Chapitre 5. Conclusion : la dynamique des sociétés paysannes
p. 237-278
Texte intégral
1Le producteur qui parviendrait à adapter son effort aux variations de la pression économique qui s’exerce sur lui, et dont les valeurs du taux consommateurs/producteurs fournissent une expression, permettrait ainsi à chacun des consommateurs appartenant à son unité de production, ou plutôt, dépendant d’elle pour leur subsistance, de jouir d’un revenu constant. La fragilité des équipages de frères à la petite pêche, au moment où le taux c/p atteint des valeurs très hautes, nous a montré qu’il n’était pas toujours loisible au producteur de répondre autant qu’il le faudrait aux variations de la pression économique qui correspondent aux différents moments du cycle évolutif d’une stratégie démographique spécifique.
2Dans la mesure où nous avons affaire à des populations dont les activités économiques comportent peu de loisirs forcés dus au manque d’accès aux moyens de production, l’effort constaté n'est jamais très éloigné de l’effort maximal possible. Une certaine division sexuelle du travail en fonction de l’effort physique qui peut être obtenu de chacun, est donc sans fondement idéologique, elle s’applique à tous, et vient simplement entériner les différences naturelles relatives au sexe et à l’âge : seule la division des responsabilités se trouve avoir un fondement idéologique, ou plutôt, politique ; la division de l’effort, quant à elle, fait apparaître les courbes de niveau naturelles de la force et de l’endurance. Nous avons vu qu’en cas de crise par défection d’une partie de la main-d’œuvre, ou dans le « coup de feu », la redistribution des cartes politiques entérine la montée au front de l’effort physique de forces jusque-là secondes.
3Dans une micropopulation où s’est dégagée une politique démographique spécifique comme optimisation de la survie dans un contexte économique et technologique particulier, les conditions sont réunies pour que s’observe cette stabilité de la communauté paysanne que Chayanov opposait à Lénine. En termes plus imagés, la stabilité s’obtient parce que, disposant des mêmes moyens, tous se cassent le cul également. C’est bien ce que nous avions pu observer à Houat, les revenus obtenus par douze bateaux de 5 à 20 tonneaux, étaient étonnamment centrés, le coefficient de variation relative (écart-type divisé par moyenne) était de 0,22 pour le revenu par producteur et, conséquence de la détermination de l’effort par le nombre de consommateurs, la valeur du coefficient de variation relative pour le revenu par consommateur était encore plus faible : 0,17. Nous avons mis en évidence ailleurs (Jorion, à paraître) les facteurs psychologiques qui contribuent à la centralisation des revenus, les encouragements dispensés aux traîne-la-patte de la production, et inversement, le frein à l’innovation technologique que constitue une représentation partagée, celle des « biens en quantité limitée », évoquée et décrite pour la première fois par Foster : nous nous contenterons ici de prendre en compte démographie et technologie, pour souligner que dans un contexte technologique stable, la pratique d’une stratégie démographique spécifique suffit à prévenir la différenciation économique d’une petite population. Cette observation s’applique aux deux communautés que nous avons étudiées empiriquement de façon détaillée : l’île de Houat, et la sous-population des paludiers de Saint-Molf.
4Ce que nous venons de dire vaut dans la mesure où, « l'un dans l’autre », le système marche. C’est-à-dire, dans la mesure où le déroulement du cycle évolutif de l’unité de production familiale assure effectivement la subsistance des consommateurs qui en dépendent, de manière absolue ou relative. Nous avons déjà évoqué en passant pour la saliculture les arrêts dus aux successions d’années désastreuses., aléas climatiques, et les soudures ratées dues à l’existence aux alentours de bassins économiques plus attractifs : bâtiment ou construction navale, exemples respectifs d’échecs absolus et relatifs de l’activité économique salicole. Il nous faudra revenir pour conclure sur les représentations et les discours relatifs à l’échec, ce que nous appelons les discours d’espoir.
5Ce que nous avons établi dans notre deuxième chapitre en mettant en évidence les principes qui permettent à des petites sociétés de poursuivre leur existence dans la stabilité sans qu’il faille invoquer quelque mystérieuse main invisible, n’est peut-être pas sans mérite. Qu’on pense en effet à l’état dans lequel nous avions trouvé la question de la permanence sociale ou de la différenciation sociale des communautés paysannes. Les positions sur cette question se fondaient uniquement sur des principes a priori qui ne se justifiaient par guère plus que des a priori d'ordre « psychologique ». Selon que l’on était jovial ou atrabilaire, romantique ou réaliste, néopopuliste ou marxiste, on déclarait bien haut, et sans le début même d’une preuve, que l’équilibre des sociétés paysannes se restaurait automatiquement chaque fois qu’il était menacé, ou au contraire, que la différenciation entre paysans riches et paysans pauvres était un processus inéluctable qui ne pouvait, au mieux, qu'être retardé.
6Curieusement peut-être, c'est une réflexion sur la transmission du savoir qui nous aura fait progresser dans la bonne direction, en nous révélant dans un premier temps que la transmission ne s’opère pas n’importe comment, de n’importe qui à n’importe qui, mais selon les règles du cycle évolutif de l’unité de production familiale, et dans un deuxième temps, que le savoir ne se transmet pas, qu'il n’apparaît que comme bénéfice secondaire de la transmission du travail. C'est ainsi, qu’à la suite de Chayanov, nous avons pu éclairer le mécanisme de l'autorégulation en situant son ressort en un lieu sans doute inattendu : dans des stratégies portant sur la démographie. Lieu inattendu car de Malthus aux néomarxistes, la démographie, les lois de la population comme l’on disait autrefois, apparaissait comme déterminante des autres instances, de l’ordre de l'infrastructure, reflet intangible de supposées « mentalités », à mille lieues d'être soupçonnées d’être au cœur même de la manipulation qui autorise l’équilibre des petites communautés.
7La différenciation sociale de la paysannerie était beaucoup plus simple à établir ; en fait, il ne fallait pas même l’établir, puisqu'il suffisait de la constater. Il suffisait d’observer l’existence d'une communauté où se côtoyaient paysans riches et paysans pauvres et d’affirmer péremptoirement, qu’il s’agissait bien là de la différenciation au sein d’une population de paysans moyennement riches au départ. Mettre en évidence le rétablissement d’équilibres un moment menacés exigeait de mettre en œuvre bien d’autres moyens : il fallait rassembler des données diachroniques détaillées. Les statistiques recueillies par les zemstvos russes prérévolutionnaires auraient pu être ces données si elles avaient pu s’accompagner d'une réflexion plus proprement ethnographique, éclairant les chiffres et les données statistiques par le comportement et le discours des hommes.
8Il faut ajouter que seul un projet de réflexion proprement scientifique permet de s’interroger « à froid » sur la survie des communautés paysannes ; toute recherche « appliquée » dans ce domaine apparaît comme réponse directement subventionnée à une situation de crise, c’est-à-dire lorsque la classe paysanne intervient elle-même sur la scène politique, ce qui n’arrive, comme on le sait, que quand elle se sent menacée dans ses œuvres vives, quand les plus pauvres se retrouvent au-dessous de la ligne de subsistance et que les plus riches s’enrichissent davantage, en d’autres mots, en période de différenciation rapide. Sinon, lorsque les campagnes sont calmes, la question de la survie des communautés paysannes apparaît à ce point banale qu’elle ne retient aucune attention.
9Bien sûr, la différenciation n’est pas sans intérêt, en particulier lorsqu'elle s’accompagne d’un effondrement partiel du système ; un tel effondrement s’accompagne d’odieuses souffrances humaines, et c’est tout à l’honneur d’une certaine générosité qui se trouve au fondement éthique de l’approche marxiste que d’avoir concentré son attention sur les effets de désintégration plutôt que sur les ressorts de la continuité. La focalisation de l’attention sur les aspects « catastrophiques » a cependant obscurci la compréhension du processus global, puisqu’elle a conduit à ignorer le mécanisme de la perpétuation des structures. Les développements récents de la chimie physique ont attiré notre attention sur la dimension « historique » des systèmes complexes : la tendance qu’ils ont à rétablir leur propre équilibre pour autant que les valeurs de certains paramètres demeurent dans le domaine où elles déterminent des fonctions continues. En-deçà et au-delà de ces valeurs, ces systèmes évoluent de manière catastrophique, c’est-à-dire en prenant de nouvelles formes qui ne peuvent être prévues. Les systèmes sociaux sont sans aucun doute possible de ce type ; il faut que nous en tirions les conséquences dans toute réflexion intellectuelle sur eux.
10Les premiers auteurs à s’interroger sur les mécanismes de la perpétuation des communautés paysannes sont venus bien avant que les métaphores de la chimie physique ne soient là pour guider nos pas. Leur tâche était difficile et il n’est pas étonnant, rétrospectivement, que les auteurs populistes qui s'attelèrent à cette tâche se fourvoyèrent quand ils cherchèrent les ressorts de l’homéostase dans la psychologie individuelle du paysan ; ce faisant, ils fournirent avant tout des armes à leurs adversaires. Si l’on pense au cas exemplaire de Zlatovratskii (cf. Wortman 1967, chapitre 4), on ne peut qu’être navré du contraste qui existe entre sa conviction profonde de la nature essentiellement homéostatique du mir russe, et la tâche impossible qu’il s’assigne quand il cherche à soutenir cette conviction en brossant le portrait du paysan. Mais, las ! ni la mesquinerie, ni l’avidité, ni l’envie ne paraissent de nature à déboucher sur l’admirable mécanisme. Bien sûr, ce n’étaient pas les stratégies explicites qui fourniraient la clef : l’homéostase était communautaire et son fondement devait être par le fait même, collectif. Pour que le système se survive dans le domaine de sa continuité, les contraintes, nous le savons maintenant, sont énormes : la subordination de la parenté aux lois d’airain de l’économie dans sa dimension quotidienne ; également, étant donné l’étroitesse de sa marge de manœuvre, l’absence du paysan de la scène politique ; pour autant toutefois que le système se perpétue.
11Notre chapitre 3 constitue tout entier une paraphrase de cette remarque des Manuscrits de 1844 : « Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite » (1969 : 50). L’histoire de la paysannerie européenne se confond en effet avec cette tension de l’esprit de la ferme, de la maison, du marais à se survivre, à choisir les hommes et les femmes qui feront son service — et qui reconnaîtront comme « goût » leur assujettissement accepté à cette servitude.
