Introduction
p. 1-13
Texte intégral
1La spécificité de l’urbanisation pendant la seconde moitié du xxe siècle fut l’accélération de son rythme. Rien de commun pourtant entre le cas de Mexico et celui de Tokyo ou de Madrid. En revanche, dans d’innombrables lieux de la planète, la précipitation ainsi déclenchée conduisit les technocrates et les élites à proposer et à lancer des mots pour désigner ce que, pour sa part, le français, et notamment les géographes, décrit un peu tristement sous l’expression de périurbain.
2Malgré sa diversité (du village dorénavant enclavé à l’étendue monotone ; de la ville nouvelle au flexburb), l’espace du périurbain compte peu de mots témoignant d’un paysage héritier de séquences d’histoire sociale et moins encore qui témoignent de temporalités multiples. Pendant la première grande période d’urbanisation que fut la deuxième moitié du xixe siècle, surprises par le changement, les élites ont essayé de continuer à penser la ville au moyen d’une langue qui se voulait administrante. Comment est-on ensuite passé presque partout d’une ville assez réglementaire, souvent corporatiste ou communautariste, à la ville marché ? De fait, la véritable fracture fut entérinée dans les années 1950. Le périurbain s’achemine alors vers un destin particulier et parfois administrativement autonome. Le langage est vecteur de cette fracture qui peut certes être conflictuelle (Depaule & Topalov 1996 : 250), mais qui s’efforce aussi d’être moderne, c’est-à-dire renvoyant à des ressources microlocales nouvelles auxquelles on n’était pas habitué.
3Ainsi le langage s’empresse-t-il de fonder les nouvelles catégories spatiales qui ordonnent des modèles urbains émergents (centre, périphérie, agglomération, mégapole, périurbain, couronne, etc.) ; c’est souvent un langage aseptisé, un langage de nulle part dont on pourra se demander cependant s’il ne recouvre pas une deuxième intelligibilité cachée qui se révélerait dominante. Qu’y a-t-il par exemple de plus aseptisé que le terme de Edge City ? Et pourtant, il évoque d’emblée une sorte de rêve positif, la matérialisation du virtuel presque impossible, sauf quelque part en Amérique et peut-être en Australie1.
4Mais le langage peut aussi exprimer le conflit que provoque la fracture centre/périphérie, ainsi que d’autres fractures. Les catégories qu’il pose ou dont il anticipe l’existence divisent parfois même à l’extrême. Par ailleurs, ce vocabulaire pris sur le vif du nouveau, qui souvent n’est pas écrit, pas consigné, fait hésiter sur les temps et les processus de sa consolidation. Cela apparaît particulièrement lorsqu’on recense ces nouvelles catégories, changeantes, incertaines et peut-être pas définitives.
5C’est donc cette incertitude qui va dominer le débat que nous présentons ici. Dans l’ensemble, les nouveaux territoires urbains sont perçus par défaut : non-ville (Adell et Capodano), découpages qui prennent consistance sans mots (Hourcade et Kian), etc. Mais l’histoire récente apprend aussi que la stabilisation du vocabulaire est encore incertaine dans les périodes d’urbanisation ou d’extension urbaine fortes, qu’il s’agisse des vocabulaires techniques, savants ou populaires. C’est ce que rappelle Laurent Coudroy de Lille dans sa contribution sur la terminologie des nouveaux quartiers en Espagne au xixe siècle. Et c’est une donnée de compréhension essentielle des dialectiques qui ressortent des différents travaux proposés.
6Simultanément, l’intérêt pour les nouveaux territoires et leurs désignations, comme le disent Germain Adell et Xavier Capodano, c’est qu’on peut y observer «f des mots à l’œuvre ». On voit des mots qui tentent leur chance. Plutôt que d’après leur récupération par les médias, comme on pourrait aussi le croire, Adell et Capodano évaluent leur succès, leur vie et leur consolidation à l’aune de leur socialisation.
7Sources extrêmement diverses, descriptions de mondes aux mémoires culturelles singulières émanant de ces travaux n’empêchent pourtant pas des éclairages sur plusieurs découpages spatiaux possibles qui ont chacun leur pertinence et que nous allons proposer ici, sans en faire le cœur de notre propos.
