Chapitre 3. La transmission du travail et l’acquisition du savoir
p. 105-145
Texte intégral
1Kadlu, bon chasseur, était riche en harpons de fer, en couteaux à neige, en dards pour prendre les oiseaux, et en toutes sortes d’autres choses qui facilitent la vie là-haut dans le grand froid ; de plus, il était chef de sa tribu, ou, comme ils disent, « l’homme-qui-la-connaît-dans-les-coins-par-la-pratique ». Cela ne lui conférait aucune autorité, sinon que, de temps en temps, il pouvait conseiller à ses amis un changement de terrains de chasse ; mais Kotuko, lui, en profitait pour régenter un peu, à la façon nonchalante des gras Inuit, les autres jeunes garçons, quand ils sortaient la nuit pour jouer à la balle au clair de lune ou chanter la « Chanson de l’Enfant » à l’Aurore Boréale.
2Mais à quatorze ans, un Inuit se sent un homme, et Kotuko en avait assez de fabriquer des pièges pour les oies sauvages et les renards bleus, et trop d'aider les femmes à mâcher les peaux de phoques et de rennes (ce qui les assouplit mieux qu'aucun autre procédé) tout le long du jour, tandis que les hommes étaient dehors à la chasse. Il voulait aller dans le quaggi. la maison des chansons, où les chasseurs se réunissaient pour célébrer leurs mystères, où l’angekok, le sorcier, les faisait trembler des plus délicieuses terreurs une fois les lampes éteintes, alors qu’on entendait l'Esprit du Renne piaffer sur le toit, et qu'un harpon, plongé dans la nuit noire, revenait couvert de sang fumant. Il voulait pouvoir jeter ses grosses bottes dans le filet, en prenant l’air soucieux d'un maître de maison, et se mêler au jeu des chasseurs, lorsqu’ils entraient à l'occasion, le soir, pour s’accroupir autour d'une sorte de roulette de famille organisée au moyen d’un pot d’étain et d’un clou. Il y avait des centaines de choses qu’il voulait faire, mais les grands se moquaient de lui, en disant : « Attends d'être allé dans la boucle, Kotuko. Chasser n’est pas toujours prendre. »
3Maintenant que son père lui destinait un chien, les choses prenaient meilleure tournure. Un Inuit ne va pas à la légère faire cadeau à son fils d’un bon chien avant que le garçon s’y connaisse un peu dans l’art de conduire ; et Kotuko se sentait plus que sûr de n’en rien ignorer (Kipling : Quiquern in Le second livre de la jungle).
4Pourquoi les romanciers font-ils souvent de la meilleure anthropologie que les ethnologues ? Parce qu’ils ont quelque chose à nous dire sur l’homme et ne reculent devant aucun procédé pour nous transmettre la teneur du message. Les Esquimaux sont un procédé, comme le seraient les habitants d’une lointaine planète ou quelques-uns de nos ancêtres, témoins d’un passé plus ou moins éloigné. Il s’agit, grâce à l’exotisme, de souligner la réalité de notre propre condition, dégagée de sa familiarité qui nous en cache la vérité. Mais il s’agit de notre culture à nous, mise en scène comme Esquimau, pour notre propre édification. Quiquern est probablement de l’ethnographie très approximative : ce ne sont pas les Esquimaux qui croient au Saint-Esprit, c’est nous, seule la culture matérielle est probablement correctement rendue, fournissant ces effets de réel qui emporteront notre conviction.
5Les ethnologues ont à faire face à une tâche bien plus ardue. La vérité a pour garantie dans le discours de la science, dont ils se réclament, la ressemblance de la description à la réalité décrite. Pas plus cependant que les savants des sciences naturelles, ils ne peuvent se dispenser des effets rhétoriques qui viennent soutenir les argumentations et les développent dans un contexte de vraisemblance. La tâche n’est pas aisée puisque les Sauvages ont initialement retenu notre attention en raison du caractère « incroyable » de leurs mœurs. Une difficulté supplémentaire réside dans le fait du fossé souvent énorme qui sépare de la nôtre la cosmologie du Sauvage dont nous rendons compte, et qui nous interdit, sous peine de mensonge, de faire appel au ressort que nous appelons « psychologique » et qui n’est rien d’autre que ce que Durkheim appelait le social intériorisé. Le choix se réduit alors, entre faire du bon roman en sacrifiant l’ethnographie, ou rester fidèle à la réalité décrite en sacrifiant la compréhension spontanée de l’humain que Dilthey nous attribue, avatar ultime peut-être de l’ethnocentrisme. Entre ces deux pôles, l’ethnographie se produit toujours comme un compromis : à la fois vraisemblable et compréhensible dans la mesure où elle est fausse, invraisemblable et incompréhensible dans la mesure où elle est vraie.
6Mais ceci tient aux contraintes que comporte la forme narrative, à laquelle l’ethnographie recourt, peut-être simplement pour être apparue dans le sillage des récits de voyage. Il est possible que l'ethnographie s’écrive mieux comme tractatus.
7Si nous avons choisi de citer ce long passage de Quiquern de Kipling, c’est que nous n’avons rien d’autre à dire sur l’acquisition du savoir comme transmission du travail. Ce que Kipling décrit, c’est le processus d’identification du fils au père, confondu avec la reconnaissance par le père, du fils, dans le travail. Le savoir s’obtient par surcroît, double condition de la reconnaissance et de l’identification. Si Kipling ne nous dit rien des Esquimaux, c’est qu’il nous dit tout de la succession des générations dans le contexte traditionnel de l’Europe rurale.
Du supplément au complément
8Il y a de ces métiers comme la pêche où il ne peut être question que les petits enfants soient gardés sur les lieux du travail, mais il en va différemment à la saliculture, du moins en été :
Le plus difficile à assumer, c’est quand les enfants sont en bas âge. Pas question de les faire garder : tout le monde travaille, surtout en été. Alors, il faut bien qu'ils suivent le mouvement. Ils vont là où va la mère. Si c’est aux champs, eh bien, c’est dans les champs. Quand elle va hisser (le sel hors de l’œillet), elle cale le bébé à l'ombre, dans l'abri, sur le talus. Parfois, on les entendait pleurer... mais ils se fatiguaient, à force. Dès qu'ils marchaient, ils jouaient sur le talus. Et puis après, ils suivaient le mouvement.
9Etre là, gardé, bébé qui pleure et qui fend le cœur de sa mère, qui ne peut pas cesser de travailler, par « obligeance ». Puis les petits grandissent, ils jouent sur les talus. Bientôt, ils suivront le mouvement.
... Pendant la saison, on n'avait pas le choix, les enfants suivaient les parents. Quand ils étaient trop jeunes pour travailler, ils venaient avec nous au marais, et pendant qu’on était occupé, ma femme et moi, ils jouaient sur les talus. Pour les occuper, j’avais fait une petite saline avec sa petite vasière, ses cuis, ses petits marais, dans les trous d’eau. Ils tripotaient là-dedans, en attendant. Ils nous dérangeaient pas, ça les amusait, ils faisaient couler l’eau d’une flaque dans l’autre, nous on était tranquilles... (rires)... Ils apprenaient le métier, quoi... (rires)...

20. Quand on décharge l'œillet...
10La reconnaissance pour son travail, ça s’apprend vite, même si c’est à son échelle. Pendant que les ethnologues noircissent leur papier, leurs enfants sages, consciencieusement, « travaillent », noircissant le leur.
11Une fois passée cette première période de l’enfance où le meilleur service qu’il puisse rendre à ses parents est de se tenir coi, l'enfant passe d’une phase où il s’agit avant tout qu’il fasse perdre le moins de temps possible, à une autre, où sans être un aide authentique, il peut cependant faire gagner du temps à ses parents, en particulier en leur prêtant le don d’ubiquité précieux dans ces petites exploitations familiales où les activités alternatives sont menées en parallèle, émiettant les journées par une multitude de tâches mineures mais incontournables. Aller chercher les bêtes, par exemple, et s’occuper de leur soin. Mais aussi, toutes ces petites activités complémentaires, qui prennent beaucoup de temps pour un bénéfice souvent aléatoire, gauler les fruits, ou bien aller à la basse mer, ramasser ce qu’on trouve ; les retraités et leurs petits-enfants retrouvent leur compte dans ce qui s’apparente à une activité ludique. L’enfant est aussi là comme main-d’œuvre de complément dans tous ces coups de feu, où toute l’énergie disponible se voit mobilisée : fenaison, récoltes, en particulier quand elles se déroulent dans l’urgence, quand l’orage menace par exemple. Quand le temps des adultes compte pour quelque chose, il va de soi que celui des enfants compte pour rien.
...Le marais, y avait que ça qui comptait quand j’étais gamin. Par contre, là où j’aimais pas, c’était la ferme. Et pourtant, c’était plus souvent là qu’on m’envoyait travailler, surtout en été. Les foins, les oignons, les moissons, le battage, tout ça y avait du travail pour le jeune. J'ai passé toute mon enfance à lier des gerbes. Ça remonte à une vingtaine d’années... c’est pas si vieux pourtant... Quand les moissonneuses-batteuses sont arrivées, c’était trop cher pour les petites fermes comme nous, alors on a arrêté le blé et l’avoine. Pour moi, tout ça c’était la corvée. Y avait la vigne aussi ! Ça, je me souviens, ça tombait toujours à des moments où il y avait du travail sur le marais : il fallait déchausser et c’était en plein moment où on devait terminer l'habillage ou commencer le boutage. C’était jamais qu’une journée ou deux, mais c’était pénible. Les foins, on les faisait par tronçons, sur une semaine, une semaine et demie, c’était pratiquement à suivre le repiquage des oignons, y avait aussi la luzerne à couper, on faisait trois coupes entre la fin du printemps et le début de l’été...