12Les règles d’héritage — dont, comme l’a souligné Bourdieu, les juristes ont voulu figer vainement les contenus (1980 : 255) —, la location et l’achat de terres, l’adoption et les prêts d’enfants, les différentes formes de métayage, les stratégies matrimoniales, tous révèlent une logique unique : celle de cette tendance à la pérennité d’une unité économique viable. C’est pourquoi l’individualisme ou l’égoïsme supposés du paysan ne sont jamais que des caractérisations phénoménologiques de la violence avec laquelle le chef de maison doit laisser la terre, la mer ou le marais exprimer leur nécessité par sa bouche, semblable en cela à un possédé « chevauché » par l’esprit qui l’a choisi comme monture. Ces paroles expriment toujours la même vérité : que la terre pour se survivre exige des sacrifices humains. On conçoit l’erreur de Macfarlane (1978) quand il interprète la brutalité du chef de maison comme les signes d’un individualisme devenu incompatible avec la société paysanne ; tout au contraire, c’est son aliénation entière à la logique de la terre qui interdit à ses sentiments d’interférer avec les rigueurs pragmatiques inhumaines. On a parfois interprété l’absence du paysan de la scène politique comme signifiant sa subordination à une logique de groupe, celle de la parenté. La logique de la parenté est étrangère à la parenté européenne, soumise entièrement à l’économie. La parenté n’apparaît à l’horizon paysan que dans un cas unique : quand la terre y trouve son bénéfice.
Art et technique du quitte ou double
13Mais si nous avons pu éclairer la question de la continuité des communautés paysannes, qu'en est-il de la différenciation sociale ? Dans quelles conditions apparaît-elle de manière irréparable ? Les conditions nécessaires nous semblent être les suivantes :
il faut qu'il y ait innovation, technologique ou autre,
il faut que la rentabilité de cette innovation ne soit pas évidente d’emblée mais apparaisse seulement après une période plus ou moins longue,
il faut que l'adoption de l’innovation soit difficile, par exemple, en étant coûteuse,
il faut enfin que la rentabilité de l'innovation, de forte au départ, diminue rapidement avec le nombre de ceux qui l'adoptent.
14De ceci, nous allons offrir deux illustrations : l’introduction du chalut pélagique à la petite pêche, et l’introduction de l’huître portugaise dans l’ostréiculture.
15L’innovation caractérise la pêche côtière depuis fort longtemps. Le fait, connu de tous les pêcheurs, que le poisson apprend à reconnaître un engin et à le fuir a contribué à un renouvellement rapide des techniques. En une dizaine d’années la pêche du bar à la traîne a fait appel successivement ou concurremment au devon (poisson articulé en bois), au spaghetti (fin tuyau en caoutchouc blanc), au redgill et redlou (imitation réaliste du lançon en plastique mou et de couleurs diverses, généralement vives), au lançon vivant, et tout récemment au lapara (grand devon). Ces techniques se sont succédé à un rythme rapide et se sont toujours accompagnées d’une expérimentation inlassable des pêcheurs utilisant ces techniques. Cet exemple, parmi mille autres, permet d’écarter d’emblée la notion d’une « résistance à l’innovation » qui caractériserait certaines populations et serait le reflet d’une « mentalité » encline à rejeter l’innovation en tant qu’innovation. Une telle résistance existe, mais, semblable en cela à la folie de Hamlet, il y a en elle un système. Les innovations que nous venons de mentionner pour la pêche au bar sont minimes et peu coûteuses, leur expérimentation n’est, à ce titre, jamais réellement risquée. Il n’en va pas de même d’autres techniques dont la mise en place est extrêmement coûteuse, allant, dans les cas extrêmes, jusqu'à l’obligation d’achat d’une nouvelle embarcation pour la mettre en pratique. Il est toujours extrêmement difficile de juger a priori si une innovation aura une incidence importante en termes de rendement ; il y a plusieurs raisons à cela, la première est qu'une technique même éprouvée dans un cadre particulier pourra se révéler très décevante dans d’autres circonstances ; la deuxième raison est liée au caractère aveugle de la pêche : il est impossible de s’assurer de visu du comportement de l’engin ou d’observer le comportement de l’animal en sa présence. Il est cependant possible aujourd'hui de pallier partiellement ces difficultés en expérimentant en bassin sur des maquettes d’engins de pêche ou en réalisant des films sous-marins à partir de caméras fixées sur des engins en pêche. Le pêcheur qui a l’occasion d’assister à ces expérimentations ou de voir ces films est généralement surpris : par exemple lorsque le bateau accélère, la gueule du chalut se ferme, contrairement à ce qu’on imaginerait intuitivement ; de même, il est surprenant de découvrir que le poisson enclos dans l'espace du chalut est conscient du danger qui le menace et lutte jusqu’à épuisement de ses forces.
16La plupart des innovations à la pêche sont sans grandes conséquences, par exemple le remplacement du bois par le plastique dans la construction des casiers à crustacés. D’autres ont eu des conséquences incalculables, la plus remarquable sans doute fut celle du panneau de chalut dans les années 1920 qui transforma le chalut primitif qui n’était rien de plus qu’une drague de conception légère en un engin capable de capturer plusieurs dizaines de tonnes de poisson en un seul trait (Garner 1978 : 27).
17Le chalut pélagique est un chalut à quatre faces dont l’ouverture verticale peut aller de 8 m à 40 m. Le premier à être utilisé dans la région qui nous occupe faisait 16 m d’ouverture horizontale et 13,30 m d’ouverture verticale, il appartenait à M. L. Le Pape qui l’expérimenta pour la première fois au Croisic en 1970. Aujourd’hui certains chalutiers de Lorient ou de La Turballe qui travaillent « en bœufs » (qui tractent le chalut entre deux bateaux) utilisent des chaluts pélagiques qui font 80 m d’ouverture horizontale et 40 m d’ouverture verticale.
18La définition du chalut pélagique donnée par l’administration est la suivante (nous reprenons la définition mentionnée dans la réglementation du 3 mai 1977) :
Article 1. Le chalutage pélagique se définit comme la méthode de pêche pratiquée en pleine eau à l’aide d’un chalut qui n’est jamais traîné sur le fond et qui est remorqué par un ou deux navires travaillant en couple.
Article 2. Le chalut pélagique se caractérise par le fait que la ralingue inférieure n’est ni lestée ni protégée. Cette ralingue est de nature identique à la ralingue supérieure. Le matériau qui la constitue est un filin dont le diamètre est inférieur à 18 mm s’il est en acier, et inférieur à 25 mm pour tout autre matériau. Une courte chaîne peut être placée comme réflecteur à l’aplomb du transducteur du sondeur de filet ; son poids maximum est de 15 kg. Cette chaîne n’est pas considérée comme une protection ou un lestage... Tout chalut ne correspondant pas à cette définition est considéré comme un chalut de fond.
19Les spécifications relatives au lest, à la protection et à la nature du matériau constituant la ralingue visent à empêcher qu'un chalut pélagique, dont la vocation est de pêcher des espèces pélagiques, c’est-à-dire vivant près de la surface, ou démersales, c’est-à-dire vivant entre deux eaux, soit utilisé comme chalut de fond visant des espèces benthiques, c’est-à-dire vivant sur le fond. Certains bateaux pris en contravention en 1978 dans la baie de Quiberon avaient lesté leur chalut d’une demi-tonne de chaînes, le transformant ainsi, de fait, en chalut de fond.
20Le pélagique fut mis au point dans l’immédiat après-guerre pour la pêche dans le Kattegat entre le Danemark et la Suède. En 1953, il atteignait les ports du Nord, Dunkerque et Boulogne, et au début des années 1960, la Bretagne. Dans la région Sud-Bretagne, c’est comme nous l’avons dit, au Croisic qu’il apparut pour la première fois en 1970, tracté en solitaire ; c’est le plan de ce premier petit pélagique que l’on trouve dans le catalogue des petits engins de pêche de la FAO. Le pélagique fut encouragé par l’ISTPM comme un engin susceptible de permettre la diversification des pêches et d’augmenter la productivité. En 1981, J.-C. Hennequin, conseiller technique au cabinet du ministre de la Mer, expliquait à un journaliste du Monde que,
... (l’)efficacité (du chalut pélagique) permet d’économiser le carburant et de respecter la réglementation internationale sur le maillage plus large des filets (les jeunes poissons passent au travers, le manque à gagner est compensé par l’augmentation des prises) (Benquet 1981).
21En 1972, on comptait six pélagiques à La Turballe, dans les années suivantes, le chiffre montait jusqu’à vingt, soit dix couples, puis se stabilisait. A Lorient, le chiffre montait jusqu’à vingt, puis se stabilisait aux alentours de quinze. La puissance des navires impliqués dans ce type de pêche augmentait rapidement : on comptait en 1978 qu’un navire faisant le pélagique en solitaire devait avoir un moteur de 200 CV, tandis qu’un navire travaillant en couple pouvait se contenter de 150 CV. Aujourd'hui, en septembre 1983, on cite plus volontiers le chiffre de 400 CV pour les deux types de pêche. En conséquence, le prix à l’achat d’un bateau faisant le pélagique est passé de 150 millions de centimes en 1978 à 350 millions en 1983.
22Dans la monographie qu’ils consacrèrent aux Chalutiers artisans lorientais (1980), Beaudeau et Boucheteil décrivent l’activité des 13 pélagiques qui opérèrent dans le quartier de Lorient en 1979. L’un, qui travailla en solitaire, se spécialisa dans la pêche du lieu jaune autour des épaves. Les douze autres, travaillant en couples, partagèrent leurs activités en trois périodes : février à avril consacré à la pêche du bar et de la daurade en Manche, mai à septembre consacré au poisson bleu dans le golfe de Gascogne, enfin, octobre à janvier consacré au poisson de fond, également dans le golfe de Gascogne. La pêche en Manche au départ de Lorient implique des marées d’une semaine, c’est une pêche qui nécessite de longs coups de chalut, surtout pour la daurade grise. Celle-ci est pêchée de nuit, et le bar, de jour sur les mêmes fonds. La pêche dans le golfe de Gascogne n’exige que des sorties d’un ou deux jours, en été c’est le poisson bleu : sardine, anchois, sprat et hareng, éventuellement, maquereau et chinchard ; en hiver, c’est le poisson de fond, merlan et merluchon, que l’on s’efforce de capturer au moment où il décolle du fond : à la tombée du jour et la nuit. Beaudeau et Boucheteil considèrent que chacune des trois activités rapporta environ un tiers des revenus du bateau pour l’année (1980 : 21-22).