8Voici les plus évidents. Le premier est historique. Différentes périodes d’urbanisation forte, notamment la seconde moitié du xixe siècle et les années 1930, sont évoquées pour Madrid et Bilbao, Le Caire et Buenos Aires. Les nouveaux territoires urbains, dans les autres contributions, portent sur l’actualité ou sur un processus ininterrompu d’urbanisation depuis plus de quarante ans2.
9Un deuxième découpage : le monde anglo-saxon semble se différencier mais il est en réalité porté par l’Amérique et se distingue du monde européen. La pertinence de ces deux découpages n’est donc pas évidente. En revanche, et malgré la migration des mots et des concepts, la validité du découpage Nord-Sud peut être justifiée par une longue série d’observations mises en relief par les recherches qui suivent. Ainsi, plutôt que de mettre l’accent sur ces découpages historiques et culturels, nous préférerons insister sur une série de thèmes ou de paradigmes qui permettent des regroupements parfois surprenants.
Qu’est-ce qu’un nouveau territoire urbain ?
10En quoi les désignations spatiales savantes ou populaires nous aident-elles à caractériser les nouveaux territoires urbains ? Un article se détache de tous les autres dans sa réponse, celui de Nick Oatley, qui propose de définir ce qu’un journaliste du Washington Post, en 1991, a désigné par le terme de Edge Cities. Ce sont de nouvelles zones de productions non matérielles et d’emplois flexibles, autonomes, troisième vague de suburbanisation et nouvelle représentation du rêve américain, combinées avec des espaces résidentiels bucoliques. Orange County, par rapport à Los Angeles, en est le symbole. Une explication technique et spatiale précise, la polynucléarité, permet de comprendre son existence et renvoie au concept de mégalopolis de Gottmann (1961). Seulement, Gottmann à l’époque, désignait le tout, à la division ou à l’éclatement duquel on a assisté au travers des mots, au cours des vingt années qui ont suivi. Fringe, Outer City, etc., tendent compte aujourd’hui de cet éclatement.
11Les auteurs de ce vocabulaire – experts, urbanistes, scientifiques, journalistes – tentent de l’universaliser ; certains, sensibles à la période post-fordiste que l’on est en train de vivre, essaient même de transmettre un message plus complexe au travers de mots tels que techno-burb ou flexspace. Comme l’on sait, dans ce champ, l’anglais est d’une redoutable efficacité. Quoi que l’on fasse, et pour citer un exemple, la technopole est bien pâle à côté de l’Edge City.
12Par ailleurs, même si « toutes » les villes du monde tentent de copier quelque chose de cette ville postmoderne, chacune de leurs histoires explique la surdétermination de certaines expériences sociopolitiques par rapport à d’autres. Ainsi, c’est peut-être la tradition très interventionniste du pouvoir public local dans l’espace urbain qui fait que le modèle « Edge City » est beaucoup moins visible en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis.
13Que reste-t-il alors de l’Edge City dans d’autres villes où la classe moyenne acquiert le profil de cette « nouvelle classe moyenne de set-vices » dont les pratiques (et les goûts) se mondialisent (Smith 1987, 1999 ; Bidou 1999) ? Le parler anglais nous aide à cerner un certain pastiche dont les périphéries chic de Delhi, peintes par Véronique Dupont, donnent un exemple fort (de l’urban village, appelé countries dans d’autre parties du monde – au Brésil et au Mexique, pour ne citer que ces deux pays – aux exclusive condominiums et distinctive neighbourhood of elite homes). Mais ce pastiche n’inclut qu’un volet de l’Edge City : le volet résidentiel dont la transcription par les mots, par ses excès, révèle avant tout l’opération immobilière, plus que l’image futuriste d’un nouvel espace de relations entre la vie et le travail que prétendent nous renvoyer certaines périphéries américaines.