21. Quand on prend l’œillet...
12Sur le marais, l'enfant joue un rôle similaire, main-d’œuvre flottante, au degré zéro de la spécialisation, mais autorisant également l’ubiquité des parents requis, quant à eux, par les tâches exigeant initiative et responsabilité. Il libère par exemple les parents lorsqu’on est en marée et qu’il faut charger la vasière : il est mis aux vannes, à surveiller la hauteur d’eau dans l’étier, il doit avertir quand la mer a cessé de monter, ou quand il s’aperçoit que la vasière est suffisamment chargée. Le père vient alors fermer, mais durant le temps qui s’est écoulé, linéaire, il a pu se consacrer à autre chose. Sur la saline, il est manœuvre disponible, aux ordres de ceux qui travaillent en sachant ce qu’ils font, constamment requis d’interrompre ce qu'il fait pour répondre à un nouveau besoin exprimé. Il est là pour « décharger » les adultes, pour leur éviter des déplacements inutiles. Ouvrir les ardoises, par exemple :
Sur le marais, ils sont là pour éviter que les parents se déplacent. On les met aux ardoises, aux vannes. Le premier boulot de l’enfant, c'est ouvrir les ardoises. Ensuite, on lui laisse fermer, mais ça se fait pas tout de suite. Ça, c'est le premier échelon, quand on le laisse fermer.

22. Las et grand boutoué.
13Ou bien, porter la pelle, « d’une ladure sur l’autre », vérifier une arrivée d’eau, aller voir si ça suit bien à tel bout, enlever le limu au râteau, fermer une trappe, en ouvrir une moins grande, aller au comeladure, et ainsi de suite, tout ce qui évite aux parents des aller et retour, des déplacements.
14En plus de ces activités d’appoint qui s’imposent à un moment précis, il y a celles qui, bien qu’indispensables, ont une large « fenêtre » et seront dès lors réservées à ces moments de répit que laissent les autres, et que l’on appelle « à temps perdu ». Plutôt que de laisser un enfant à ne rien faire, à s’ennuyer, voilà une occupation toute trouvée :
Dans les moments creux du mois d’août, en fin d'été, j’étais à couper les salicornes avec une vieille faux. J’étais pas bien vieux... je sais même plus si j'allais déjà à l’école quand je faisais ça...
15Activité sans urgence, que l’on peut différer tant que les tâches prioritaires imposent leur presse, mais que l’on ne peut retarder indéfiniment cependant : il faut que les salicornes soient fauchées avant qu’elles dispersent leurs graines sur l’étendue de la saline. De même, les brans qui encombrent le talus devront être coupés avant que l’on s’engage dans les travaux d’élimination de la vase, etc.
16Comme on le voit, du travail, il y en a toujours. Et si l’enfant participe c’est sans doute pour se faire reconnaître par son travail, mais aussi parce qu'on ne peut pas rester à rien faire quand les autres travaillent :
On trouve toujours à s'occuper, car il y a toujours des choses qui attendent d’être faites.
17La limite est difficile à établir entre l’enfant comme main-d’œuvre supplémentaire, et l’enfant comme main-d’œuvre complémentaire : supplémentaire quand il s’agit de ces activités à temps perdu, ou de ces autres où il s’agit d’éviter aux adultes de perdre du temps ; mais complémentaire, quand il s’agit véritablement de l’apparition d’un producteur en plus, même si c’est comme manœuvre au niveau le plus bas de la non-spécialisation, il devient alors possible d’accélérer les cadences grâce à l’apparition d’un maillon supplémentaire dans la division du travail (le fils jette pendant que le père pousse et ponte, ou il aide à porter), il devient aussi possible de libérer un homme pour des tâches plus spécialisées (le fils conduit pendant le roulage, ou garde la vasière pour éviter que le poisson ne s’échappe durant le poissonnage). On verra plus loin que lorsqu’il s’agit de libérer un homme, le principe qui veut qu’on ne confie de la responsabilité qu’à la mesure de la compétence est souvent mis à mal.

23. Ramener le sel au nez de la ladure.
18Arrêtons-nous un moment à l’époque de ce passage imperceptible de la main-d’œuvre supplémentaire à la main-d’œuvre complémentaire, disons vers dix ans. Il s’est d’abord agi de ne pas gêner les adultes dans leur travail dont la nécessité ne pouvait pas être ignorée, puis il s’est agi, à la mesure de ses moyens, de leur faire gagner du temps. A tout moment il a été question de travail, à aucun moment il n’a été question encore d’apprendre quoi que ce soit. Il fallait faire ce qu’on vous demandait, un point c’est tout. Autrement dit, l’enfant n’est pas un « apprenti » au sens de la formation institutionnalisée, mais il est un « aide ». Un aide à l’exploitation familiale, d’ailleurs, davantage qu’aux parents, même si c’est par leur bouche que sont édictés les ordres. Quand il s’agit d’accélérer les cadences, il est clair que le profit est global, et non du seul ressort des parents. Un aide fait gagner du temps, au contraire, comme nul ne l’ignore, un apprenti en fait perdre. Tous les maîtres de stage à la saliculture pourront vous expliquer comment la présence d’un stagiaire fait perdre du temps bien plus qu’elle n’en fait gagner, en raison du temps perdu à répondre à celui qui s’estime en droit d’obtenir des « explications » à ce qu’il fait, et en ruptures de rythme par ignorance de ce qui suit. Avec les enfants, de tels problèmes ne se posent pas. Il ne s’agit pas de leur enseigner les rudiments d’un métier, mais de les mettre à contribution là où cela est « avantageux » pour l’entreprise familiale dans son ensemble. L’enfant « suit le mouvement » en effectuant les tâches dont la fonction essentielle est de « huiler » la machine productive. Il n’a d’autre alternative que de se plier, bon gré, mal gré. Constamment rappelé à l’ordre des urgences par un commandement qui ne demande qu’à se transformer en « coup de gueule », le petit commissionnaire est très tôt averti qu’ici, c’est le temps qui commande, imposant ses coups de feu comme ses répits, l’ordre de ses priorités, en un mot la tâche de chacun des membres de l'équipe familiale. Du point de vue des parents, il s’agit de profiter de cette présence supplémentaire pour optimiser le rendement de ceux qui font partie, en titre, de l’équipe, c’est-à-dire, ceux dont le temps compte. Du point de vue de l’enfant, plus spécialement masculin, il s’agit dans cette projection de lui-même où il « se voit déjà », de l’accès aux faits et gestes du monde adulte du travail, même si parfois au départ il doit se contenter de les découvrir en spectateur.
19C’est à dix ans que se décide du point de vue du travail l’incidence familiale : l’enfant sera-t-il ou non membre complémentaire de l'unité productive familiale, et si oui de quelle manière ? Jusque-là, qu'il soit fille ou garçon, aîné ou cadet, fils unique parmi des filles, ou dernier fils d’une descendance majoritairement masculine, n’avait pas d’importance. C’est lorsqu’il a dix ans, que le marais décide ou non s’il prend un enfant à son service. Si oui, il l’emprisonne par un enchantement, le « goût du marais », il se l’attache par une force persévérante que l’on appelle l’« amour-propre ».
20En voici un qui fut choisi :
Moi, dès que j'ai tenu sur mes jambes, mon père m'emmenait avec lui tout le temps. Faut dire aussi que j’étais le seul garçon de la famille, le dernier après quatre filles. Alors j'ai très vite appris plein de choses. Où marcher par exemple, pas descendre sur les ponts d’œillets quand il fallait pas. Les termes du terrain, tous les mots du marais, je les savais tous avant d'aller à l'école, ça c'est sûr.
21Les filles, ce n’est pas pareil, elles demeureront toujours en marge. Pour autant qu’il y ait deux types d’activités, celles marquées, celles du paludier, et les autres, non marquées, les filles en resteront toujours, sauf « obligeance », au non-marqué :
A partir du moment où y a de grands enfants, y a deux branches, selon que c’est des filles ou un gars, ils ont pas les mêmes responsabilités. A quinze ans, un fils prend une lotie et aide à lever les autres avec un boutoué. Une fille, non. Elle a pas la force physique du gars. Et puis, une fille ne travaille au marais qu'en été... c'est trop dur pour elle, elle ne pourrait pas aider à la préparation... et puis, c’est pas sa place : elle a d’autres choses à s'occuper. Elle, elle remplace la mère. Si elle est pas indispensable pour haler le sel, elle cueille le sel fin. C'est un travail très pénible : on ne peut pas cueillir le sel fin de 80 œillets qui donnent ! Alors, souvent on le laisse, on s'occupe pas tellement d'en avoir beaucoup. Quand y a une fille qui peut le faire vite et bien, c'est pas pareil.