39. Chalutier pélagique en carénage.
23Des gains considérables ont pu être obtenus à la pêche au pélagique en raison du volume de poisson gris. Le journaliste Roger Cougot rapporte par exemple : « 64 millions de centimes en quatre jours de pêche pour une “paire” de chalutiers lorientais en décembre 1976 ». Les quantités pêchées sont souvent si importantes que le prix de vente en criée s’effondre. Ceci pourrait jouer un rôle dissuasif et inciter à une modération des prises, si n’avait été instauré en 1975 un « prix de retrait garanti » qui empêche le mécanisme de l’offre et de la demande de jouer pleinement. Cette mesure « sociale » qui permet au pêcheur de toujours obtenir « quelque chose » de sa vente, avait été réclamée à cor et à cri par les petits pêcheurs ; en fait, depuis son instauration elle joue entièrement contre eux. En effet, vu les quantités pêchées au pélagique, le poisson, même vendu au prix de retrait ou prix plancher, permet encore de substantiels bénéfices. L’habitude a ainsi été prise de pêcher en grandes quantités la grosse sardine, invendable et dont le pêcheur n’obtiendra que le prix de retrait. En 1979, PROMA, qui se charge des retraits pour le Morbihan et la Loire-Atlantique, a ainsi détruit 638 tonnes de grosses sardines, et en a congelé 295 tonnes. Comme les petits pêcheurs ont abandonné la sardine, et comme le prix de retrait est « communautaire », c’est-à-dire subsidié par le Marché commun, ces pratiques sont condamnées au niveau des plus hauts principes, et en fait ignorées : l’argent communautaire est une manne anonyme dont la ponction est censée ne léser personne, le récolter, c’est réaliser l’un de ces « bons coups » sur lesquels les pêcheurs ont toujours compté.
24Il n’en va pas de même pour la daurade. Les choses sont beaucoup plus sérieuses pour deux raisons, d’une part, le prix de retrait est ici « national », la vache-à-lait n’est plus ni lointaine ni anonyme puisqu’il s’agit du sacro-saint « contribuable », d’autre part, l’effondrement des cours en cas de prises massives lèse ici directement le petit pêcheur qui prend la daurade « en travers » (à la ligne et en mettant le bateau en travers du courant). La daurade grise est un poisson de bon rapport puisque son prix moyen du kilo fut en 1981 (prix à la vente en criée à La Turballe) de 24 F pour la grosse, 20 F pour la moyenne et 10 F pour la petite. Lorsque la vente du petit pêcheur coïncide avec un gros arrivage qui fait choir les prix, sa perte peut être considérable. Les pélagiques peuvent alors se sentir fautifs. Un patron de pélagique lorientais déclarait à un reporter en 1978 :
Nous avons subi des invendus en décembre 1976 pour de la daurade grise, mais c'était en fonction de l'encombrement du marché. L’an passé pour nous, le prix de retrait n’a jamais été appliqué.

40. Ligueur dans le golfe du Morbihan.
25« Subi des invendus... », « encombrement du marché... », les circonlocutions trahissent l’embarras. En 1979, la daurade grise, poisson particulièrement prisé du consommateur a été retirée du marché par PROMA à concurrence de huit tonnes congelées et trois tonnes détruites... et il s’agit d’une espèce que l’on dit menacée.
26Nous avions annoncé d’emblée comme une des conditions pour qu’une innovation débouche sur la différenciation sociale, que « la rentabilité, de force au départ, décroisse rapidement avec le nombre de ceux qui l’adoptent ». A la pêche, la baisse de la rentabilité découle le plus souvent de la surpèche. Une nouvelle technique de pêche a sur une espèce un effet semblable à celui qu'exercerait un nouveau prédateur : elle s’en prend à une partie de la population jusque-là peu affectée. Il en résulte des pêches miraculeuses qui durent aussi longtemps que le temps de réponse de l'espèce, en termes démographiques, à cette nouvelle agression. Dans un historique de la dynamique des populations appliquée au poisson, Ricker notait :
Baranov a montré en 1918, que lorsque le taux de mortalité dû à la pêche augmentait substantiellement, il en résultait nécessairement pendant quelques années, des prises considérables, supérieures de beaucoup à celles des niveaux d’équilibre. Ce phénomène est connu sous le nom d’effet de « fishing-up » ou de « retrait du stock accumulé ». C’est ce phénomène qui explique en grande partie la nostalgie du « bon vieux temps » de la pêche facile et des bons coups, que l'on rencontre si communément parmi les vieux pêcheurs professionnels et amateurs (Ricker 1977 : 8).
27Ce phénomène a été observé à la pêche à la daurade. Il est intéressant d’examiner quelques chiffres recueillis au fil des années pour Quiberon (petite pêche à la ligne) et La Turballe (pélagique). Les chiffres sont exprimés en tonnes débarquées : il n’y a pas de chiffre pour La Turballe en 1975, la pêche de la daurade étant alors encore insuffisante pour émerger des « poissons divers ». 1976 et 1977, c’est l'époque des pêches miraculeuses dont, en 1978, la petite pêche semble pâtir. Ensuite, les chiffres se stabilisent pour le pélagique et retournent vers leur niveau ancien à la petite pêche. En 1978, les représentants de la petite pêche (Bertel 1978) axent leur action sur l'affirmation que la daurade est menacée d’extinction. Dans une étude du stock de daurades grises, Pérodou et Nédelec concluent que l’espèce est en danger : « ... le stock de daurade grise est un stock fragile. Il ne pourra pas supporter longtemps un effort de pêche intense sans atteindre son seuil de surexploitation » (1980). Heureusement, ce type de déclarations pessimistes se sont le plus souvent révélées fausses pour ce qui touche au poisson ; il y a quelques années on avait annoncé la disparition définitive du hareng, dans un premier temps la population harenguière fut remplacée par une population de maquereaux de taille égale, et quand celle-ci fut à son tour largement ponctionnée, les harengs firent leur retour... conduisant à une petite catastrophe commerciale dans la profession, du fait que le consommateur à qui l’on avait seriné que le hareng était mort pour de bon, en avait fait son deuil, et bouda la résurrection inattendue du hareng sur les étals. Nikolskii a très bien caractérisé le mécanisme qui intervient en cas de surpêche :
La surpêche biologique se produit quand la population mère a été réduite au point de ne plus pouvoir maintenir la taille de la population. La surpêche au sens économique correspond à une réduction de la population telle que sa pêche est devenue non rentable, c’est-à-dire que les coûts en main-d’œuvre et en matériel excèdent le revenu de la pêche. Ordinairement, les techniques de pêche sont telles que la surpêche économique précède la surpêche biologique ; ceci sauf dans le cas de certaines espèces extrêmement précieuses comme l’esturgeon (Nikolskii 1969 : xv).
Figure 20. Daurades débarquées à La Turballe et à Quiberon


28Une espèce qui se trouve en situation de surpêche économique est généralement abandonnée à son sort, ce qui lui permet de se refaire. Quelqu’un alors s’en aperçoit, qui ne tarde pas à faire une pêche miraculeuse... et le cycle repart.
29On aura ainsi compris, nous le pensons, comment une innovation technique autorise la différenciation sociale, permet à un petit nombre de « lâcher le peloton » en réalisant des gains importants tout au début, avant que les autres ne se ressaisissent ; quand ceux-ci repartent à l’attaque, il est trop tard : il n’y a plus de gros profits à faire. Dans le cas du chalut pélagique, les gains importants ont eu trois sources : l’efficacité intrinsèque de la nouvelle technique qui filtre d’énormes volumes d'eau, la ponction du « stock accumulé », cette sous-population du poisson jusque-là épargnée, et finalement, le détournement de la manne subventionnaire, le système social d’aide étant pris à contre-pied par la nouvelle technique dont il n’avait pas prévu les incidences.
30Est-ce à dire que cette différenciation sociale se déroule sans heurts ? Evidemment non, ceux qui ne peuvent en être les bénéficiaires se défendent autant qu’ils le peuvent, à la mesure de leurs moyens. Bien avant que de réels affrontements éclatent en baie de Quiberon, le journaliste Roger Cougot prévoyait les difficultés qui résulteraient du déploiement du pélagique. Nous sommes en 1973, cinq avant le blocus dramatique de Port-Maria à Quiberon par les Turballais :
Doit-on soumettre le pélagique aux hésitations qui ont marqué l’apparition de chaque nouveau type de pêche ? On se souviendra de la bagarre qui opposa les premiers partisans de la bolinche (filet tournant) à leurs détracteurs (partisans du filet droit, à la sardine). On est déjà allé jusqu’à reprocher au chalut « flottant » de démolir les herbiers du fond !... Il n’y a que peu de bateaux équipés pour passer indifféremment de la senne (bolinche) au chalut (pélagique ; on envisageait encore à l’époque que le chalut puisse se pratiquer avec des moteurs de puissance relativement faible). Préconiser le chalut dans un secteur habituellement réservé aux senneurs sous prétexte de meilleure rentabilité, c’est condamner les bolincheurs à une reconversion onéreuse ou les amener à renoncer au métier en général. C’est compromettre l’équilibre économique et social d'une région, avec de graves implications sur le plan humain.

41. Caseyeur à l’échouage.
31La technique apparaît, comme nous l’avons dit, de manière très progressive. Dans la région qui nous occupe, le pélagique apparaît comme instrument de pêche complémentaire, de relativement petite dimension, et tracté en solitaire. Dans les années qui suivent, d’autres patrons expérimentent la technique, et elle se révèle bientôt extrêmement rentable. Comme il est d’expérience commune que les meilleures choses ne durent qu'un moment, il s'agit pour chaque patron de décider rapidement s’il va armer ou non son navire à la nouvelle technique. Mais les choses ne sont pas si simples : Cougot parle de « reconversion onéreuse ». Il faut trouver l’argent, il y a les réserves personnelles, toujours trop faibles, l’argent que l’on peut emprunter à des particuliers, le mareyeur avec qui l’on est « abonné », mais c’est de l’argent qui vous lie durablement ; il y a des organismes de crédit, mais ils ignorent votre réputation à la pêche ; il y a enfin les subventions à la construction.

42. Chalutier pélagique.
32Le temps qui passe est du temps perdu, d’une part la période des bons coups sera courte, d’autre part le nouveau type de pêche lèse directement ceux qui s’en tiennent à l’ancienne. Il y a premièrement le risque d’effondrement des cours, il y a ensuite la ponction massive du stock dont on ne sait jamais si elle aura des effets irréversibles, les praticiens des deux pêches se gênent aussi considérablement sur les fonds et les engins peuvent s’emmêler conduisant à de la « casse » de part et d’autre. La querelle entre les Houatais et les Turballais se focalisera toujours sur la destruction de filières de casiers par les chaluts pélagiques, destruction involontaire qui est tout aussi dommageable au chalut qu’aux casiers.
33Si la technique est payante, comme elle le fut pour le pélagique, chaque patron rêve d’y accéder ; s'il n’est pas prêt financièrement, il ne lui restera qu’une stratégie : s’efforcer de minimiser l’action de ceux qui ont adopté la nouvelle technique avant lui. Il peut essayer d’obtenir par la pression politique que le nouvel engin soit considérablement bridé dans son opération, ou pourquoi pas, qu’il soit tout simplement interdit. Ceci lui permettrait, lorsqu’il sera prêt à son tour, de se retrouver sur la ligne de départ à égalité avec ceux qui avaient voulu partir en avant. Bien entendu, il faudra alors renverser les arguments, cela ne présentera pas trop de difficultés à condition que l’on ait affirmé bien haut dès le début de sa protestation que « ce n’est pas l’engin qui est en cause, mais une façon de s’en servir ».
