Bab’Ali datant de 1063 concernant l’ouverture d’une khammara à Khukhat al-Awuz dit ceci : « Les habitants du quartier se plaignent au tribunal de la présence du bar qui leur porte atteinte, surtout qu’avant son ouverture, ce lieu était une école élémentaire pour les enfants coptes. » À partir de cette plainte, qui s’était exprimée dans le quartier, des experts sont envoyés pour inspecter les lieux et le qâdi émet son jugement qui est de fermer le bar3.
19Après 1882, c’est au niveau de l’État, du ministère de l’Intérieur et de la police, que de telles décisions sont prises. C’est alors l’État qui représente l’intérêt public. Le terme maslaha’amma reste le même mais le sens a changé.
Le contrôle des espaces publics
20L’État, relayé par la police, lorsqu’il émet ses lois et règlements, vise la zone centrale. C’est elle qui bénéficiera d’une protection et de la présence de ses institutions, beaucoup plus que les autres zones de la ville. Les habitants des anciens quartiers (hâra) et ceux des quartiers périphériques où sont venus s’installer les gens de la campagne ont à créer tant bien que mal leur identité et à gérer leur vie communale dans des conditions de plus en plus difficiles. Certes, on ne peut pas lire l’histoire uniquement à partir des lois et règlements venus d’en haut. On sait peu de chose sur les quartiers périphériques et sur les couches sociales défavorisées. Mais on peut supposer que les secteurs urbains qui ne bénéficiaient pas des nouvelles mesures d’urbanisme gardaient leur dynamisme. Cette époque par exemple connut une diffusion et une multiplication des ordres soufi. La confrérie créée par Ahmad al-Sawi, mort en 1825, était établie cent ans plus tard non seulement en Égypte mais aussi au Higaz et au Soudan (Delanoue 1982 : 145-146). On assiste également à la création en 1880 d’une nouvelle branche de la confrérie des Shadhliyya, la Hamidiyya Shadhiliyya, par al-Sayyid Salama Hasan al-Radi, qui sera poursuivie par ses descendants (Mustafa 1980 : 130-131). La multiplication des confréries a touché les différentes couches sociales, aussi bien rurales qu’urbaines. Mais elles comprenaient sûrement un grand nombre d’adeptes venus des strates sociales défavorisées. À travers elles, se formait une nouvelle culture moderne et efficace, adaptée à une économie dynamique où les différents secteurs de la population se rencontraient.
21La modernisation a amplifié la création d’espaces collectifs au profit de tous tels que les transports publics, les hôpitaux en principe ouverts au grand public et les institutions d’enseignement. Mais de nouvelles lignes de démarcation sont apparues, soulignant la façon dont sont utilisés les espaces publics. Par exemple, pour accéder au jardin d’Ezbekeyya qui a été aménagé à la place d’un lac, on demande un prix d’entrée qui servira à l’entretien du jardin mais qui restreindra son accès à certaines couches sociales. Se créent ainsi des espaces de plus en plus réservés. Un autre mode de division de l’espace est pratiqué par les établissements et les transports publics. Amira Sonbol, dans son travail sur les hôpitaux de cette époque, a montré que pour la première fois, ils ont été répartis en cinq classes : les trois premières classes sont destinées aux étrangers, aux notables et aux membres officiels du gouvernements ; les deux autres sont pour les gens ordinaires. Le prix est fixé selon la classe et la durée du séjour. Le tarif des tramways est également fixé selon la classe : un prix pour la première classe ; un pour la seconde. Ainsi peut-on conclure que certaines couches sociales bénéficient de l’accès aux établissements « modernes ». Mais à l’intérieur même des établissements publics les espaces communs se réduisent au profit des espaces ciblés à l’intention de tel ou tel type de population. La modernisation apporte donc ses propres barrières.
Sources
22Le gouvernement a entrepris, surtout après l’occupation anglaise de 1882, des recensements de la population à plusieurs reprises entre 1880 et 1930. Ceux-ci permettent de se rendre compte de l’évolution de la population de la ville pendant ce demi-siècle. Nous avons utilisé le recensement de 1897 : Recensement général de l’Égypte, 1897, Le Caire, Imprimerie nationale, 1898 ; celui de 1907 : Ministry of Finance, The Census of Egypt taken in 1907, Cairo, National Printing Department, 1909 ; enfin celui de 1917, Ministry of Finance, The Census of Egypt Taken in 1917, Cairo, Government Press, 1920.
23Abdalla al-Nadim était écrivain en même temps qu’activiste contre la présence européenne en Égypte. Il a utilisé son talent d’écrivain pour contester la pénétration militaire, économique et politique qu’a connue le pays. Il a édité, entre août 1892 et juin 1893, un hebdomadaire nommé Majallat al-Ustadh où paraissaient ses articles politiques satiriques. Cet ensemble a été édité au Caire en 1994.
24Philippe Gelat, délégué du contentieux de l’État près des Tribunaux indigènes, a entrepris deux grands travaux en français : le Répertoire de la législation et de l’administration égyptienne, première partie 1876-1887 ; deuxième partie 1888-1892, publié au Caire en 1888 et 1893 ; et le Répertoire général annoté de la Législation et de l’Administration égyptiennes, 1840-1910, en six volumes. Nous avons utilisé le sixième volume, publié à Alexandrie en 1911 (imprimerie Lagoudaki). Ce travail contient entre autres, les lois et les décrets officiels, les documents diplomatiques et les traités de commerces. Dans les deux travaux, la matière est organisée selon un ordre alphabétique.
Bibliographie
Références bibliographiques
Arnaud (J.-L.) 1998. Le Caire, mise en place d’une ville moderne. 1867-1907. Paris, Sindbad/Actes Sud.
Baer (G.) 1969. « The Beginnings of Urbanization », dans : Baer (G.) (éd.), Studies in the Social History of Modern Egypt. Chicago-Londres, University of Chicago Press.
Clerget (M.) 1934. Le Caire, étude de géographie urbaine et d’histoire économique. Le Caire, Imprimerie Schindler.
Delanoue (g.) 1982. Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du xixe siècle 1798-1882, Le Caire, ifao.
Gelat (P.) 1893. Répertoire de la législation et de l’administration égyptiennes, période 1882-1892. Le Caire, Imprimerie al-Igtihad.
– 1911. Répertoire général annoté de la Législation et de l’Administration égyptienne, 1840-1892, vol. VI. Alexandrie, imprimerie Lagoudaki.
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– 1981. Héliopolis. Paris, Éditions du CNRS.
Ministry of Finance 1920. The Census of Egypt Taken in 1917. Le Caire, vol. I.
Mustafa (Faruq Ahmad) 1980. Al-Bina’al-Ijtima’i lil-Tariqa al-Shadhliyya fi Misr, Dirasa fi al Anthropolijia al-ijtima’iyya, al-Hay’a al-Amma lil-Kitab. Alexandrie.
Nadim (Abdalla) 1994. Majallat al-Ustadh. Le Caire, Éd. Abd al-Mun’im al-Jami’i.
Owen (E.R.J.) 1969. Cotton and the Egyptian Economy, 1820-1914 : a Study in Trade and Development. Oxford, Clarendon Press.
Notes de bas de page
Auteur
Nelly Hanna, historienne, American University in Cairo
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