22Ces quelques remarques relatives au travail des filles, quand on nous dit d’un seul jet, « c’est trop dur pour elle », et « et puis, c’est pas sa place », attirent notre attention sur cette étrange harmonie préétablie des exigences de la nature et de celles du sens des convenances. Un ordre moral vient redoubler l’ordre naturel, chacun soumis cependant à sa propre nécessité. On juge déshonorant de laisser ses filles ou sa femme aller au marais « dans la vase », lorsqu’il y a des hommes pour faire le travail. Mais on évoque aussi avec respect les femmes qui montèrent en première ligne quand les hommes étaient absents, et firent en leur lieu et place le service du marais. C’est qu’il s’agit toujours, quelles que soient les circonstances, des plus quotidiennes aux plus exceptionnelles, d'être « à la hauteur » : ni en dessous, ni non plus au-dessus. Bien davantage que des instructions explicites, le savoir qui passe à l’enfant, sans être transmis, car il va sans dire, est de ce type particulier : une cosmologie, une représentation du monde ordonnée, hiérarchisée non de façon absolue, mais de façon relative, avec des glissements possibles selon la nécessité.
23Ainsi la division sexuelle et selon l’âge du travail est justifiée en termes de force physique. Aux hommes les tâches qui se caractérisent par l’exigence d’un effort physique plus intense, selon le principe qui veut que les capacités soient utilisées au mieux. Dès lors, et pour autant que les deux sexes demeurent en présence, l’ordre social s'efforce de marquer les écarts en figeant pour qui ne veut pas déchoir, les tâches masculines, ou plutôt celles de l’homme, et les autres, non marquées, que se partagent femme, filles, enfants, et enfin, main-d'œuvre salariée pour qui la question du rang est réglée d’office. En vertu d’un tel découpage, et jusqu’à nouvel ordre, le marais est du domaine de l’homme : le poids des pelletées de vase froide et lourde, le vent du nord qui glace et engourdit les mains, la nature tout entière semble dire que « ce n’est pas un travail pour une femme ». Quand une femme se met au terrassement, ce ne peut être que par « obligeance », quand les hommes sont à la guerre, quand le mari a fui, quand une femme seule n'a ni frère ni neveu qui puisse faire rendre le marais à sa place. En des circonstances moins tragiques, plus conformes à l’ordre naturel du monde, la femme ne se rend au marais que quand le travail de l’homme l’y requiert, qu’il s’agisse d’aider à la récolte ou au portage, ou bien encore quand un quelconque coup de feu la convoque, comme première main-d’œuvre de rechange à se présenter après l'homme : aider au déchargeage, par exemple, dernier gros travail de réfection des œillets avant que la saison débute. Il n’y a pas de lieu qui soit à proprement marqué d’un sexe. On pourrait penser que le travail de la maisonnée et tout ce qui s’y rapporte, jardin, basse-cour, bêtes, enfants, ainsi que le travail routinier des champs sont désignés comme tâches féminines, ce serait oublier que les labours et les battages appartiennent à l’homme comme travaux marqués par l'effort physique. Revient aux femmes comme non marqué, simplement le « reste ». Quant aux coups de feu de la ferme, ils mobilisent comme toute période d’urgence la totalité de la main-d’œuvre disponible, sans considérations de priorité : il s’agit de faire le plein aussi bien pour le repiquage des oignons que pour la récolte des pommes de terre.
24Parce qu’il apparaît au premier rang dans la hiérarchie de la force, le cheval, que l’homme seconde en fait dans le labour ou le charroyage, relève du seul monde masculin dans les soins qu'il requiert ; il en va tout à l’inverse pour la basse-cour dont l’entretien est non marqué, laissé aux enfants ou à défaut aux femmes.
25Les enfants n’occupent pas une place à part dans un système aussi pragmatique : voué aux considérations de convenances au sens de respect d’un ordre social, mais toujours prêt à les sacrifier lorsqu’elles ne « conviennent » pas du fait de leur incompatibilité avec la nécessité. Ici encore davantage, la hiérarchie des rôles semble fondée sur un fait naturel : l’âge qui reflète l’effort physique possible. Tant que le garçon n’a pas atteint son plein développement, il ne peut prétendre au statut d’homme à part entière, et se trouve donc de fait du côté des activités non marquées, appartenant à cette main-d’œuvre flottante toujours utilisée « au plus près » : jamais au-delà de ce que les capacités physiques autorisent, jamais en deçà de ce que les circonstances requièrent. Du côté des femmes, sans pour autant être exclu du monde des hommes qu’il seconde à l’occasion, en quelque sorte par droit anticipé. Son appartenance sexuelle dans le monde du travail s’entoure d’un certain flou comme le manifeste la remarque anodine qu’il « aide ses parents », tantôt à rassembler les bêtes dispersées sur le marais pour décharger sa mère, tantôt mobilisé pour les récoltes avec l’ensemble de la maisonnée, tantôt accompagnant son père en des lieux et à des moments où une femme qui se respecte ne se rencontre jamais, il se voit confier de menues tâches non marquées.
Même l'hiver j'allais aider mon père à jeter les brans qu’il coupait. J'adoubais les ponts aussi. Mon père avait une saline où c’était que des fares à bigots. Les bigots ça ronge les ponts. J'avais une petite boyette et je ramenais la vase, ensuite je passais la lousse. Un terrain à bigots c'est très malléable, c’est tout mou, alors c’était facile, et puis y avait pas de risques. Je l'accompagnais aussi quand on poissonnait les vasières. Je restais sur le talus, on me passait les paniers de poissons. Quand j’ai commencé à descendre dans les vasières, je restais le long du talus sur le puicentre, je transportais le poisson que je vidais dans les trous qu’on avait faits dans le talus. Après, oui, j’ai commencé à bricoler plus sérieusement sur les fossés pas trop hauts. Vers dix ans par là... Jeter le riviage (jeter la terre serrée en cordon et « raidie » le long d’une extrémité des bassins de chauffe).
26Arrivé à l’âge adulte, que l’on situe biologiquement par l’acquisition de la stature définitive, il cesse pourrait-on dire d’aider les parents pour aider le père. La fille, quant à elle, continuera d’aider la mère, la remplaçant chaque fois que cela s’avère nécessaire, ou « avantageux » pour l’organisation familiale du travail. Pour le garçon, tout se passe comme si les excursus de plus en plus nombreux dans le monde réservé des hommes avaient eu pour but de renforcer les dispositions naturelles de son sexe à se conduire comme un homme : faire preuve d’endurance et de force physique, développer son goût du marais, afin que de manière asymptotique il se rapproche de l’image qui l’autorisera un jour à être reconnu pour ce qu'il aspire à être : l’Homme.
Jusqu’à quinze ans, le garçon, c’est un apprenti chez lui, et puis après il passe aux exercices pratiques, il s'exerce pour de bon sous la surveillance de son père ; il peaufine son apprentissage et en même temps il a des responsabilités. C'est un métier adapté à l'homme et à tous les âges de la vie d'homme. Y a une progression dans ce métier qui n’existe nulle part ailleurs. Le garçon fait un apprentissage progressif qui donne l'endurance. Autrefois, les enfants étaient finalement toujours là, continuellement à aider les parents, surtout en été. C’est sûr que ça leur permettait d'assimiler le travail. Tous les petits travaux, c'est eux qui les font. Pendant le roulage, ils sont dans la remorque pour pousser le sel au fond, que l'adulte n’ait pas à monter dedans. Ils font les relais dans les magasins. Alors tout ça, ça donne de l'endurance. Et l’endurance, il en faut dans ce métier-là.
27Quand, aux alentours de sa onzième année, le jeune garçon cesse d’être travailleur supplémentaire pour devenir travailleur complémentaire, c’est une nouvelle expérience qui débute pour lui. En l’espace de cinq ans, il pratiquera successivement toutes les opérations qui se font sur le marais, accédant de manière précise et systématique à une opération, puis à une autre, selon l’ordre que l’on affirme être celui de la responsabilité croissante. Nous verrons ce qu’il en est. On pourrait utiliser les termes de métonymie et de métaphore pour décrire la progression qui s’opère. Lorsqu'il devient un authentique rouage de l'équipe familiale, l’enfant accède au premier degré de la métonymie : la partie pour le tout. Petit à petit, la partie s’enflera jusqu’à venir coïncider avec le tout ; retenue à chaque étape par des interdictions qui se lèveront une à une. Enfin prêt, dans le discours de son père, il accèdera à la maîtrise. Cessant de jouer le rôle de la métonymie dans le processus que règle son père, il le dédouble soudain, responsable entièrement de sa première lotie, il devient métaphore de son père. Une informatrice décrit cette lente progression, l’insertion de plus en plus « réussie » et complète dans la machine familiale, lorsque comme dans un ballet, « on croise le travail », pour reprendre ses termes :
Le premier travail qu'on confie à l'enfant, c'est d'ouvrir les ardoises. Un enfant même jeune est capable d'enlever une ardoise. Alors on lui dit : « On commence à ouvrir celui-là (d’œillet) dans ce groupe-là », et il sait refaire après. La fermeture, ça s'apprend après. L’enfant est là pour seconder les parents pendant toute la récolte. Pour pouvoir faire correctement le travail, il faut le conditionner, et la meilleure équipe pour travailler, c’est quand y a le mari, la femme et un enfant d’une dizaine d'années. Le premier qui arrive ouvre l’aderne des premiers marais, il fait un premier passage sur les galponts. La première eau permet de décoller le sel sur les premiers marais. Et comme ça on fait tout le tour de la lotie. Dans chaque lotie y a des marais qui vident le délivre, c’est les plus creux, ceux-là on sait où ils sont et on les prend en dernier. Alors l’enfant ouvre les ardoises quand son père lui dit. La mère se déplace moins comme ça. Le père ne doit pas s’occuper des ardoises, et on doit avoir suffisamment l’œil pour savoir si c’est pressant ou non quand le père dit « Ferme ! » s'il faut poser le boutoué et aller la fermer, ou si on a le temps de finir de hisser. Quand on peut laisser l'enfant fermer, la mère n’est plus obligée de s’interrompre. En passant, pour aller sur l’autre ladure, elle vérifie seulement que la fermeture est bonne. Il ne faut jamais de perte de temps pour le paludier, alors on croise ses pas, le mari, la femme et l’enfant. Tout se fait dans le laps de temps au démarrage du premier sel. Et quand la saison est bien partie, qu’il y a beaucoup de sel, il faut trouver la bonne cadence. Il faut croiser le travail de telle façon qu’on ne marche pas à vide. Alors un jeune enfant avec un outil à sa taille il aide aussi à hisser, il prend le sel propre, ce qui est au-dessus de l’eau, et l’adulte derrière, il finit. Le deuxième échelon, c’est quand il peut monter le sel sur le marais, proprement et en entier.