34Il va de soi en effet, que dans la mesure où l’innovateur obtient des gains énormes de sa pêche par rapport à ceux de ses collègues traditionalistes, il apparaît vorace et incapable de dominer sa voracité. Nous avons cité plus haut Hennequin, conseiller technique au cabinet du ministre de la Mer, il ajoutait, dans sa déclaration au journaliste du Monde,
...il faudrait que ces pêcheurs acceptent de se limiter, que le gain de rentabilité entraîne une diminution du temps de travail (Benquet 1981).
35Or, rien ne va davantage à l’encontre des principes implicites qui sous-tendent la pêche que l’idée de limiter délibérément son effort. Dans une activité aussi aléatoire, où les gains peuvent être nuls ou dérisoires pendant des périodes de durée indéfinie, il a toujours été impératif de se constituer des réserves par la pratique du bon coup. Le phénomène est le même que celui que nous avions observé à la saliculture où les années exceptionnelles permettent d’acheter de la terre, et de réduire ainsi la dépendance immédiate d'une activité à la rentabilité précaire. Jamais dans le passé, les réserves ne se sont révélées à la hauteur de leur tâche : jamais il n'a été nécessaire de leur fixer un plafond. Le pélagique a changé cela, et il en ira sans doute de même pour les innovations techniques du futur, les « bons coups » que l’on y a faits ont pu être sans commune mesure avec ce que la petite pêche permettait jusque-là d’espérer. Mais qui a dit qu’un pêcheur devait nécessairement être pauvre ? Un ami se trouvait au Crédit maritime, devant lui, au guichet, M. X... patron de pélagique. Il évoquait son compte avec l’employé, et les sommes dont il s’agissait étaient proprement faramineuses. L’employé disait : « M. X..., il faudrait songer à placer votre argent », à quoi M. X... pour qui l’alignement des zéros n’avait manifestement plus aucun sens répondait : « Non, non. »
36Les arguments utilisés par ceux qui s’efforcent de retarder l’application d’une nouvelle technologie, ou qui s’efforcent d’en minimiser provisoirement les effets, ne nous intéressent pas directement ici : il s’agit d’un exercice rhétorique visant à convaincre collègues, public et média, le but à moyen terme est de faire pression sur les politiques qui répercuteront ensuite sur les administratifs l’« opinion publique ». Derrière la rhétorique se profile toujours la même vérité : « Nous autres les pêcheurs, nous n’aimons pas qu’un collègue gagne plus que nous », formulation phénoménologique de ce principe de fond qui résiste à la différenciation économique au sein de la sphère d’activité. Les arguments utilisés par les uns et les autres pour appuyer leurs revendications ne manquent toutefois pas d’intérêt pour nous à un autre titre : ils révèlent les modalités du recours au sens commun, au savoir scolaire et au savoir scientifique lorsqu’on essaie de peser sur les détenteurs du pouvoir.

43. Caseyeur.
37A mesure que le temps passe, les profits qui peuvent être espérés de la mise en œuvre de la nouvelle technique décroissent, déjà le souvenir des bons coups mirifiques s’efface dans le passé. Un jour celui qui n’a pas cessé de chérir l’idée que lui aussi passerait au pélagique, refait ses calculs et s’aperçoit soudain que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Il ne lui reste plus qu’à jurer de ne pas rater la prochaine occasion ; pendant ce temps-là, le patron de pélagique qui fut dans le wagon de tête, compte ses terrains de camping.
38Nous évoquerons plus rapidement les facteurs de différenciation économique dans la conchyliculture. Ce qui joue ici un rôle équivalent à l’introduction d’une nouvelle technique à la pêche, c’est l’apparition d’une nouvelle espèce élevée. Dans le chapitre précédent, lorsque nous discutions les techniques d’élevage de la palourde, nous avions souligné que les techniques les plus efficaces étaient apparues parmi les professionnels qui avaient postulé dès le départ une grande plasticité des espèces élevées. Alors que les scientifiques recommandaient des techniques qui visaient à reconstruire autant que possible le milieu naturel dans un environnement artificiel, les professionnels avaient d’emblée transposé, tenant compte ainsi implicitement de l’existence de deux parties prenantes : animaux et hommes.
39Le fait même de l'élevage suppose de telles transpositions, mais les problèmes à résoudre sont toujours majeurs. Mentionnons ici les trois principaux, ils expliquent en grande partie pourquoi la conchyliculture française choisira lors de chacune de ses crises majeures la fuite en avant qui consiste à passer à l’élevage d'une espèce nouvelle. Premier problème majeur, celui des épidémies ; toute population dans son milieu naturel est affligée de manière endémique par un certain nombre de maladies ; dans un milieu d’élevage où des animaux sont rassemblés à des densités sans rapport avec celles du milieu naturel, des épidémies peuvent se développer et anéantir un élevage régional entier en quelques mois ou quelques semaines. Un exemple bien connu est celui de la peste porcine, un autre, la septicémie hémorragique virale de la truite arc-en-ciel. Second problème majeur, celui de l’appauvrissement du patrimoine génétique des espèces élevées ; l’élevage joue ici de deux façons négatives, premièrement en empêchant le mixage génétique qui a lieu en milieu naturel, deuxièmement en favorisant les sous-populations qui s’adaptent le mieux aux conditions d’élevage, à savoir les moins agressives, c’est-à-dire celles qui se défendraient le moins bien en milieu naturel et qui sont donc le moins bien équipées pour répondre aux agressions extérieures. Ainsi les conditions d’élevage en bassin favorisent les tacons (petits saumons) au comportement grégaire, et défavorisent les animaux les plus territoriaux, donc les plus combatifs. Troisième problème majeur, celui de la nourriture en milieu artificiel : ou bien la nourriture est fournie artificiellement, ou bien elle continue d’être celle du milieu naturel, plus ou moins aménagée. Dans le premier cas, il s’agit d’obtenir des dosages très exacts, sans quoi on observe du cannibalisme en cas de nourriture insuffisante (homards, crevettes), ou des pollutions organiques graves dues à la nourriture en excédent (problème classique de la pisciculture en bassin, lié au comportement alimentaire du poisson qui se nourrit plus ou moins selon la température de l’eau). Lorsque, comme c’est le cas en conchyliculture, l’alimentation demeure naturelle, il convient de maintenir des densités optimales, à défaut de quoi la nourriture est insuffisante et la pousse diminue jusqu’à devenir nulle. Les pressions économiques subies par l’ostréiculture ont toujours conduit à une augmentation des densités.
40Les trois facteurs mentionnés, épidémie, dégénérescence, nourriture insuffisante se sont toujours combinés dans l’ostréiculture : la dégénérescence de l’espèce a favorisé des épidémies, tandis que les difficultés de trésorerie qui en résultaient conduisaient à augmenter les densités jusqu’à ce que les pousses deviennent nulles. L’industrie se trouvait alors dans une impasse dont elle ne pouvait sortir. Un type de solution, celui qui existe dans l’élevage des mammifères, est celui qui vise à remédier aux épidémies en ayant recours au vaccin préventif ou à la pharmacopée de traitement. Ce type de solution a jusqu’ici été refusé à la conchyliculture en raison du retard en matière de pathologie du mollusque. La seule solution restante est alors celle du remplacement de l’espèce élevée par une autre. C’est une solution bien connue dans les milieux de l’élevage, mais qui constitue toujours une dangereuse fuite en avant.
41Pour ce qui nous occupe ici du problème de la différenciation sociale, il est facile d’imaginer en quoi le cas est parallèle de celui du passage au chalut pélagique : le passage à l’espèce de remplacement n’apparaît pas immédiatement comme une bonne opération — surtout comme dans le cas du remplacement de la plate par la creuse, quand l’espèce montante est de moindre rapport et apparaît comme un ersatz — et les investissements sont chers. Ceux qui prennent le train au moment opportun font de substantiels bénéfices au départ, tandis que ceux qui se tournent vers le nouvel élevage ultérieurement le font le plus souvent alors que les problèmes réels sont déjà aux portes : l’espèce a commencé de dégénérer, les nouvelles densités facilitent les épidémies et diminuent la nourriture disponible pour chaque animal. Celui qui a pu être du bon coup des débuts disposera des réserves qui lui permettront de tenir pendant les temps difficiles, mais il lui faudra encore avoir assez d’argent derrière lui pour pouvoir opérer sans trop de difficultés la reconversion suivante. La richesse supposée des ostréiculteurs ne vaut que pour ceux qui ont pu passer sans trop de casse de reconversion en reconversion, ou pour ceux que l’on a l’occasion d’observer durant leurs années fastes.
Le principe du Père Noël
42Dans tout système économique il y a des gagnants et des perdants. Il y a des perdants structurels qui se voient écartés dès le départ, comme les fils en surnombre à la saliculture, il y a ensuite ceux qui tentent leur chance et n’y arrivent pas. Il y a aussi, même pour les gagnants, les hauts et les bas, les soudures difficiles, les moments de détresse. Quand il s’agit tout simplement de tenir en attendant le retour des jours meilleurs, le savoir empirique est de peu de secours. Chaque culture humaine a sécrété pour ces moments difficiles des discours coulés dans le moule du savoir empirique, mais sans en être, ce que nous appelons les discours d’espoir.
43Nous avons fait la part belle dans cette étude au savoir de la pratique, aux savoirs empiriques, les montrant mieux adaptés à leurs buts que tout autre savoir alternatif, en particulier le savoir de la science dont les préoccupations sont le plus souvent trop désincarnées pour être du moindre secours à l’homme ou la femme de la pratique. Est-ce à dire que les savoirs empiriques suffisent toujours à leur tâche ? Bien entendu non. Est-ce à dire qu’ils soient toujours en parfaite adéquation avec leur objet ? Pas non plus, ils sont soumis sur tout leur champ à une distorsion systématique, celle que leur impriment les discours d’espoir.
44Une des principales vertus du discours de la science, qui en fait un outil toujours également fiable, est le peu de prise qu’il offre au signifiant Père Noël :
Les journaux disent tous les jours que les progrès de la science. Dieu sait si c’est dangereux, etc., mais cela ne nous fait ni chaud ni froid. Pourquoi ? parce que vous êtes tous, et moi-même avec vous, insérés dans ce signifiant majeur qui s’appelle le Père Noël. Avec le Père Noël, cela s’arrange toujours, et je dirai plus, ça s’arrange bien (Lacan (1955-1956) 1981 : 361-362).