Périphérie versus stigmates
14L’article de Germain Adell et Xavier Capodano propose alors une transition vers les nouveaux territoires urbains, plus souvent stigmates que rêves hors d’Amérique du Nord. Ils insistent sur la prégnance en France et en particulier à Paris de la notion, mais plus encore du mot banlieue, qui a masqué et écarté, malgré ses propres dérives sémantiques, et à toutes les périodes contemporaines, les tentatives de créations de concepts rendant compte du dehors, du nouveau, en résumé de l’extension urbaine : couronne, rurbanisation, périurbain, exopolis, technopole, etc.
15Chargée d’images et d’idéologies, trop d’ailleurs au gré de certains scientifiques ou experts (géographes, urbanistes...), glissant vers le stigmate social, comme lots de chaque grande crise urbaine, « banlieue » devient le mot des sociologues, des historiens et des médias. Tandis que les spécialistes de l’espace, comme le rappellent les auteurs, puisent dans le grec, le latin ou les mots anciens pour créer des termes plutôt techniques ou naturalistes qui ne font guère sens dans le langage populaire (polymégapole, exopolis, paysage, territoire...). John Merryman observe alors que, même si des « copies » d’Edge City existent en Europe, c’est tout de même le processus inverse de celui que connaissent les villes nord-américaines qui s’y déroule et que semblent instituer les mots, à savoir la visibilité d’une banlieue moderne (cités et grands ensembles), qui se distingue du centre, étouffant en même temps l’existence pourtant réelle de banlieues chic ou de villes nouvelles.
16Mais ce mot de « banlieue » sert de transition pour aborder les autres paradigmes. Car la plupart des contributions contenues dans cet ouvrage, plus que les flexspaces ou le nouveau rêve individualiste américain, présentent le résultat de l’urbanisation accélérée du xxe siècle, dans son contexte sociospatial ; c’est-à-dire ce que pratiquement partout on pourrait résumer par le mot péjoratif, postmoderne et universalisé, de périphéries. Il est important de rappeler d’emblée que celles-ci occupent d’immenses espaces et qu’il s’agit le plus souvent de périphéries populaires sinon pauvres. En effet, il faut mettre à part, parce qu’ils ne concernent pas seulement les pauvres, les agrandissements de Madrid vers 1850 décrits par Laurent Coudroy de Lille, et peut-être les références spatiales qui suscitent les hésitations des urbanistes portenos à propos de Buenos Aires, dont parlent Alicia Novick et Horacio Caride.
17C’est donc sur des thèmes sous-tendus pat cette donnée et par la confrontation entre les différents registres de langages - populaire et technique/savant – qu’il convient de poser les paradigmes qui suivent ; ou bien de confronter les paroles de ceux qui n’habitent pas dans ces périphéries et celles de leurs habitants, selon la distinction que font Bernard Hourcade et Azadeh Kian, à propos de Téhéran.
De la ville comme un tout au modèle centre-périphérie
18Depuis la fin du xixe siècle jusqu’à l’époque actuelle, au cours de laquelle on note des périodes d’urbanisation forte, on remarque qu’il y a sans cesse alternance entre l’idée de désignation unitaire de l’espace urbain dans sa globalité, puis de deux espaces : l’intérieur et l’extérieur de la ville. L’apparition de la ville contemporaine, où les murs et les limites ne sont plus que symboliques, renvoie au déroulement de cette alternance et justifie que l’on tente de lui donner une interprétation sociologique. Madrid et Bilbao, Buenos Aires et Le Caire sont présentés selon cette évolution alternée du tout et des parties, dans le vocabulaire technique et savant.
19Laurent Coudroy de Lille, montrant le succès du mot ensanche (agrandissement) pour Madrid et Bilbao dans les années 1850, au détriment des termes qui divisent tels que barrio ou arrabal, ou même le nouveau mot suburbio, se demande si ce souci unitaire traduit une idée progressiste comme il est habituel de l’affirmer dans l’historiographie ou, au contraire, une sorte d’aplatissement, plaidoyer pour l’égalitarisme territorial plus que pour l’égalité sociale. Ensanche va d’ailleurs s’affadir par la suite, ne désignant plus, dans les années 1930-1950, que les « extensions » urbaines, notamment à Mexico, avant de disparaître.