28Ignorons encore un moment les interdits dont la levée scande la progression, pour décrire le passage de la métonymie à la métaphore, du rôle de rouage à celui de paludier autonome, passage marqué par la capacité à monter le sel « proprement et en entier » :
Le jour où les parents laissent le fils prendre un marais tout seul, c’est une promotion. Et comme ça, jusqu'à ce qu’il ait quinze ans. On lui confie une lotie qu'il fait tout seul, supervisé par le père. Il participe aussi aux travaux collectifs (ceux qui mobilisent plusieurs paludiers, pas ceux de la maisonnée). Et là, pas question de perdre la face devant le père et les voisins ! Alors il a à cœur de montrer qu'il est capable. Autrefois les jeunes avaient de l’amour-propre... plus que maintenant... Ils étaient plus disponibles aussi.
29C’est alors cette période cruciale pour l’exploitation, celle que nous avons évoquée au chapitre précédent, quand l’exploitation se réorganise pour quelques années — jusqu’au mariage de l’aîné — autour de deux hommes adultes, et qu’il est possible de l’étendre en conséquence. Le fils reste dans la mouvance de son père qu’il seconde, mais son autonomie est réelle ; sur sa lotie à lui, il ne sera plus jamais sollicité comme il l’avait été avant :
J’ai commencé à prendre à quatorze ans et demi. J’avais une saline de douze marais que je faisais tout seul. Parfois mon père passait pour voir comment ça allait, et au besoin, filait un coup de main, ou venait voir quand y avait un petit problème. Au début, je donnais trop d’eau dans les œillets, mais ça n'allait jamais très loin. Je savais déjà pour régler l’eau. Toute la préparation on la faisait ensemble, on se partageait le travail. Quant j'ai fait mes douze, mon père ça lui faisait en tout 104 marais, mais moi, je n’en portais que 24, tout le reste, c'était une de mes sœurs qui s’en occupait. Et puis, tout le roulage se faisait en famille. Mon père a commencé à diminuer au fur et à mesure que mes sœurs se sont mariées.
30La responsabilité de quelqu’un vis-à-vis de quelque chose, c’est, comme l’avait si bien caractérisé Fauconnet (1920), sa propension a être désigné comme la cause quand le malheur advient. Il s’agit donc bien d’une de ces notions éminemment humaines, non pas parce qu’elle serait « subjective », mais parce qu’elle est interactionnelle : dialectique et fondée sur un consensus. Dans le cas qui nous occupe, de tâches opératoires, la responsabilité apparaît comme une mesure du risque, formulable comme probabilité composée ou conditionnelle : étant donné le risque intrinsèque, pour les personnes, les bêtes et les biens, d’une opération, et étant donné d’autre part la capacité, fonction de son âge, de sa force, etc., d’un enfant à s’en acquitter, quel est le risque global encouru ? Dans le discours de justification généralement tenu, les interdits posés sur le travail du marais sont fonction des responsabilités qui peuvent être confiées à un enfant.
31Dans la pratique, toutefois, l’idée que l’on confie d’abord aux enfants les tâches sans conséquence et que l'on se contente de les exclure des tâches risquées, ou « à risque », se trouve battue en brèche par les simples faits, et ceci dans deux sens. Premièrement parce que l’on autorise des tâches risquées, et deuxièmement, comme nous le verrons, parce qu’on interdit des opérations sans conséquences matérielles. Voici une illustration du premier point :
On te confiait très tôt des responsabilités comme celle-là : conduire un attelage de deux chevaux qui tirent plus d’une tonne de sel. Ils étaient fous, les vieux, de confier ce travail à un enfant ! Moi, je laisserais jamais mon fils faire des trucs pareils ! Mais y avait pas le choix aussi. Le roulage c'était long, et pendant ce temps, les hommes faisaient les sacs : ça dégageait un homme pour faire les sacs. C’est un travail d’équipe. Alors y a une équipe de trois ou quatre au tormet (emplacement du mulon, le tas de sel accumulé durant l’été), plus un dans la salorge (magasin à sel), plus un autre qui mène la charrette, et pour atteler, il faut deux chevaux vu la charge. Dans les magasins, il faut un homme pour bousquer (décharger les sacs, les vider au sommet du tas de sel ; bousquer est aussi synonyme de « travailler comme une bête de somme »). C’était long parce qu’il y avait souvent la queue au magasin. Il fallait attendre, et c’était toujours à qui arriverait avant les autres. C’était pas rare que ça s'engueule. Les charrettes arrêtaient pas de tourner. Alors pendant tout ce temps qu'on conduisait, les hommes préparaient les sacs sur le tormet. Ça dégageait un homme de plus.
32La justification de confier cette tâche difficile de charroyage, risquée pour le jeune conducteur et pour la marchandise qui risque de verser et de se répandre sur le talus, à un enfant, c’est que ça dégage un homme dans cette équipe nombreuse et spécialisée, où les chevaux sont reconnus à leur place. A l’inverse cependant, on interdit des tâches sans conséquences, on serait tenté de dire « pour le plaisir d’interdire » :
C’est quand j'ai eu mes douze à prendre que j'ai commencé aussi à travailler dans les œillets pour le boutage. Pour la prise, c’est pareil. J’avais commencé à prendre avant d’avoir les douze, mais mon père me laissait jamais faire les prises de début de saison, quand le sol est plus tendre. Et puis, avant de prendre, on te demande de hisser, et là aussi, c’est pareil. Je devais avoir sept, huit ans quand j’ai commencé à tirer le sel sur la ladure, mais mon père finissait toujours derrière moi : si jamais j'aurais raclé le fond. Et c'est quand j’ai commencé à aller avec lui pour travailler dans les fares que j’ai tiré tout le sel, vers dix, douze ans. Là où j’ai fait tout complètement, c'est à seize ans quand j’ai eu mes douze.
33S’il y a d’un côté tous les petits ou gros travaux dont on se décharge volontiers sur l’enfant ou sur l’adolescent, il y a aussi ceux qu’on ne lui confie pas, jusqu’à nouvel ordre, et pour les mille et une raisons que l'on évoque si nécessaire, parce qu’il est trop jeune, parce qu’il n’a pas l’expérience requise, parce qu’il n’est pas endurant, ou parce que l’école lui impose un rythme qui vient contrarier celui des opérations. Aucune de ces raisons n’est à vrai dire fausse, et elles s’imposent dès lors par leur évidence, saturant de leur signification un éventuel questionnement. Ainsi se constitue un système de repérage qui structure l'expérience de l’héritier qui sera le successeur de son père ou de son grand-père.
34S’impose avec le plus d’évidence, car véritablement inscrit sur le sol, l’ordre des travaux dans leur succession chronologique : le fait que le père remette en état successivement fares, puis adernes et finalement œillets justifie aux yeux de l’enfant que l’accès à ces diverses parties de la saline suive le même ordre. Ainsi s’incarne à la conscience un ordre de priorités sur la saline : aux frontières, les « appartenances », les dépendances, au cœur, le marais au sens strict et usuel, comme l’ensemble des cristallisoirs. Ces deux extrémités de la saline et du processus de cristallisation ne sont pas justiciables du même traitement, même si elles demandent, et obtiennent autant de soin, ceci du fait qu’elles n’occupent pas le même rang dans le « travail du marais » — c’est-à-dire le processus de travail de la nature. C’est cette hiérarchie qui se reflète dans la distribution des tâches entre fils et père.
35Pierrick rappelle qu’on ne lui laissait faire que « des choses sans conséquences ». Quelques instants plus tard il rapporte que très tôt, il avait été chargé de « faire au moment des grandes marées un barredeau, si le fossé ne tient pas » : un barrage d’argile destiné à renforcer la protection des systèmes de vannage. A un autre moment il commentera, sans avoir aucunement le sentiment de se contredire : « On m’a jamais laissé faire un barredeau. Si jamais j’avais mis de la mauvaise terre !... » C’est qu’il y a barredeau et barredeau, celui qu’on autorise aux limites extérieures, protection supplémentaire « au cas où », et le barredeau au centre de la saline, séparation unique, à l’étanchéité essentielle. C’est lui le barredeau non précisé, celui du centre. La pelletée de vase mise à la trappe d’aderne pour prévenir tout risque de fuite lorsqu’elle est fermée, pendant la saison de récolte, voilà un geste qu’aucun paludier digne de ce nom n'autorise à quiconque sur son marais. Géographie et parole du père se confortent, la première sous-tendant la seconde, la seconde pouvant confirmer oralement les doutes quant à la première.