45L’Etat-Providence, c’est l’émergence du Père Noël dans la réalité sociale, sous forme, par exemple, du prix de retrait garanti à la pêche. On peut en donner une autre illustration, empruntée à l’ostréiculture, cette fois :
Le plan de sauvegarde de l’huître plate qui s’est achevé fin 1982, prévoyait la mise à blanc des parcs et déconseillait également le captage de naissain au minimum pour une année. Sans l'interdire cependant ! Il était dit : « Les capteurs qui remettent les tuiles à l’eau le font à leurs risques et périls. » 35 capteurs environ, soit 10 % de la profession ont pris ce risque. Et aujourd'hui ils sont sur le point d’être récompensés... par l’Etat qui, en quelque sorte, revient sur sa parole ! En effet, le groupement de Cancale, HEPC, afin de poursuivre les expériences de semis effectuées en 1982, est acheteur de 35 ou 40 tonnes de naissain produit qui vont être récoltées par les irréductibles. A près de 50 F le kg, alors que l’an dernier, le naissain s’était vendu à 30 F le kg. Mais ce groupement pratique une sorte de chantage : il n’achète pas s’il n'y a pas garantie de l’Etat ! La décision n’a pas encore été rendue publique, mais le FIOM est tout prêt à apporter sa garantie au groupement de Cancale. Résultats : dans le pays d’Auray, les capteurs qui ont pris des risques vont être récompensés, leur naissain va trouver preneur à un prix intéressant. Quant aux autres, il leur reste leurs yeux pour pleurer (Le Marin 13 mai 1983).
46On ne peut, dans une étude consacrée à la transmission ou à l’acquisition du savoir, consacrer une place suffisante au savoir qui porte sur les choses invisibles et que nous distinguons conventionnellement de celui qui porte selon nous directement sur les choses dans leur matérialité. S’il a peu été question des femmes ici, c’est en particulier en raison de la nature symbolique d'une grande partie du travail des femmes à la pêche. Dans un article consacré aux cérémonies Intichiuma en Australie, Malinowski faisait remarquer que pour les populations qui pratiquent ces cérémonies, leur préparation et leur performance ressemblait bien davantage à du « travail » que toute autre activité qu’elles déploient, même économique. Les cérémonies Intichiuma qui rassemblent plusieurs « hordes » (ce terme traditionnel est préférable au terme inadéquat dans le contexte australien de « tribu ») organisées pour l’occasion en groupes de coopération, visent à la reproduction du monde naturel, chaque groupe se spécialisant dans un aspect particulier du réel à reproduire : qui les kangourous, qui le vent d’est, qui les bébés, et ainsi de suite (cf. Malinowski 1912). Le paradoxe est bien sûr dans le fait que le travail ne porte que sur une activité « religieuse » dont l’efficacité nous paraît douteuse, inversement l’activité de chasse et de cueillette où ces populations trouvent leur subsistance nous apparaît comme entièrement inorganisée et improvisée. Cet excursus nous permet d’évoquer — encore qu’il faille consacrer à cette question importante de plus grands développements — la division du travail à la pêche entre les hommes qui s’acquittent de son versant visible, et les femmes qui prient pour que les hommes reviennent.

44. Poches à huîtres sur les tables à marée montante.
47Lorsqu’un pêcheur qui n’a pas pu sauver la semaine qui aurait dû sauver le mois qui lui-même aurait dû sauver la saison, déclare, mi-figue mi-raisin : « Heureusement qu’on peut toujours sauver l’année ! », ce n’est pas lui faire insulte de ne pas considérer ses propos comme appartenant au savoir empirique. Ce sont des mots d’espoir, ceux qui permettent de continuer, ceux qui obligent aussi à accroître l’effort pour que la prédiction s’accomplisse. « On peut toujours sauver l’année », c’est une manière de retrousser ses manches mentalement, si la pêche toute en astuces ne paie pas, on se tournera vers le quantitatif, on ira relever à l’infini les bahots (palangres) à congres. La pêche présente cet avantage qu’il existe des métiers alternatifs, des plus hasardeux qui autorisent un bon coup à l’occasion, aux plus sûrs, de faible revenu mais où le produit total sera proportionnel à l’effort consenti. Le sel n’autorise pas de tels recours, lorsque les « impondérables » viennent contrarier la volonté de produire, il n’y a rien à faire :
Il y a les impondérables. Si on a une saison à orages successifs comme en 1977, on est baisé de bout en bout. On est là à zieuter ses salines dix fois pour une et on ne peut rien faire. Un printemps pluvieux comme maintenant et on a de l'eau douce jusqu'en juillet.
48Comme il n’y a rien à faire, il ne reste qu’à espérer que les choses iront mieux plus tard, à invoquer le principe du Père Noël. On n’est pas dupe pour autant : le ton résolument optimiste des discours d’espoir fait qu’on hésite à les assumer pleinement, à s’y identifier entièrement, aussi, on les cite en marquant la distanciation, en « voix off », comme s’il s’agissait des propos de quelqu’un d’autre, quelqu’un d’assez fou pour demeurer optimiste quand tout va mal. C’est ce qui donne aux discours d’espoir leur caractère ironique, ce sont des propos qui disent le contraire de ce qu’on pense.
Avant que les marais soient bien enroutés cette année, on arrivera en septembre. Les jours sont courts, le temps incertain, l’année sera mauvaise...
49Pourtant...
Pourtant on a parfois une bonne quinzaine, fin juin, les vents soufflent à l'est et ça part très vite.
50Ou bien, « une année, on a bien été jusqu’au 21 octobre à tirer du sel ». Il y a deux niveaux dans les discours d’espoir, le premier, minimal, qui se contente d’affirmer que les mauvais jours ont une fin, le second, maximal, qui évoque déjà le retour des jours meilleurs. Les réflexions sur les « orages de mer » appartiennent au premier niveau. Les orages de mer viennent avec le flot, et ils durent quarante jours, tout comme un de leurs ancêtres fameux. Un orage de mer a cette particularité qu’on ne le voit pas commencer. On ne peut jamais dire : « Tiens ! voilà un orage de mer. » Comme à ce moment-là il pleut déjà depuis quinze jours - trois semaines, on peut se dire qu’en mettant les choses au pire, il reste trois semaines de pluie à tirer, mais pas plus. Personne ne cherche réellement à déterminer rétrospectivement quand l’orage débuta.
51L’inverse structural des orages de mer, c’est la « série des vents d’est ». Elle est souvent le prélude au démarrage de la saison de sel (cf. chapitre 4). Mais il y a de vraies séries et de fausses séries. En avril 1981, les vents d’est ont soufflé durant deux semaines, provoquant, comme nous le disions, une grande effervescence sur le marais. Mais les orages de mer prirent le relais. Les pessimistes, ceux qui considèrent plus généralement que le marais est « fini », affirmèrent que la série des vents d’est était arrivée trop tôt. Les autres déclarèrent que ce n’était pas la vraie série : rien n'était perdu puisque la vraie pouvait encore venir.
52Deuxième niveau du discours d’espoir, celui du retour des jours meilleurs. Si les vaches maigres sont suivies des vaches grasses, c’est qu’il existe en toutes choses un équilibre global dans le long terme. Le monde humain et naturel est régi par une harmonie cyclique, un balancement qui fait que tout excès sera suivi par sa compensation. Dans une logique proche de celle que décrit Foster (1965) comme celle des « biens en quantité limitée », le malheur n’existe qu’en quantité finie, une fois celle-ci épuisée, le bonheur doit nécessairement revenir. L’ennui, c’est qu’il n’est nullement clair si l’harmonie cyclique s’exerce sur dix ans, vingt ou même à l’échelle d'une vie de paludier.
53On s’accorde à voir des alternances de bonnes et de mauvaises années sur des périodes de douze à quatorze ans :
Il y a des cycles de six-sept ans, c’est automatique. De 71 à 76 on a eu une série de récoltes bonnes ou moyennes à suivre. Avant 71, c'était une série de faibles récoltes à suivre... on était en dessous de la tonne (de sel par œillet ; on compte qu’une année « moyenne » devrait produire 1,3 à 1,5 tonne à l’œillet). Y a rien d’étonnant que depuis 77 on soit dans une mauvaise série.
54Mais d'une manière plus générale, il faut envisager les choses sur vingt ans :
Il faut prendre la moyenne au moins sur vingt ans, parce qu’il y a des périodes fastes qui compensent les vrais zéros comme 58 ou 80.
55Le compte le plus général cependant est sur dix ans. On trouve des comptes de ce type dans toutes les activités primaires. En voici un, cité par Grelon pour l’ostréiculture :
... une décennie se décompose en deux années très bonnes, six années moyennes et deux années catastrophiques...... un éleveur a fait, pour dix ans d’exploitation, le calcul suivant :
une année les huîtres séparées lui rapportent le triple du capital qu’elles représentaient initialement,
pendant deux années il recueille le double du capital,
durant cinq ans le chiffre de vente ne dépasse pas la valeur nominale des coquillages,
au cours de deux autres années la perte est presque totale (Grelon 1978 : 279).
56Notons qu’il ne faut pas entendre « moyen » ou « moyenne » au sens statistique, mais soit comme l’équivalent du « mode » en statistiques, c’est-à-dire le cas le plus courant. Alors, « année moyenne » est synonyme de « année commune ». Ou bien, « moyen » signifie « qui permet de s’en sortir », comme quand une paludière dit : « Une année moyenne, on fait deux tonnes à l’œillet... mais y en a pas souvent. » Des considérations « statistiques » de ce genre, sur dix ans, semblent au premier abord ce qu’on peut faire de mieux en matière de savoir empirique « maîtrisé ». Mais il ne faut pas s’y laisser prendre, le contexte dans lequel ces calculs sont faits est bien celui du discours d’espoir : il s’agit toujours d’annoncer le retour des jours meilleurs. Donnons deux exemples : ce sont deux paludiers qui parlent. Appelons-les A et B.
Les années exceptionnelles, on fait plus de trois tonnes à l’œillet, ça arrive une fois tous les trois ans... et encore... c’est très rare. On a eu en 49, en 55 et en 76... Sur dix ans, il y a trois années bonnes ou très bonnes, trois années médiocres, le reste... ça dépend du paludier et des endroits où passent les orages. C'est là qu’on peut faire des années nulles ou quand même de bonnes petites années. En moyenne, pour vivre, il aurait fallu deux tonnes à l’œillet.
« Une bonne année tous les dix ans, une année moyenne tous les cinq ans, et le reste nul », c’est le dicton ici. Une année moyenne, on compte une tonne et demie, deux tonnes (à l'œillet). Une bonne, c’est quand on fait plus de trois tonnes. Y a eu 55 comme ça. En 36 aussi, où la saison a débuté très tôt, au mois de mai, et on a fait jusqu'à la fin septembre. Au bout, on avait plus de deux tonnes à l’œillet. En 49 on a eu une très bonne année aussi, mais sur bien plus court... Sur dix ans, on en compte quatre mauvaises ou petites, trois moyennes ou bonnes et trois pratiquement nulles.