20Les urbanistes qui se sont penchés sur Buenos Aires de 1925 à 1947, présentés par Alicia Novick et Horacio Caride, ont eux aussi hésité entre la désignation d’un tout (notion d’agglomeración, directement traduite du français « agglomération » dans les années 1920 et qui fait suite au mot ensanche en vigueur en 1888, disparu par la suite) et celle de l’extérieur par rapport au centre, pour lequel règne, contrairement aux villes espagnoles, le mot suburbio. Mais celui-ci correspond de fait à des représentations extrêmement différentes selon la qualité socioprofessionnelle des locuteurs qu’ils soient ingénieurs, architectes, journalistes, les premiers s’occupant des problèmes techniques, les deuxièmes de circulation, d’hygiène et d’esthétique et les troisièmes dominant l’époque par leur goût et sa diffusion. D’ailleurs, selon que le locuteur est plus ou moins intégré par sa profession dans un grand projet d’infrastructure ou d’urbanisme, sa représentation change.
21On a l’impression, à travers l’histoire restituée par Alicia Novick et Horacio Caride, que l’on passe vers la fin du xixe siècle d’une image et d’un rêve idylliques du suburbio à une réalité dégradante et dégradée dans les années 1930, sans que l’on s’en soit véritablement aperçu. Du suburbio au barrio suburbano ou au barrio apartado, on la suit depuis l’utopie hygiéniste (bon air et verdure) jusqu’aux désignations de lieux immondes et d’industries malsaines. Puis la notion de logement ouvrier, associée au moins dans une première étape à l’industrie « malsaine », commence à poindre de temps à autre, préfigurant déjà le vocabulaire social de l’État.
22En fait, la méconnaissance de ces lieux par ceux qui sont chargés de divulguer la connaissance de leur existence explique en partie ces extrêmes, renvoyant à des remarques déjà mentionnées dans le texte : la distinction proposée par Bernard Hourcade et Azadeh Kian entre les locuteurs qui habitent certains lieux donnés et ceux qui n’y habitent pas, qui semble ici très pertinente.
23Les mots et l’espace du Caire, au tournant du xixe et du xxe siècle, époque de forte croissance de la ville qu’évoque Nelly Hanna, reflètent, croyons-nous, des découpages plus complexes dont les tentatives de désignation unitaire sont incapables de rendre compte. Tamaddun (zone civilisée) est-elle assimilée à la modernité à l’européenne ou désigne-t-elle au contraire l’espace du bien public, conséquence spatiale de la jurisprudence islamique ? Le Caire est, pourrait-on dire alors, le théâtre d’une dialectique linguistique, symbolisée par tamaddun, renforcée par des désignations populaires, construites à partir de concepts à la fois urbanistiques/sociaux et religieux. Ainsi, le caractère mal famé des lieux de consommation d’alcool et des bars. Finalement, c’est le traditionnel qui glisse vers l’unitaire (almaslaha, bien public), tandis que ce qui semble refléter la « modernité » (ville moderne ou de type européen) divise.
Le vocabulaire de l’État providence après 1950
24Il serait pertinent de poser également le paradigme de l’unitaire et du divisionnel à propos de Paris et de Gênes. Mais on évoquera plutôt Gênes ici comme exemplaire du troisième paradigme, celui des catégories créées par l’État providence. Plusieurs contributions confrontent les dénominations officielles et officieuses des banlieues résidentielles populaires telles qu’elles existent dans de nombreux endroits, notamment en Europe, mais aussi au Mexique (voir Hélène Rivière d’Arc et Xochitl Ibarra Ibarra). Les analyses que nous en offrent Antida Gazzola pour Gênes et Laurent Bazac-Billaud pour Prague ont beaucoup de points communs : la disparition de la carte mentale de la ville, comme le dit Antida Gazzola, et le passage de l’idée de la ville à l’idée locale, à l’intérieur même de l’espace urbanisé. Mais cette carte mentale globale, qui était peut-être celle des architectes à Madrid, à Bilbao ou à Buenos Aires, a-t-elle jamais existé chez d’autres que les urbanistes et éventuellement les savants ? En tout état de cause, le vocabulaire unitaire avait disparu avant même que ne soient construits les lieux dont il est question ici.