24. Lotisse à portier et boyette.

25. Trappe d’aderne.
36On doit imaginer des cercles concentriques délimitant approximativement des zones de fragilité, matérielle et symbolique, croissante à mesure que l’on se rapproche du centre. L’enfant progresse de l’extérieur vers l'intérieur : « J’ai commencé par bricoler sur les fossés pas trop hauts. » Techniquement, refaire un pont, c’est toujours la même opération : on découpe la racine du pont pour la dégager d'un excédent de vase, puis on remonte celle-ci à l’aide de la lousse et on l’aplatit uniformément pour rendre au pont son galbe arrondi. Le fils aide au pontage, mais pas de tous les ponts :
Même quand j’ai commencé à aider sur les loties, je faisais le délivre, par exemple (le canal d’arrivée de la dernière eau aux œillets), ou même les barrures d’œillets parfois, mais jamais le galpont. Et de toute façon, comme c'était repris en deux fois, la main du père repassait au deuxième coup, si jamais un côté avait été mal fait. Le délivre, c'était pareil : je faisais le pont côté délivre, pas côté œillet.
37La justification de l’interdit qui porte sur le galpont et sur le pont du délivre, côté œillet, c’est celle-ci. Les fares entourent la lotie d’œillets, le délivre la traverse par son centre, laissant de chaque côté une rangée d’œillets qu’il alimente, soit à droite, soit à gauche. Sur le pourtour extérieur, le galpont forme une ceinture qui enclôt la lotie, la séparant des fares. D’un côté, dans les œillets, l’eau atteint sa concentration maximale, de l’autre, dans les fares, surfaces de chauffe, elle n’a pas encore atteint un haut degré. En cas d’orage, un galpont mal fait ne jouera pas son rôle de rempart, et laissera une eau de faible salinité, celle des fares, s’écouler en contrebas dans les œillets. Le rôle-clef du galpont s’éclaire ainsi, et l’éloignement où l’on tient le jeune homme. Du moins, il semblerait. On ne peut en effet ignorer l’interdit qui porte sélectivement sur l’un des versants du pont séparant le délivre des œillets. Bien sûr, le pont côté œillet est plus abrupt et le pontage est malaisé, plus délicat. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit pour le père d’interdire à son fils de poser la lousse sur la « mère », le fond de l’œillet qui doit demeurer parfaitement lisse pour assurer la récolte. On retrouve le même interdit sur la mère durant les travaux de restauration, quand il s’agit de « pousser », de repousser la vase à l’aide du las ou du grand boutoué ; dès qu’il en a la force, le fils poussera les fares, mais il ne poussera pas les œillets, de peur qu’il ne blesse la mère. Voici les propos désabusés d’un jeune paludier interrogé sur le savoir des anciens :
Ils répètent ce qu'ils ont appris avec leurs parents, sans jamais se poser de questions. Et quand on leur demande pourquoi, ils répondent pas, ou ils disent n'importe quoi : « Ça tue le limu »... « Ça tue la mère. »
38N’importe quoi ? Ou bien les jeunes ont-ils désappris à entendre ? C’est la même logique de l’interdiction qui joue dans certains cas déjà rencontrés :
Quand j'ai commencé à tirer le sel... mon père finissait toujours derrière moi : si jamais j’aurais raclé le fond.
39ou bien :
Mon père me laissait jamais faire les prises de début de saison, quand le sol est plus tendre.
40De même que la lotie, lieu d’apparition du sel, constitue le cœur du marais, de même l’œillet, le cristallisoir, à son cœur, c’est le « cœur de la mère ». Le déchargeage est la dernière opération avant la récolte : alors que la première cristallisation se développe, il faut repousser la couche superficielle de vase pour faire apparaître sous elle une couche de vase bien mûrie qui sera, pour une saison entière, la matrice dont naîtra le sel. Il ne s’agirait pas de décharger alors que l’orage menace : « Si tu devais décharger une deuxième fois, tu arracherais le cœur de la mère. » De même, au moment du chaussage, alors que l’on refait la mère, après vingt, trente ou cinquante ans d’usure, le maître chausseur dira d’une argile jaune qu’on lui présente : « Pas ça, ça ne convient pas au cœur de la mère. »
41Le cœur de la mère n’est pas véritablement situable pour autant, c’est cet endroit sans réelle matérialité où le sel, « fils du soleil et du vent », comme aime à le dire le paludier, est engendré. C’est lui que le père défend contre la brusquerie, l’inconscience de l’enfant par un système compliqué d’interdictions qui vise à constituer autour de lui un glacis. Dans la mesure où c’est ce foyer mythique, symbolique, qu’est le cœur de la mère, qui par son rayonnement sur la saline entière suggère au père le système de ses interdits, nous parlerons de ceux-ci comme des « non-du-père ».
42Souvenons-nous de ce paludier qui pour occuper les enfants accompagnant leurs parents au marais, avait organisé une petite saline dans un coin, avec sa petite vasière, ses petits marais :
... Ils tripotaient là-dedans, en attendant. Ils nous dérangeaient pas, ça les amusait, ils faisaient couler l’eau d’une flaque dans l’autre, nous on était tranquilles... (rires)... Ils apprenaient le métier, quoi... (rires)...
43A cela il ajoutait, propos que nous n’avions pas reproduit :
... Sauf qu’on les a toujours poussés à faire autre chose.
44Le dernier non-du-père, il est là. C’est le refus — pour son bien — de voir le fils s’installer comme paludier. Après être passé par toutes les étapes de la familiarisation avec la pratique, le fils se voit opposer une fin de non-recevoir à sa demande, enfin formulée comme telle, de devenir paludier :
Mes parents n'ont rien voulu savoir. Ils m'ont envoyé chez les Frangins, pour faire ajusteur. J'ai préféré prendre menuisier, avec toujours dans la tête, l'idée que ça pourrait me servir plus quand je serais dans le marais.
45Rien ne pourrait sembler davantage irrationnel, moins économique, que d’assurer entièrement la formation, l’apprentissage, d’un jeune, pour lui interdire ensuite de tirer profit de la formation acquise. Mais ceci vient confirmer si nécessaire, qu’il ne s’est agi à aucun moment d’un apprentissage : il n’a jamais été question de former un nouveau paludier. On pourrait penser, à la lumière de ce que nous avons décrit comme mécanisme de la succession au chapitre précédent, qu’il s’agit de décourager les fils qui ne pourront hériter pour encourager le successeur désigné. Mais non, il s’agit bien de les décourager tous. Qu’on se rappelle le paludier dont nous racontons la vie au chapitre précédent :
L'aîné, c’est lui qui a le plus travaillé avec nous, il connaît bien le travail. Ça, ça ferait un bon paludier, mais lui, il a un bon métier : il a son entreprise maintenant... Le dernier, lui, il a jamais travaillé avec nous... juste comme ça, de temps en temps, il venait en été, pour porter,... et encore. Lui, le marais, il y connaît rien. Tous nos gars, on les a poussés à faire autre chose, ils ont tous appris un autre métier. Maintenant ils sont bien installés.
46Bien sûr, ici encore, les raisons avancées sont excellentes : « C’est pas un métier pour un jeune : y a tout pour dégoûter un homme », les récoltes et les revenus aléatoires, le travail d’hiver et de printemps, toujours dans la boue, le mépris des moins pauvres : « Tu crois que le boucher te fera crédit ? » et ainsi de suite.
47Ce dernier interdit n’est tel que dans son expression explicite, sinon, il a toujours été là, dans les remarques désabusées qui dénigrent le travail du marais, en répétant à l’envi que « tout ça c’est fini », mais c’est au moment où la scolarité s’achève qu’il éclate. Si le fils s’incline, le père a la satisfaction de voir son fils se conformer à ses dernières exigences, et dont il pourra dire, le cas échéant : « Il a un bon métier maintenant, il est bien installé. » Si, au contraire, le fils passe outre, le père pourra invoquer la fidélité à un destin : « Ici, le marais a toujours été la première chose à préserver. » Un tri s’opère ainsi qui sépare les vocations mal assises des vocations fortes. Dans la mesure où le fils a suffisamment de goût, où il est suffisamment « mordu », comme l’exprime l’un d'eux, pour ignorer l’ultime interdit du père, c’est que le service du marais l’emporte sur le désir du père, celui-ci d’ailleurs, déjà sur la touche. Le marais, au sens d’une catégorie transcendante, a hérité du fils. Est-ce la fierté ou la tristesse qui perce dans la voix du père dont le fils est parti, quand il dit : « Celui-là, il aurait fait un bon paludier, pas comme X... ou comme Y... Mais les choses en ont décidé autrement... on ne peut plus vivre du sel !... »

26. Brouette, sel, lousse à sel ou petit boutoué.
Une forme vide
48Nous avons parlé du travail, de la façon dont il se transmet, parce qu’une place existe d’avance pour l’enfant dans le processus de travail, et qu’il s’y trouve happé successivement comme main-d’œuvre supplémentaire, puis complémentaire, et ici encore à différents degrés de la « métonymie », jusqu’à redoubler le père quand il accède à sa propre lotie. Mais tout ceci sans qu’il s’agisse d’un apprentissage, et sans que les parents pensent se déjuger quand ils annoncent au fils, libéré de l’école, enfin libre de poursuivre ce métier sans entrave : « Tu ne feras pas ce métier-là. » Comment, dans ces conditions, la notion de « transmission du savoir » a-t-elle pu apparaître ? La réponse est simple : du savoir, bien sûr, il y en a, et comme au fil des générations on le retrouve à la même place, l’hypothèse la plus économique, c’est qu’il a été transmis. Mais non :
Je posais parfois des questions : « Pourquoi couper le pont ici plutôt que là ? et pourquoi maintenant ?... » des choses comme ça. Mon père ne parlait jamais.