45. Civières à huîtres dans un dégorgeoir sur te golfe du Morbihan.

46. Dans la cabane, détroquage et triage des huîtres.
57Il y a aussi toutes ces choses auxquelles on ne croit pas, tout en y croyant, toutes ces prédictions que l’on peut mobiliser si nécessaire à titre rétroactif, pour faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Le temps qu’il fait à la Saint-Médard, on n’y fait pas vraiment attention. Mais s’il pleut ensuite pendant quarante jours, on pourra toujours se dire que l’on sait pourquoi. Si la saison est mauvaise, on pourra penser qu’on le savait au vu des salicornes qui avaient envahi les salines. Il s’agit ici d’un signe, car ces plantes n’aiment pas l’eau trop salée, et si on les trouve en quantités dans les marais c’est que l’eau y est très douce. Plus significative est l’attention portée au vent qu’il fait le jour des Rameaux : « Tel souffle le vent des Rameaux, tel il sera aux trois quarts de l’année. » Ceci permet de constater si les vents solaires s’établissent au cours du printemps. Le paludier se fixe ainsi un rendez-vous rituel avec le vent : la brise de terre du matin devient-elle brise de mer l’après-midi ? Et si le vent solaire boude ce jour-là, cela n’implique pas pour autant qu’il sera absent durant la récolte : celle-ci peut très bien se dérouler durant ce quart de l’année à propos duquel le vent des Rameaux n’avait rien à dire. Le pessimiste se contentera bien sûr du présage. Mais quand les vents solaires sont au rendez-vous des Rameaux, tous les cœurs sont en fête. Se pourrait-il toutefois que la saison tombe alors dans le quart non prévu ? « Cela ne s’est jamais vu », vous dira-t-on.
58Enfin, on ne pourrait conclure une étude sur la transmission du savoir sans évoquer ces quelques occasions où du savoir est authentiquement transmis. Il s’agit de ces moments privilégiés où un ancien prend à part un jeune qu’il a en affection et lui transmet un important secret, les marques, les alignements d’un coin très poissonneux, ou des failles à coquilles Saint-Jacques, par exemple. Souvent il s’agit de secrets de polichinelle, mais cela n’est pas très important, car il ne s’agit pas vraiment de contenus. Ce qui se transmet là, c’est une bénédiction.
59Jean-François refait les ponts de sa saline, les tirant au cordeau. Un ancien se moque de lui : « T’auras pas plus de sel pour autant ! », lui lance-t-il du talus. « Ça me fait quand même plaisir », dit Jean-François. Bien sûr. Il ne s’agit pas d’une réelle moquerie, mais d’une reconnaissance : « Voilà un jeune qui a du soin », disait l’ancien.
Tu leur diras à tes élèves... ça c’est important... Quand tu es dans l'œil de la tempête, ne te laisse pas avoir par la bonasse : fais tout de suite passer ton foc de l’autre côté. Si tu ne le fais pas, dès que le vent repart — tu l'entends arriver d’ailleurs — ton foc masque et tu embarques de l'eau. Si ta chaloupe est pontée, tu as une deuxième chance parce que tu n’auras pas pris trop d'eau la première fois, mais si ta chaloupe n’est pas pontée, alors... Adieu veau, vache...

47. Plate sur les parcs.
60Bien sûr, Pironton, nous leur dirons. D’ailleurs c’est dit. Mais la marine n’est plus à voiles...
Illustration 9. La petite guerre du pélagique
On peut dire que la querelle du pélagique en baie de Quiberon débuta en 1976, bien qu’à cette époque on n’enregistrait que des incidents mineurs entre bateaux qui utilisaient la nouvelle technique et ceux qui s’en tenaient aux métiers traditionnels. Ailleurs sur la côte cependant existait une certaine agitation, à Douarnenez, certains petits pêcheurs se mirent en grève et obtinrent l’interdiction du pélagique en baie de Douarnenez. Un précédent existait désormais, il était possible aux petits métiers d’obtenir l’ostracisme du pélagique, du moins localement.
En mai 1977 paraît une réglementation générale du chalut pélagique, dont nous avons reproduit plus haut les deux premiers articles, l’article 5 précise que :
... les directeurs des Affaires maritimes prennent par arrêté, dans les secteurs où le besoin s’en fait sentir et notamment en cas d’incompatibilité avec d’autres modes de pêche, les dispositions visant à limiter ou interdire l’usage du chalut pélagique dans un but de police ou de gestion des ressources halieutiques.
En février 1978 paraît la réglementation particulière relative aux quartiers de Saint-Nazaire, Vannes et Auray. Le plateau et les courreaux de Belle-Ile sont interdits aux pélagiques ainsi que la baie de Quiberon au sens restreint, à l’exception d’une zone de pénétration, rapidement baptisée « chaussette » en raison de sa forme, autorisée chaque année du 1er juin au 30 août pour permettre la pêche à la sardine. Estimant que la réglementation n’est pas observée, les adversaires du pélagique bloquent tous les ports de pêche du quartier d’Auray, le 8 juillet 1978 : Le Palais en Belle-Ile, Houat, Port-Maria et Port-Haliguen à Quiberon, Hoedic, La Trinité et Le Crouesty à Port-Navalo. Le 19, alors que leur poisson pêché en baie de Quiberon est à la vente, les pélagiques de La Turballe voient celui-ci confisqué. Le lendemain, par représailles, les Turballais barrent l’entrée de Port-Maria. Les petits métiers se regroupent et tentent de forcer le blocus. Des bateaux sont abordés et des pugilats ont lieu sur le pont de quelques bateaux. Un homme, coincé entre deux navires, est sérieusement blessé. Entre-temps, les CRS ont envahi la jetée. Les Turballais rompent le blocus et la bataille reprend en mer, puis lorsqu’ils essaient vainement de barrer le port de Houat.
Le 3 juin 1982 paraît un nouvel arrêté réglementant la pêche du pélagique en baie de Quiberon et dans les eaux de Belle-Ile. La nouvelle réglementation est extrêmement compliquée et subordonne la pêche des pélagiques à l’obtention d’une licence délivrée par la direction des Affaires maritimes. Le 4 août, la vedette l'Armoise appréhende quatre couples de pélagiques pour pêche en zone interdite. Leur licence leur sera retirée pour huit ou quinze jours selon la gravité des faits constatés.
L’année suivante, les incidents reprennent ; ayant averti les journalistes de leurs intentions, les pélagiques vont, le 8 août 1963, pêcher en zone interdite, entre Hoedic et Belle-Ile. Le Marin titre : « Partie de bras de fer en baie de Quiberon ». Le 11, les fautifs sont condamnés, leur licence est retirée. Et ainsi de suite.
La mer est à tout le monde, vous répétera-t-on souvent avec une trace d’amertume dans la voix. Nous avons traité ailleurs (Jorion 1983 : 115-117) du difficile équilibre qui s’instaure entre pêcheurs de ports différents, nous n’y reviendrons pas. En cas de concurrence sur les mêmes lieux de pêche, et en particulier lorsque les mêmes espèces sont visées, la situation se tend toujours, elle peut monter au point qu’elle débouche sur le drame authentique. Lorsque les parties en cause sont de force sensiblement égale, il n’est pas question de victoire sur le terrain. Ainsi les affrontements rapportés plus haut ne sont en aucune façon des faits de « guerre », il s’agit d’alerter l’opinion publique et de faire intervenir les autorités. Celles-ci ayant pour consigne d’éviter à tout prix la « révolution » donnent en général raison à leurs propres ressortissants, et tort aux autres. Benquet notait dans son article du Monde :
Le 21 février 1978, les pêcheurs de Quiberon obtiennent du ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, un arrêté d’interdiction du pélagique dans la baie. « Manœuvre électorale, Bonnet est un élu du pays », ricanent les Turballais qui, eux, ne peuvent se targuer que du soutien d’Olivier Guichard, maire de La Baule, mais n’appartenant malheureusement pas à la bonne fraction de la majorité de l’époque ! Le « méridien des Cardinaux » qui limite la baie, devient le « méridien Bonnet-Guichard » (Benquet 1981).
Quant à Beaudeau et Boucheteil, ils dénoncent,
... l’électoralisme acharné de certains élus locaux : le cas du quartier d’Auray est connu, la législation y est stricte pour les métiers minoritaires, laxiste pour les métiers largement représentés. Dans la période où pour protéger la daurade, les pélagiques étaient repoussés hors des neuf milles, de nouvelles dérogationspersonnelles étaient données pour chaluter en rivière d’Auray (lieu de frayères et de nurseries) (Beaudeau et Boucheteil 1980 : 48).
La réglementation de 1977 précisait, comme nous l’avons vu, que des restrictions ou des interdictions pouvaient intervenir en cas d’« incompatibilité avec d’autres modes de pêche ». Les adversaires d’une nouvelle technique peuvent donc faire la preuve de son incompatibilité avec celles existantes. La meilleure preuve est fournie par la destruction de leur matériel de pêche par celui des concurrents. Comme ces dommages matériels peuvent être vus comme une atteinte à la propriété, il s’agit aussi d’un fait qui sera reçu avec sympathie par le public et les média. Le 5 mars 1977, Ouest-France publiait des extraits d’une lettre adressée par le Comité local des pêches du quartier d’Auray. On pouvait y lire entre autre :
Malgré les précautions prises par les bateaux de notre quartier, la diffusion sur Radio Saint-Nazaire du 17 au 25 février inclus d’un avis urgent aux navigateurs demandant à tous les bateaux pêchant dans le sud de Belle-Ile d’exercer une veille attentive, les caseyeurs houatais, « S... » et « B... » ont perdu le 2 mars, 35 casiers ainsi qu’un matériel évalué à 4 500 F, sans compter la perte de gain. En conséquence, le comité local des pêches maritimes du quartier d’Auray souhaite que le plus rapidement possible, une concertation entre comités locaux des pêches se déroule à Nantes pour que le projet d’arrêté général concernant la pratique du chalut pélagique soit modulé en fonction des problèmes qui existent sur le littoral Morbihan et Loire-Atlantique.
Le problème de la destruction d’engins se posait en termes parfaitement identiques cinq ans plus tard, puisqu’on pouvait lire dans Le Marin en date du 3 septembre 1982 :
Suite au feuilleton du pélagique : après les sanctions infligées à huit pélagiques turballais, surpris à pêcher dans une zone interdite par l'arrêté de juin, on signale à nouveau des problèmes du côté de Houat. Trente casiers à crustacés appartenant aux pêcheurs houatais ont été embarqués dans le suroît de l’Ile de Hoedic dans la nuit de jeudi à vendredi, la semaine dernière. Seule explication plausible : la présence dans ce secteur de deux couples de pélagiques, qui pêchaient à nouveau dans une zone interdite. A Houat, la colère est vite montée. Au comité local des pêches de Quiberon (Auray) on affirme même que dorénavant les pêcheurs côtiers sont prêts à tirer à vue. Certains Houatais affirmeraient même avoir emporté à bord leur fusil de chasse...