25L’élaboration idéologique des programmes qui ont contribué à fonder le quartier de PdZ de Begato dans la banlieue de Gênes et celui de la Ville du Sud-Ouest - Jihozápadni Mĕsto – dans celle de Prague est certes très différente, bien que ces deux programmes relèvent d’une politique d’État providence. Dans l’un des cas, en Italie, les mots sont directement issus de la vision de l’État providence, dans l’autre, à Prague, ils viennent de la rationalité planificatrice. A Gênes, ils suivent, depuis les années 1950, les changements sociaux survenus au sein de la famille populaire type et des groupes constitués en fonction de leurs revenus. Des case d’edilizia popolare aux case popolari et aux habitazione sociali, les classifications rappellent à chacun d’entre eux qu’il constitue un problème social.
26Plus que le rappel du problème social, le projet urbain de Jihozápadni Mĕsto tente de combiner la cohérence spatiale typique du temps du communisme : ensembles d’habitation, blocks... avec curieusement la remise en valeur de certains mots du passé (bulvar), et dans les années 1990, ceux de la modernité (même s’il ne s’agit pas encore d’exopolis et de technoburb).
27Peut-on dire que les mots créés par les habitants traduisent un désir d’oublier leur statut social ou même des résistances à son rappel permanent par les pouvoirs publics et à leur « interchangeabilité » (Gênes), individuelle ou collective (Prague) ? D’après les deux auteurs, il semble bien, si l’on observe la marque spatiale minutieuse de chaque condition sociale, que le vocabulaire populaire inventé spécifiquement pour désigner ces lieux exprime un désir d’échapper à l’identification officielle. Ainsi, face à cette dernière, les mots des habitants sont dans un cas, ceux de la dérision à Gênes - même l’architecture se voulant innovante est qualifiée de « drôle » –, dans l’autre, à Prague, on utilise les noms des matériaux de construction, des modes de vie, des stations de métro.
28Se percevant comme légèrement stigmatisés, comme des cas sociaux dénués d’identité, au même titre que le territoire qui n’a pas de référence, les habitants construisent alors un langage qui relève d’une sorte de dialectique conduisant au renforcement du stigmate en même temps qu’on veut y échapper. Les mots italiens se situent vraiment sur le mode du dérisoire (Casa di edilizia popolare devient Cattivo elemento periculoso) ; mais ils renforcent aussi les hiérarchies internes aux espaces. À Jihozápadní Mûsto, on oscille entre l’affirmation de cette légère stigmatisation, que l’on reprend à son compte, et l’adoption de termes qui renvoient à la valorisation des modes de vie dans la ville nouvelle, grâce au bon air. Selon les mots choisis et privilégiés, on peut même distinguer anciens et nouveaux habitants. C’est donc la relation à la ville et à l’urbain que nous révèlent ces spécificités sociales et ces hésitations.
La hiérarchie interne aux nouveaux espaces populaires
29Une hiérarchie similaire à l’intérieur même des espaces populaires, selon l’origine de leur fondation, selon leur localisation et les actions collectives des différents groupes, enfin selon les images et les mots qui qualifient les grands ensembles, se retrouve au Mexique et au Brésil.
30Mais la diversité des modes de fondation des périphéries des villes dans ces deux pays, qui sont loin de relever toutes de l’action de l’État providence, rend plus complexe l’interprétation du vocabulaire populaire, même s’il n’est pas plus riche. Ainsi, les villes brésiliennes, en fonction de l’enquête sociolinguistique que l’on peut imaginer avoir choisi d’y mener, pourraient-elles apparaître dans trois au moins des paradigmes posés dans ce texte. Il y a en effet simultanément des embryons d’Edge City et des favelas à São Paulo par exemple.
31En fait, les modes de fondation très divers, de par leur informalité, de par leur caractère fréquemment extra-légal, hors des codes d’urbanisme, conduisent à soulever toute une série de thèmes qui traversent plusieurs recherches : celui du non-dit, du territoire sans nom que l’on pourrait opposer ou mettre en parallèle avec le territoire désigné par la valeur que l’on accorde à l’acte collectif qui a présidé à sa fondation.