49Et pourtant, il a appris. Alors, le savoir se transmet-il tout seul ? Ce serait lui reconnaître bien du pouvoir. Il se réinvente sans doute à chaque génération, dans la mesure où il faut bien découvrir un système, si réduit soit-il, à ce qu’on a appris à faire. Dans ce sens-là, le savoir se transmet parce qu’il est la scorie obligée du travail qui, lui, se transmet toujours, mieux, est transmis. Mais cela ne suffit pas, si le savoir était uniquement scorie, il se perdrait.
50« Mon père ne parlait jamais. » Mais si ! pas pour expliquer sans doute, mais certainement pour engueuler et pour interdire. Faut-il imaginer que quelque chose d’important ait lieu là, qui ait rapport avec la reproduction du savoir ? A quoi sert, après tout, l’autorité du père, et qu’est-ce qui la soutient ? Ce qui la soutient, nous l’avons dit, c’est le « cœur de la mère », et ce à quoi elle sert, c’est à protéger le « cœur de la mère ». De Kadlu, le père dans Quiquern, « l’homme-qui-connaît-la-tribu-dans-les-coins-par-la-pratique », il est dit que cela ne lui conférait aucune autorité, « sinon que, de temps en temps, il pouvait conseiller à ses amis un changement de terrains de chasse ». Là, ce sont donc les terrains de chasse qui parlent par la bouche du père. Ici, c’est pareil, l’autorité du père ne s’impose pas à la maisonnée sinon quand il s’agit de rappeler l’un ou l’autre au sens des réalités, et les réalités, ce sont le marais et son pied-à-terre : l’ordre économique tel qu’une certaine configuration démographique, une « incidence », le fait. Quelle que soit la violence de ses propos, le père ne s’autorise jamais de lui-même. Mieux, il faudrait aussi souligner que la violence même témoigne que ce n'est pas lui qui parle, mais la Loi, telle qu’elle s’impose à la maisonnée, le réel comme contraintes et sous sa forme dite. Ses noms sont multiples : le marais, ou le travail du marais, la terre ou le travail de la terre, le temps qu’il va faire ou le temps qui presse, et ainsi de suite. Ce qui s'apprend là, pour autant que des leçons puissent être tirées des coups de gueule et des rappels à l’ordre, c’est précisément un ordre du monde, une éthique. Cela suffit sans doute à prêter une forme au savoir, une matrice où il va pouvoir s’inscrire, mais cela n’en précise pas les contenus. Les contenus, dans la mesure où on ne les lui dit pas, le fils va devoir les trouver. Mais qu'est-ce qui le pousse à chercher ? L’« amour-propre » dit-on ici. Ailleurs on dirait « le désir de reconnaissance ».
51On dit souvent que l'apprentissage du métier commence dès le plus jeune âge, et on sous-entend, « sans effort », « inconsciemment ». De cela, tout le monde convient. On voit mal comment il pourrait en être autrement dans un environnement familial, social, économique, matériel, qui est imbibé jusque dans ses moindres recoins par les objets, les gestes, les mots, les allées et venues du travail en cours qui rythme les heures, les jours, les saisons et les années. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’il n’y a rien d’autre ?
52Aider les parents ou aider le père, ce sont deux situations très différentes, porteuses chacune de leurs significations, et constituant deux filtres distincts à l’apprentissage du métier. Quand cette paludière affirme que « dans ce métier, l'apprentissage est progressif », il s’agit d’une reconstitution, elle-même suscitée par un questionnement extérieur. Reconstruction très commune et que l’analyste, en général, cautionne, puisqu'elle lui offre une méthode aisée pour parcourir un monceau d’informations disparates, des données statistiques à l’histoire de vie, en passant par les discours normatifs. La progression en âge offre un ordre linéaire, protégé des effets en retour, nachträglich, celui de la force et de l’intelligence en développement : des tâches les plus simples et les plus légères aux tâches les plus complexes et les plus lourdes. Le savoir qui s’acquiert est alors supposé accompagner la maîtrise instrumentale, comme dans un manuel le commentaire accompagne la figure. Qu’on se rappelle l’enseignement « en deux colonnes », « pratique » et « théorique », d’un apprentissage maritime présenté dans notre préambule. S’il en était ainsi, le savoir de la pratique pourrait bien en effet s’apprendre à l’école ; si tout travail pouvait se décomposer en séquences d’opérations venant toutes à leur place et à leur moment, il y aurait bien alors d’un côté les gestes efficaces, et de l’autre, les choses utiles à savoir.
53La notion de « familiarisation » comporte les mêmes pièges que la notion d’apprentissage progressif ; elle repose sur un postulat sensualiste, celui d’une transfusion non problématique du monde extérieur au monde intérieur, comme ça, par simple écoulement du temps, « à force », « à force de voir ». Mais que voit l’enfant ? Son père et sa mère au travail sur le marais. Il voit des gens au travail, il ne voit pas du « savoir » ou des « connaissances », ceux-ci sont soit communiqués, soit abstraits, et dans ce dernier cas par un travail spécifique. Et comment se voit-il lui ? Il se voit d’emblée associé au jeu des adultes, et rapidement sommé d’y tenir son rôle, sans que quiconque se soit soucié de lui indiquer la règle du jeu. Son rôle, il le découvre par approximations, selon le principe que, quand on ne l’engueule pas, c’est que c’est bon. Dans la mesure où il coïncide à la demande qui porte sur lui, il va pouvoir accrocher par conceptualisation quelque pan de la règle, « on était là pour gagner du temps », par exemple. Mais il y a plus que cela, la notion que l’on apprendrait les choses simplement en copiant le comportement des autres, porte ici à faux, car, comme on l’a vu, qu’il s’agisse de travail supplémentaire ou complémentaire, jamais il n’est demandé à l’enfant de faire la même chose que les adultes là où ils sont, mais de faire autre chose, et ailleurs. S’il est à leur place, ce ne peut être que parce qu’il a pris leur place, et dans ce cas, c’est eux qui sont ailleurs. On ne peut être à la fois rouage et faire double emploi. Il ne peut donc être question de mimer ce qu’on voit ; si l’on tient son rôle dignement, ce ne sera jamais parce qu’on voit, mais parce qu’on « s’y voit », par anticipation de la maîtrise à venir. Et ce travail-là, générateur de savoir, par identification à une image future de soi-même, c’est l’enfant, et lui seul qui le fournit. Dans un autre langage on parlerait de la contribution du moi idéal à la constitution du moi.
54Un des premiers travaux confiés à l’enfant pendant l’habillage, consiste à reboucher les empreintes de pas à la lousse. Pour pousser la vase accumulée dans les bassins de chauffe, le paludier est parfois amené à descendre dans un fare, auquel cas il faut ensuite soigneusement reboucher les empreintes de pas à la lousse. Pourquoi il en est ainsi, le fils n’a pas à le savoir. Ce qu’il a à faire, c’est, partant des empreintes les plus récentes, les effacer une à une en procédant à reculons. Au terme de son travail, il se retrouve au point de départ du père, sans qu’il reste aucune trace de son passage. On lui rappellera à l’occasion que si cette opération peut être renouvelée sur chaque surface de chauffe, elle n’est pas envisageable sur l’œillet : il est impératif de ne pas descendre sur la mère. Cet exercice consistant à « suivre les traces du père » au sens propre, mais à reculons, illustre bien comment le fils ne se trouve au même lieu que son père que pour faire autre chose, et ici, exactement le contraire, et sans qu’il lui soit fourni d’explication. Repensons à l’exemple du roulage :
On te confiait très tôt des responsabilités comme celle-là : conduire un attelage de deux chevaux qui tirent plus d’une tonne de sel. Ils étaient fous, les vieux, de confier ce travail à un enfant !...