Les incidents entre pêcheurs qui se retrouvent sur les mêmes fonds tout en utilisant des techniques différentes, sont extrêmement fréquents : en 1976, les pêcheurs du Conquet sont successivement impliqués dans des incidents où leurs casiers et palangres affrontent chaluts soviétiques puis espagnols ; au cours du seul mois de septembre 1982, la presse maritime ne mentionne pas moins de quatre incidents. Dans la nuit du 5 au 6 deux chalutiers rochelais sont abordés par des ligneurs espagnols. A Port-la-Nouvelle en Roussillon,
Rien ne va plus... Entre chalutiers et petits métiers, si ce n’est pas la guerre, c’est une sourde hostilité. Après l’incendie qui a ravagé la barque et les filets d’un pêcheur à la traîne, M. Luc Francès, sur la plage de Leucate, c’est en effet l’entrepôt de M. Daniel Falliu, patron du chalutier Le Neptune, qui a été la proie des flammes, faisant plusieurs millions de centimes de dégâts. Et dans les deux cas, l’incendie criminel ne fait pratiquement pas de doute, même si la gendarmerie continue d’entendre les témoins (Menard 1982).
Le 20 septembre, c’est une lettre du syndicat professionnel des marins de l'Ile d’Yeu, qui proteste contre la menace que constituent les palangriers espagnols pêchant dans leurs eaux :
C’est maintenant la loi du plus fort... dès qu’il y a des bateaux espagnols dans un secteur, nous sommes obligés de dégager ; plus possible de mouiller nos filets... (Ouest-France 23 septembre 1982).
Enfin, c’est un abordage involontaire entre un chalutier rochelais et un palangrier espagnol passé sous pavillon britannique dans les eaux sud-irlandaises.
Dans la mesure où il n’est pas possible d’affirmer un droit de propriétaire dans le domaine maritime international, chacun est bien obligé de tolérer la présence de l’autre. Il suffit toutefois que l’une des parties se persuade que l’autre la prive de ses ressources pour que l’incident éclate. Dans chacun des cas que nous venons de rapporter, sous la protestation relative aux dégâts matériels se cache une revendication relative à un stock de poissons. A la suite du premier incident entre Rochelais et Espagnols, Henri Dubourg, patron du Rocambole déclare : « Avec leurs lignes qui font 50 kilomètres on ne peut plus pêcher » (Le Marin 10 septembre 1982). A l’île d’Yeu on déclare à propos des palangriers : « Il n’y a plus un plateau rocheux qui ne soit accaparé par eux en permanence. » Enfin, à propos de l’incident entre Rochelais et Espagnols en Irlande, M. Yarric, patron du Koros, affirme :
Les Espagnols prennent le coin, mettent leurs palangres, puis vous barrent le chemin. Ils ont des bateaux en acier de 40 mètres, ils pêchent plus qu’un chalutier ; après leur passage, il n’y a plus rien.
Alors que l’on évite soigneusement toute revendication relative à la propriété d’un coin de pêche, puisque l’on sait que de telles prétentions sont irrecevables, on s’efforce alors d’affirmer ses droits sur une espèce particulière. Il y a plusieurs moyens pour cela, faisant appel à des langages et des logiques spécifiques.
On peut parler de « droits historiques sacrés » (Benquet 1981), comme l’ont fait un moment les Truballais. C’est dans la même ligne que l’on procède par associations à tonalités morales, comme lorsqu’on oppose poisson bleu à poisson noble ou blanc. Cette division, vaguement fondée sur l’apparence extérieure, a un contenu variable selon les circonstances ; sont toutefois indéniablement bleus : la sardine, le sprat, l’anchois, le maquereau et le hareng ; quant au bar, il est indéniablement « noble », on lui adjoint en général la daurade et le merluchon. Le poisson bleu est bon marché, tandis que le poisson noble est cher. Le raisonnement par implication qui soutient la dichotomie est que le poisson noble devrait être pêché à l’aide d’une technique noble. Dans la région qui nous occupe, haut lieu de la chouannerie, personne ne semble conscient des connotations que prennent dans les discussions des termes tels « bleu » ou « blanc » et « noble ». Quiberon vit pourtant périr les troupes en débandade du débarquement blanc de 1795, écrasé par Hoche ; Houat recueillit les survivants qui avaient pu reprendre la mer ; c’est aux abords d’Auray qu’est le champ des Martyrs ; enfin c’est à Vannes, îlot bleu au milieu d’un pays acquis tout entier à la cause blanche, que fut fusillé, à la Gaenne, Monseigneur de Sombreuil.
Qu'est-ce donc qu’une technique noble qui conviendrait au poisson noble ? C’est une technique qui ne mobilise que de petits moyens :
Un atout de la pêche côtière sur les petites unités, tient à la nature de ses productions : espèces nobles, fraîches, variées (Bertel 1978 : 12).
C’est aussi une technique à faible rendement :
M. Boulard a bien reconnu qu’il n’était pas aussi sélectif (le chalut pélagique n’est pas aussi sélectif que les autres techniques ; nous reviendrons sur ce point). Des chaluts de cette dimension, tirés dans des zones de bas fond comme c’est le cas en baie de Quiberon ne laissent aucune chance aux poissons.
L’idée de « laisser une chance au poisson », tout comme l’opposition entre poissons nobles (saumon, truite) et poissons vils (chevaine, goujon, anguille) sont empruntées à l’« idéologie » de la pêche à la ligne dans ses versions les plus savantes (pêche à la mouche) ; elle n’a pas beaucoup de sens dans le cas d’une pêche commerciale. Ce qui est sous-entendu, c’est que la technique peu rentable l’est avant tout en raison de son souci de fair-play, de son caractère chevaleresque, de sa superbe ignorance de la rentabilité économique. Semblablement, le même commentateur qualifie la petite pêche de « pêche de subsistance » et la pêche au pélagique de « pêche de profit ». Ce que nous avons dit au chapitre 5 des stratégies qui conduisent à l’adoption du pélagique, a suffisamment montré qu’il s’agit dans tous les cas de pêche de profit. Dans la région dont nous parlons, il ne peut être question de pêche de subsistance depuis au moins le début des années 1920. La question, comme nous l’avons vu, est simplement celle de la taille des profits.
La notion qu’une technique particulière donne un droit sur une espèce particulière — qui lui appartient — a fait son chemin petit à petit dans les législations. L’arrêté de juin 1982 relatif à la pêche au pélagique en baie de Quiberon et dans les eaux de Belle-Ile, lui réserve une place importante. Il y est dit, par exemple, que
Les pélagiques pourront... exercer leur art à l’intérieur des neuf milles dans certains secteurs situés non loin de La Turballe s’il s’agit de :
— pêche de toute espèce, de jour et de nuit, d’une part,
— pêche au poisson bleu (maquereau, sprat, anchois, sardine, hareng), seulement de jour et de nuit entre le 15 octobre et le dernier jour de février ; et de jour uniquement entre le 1er mars et le 14 octobre (banc de Guérande),
— pêche au poisson bleu seulement et de jour exclusivement dans les eaux turballaises » (Le Marin 25/6/1982).
Dans la mesure où ces espèces ne sont pas, à l’heure actuelle, contestées au pélagique, la reconnaissance par la législation de l’association chalut pélagique/poisson bleu, assure une certaine légitimité à la revendication d’un « droit de suite » du poisson bleu, où qu’il se trouve. En août 1983, M. Bustamente, représentant des pêcheurs turballais déclare à la presse :
La Turballe est le premier port sardinier de France, devant Sète et Marseille, avec 3 500 tonnes par an. On nous a incités à investir dans des chalutiers pélagiques... pour développer la pêche à la sardine. Nous l'avons fait. Au moment où la petite sardine est proche de nous, on nous interdit de la pêcher...
Les Turballais demandent qu’on les laisse aller chercher la sardine là où elle se trouve et ne veulent pas du manque à gagner que crée une interdiction de pêcher la petite sardine en baie de Quiberon (Le Tallec 1983).
Mais les petits pêcheurs voient dans les droits acquis par les pélagiques sur le poisson bleu, une reconnaissance implicite de leurs propres droits sur le poisson noble. Et si les Turballais profitaient d’une autorisation à venir pêcher sur nos fonds pour prendre bars et daurades ? (Rappelons que nous n’examinons ici que le niveau des argumentations, les stratégies ont, elles, été décrites dans le chapitre 5.) C’est pour répondre à cette accusation de détournement, que les Turballais organisent leur opération « relations publiques » en août 1983 : pêcher en présence des journalistes en zone interdite, mais de la sardine uniquement. L’opération est à ce point de vue une réussite puisque Le Marin publiera une photo sous-titrée :
De la sardine, rien que de la sardine dans la poche du chalut ramené à bord du Pen-Kiriac 2.
L’argument selon quoi il s’agirait de poursuivre la petite sardine vendable, tombe cependant à plat puisque le sous-titre de la photo poursuit :
Malheureusement, la photo le montre également, elle était grosse et donc plus difficile à commercialiser (Lucas 1983). Cette idée qu’à une technique de pêche, à un engin particulier, correspondrait une espèce unique, ou tout au moins correspondraient un petit nombre d'espèces bien déterminées, c’est le sens « naïf » qu’a acquis la notion de sélectivité. Ce concept appartient à la science des pêches, un sous-domaine de la biologie qui a atteint, surtout dans le domaine anglo-saxon (fishery science) un haut niveau de technicité. La sélectivité d’un engin de pêche est l’expression quantitative d’une probabilité, la probabilité de capture d’un animal ayant certaines caractéristiques. Hamley (1975) définit la « sélection » comme « tout processus qui fait varier la probabilité de capture en fonction des caractéristiques du poisson », la « sélectivité » est alors « l’expression quantitative de la sélection, et renvoie traditionnellement à la sélection en fonction de la taille ». Regier (1975) voit dans la sélectivité une probabilité composée, il s’agit de la « probabilité de capture comme résultante des probabilités que le poisson rencontre le filet, soit capturé au moment d'une telle rencontre, et ait la possibilité de s’échapper une fois qu’il a été capturé initialement ». La sélectivité d’un chalut renvoie généralement à sa capacité de retenir un poisson après qu’il a été enclos dans son espace ; c’est la définition qu’en donne Pope (cf. Pope et al. 1975).