32Le non-dit fait sens à Téhéran, le toponyme à Nouakchott et à Bamako, tandis que l’invasão est reconnue comme une conquête très valorisée à Recife et à Salvador de Bahia, et que la colonia irregular au Mexique (Mexico, Guadalajara) anticipe, dans son autodésignation sous ce vocable par ses propres habitants, sur un statut futur exprimant fortement l’aspiration à l’intégration. Dans ces dernières villes qui nous sont proposées, il s’agit donc bien de la dialectique stigmatisation/désir d’intégration.
33De fait, la hiérarchisation implicite, mais qui se consolide, établie par les populations entre les territoires populaires, pauvres, autoconstruits, etc., et finalement l’importance de l’alternative représentée par la toponymie constituent les deux derniers thèmes que nous transmettent ces villes du Sud.
34À propos de la banlieue est et ouest de Téhéran (espace en cours d’occupation extrêmement rapide qui compte aujourd’hui trois millions d’habitants), Bernard Hourcade et Azadeh Kian révèlent un étonnant paradoxe qui rappelle un peu ce qu’Alicia Novick et Horacio Caride disaient du Buenos Aires des années 1930. Dans une sorte de consensus paradoxal, personne, ni les autorités administratives, ni les scientifiques, ni les habitants pauvres ou moins pauvres de cet espace sans identité ne crée de mots pour le nommer. Dans une première phase, avant la révolution islamique, son existence était niée ; puis le risque qu’on l’assimile aux gowds du sud de la ville ont conduit les habitants, dont l’aspiration était l’assimilation aux classes moyennes du nord, à ne rien en dire, sinon en cas de nécessité absolue. Dans cette circonstance, l’utilisation de termes extrêmement vagues, comme vila (pour l’administration) et inji – ici – (pour la population), résout la question. Le paradoxe réside dans le fait que ce consensus sur le non-dit conduit urbanistes et classes moyennes, qui n’y vivent pas et prétendent à un certain niveau social, à assimiler cette immense tache urbaine, aux espaces stigmatisés du sud, repaires des pauvres, des voyous et de tous ceux qui sont censés se complaire dans le désordre. On peut imaginer alors le malaise que crée ce malentendu pour les habitants et le piège dans lequel ils se trouvent lorsqu’ils prétendent l’exorciser.
35En comparaison avec cette attitude, à Guadalajara ou à Mexico, on anticipe au contraire sur le statut de l’espace occupé par l’usage de mots traditionnellement valorisés et intégrateurs parce que faisant partie des codes d’urbanisme depuis plus d’un siècle ; c’est le sens du mot colonia (qui peut être provisoirement « irrégulière » mais pour la « régularisation » de laquelle on fait pression). C’est un mot tout empreint de dignité, tout à fait spécifique de l’urbanisation mexicaine, de l’usage qu’elle a fait des idées libérales, positivistes et hygiénistes. Habiter une colonia, être soi-même un colono reflète profondément le désir d’intégration et efface, croit-on, tout risque de stigmate. C’est ce que montre le texte que j’ai rédigé avec Xochitl Ibarra Ibarra : « Comment les mots des périphéries tentent d’anticiper sur la légitimité urbaine à Guadalajara (Mexique), à Recife et à Salvador (Brésil) ». Colonia évoque l’ordre. Or le désir d’intégration se manifeste clairement à partir de l’idée d’ordre urbain que n’a pas le mot barrio, aujourd’hui détaché de toute référence administrative, avec ses dérives socio-spatiales parfois péjoratives. Colonia traduit une certaine égalité de chaque colono devant l’administration et, partant, l’intégration. Ce désir d’ordre trouve d’ailleurs son apogée moderne dans le mot fraccionamiento, dit Xochitl Ibarra Ibarra, mais la fortune de ce dernier est incertaine car il est finalement tellement aseptisé qu’il nie toute référence à une identité collective, ce qui se révèle frustrant. La prégnance du mot colonia ne s’atténue donc pas, sauf dans les périphéries chic où il fait place à condominio cerrado, horizontal etc., alternative privée à la colonia. On se retrouverait donc là, dans une certaine mesure, dans une situation proche des situations italienne ou tchèque, évoquées précédemment.