55Le roulage, c’est la clôture de la récolte d’une année. On fête celle qui fut bonne, ou, on se console de celle qui fut mauvaise ; quoi qu’il en soit, à grands renforts de plaisanteries et de libations. C’est le moment où les hommes se retrouvent entre eux sans avoir à faire montre ni d’endurance physique ni d’esprit de sérieux. Même si le travail de roulage en lui-même requiert attention, rapidité et endurance. Mais pour le jeune qui conduit son attelage sur les talus et les chemins bancals, l’esprit de fête est largement assombri par la hantise de voir verser le chargement, et d’apparaître devant la compagnie masculine assemblée comme celui qui n’aura pas été à la hauteur de sa tâche. Dans cette situation, comme dans beaucoup d’autres, ce qui sauve l’enfant chargé d’une responsabilité trop grande dans ce marché de dupes, c’est l’« amour-propre », l’impossibilité de perdre la face devant le père et les voisins, le désir éperdu de reconnaissance. A ce moment du roulage, le désir du père et celui du fils ne font plus qu’un, non seulement parce que l’un et l’autre ont le même intérêt que la récolte soit rentrée sans accident, mais parce que le fils réussit dans une entreprise qui le dépasse pour autant qu’il se projette, ou qu’il est capté par l’image anticipée de lui comme maître de la récolte, comme son père, parce qu’il « s’y voit ». Il s’y voit, « paludier », roulant sa récolte, celle d’une exploitation dont il est l’Homme, lourde de tout son poids symbolique : « Le sel, c’est la récompense. »
56Pour autant qu’il faille parler de mimésis, c’est là son fondement, dans une identité des désirs, l’un contemporain, l’autre anticipé, et qui apparaît comme captation par l'image de l’autre. Combien plate apparaît alors toute conception de la mimésis comme simple réalisation d’un besoin animal, comme satisfaction d’un instinct inscrit « d’office » dans la nature humaine. Si l’amour-propre recouvre le désir de reconnaissance, le « goût » est cette catégorie qui comprend l'identification anticipée à l’image du paludier, mais aussi et en même temps l’acceptation d’un destin au service du marais :
Le gamin, on le mettait là où y avait à faire pour lui, mais tout ça c’est aussi selon les forces et le goût du gamin. Un jeune qu’a pas le goût, on lui donne pas une lotie à s'occuper à quinze ans. S'il a le goût, il sait très vite ce qu’il y a à faire, y a pas besoin de lui dire. Il ira tout seul vérifier l’arrivée d'eau sur les adernes. Vérifier la fermeture des ardoises, c’est des gestes tellement ancrés qu’on les fait tout seul. Ça rentre tout seul, très vite, et ça reste. Mais si le gamin s’en fout, c’est sûr qu'il aura jamais le réflexe. Et plus tard, s’il reprend des marais, il faudra bien qu'il s’y mette, mais il sera jamais un bon paludier. Pour faire un bon paludier, il faut de la patience, savoir prendre le temps pour faire le travail : il faut du temps pour faire du sel ! Il faut de l’endurance, accepter le temps qu’il fait : c’est lui qui commande, alors, faut se plier à sa cadence. Il faut de la persévérance, toujours continuer et recommencer, sans se décourager. Y a des moments pénibles, parce qu'il y a des travaux pénibles, mais aussi, parce qu’on n'est jamais sûr de pouvoir faire du sel. Celui qu'a pas le goût, il s’en sort pas : il travaillera toujours mal et il finira par abandonner.
57Le goût, comme désir de bien faire, comme désir d’apprendre, comme condition de la persévérance, cette pulsion qui agit sous l’effet de sa cause finale : être paludier. C’est aussi le goût qui procure cette assurance qui permettra la maîtrise instrumentale au premier coup, alors que celui qui s’efforcerait simplement de copier, de mimer, n’y arrivera pas. Un bon exemple, c’est le maniement du las, ce grand râteau, ou plutôt cette grande houe, de cinq mètres avec laquelle on prend le sel : l’insigne, on devrait dire le sceptre s’il n’était si long, du paludier.
Tu apprends à t'en servir, surtout quand tu es sur ta lotie à toi. Avant quatorze ans, je prenais bien deux ou trois marais, histoire de m'amuser, mais ça n'allait pas plus loin.
58« Gober » le las, c’est la façon de le manipuler qui distingue l’amateur du professionnel. Cette perche de cinq mètres, terminée par une latte perpendiculaire qui permet de racler la mère de l’œillet, c’est le type même de l’outil dans lequel le profane s’empêtre. Pour pouvoir en jouer, il faut savoir user tactiquement de la capacité de l’outil à « marcher tout seul ». Autrement dit, il faut pouvoir d’un geste à l’autre réinvestir le rebond du manche :
Le jeune qui le manie pour la première fois, il a du mal au début : il accroche, il se fatigue, et comme il a la main trop lourde, il croche dans le fond et ramène plein de vase... Y a des paludiers qui y arrivent jamais vraiment bien : ils font du sel sale ; mais ça, c’est pas des vrais paludiers. Le jeune, en deux, trois fois, il peut apprendre, s’il a le goût. C’est pas sorcier, il attrape vite le coup. Au début, il fera peut-être lentement, et après, il ira bien plus vite. Il prendra plus vite ses marais, car il faudra bien qu’il s’y mette, s’il a cinquante marais à prendre. Mais le las, il attrape vite le coup.
59Corrélat du goût comme désir d’apprendre, et du fait qu’on ne vous apprend rien, la nécessité d’apprendre par soi-même. Après avoir décrit les multiples facteurs qui déterminent comment il faudra dourer (amener de l’eau dans les œillets), un jeune ajoute : « Tout ça c’est des choses où y a que toi qui peux t’apprendre, et personne pourra jamais t’aider. » Du coup le savoir-faire se condond avec l’« expérience » personnelle dont on dit toujours qu’elle est intransmissible. Mais dans quelle mesure l’est-elle intrinsèquement ? ou se contente-t-on de la déclarer intransmissible à partir de la simple constatation qu’elle n’est pas transmise ? Comme cela nous apparaît maintenant, la non-transmission de l’expérience est surdéterminée : transmission du travail plutôt que du savoir, support de la maîtrise paternelle par le refus d’explication, non-conceptualisation du savoir qui obligerait à produire en guise d’explication une description narrative quasi infinie (nous reviendrons sur ce dernier aspect dans le prochain chapitre).
60C’est la nature alors qui à défaut du père est censée enseigner : « A force de te faire avoir, tu finis par avoir les bons réflexes. » Mais sans le goût, il est clair que les enseignements de la nature ne suffisent pas à la tâche, puisqu’il y en a qui n’arrêtent pas de se faire avoir, et ne s’améliorent pas pour autant. S’ils font du sel, c’est par bonne fortune, lorsque la nature se montre généreuse, et qu’il n’y a qu’à ramasser « le sel que le soleil fait ». Mais ceux-là n’auront qu’un temps sur le marais. Les bons paludiers sont ceux qui ont le « don », et le don est le fils du goût. Autrement dit, le don ce n’est pas ce qui se trouve au départ, comme le voudrait la conscience spontanée, mais bien au contraire, ce qui se trouve à l’arrivée, l’aboutissement du processus d’apprentissage, distinct d’un processus d’enseignement. Au bout d’un moment, on pourra avoir le don, mais les conditions mêmes de la saliculture, sur lesquelles nous reviendrons longuement au chapitre 4, préviennent la clôture possible de l’apprentissage. Dans la mesure où le paludier n’a jamais affaire à des conditions générales, mais toujours à des conditions singulières, rien n’est jamais acquis en matière de savoir :
C’est sûr qu’avant, le jeune quand il s’installait à vingt ans, il savait se débrouiller. Mais il n'en était pas quitte pour autant. C’est un métier où il faut toujours innover. On n’a jamais fini d’apprendre. C’est vrai qu’il y a des mesures professionnelles. Et le fils peut les apprendre avec le père. Y a un moment où la vase est bonne à travailler, le fils voit ça avec son père. Le père lui fait remarquer : « Là, t’as trop d’eau. » Le coloris, quand l’eau change de couleur : il est temps de faire ci ou ça. Toutes ces choses, c’est la présence journalière qui l'apprend seule. Et toutes ces astuces qu'il a pu apprendre avec son père, après, elles lui sont devenues naturelles. Quand le temps ne tire pas, il faut s’aider de ces astuces pour pas avoir un travail trop dur à faire. Mais ça ne suffit pas. Par exemple, en soixante-dix-huit, en pleine récolte, les marais ont été chargés d'eau. Eh bien, là, c’est à chacun de chercher ce qu'il peut faire, selon sa saline... la situation près de l’étier... plein d’autres choses. C'est à chacun de savoir ce qu’il y a à faire en se basant sur son expérience et sa connaissance de la saline. On doit toujours trouver une nouvelle solution, parce que sur le marais, on peut rien prévoir.
61Le savoir, c’est au départ, le moyen de se faire reconnaître, en faisant ce qu’il faut, c’est aussi, aspect sur lequel nous reviendrons, la scorie du travail comme moyen de transformer la servitude en maîtrise, c’est enfin comme nous venons de le voir, le moyen pour tenir, une fois que le statut de paludier a été obtenu. Ce n’est pas, soulignons-le encore une fois, quelque chose de transmis comme à l'école, du maître à l’élève ; ce n’est en aucune manière ce « transfert de connaissances » qu’évoquait un administratif dans notre préambule. Il est intéressant de s’arrêter au malentendu qui surgit parfois lorsque celui qui apprend un métier comme la saliculture dans le cadre d’une formation scolaire vient avec une demande d’enseignement. Ce malentendu est tout particulièrement visible dans les relations entre stagiaires et maîtres de stage ; il suffit d’écouter les plaintes des deux parties lorsqu’un conflit éclate au grand jour, pour déceler la nature du malentendu. Les maîtres de stage se plaignent alors de n’avoir à faire qu’à des fainéants qui passent leur temps à poser des questions, mais qui ne foutent rien, tandis que les stagiaires se plaignent d’être « exploités » par des maîtres qui leur « font pousser de la boue » du matin au soir et se réservent les quelques tâches « intéressantes ». Nous avons maintenant en main les éléments qui nous permettent de comprendre les doléances des deux parties. Le maître de stage qui attend d’un aide qu’il apprenne de son propre mouvement en faisant ce qu’il y a à faire, ne peut que recevoir comme questionnement de son savoir-faire les questions incessantes. Il ne répond pas à celles de son fils, pas plus à celles d’un stagiaire. Tout se conjugue pour faire taire l’aide : l’ordre des priorités, l’ordre des préséances. Si l’interrogation apparaît cependant, il existe des réponses possibles, toutes traditionnelles : « Parce que c’est comme ça », ou bien : « Travaille, quand t'auras fini tu poseras des questions », ou bien encore, et plus souvent... le silence. Dans la mesure où la réponse serait toujours déictique, renvoyant immuablement au hic et nunc, le silence est préférable. Si le fils, et aujourd’hui le stagiaire ne comprennent pas cela, c’est bien simple, c’est qu’ils ne sont pas encore des paludiers dignes de ce nom. « L’expérience lui apprendra », sous-entendu : « Moi, je sais ce que je fais, à lui d’en arriver là. » Et si la question est répétée, c’est alors l’autorité qui est manifestement remise en cause, et le silence s’alourdit. Quant au stagiaire qui s’estime exploité et écarté des tâches intéressantes, on comprend ce qu’il en est. Les tâches intéressantes sont celles qui lui demeurent interdites, elles n’en sont pas pour autant matériellement différentes : il s’agit toujours de « pousser de la boue ». Le sentiment d’être exploité est exacerbé par le refus de répondre ou les non-réponses aux questions. Quant à l’accusation d’« exploitation » elle-même, elle porte à faux, elle se contente de mettre un nom, de personnaliser, la cause de l’échinement dans la boue. Le maître de stage, lui, sait fort bien qu’il n’y a ici ni exploiteur ni exploité, ou alors, si l’on veut, c’est le marais qui exploite également maître et stagiaire qui se sont mis à son service.