Dans ce sens technique, un engin hautement sélectif est celui qui vise un animal aux caractéristiques très précises, par exemple sa taille, et parviendrait en effet à capturer une sous-population dont la distribution serait peu dispersée dans la dimension visée. Les propriétés intrinsèques d’un engin définissent très exactement comment la sélectivité peut jouer dans son cas. Par exemple, un casier à crustacés ne prendra pas des animaux dont la taille est supérieure à celle de son goulot, il ne retiendra pas non plus d’animaux dont la taille est inférieure à l’espacement des lattes sur son fond. Ceci n’empêche cependant pas que l’on trouve dans les casiers, aux côtés des gros crustacés qui sont expressément visés, des congres, des étoiles de mer, des buccins, etc. Lorsque les espèces non visées ne présentent aucun intérêt commercial, le pêcheur en parle comme de « saloperies », sinon on s’y réfère comme à des « prises accessoires » ou plus souvent comme au by-catch. Le merluchon friture dont la pêche est interdite, si ce n’est qu’il est vendu en grandes quantités à des clients espagnols, est le by-catch de la langoustine ; la sole est une des prises accessoires de la coquille Saint-Jacques prise à la drague. La prise accessoire n’est pas toujours, des deux, celle avouée ; si l’on nous pardonne cette circonlocution.
A l'inverse du casier, qui définit avant tout par la taille de son goulot la taille maximale de ses prises, le chalut par la taille de sa maille — étirée — définit la taille minimale de ce qu’il retient. La sélectivité d’un filet maillant est encore différente, il retient un poisson en fonction de la grosseur de sa tête. C’est ce qu’exprimait un pêcheur de sardines au filet droit dans les années 1920 quand il nous expliquait :
Quand la pêche débutait, pour voir quelle maille il fallait, on mouillait un des filets un peu au hasard, et on faisait une visite : on rehalait le filet sur environ un mètre de sa hauteur pour examiner vingt ou trente sardines maillées (prises par les ouïes). Si le poisson était bien de maille, on conservait le même filet. Si le poisson était pris à moitié (du corps), c’est que la maille était trop grande. Si, au contraire, le poisson était pris par le bout du nez, c’est qu'elle était trop petite.
On comprend peut-être maintenant comment la définition technique de la sélectivité comme capacité à ne retenir qu'un animal aux caractéristiques quantitatives déterminées, a pu déboucher sur sa définition naïve de capacité à ne retenir qu'une seule espèce spécialement visée. C’est ce glissement de sens qui permet de considérer le chalut pélagique comme hautement sélectif si l'on retient la définition technique de la sélectivité, et comme engin peu sélectif si l’on retient la définition naïve. Quand M. Hennequin affirme que le chalut pélagique permet de respecter la réglementation internationale sur le maillage des filets, puisque les jeunes poissons passent au travers (voir plus haut), il définit l’engin comme très sélectif. Quand, au contraire, M. Bertel déclare que M. Boulard considère le chalut pélagique comme moins sélectif que les autres techniques, il renvoie à la définition naïve de la sélectivité comme capacité à ne pêcher qu’une seule espèce.
On conçoit que dans la mesure où la notion que chaque technique a droit d’accès à son espèce a acquis une certaine légitimité, la notion naïve de sélectivité ait pris une importance considérable dans les argumentations. Inversement, on se trouve très embarrassé quand il faut reconnaître à l’adversaire qu’il utilise une technique sélective : M. Ansquer, patron du Saint-Biaise à La Rochelle déclare :
On a dit que la palangre était une pêche sélective. Peut-être, mais les Espagnols pêchent sur les fonds durs, là où les chaluts ne peuvent pas passer. Ils pêchent dans les zones de reproduction du poisson, et pratiquent donc une pêche de destruction. Dans deux ans, il n’y aura plus rien à pêcher (Gaubert 1982).
Bien sûr, la capacité à « cibler » sur une espèce unique n’est qu’une des manières de manifester son souci de protection de la ressource, une autre manière consiste à témoigner de son respect pour le « blé en herbe », le petit poisson.
Les zones de frayères des poissons du plateau continental se trouvent soit en bordure de côte, soit en estuaire. L’endiguement, le dragage de sablières ou les marinas pieds-dans-l’eau font par conséquent plus de tort à la pêche que n’en feront jamais tous les pêcheurs réunis. Pour autant, pêcher en zones de frayères n’est jamais une pratique recommandable, sortir un tout petit poisson de l’eau, c’est pratiquement toujours le tuer.
Dans les discussions relatives aux « bonnes » et aux « mauvaises » pêches, les pêcheurs n’en recourent pas moins à une représentation spontanée de la dynamique des populations de poissons tout à fait inadéquate. Soulignons que comme il s’agit là de conceptualisations sollicitées, ce discours demeure coupé du savoir empirique. Le principe fondateur de tout raisonnement est celui que cautionnent également les biologistes : il s'agit de pêcher les poissons dont la soustraction fera le moins de tort à la population dans son ensemble, mais à partir de là le pêcheur déclare — il y est encouragé par le savoir scolaire — qu'il ne pêche jamais de jeune poisson, mais toujours du vieux :
...nous pêchons au-dessus des roches, la plupart du temps du poisson âgé qui n’a pas, ou peu, été pêché...
déclare dans une interview René Quellec, patron-pêcheur lorientais, il ajoute à propos du merluchon, « nous ne pêchons que le gros ».
L’idée qu’il vaut mieux tuer les vieux que les jeunes apparaît comme le bon sens même, et c’est là son défaut. Il s’agit certainement d’une intuition valable pour ce qui touche aux populations de mammifères, où le nombre de rejetons demeure toujours relativement faible. Il en va tout autrement dans le cas du poisson chez qui le nombre d’œufs va de quelques centaines — généralement chez des sujets jeunes — à plusieurs millions (jusqu’à quatre millions chez l’esturgeon, par exemple) ; autrement dit, la stratégie bionomique de l’espèce prend en compte des mortalités absolument catastrophiques. C’est cet élément qui explique la « résiliance » des populations de poissons : une mortalité massive dans une certaine classe d’âge a souvent pour premier effet d’améliorer les conditions de vie dans la classe suivante, autorisant un remplacement automatique de la population disparue. La pêche en quantité d’un poisson d’un certain âge aura donc des conséquences plus ou moins sérieuses pour la population en général selon ou non que les autres classes d’âge pourront « bénéficier » du vide laissé, par un accroissement de leur espérance de vie. Ceci varie selon les espèces et selon les âges, mais ce qui nous importe ici, c’est que la pêche du poisson jeune n'est pas nécessairement dangereuse pour le maintien du stock, étant donné cette particularité de la dynamique des populations de poissons que sont les mécanismes régulateurs « en fonction de la densité » — le cannibalisme qui caractérise de nombreuses espèces de poissons fait partie de ces mécanismes (Nikolskii 1969 : 26-27 ; Lighthill 1977).
Inversement, la pêche de gros poissons, souvent un peu rapidement confondus avec de « vieux » poissons, n’est pas nécessairement sans danger pour la population. Chez le poisson, le nombre d’œufs pondus est hautement corrélé avec la taille de l’individu, qui est elle-même hautement corrélée avec l’âge. Ce n’est que quand le poisson devient très âgé que l'on constate une diminution de la qualité de l’œuf qui se manifeste par une diminution du taux de survie des alevins. Mais dans l’ensemble, la fécondité du poisson âgé, n’est que marginalement moindre que celle de l’adulte d’âge moyen (Nikolskii 1969 : 36-47). Nikolskii résume ses vues sur le sujet en affirmant que « la contribution la plus importante (à la fécondité) est celle du poisson âgé » (ibid. 12). Et dans leur étude sur la daurade, Pérodou et Nedelec font remarquer qu’« il est indispensable de conserver des individus âgés dans le stock pour éviter un déficit en reproducteurs » (1980 : 7). Les déclarations péremptoires que, quant à soi, on ne pêche que du vieux poisson, ont sans doute l’effet rhétorique escompté, mais il n’est pas certain qu’on ait affaire là à de la très bonne écologie.
Quoi qu'il en soit, ces dernières considérations relatives à la sélectivité et aux sous-populations exploitées, utilisent le langage moderniste de la rationalité et de la rationalisation, au contraire du discours moralisant à connotations émotionnelles qui parle d’espèces nobles et de « laisser sa chance au poisson ». Bien que les professionnels aient entraîné une notion technique comme celle de sélectivité dans le champ moral, elle demeure symbolique de la rationalité en marche. Il est donc du rôle des instituts de recherches de faire fonctionner ce langage et de donner une forme visible à ses symboles. Une excellente illustration de cette démarche est fournie par l’expérimentation du chalut à langoustines sélectif par l’ISTPM :
Le chalut unique à langoustines présente un inconvénient majeur : il ramène beaucoup de petits poissons (merlus, merluchons) retenus par le maillage. Le chalut sélectif présente deux maillages : langoustine pour le bas, et poisson pour le haut. Les expériences ont montré une bonne sélectivité, un nombre très faible de poissons étant retenus dans le compartiment à langoustines (Le Marin 15/4/1983).
La Raison faite chalut, n’était qu’
il est regardé avec méfiance par les pêcheurs, en raison de difficultés de ramendage évidentes (ibid.).
Le discours de la rationalité est aussi celui qu’ont adopté les administratifs. Par exemple dans les mesures préconisées par la CFDT dans la querelle du pélagique :
Etude des stocks existants de bars et de daurades par l’ISTPM,
— création de zones interdites sur les fonds de pêche traditionnels des caseyeurs, ligneurs et palangriers,
— définition d’époques de pêche en fonction du frai et du regroupement du poisson,
— instauration de quota pour le bar, la daurade grise et la daurade rose,
— définition d’un maillage adapté,
— limitation du nombre d’unités par l’instauration d’une licence,
— surveillance des pêches avec des moyens nautiques adaptés et efficaces.
Il s’agit là de mesures autoritaires préconisées à défaut de pouvoir moraliser la profession. L’impossibilité de les mettre en œuvre sans associer à chaque pêcheur un administratif qui assurerait sa police, marque les limites d’une telle rationalisation. L’idéal demeure toutefois le pêcheur réformé qui de prédateur serait gestionnaire, nouveau manager des eaux territoriales. Certains affirment qu’il existe, ils disent l’avoir rencontré :
Un dimanche soir à Lorient-Keroman. Un 20 m acier est prêt à partir : « On va faire un tour au maquereau, dit le patron, et comme j’ai une commande de 4 tonnes de sprats pour demain, on filera un coup de pélagique en rentrant ».
On pense irrésistiblement à une vieille chanson de marins dont les splendides couplets évoquent plus sûrement la réalité de la pêche :
C’est au fond d’l’océan qu’les poissons sont assis,
Qu'les poissons sont assis,
Attendant patiemment qu’les pêcheurs soient partis,
Qu’les pêcheurs soient partis, ah, ah, ah.

48. Sur le pont de délivre...
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