Les mots de l’action collective
36Contrairement à la peur de relégation sociale et au malaise qui caractérisent les banlieues de Téhéran, contrairement aussi à cette conformité avec un héritage réglementaire que s’efforcent d’instrumentaliser les très modestes habitants, pauvres ou immigrés, de Mexico ou de Guadalajara, c’est la valorisation de l’action collective qui donne, dans d’autres contextes, naissance à des mots porteurs d’identité. C’est ce que disent les textes de Monique Bertrand à propos de Bamako, celui de Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff sur la Mauritanie et notre texte ci-dessus mentionné.
37Tout un vocabulaire, dans ces trois histoires, est en effet construit autour de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « l’irrégularité » dans le vocabulaire des urbanistes et des experts. Il exprime, dans chacune d’elles, des processus de socialisation contradictoires où le savoir-faire traditionnel (Recife, Salvador), « la mémorisation du contrôle social des aînés sur les cadets » et les longues transitions correspondantes (Bamako) télescopent les références à la modernité y compris dans ce qu’elle exprime de violence.
38Actions collectives et luttes urbaines, frustrations patrimoniales et foncières dans les villes qui ont connu des taux de croissance et d’extension spatiale extrêmement forts au cours des quinze dernières années (Bamako, mais plus encore Nouakchott qui a crû récemment de 9°% par an), ou pendant les années 1950 à 1990 (Recife, Salvador), marquent le vocabulaire à la fois de la revendication sur l’espace urbain en qualité de citoyen, et de ce que Monique Bertrand appelle le « stress urbain ». Ainsi au Brésil, invasão est beaucoup plus positif que favela, parce que ce mot fait référence à un acte et non aux conditions d’un état (celui de favelado), et qu’il exprime une transition permise par une victoire.
39A Nouakchott, les mots arabes de kebbe et de mutafajirat (« les explosifs ») traduisent aussi ces luttes urbaines plus que les mots descriptifs dont la diffusion en français a été tentée par les chercheurs, tels que tentes-ville ou bidon-tentes.
40Mais le plus souvent, le recours à la toponymie traduit parallèlement le choc entre la victoire, résultat de l’action collective, et la tension entre le savoir-faire et la dramatisation mondiale ; ainsi, on trouvera des Irak à Recife et des Irak-Iran à Salvador ; une zone du Golfe à Bamako. Malvinas est le nom de la plus grande invasion récente de Salvador. Même dans la banlieue de Téhéran la non-dite, il y a une cité de la Force et il y a des Pieds de Cafards à Nouakchott, des lieux nommés Bras de Force ou Guerre des Nerfs à Bamako. Dans ces deux dernières villes, la combinatoire entre l’irruption de l’international et les ressources endogènes donne lieu à une répartition en plusieurs langues, ce qui dans chaque cas fait sens.
41Enfin, un dernier paradigme fréquemment mis en avant est celui de la hiérarchisation des territoires à l’intérieur même des espaces incertains des périphéries. Cette hiérarchie repose sur une typologie des modes de fondation du territoire. Elle renvoie d’ailleurs à une relation ambiguë au centre des villes, les condamnant ou les valorisant en même temps. Elle révèle en plus, et cela se traduit très précisément à travers les interfaces que l’on peut reconstituer entre les mots, une profonde fracture entre les pauvres et les riches et les espaces de riches et les espaces de pauvres.
42Cette incertitude explique que, parfois, certains mots communs deviennent des toponymes, aussi bien à Prague qu’à Téhéran, Recife ou Gênes.
43De leur côté, savants et experts inventent des mots, de la tente-ville au flexspace, dont on ne sait pas quelle sera la fortune. D’ailleurs les médias ne les connaissent pas encore.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Étant bien entendu qu’un terme comme Edge City n’est pas du tout aussi répandu qu’un autre comme condominium, par exemple, que l’on rencontre d’un bout à l’autre de la planète.
2 Certaines villes connaissent de nets ralentissements depuis 1985 (par exemple Recife, Salvador, Guadalajara...), d’autres au contraire sont en pleine croissance (Bamako, Nouakchott).
Auteur
Hélène Rivière d’Arc, cnrs / credal, Ivry
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