62Bien sûr, dans le savoir de l’école, l’explication se justifie, le savoir étant largement d’ordre conventionnel (des capitales et des départements à la façon de démontrer un théorème). René sort de faculté avec l’intention de reprendre le métier du sel. Etant le dernier d’une série de fils, il n’a par incidence familiale, rien appris : jamais le travail du marais n’a requis sa présence. Alors il part en quête du savoir : il obtient d’un frère aîné un geste : « Tu fais comme ça », de son père un principe : « Tu suis ton eau, c’est tout. » Suivre son eau, oui, bien sûr... mais encore ? Pourtant, l’acquisition du savoir de la pratique, il l’a rencontrée quelques années auparavant quand il s’embarqua pour un été à la pêche. Ayant enfilé son ciré, il attend du patron qu’on lui apprenne. Celui-ci l’apercevant, lui lance, mauvais : « Qu’est-ce qu’il est là à rien foutre ?... » Dans ces cas-là, l’« amour-propre » vous suggère quelles sont les sources du savoir : pour ne pas passer pour un imbécile une seconde fois, on improvise, en essayant de faire au mieux.
63Ce dernier exemple ramène notre attention sur les conditions d’accès au travail comme conditions d’accès au savoir, cette incidence familiale qui, déterminant à quelle place le jeune aide est appelé dans l’unité de production, déterminera par le fait même par quel bout son savoir se constituera, et les lacunes qu’il lui faudra combler. Car lorsque l’enfant paraît, il ne s’insère pas simplement dans un nombre déjà organisé sans lui : par rétroaction le bel ordonnancement devra se reconstituer en intégrant sa nouvelle présence. Il en est tout particulièrement ainsi dans un monde rural où le travail de l’enfant vient rapidement compléter celui de la maisonnée. « Il suit le mouvement », dit-on, mais le mouvement à son tour s’adapte à sa venue : l’effort productif va pouvoir se répartir différemment, on peut déjà songer à agrandir l’exploitation. Il crée de nouvelles fonctions, dont la moindre n’est pas, sans doute, celle du père.
64Il est évident, dès lors, que le fils qui travaille aux côtés de son père sur une centaine de marais n’acquerra pas la même expérience que celui dont le père fait une trentaine d’œillets, une fois achevée sa journée de travail dans le bâtiment. Cela ne voudra nullement dire qu'il fera un moins bon paludier pour autant, s’il exploite quant à lui soixante ou quatre-vingt marais.
Mon père préparait les marais le soir et le week-end. Alors, il devait travailler vite. C’est une tout autre organisation du travail. C’est comme ça que j’ai appris. Mais après, j'ai appris à mieux m'organiser dans mon travail, avec un rythme plus ordonné.
65Il s’agit ici de la transposition réussie d'une expérience : celui qui parle est de ceux dont on s’accorde à dire qu’il a le « don ». On lui décerne même, hommage appréciable à son art dans un milieu avare en paroles, le titre de « maître paludier ». « Un maître paludier comme son père, ça, c’est dans la famille. » Quelque chose s’est donc transmis, ou est reparu à la même place, quoi qu’en ait le père, devenu paludier complémentaire, et qui a tout fait pour détourner son fils du marais, mais en vain, et quoi qu’en ait le fils qui dit de son père qu’il est de ceux qui « ne croient plus au marais ».
66Il faudrait mentionner alors ceux pour qui la transposition opère dans l’autre sens : aujourd’hui paludiers « complémentaires », travaillant par exemple aux chantiers de Saint-Nazaire, et qui organisent leur travail du marais selon les principes établis par leur père, qui fut paludier à titre principal. Comme les travaux se partageaient autrefois entre le marais et la petite ferme, ils ne débuteront telle opération que lorsque « les patates seront mises », à ceci près, que des patates, il n’y en a plus guère que dans leur potager. Les repères qui correspondent aux priorités des tâches, toutes urgentes, à accomplir, se survivent, bien qu’ils soient devenus lettre morte dans un contexte entièrement modifié.
67Quoi qu’il en soit, l’expérience demeure toujours en quelque manière, fragmentaire. Le fils est de toutes les situations en principe : préparation, récolte, roulage, vente, mais l’accès lui en est toujours modulé par l’expérience unique de celui qu’il seconde, l’expérience de son père dont les pratiques ne peuvent être comparées à aucune autre, faute pour le fils d’être jamais associé directement au processus productif au sein d’une autre unité familiale. On voit alors se transmettre comme des névroses familiales, des tics qui se reproduisent de génération en génération. Ainsi des ponts courbes sur une saline dont trois générations ont accentué la courbure, le tic est inscrit dans l’instrument lui-même puisque la lousse qui sert à ponter est toute usée d’un seul côté.
68Il y a aussi les lacunes dues à l’oubli ou à l’entêtement individuel :
Y avait plein de choses que je connaissais pas, que j’avais pas faites. Par exemple, conserver l’eau sur certaines parties du terrain pendant l’habillage au cas où y a un assèchement trop rapide. On me disait toujours : « Garde de l’eau ! » mais je le faisais pas.

27. Planche à trous sur le marais.
69Ou les lacunes dues à des circonstances particulières :
Avec mon père, je n’ai jamais appris à régler le niveau d'eau d’une vasière. Mon père avait une vasière commune avec un autre et c’était pas lui qui s'en occupait. C'était comme ça.
70Un autre aspect qui, dans la pratique, a des conséquences similaires, c’est l’existence de traditions différentes dans les divers villages du marais : des spécialisations locales, en quelque sorte :
Sur le coteau, pour l'habillage, tout est fait ensemble, lotie après lotie. Ici, non, on fait les premières eaux de chaque lotie, puis les dernières eaux sur chaque lotie, puis les adernes.
71Ou encore : « Ici, avant de décharger, toutes les entrées sont barrées, et on donne de l’eau le soir. » Mais là, « on laisse couler à petits coups ». Chacun mène sa barque comme il l’entend : bien des variations apparaissent arbitraires, permises uniquement parce que sans conséquences. Mais cela n’est pas vraiment sûr, comme le discours ambiant ne cesse de répéter qu’il est impossible de généraliser, que ce qui vaut pour une saline ne vaut pas pour une autre, que ce qui vaut pour un jour ne vaut pas pour un autre, et ainsi de suite, personne ne sait si ces habitudes différentes n’ont pas une justification à l’endroit précis où on les applique. Le mode d’emploi d’une saline particulière se confond alors avec la façon dont elle a été utilisée jusque-là :
Comment tourne l’eau, on ne peut le savoir que par les niveaux. Quand je me suis installé à dix-huit ans, j'ai repris des salines que je connaissais bien, les niveaux, le circuit, je connaissais comme ma poche. Après, j’ai pris des salines que je connaissais pas. Mais y a des trucs que tu sais voir, qui te disent comment l’eau tourne. Quand tu arrives sur une saline où c’est coupé dans les pontures, c'est que l’eau, elle passe difficilement. Alors tu essaies de voir comment elle tombe, et tu t’arranges avec.
72Ici, il s’agit d’une particularité sans doute plus « objective » puisqu’il s’agit simplement de la circulation de l’eau par gravité, mais les choses sont beaucoup moins claires quand il s’agit de tout ce qui entoure la cristallisation du sel proprement dite. Dans tel village, par exemple, il est habituel de prendre un marais sur deux ou sur trois pendant la saison de récolte, l’œillet non pris servant en quelque sorte de surface de chauffe supplémentaire à celui que l’on récoltera. C’est une technique qui s’est révélée rentable en de nombreuses occasions, et l’on peut envisager son exportation en d’autres localités du marais salant. Ainsi dans telle famille où la mère vient d’un village où la technique se pratique, elle tente vainement de convaincre son mari, puis son fils, de l’efficacité et du bien-fondé de la méthode des marais pris un sur deux, ou un sur trois. Mais le père est catégorique :
Avec ça, les marais échaudent vite, la tonne est trop chaude et le sel devient mou, on peut plus le récolter. Moi, j’ai toujours refusé de le faire. Je démarre peut-être deux ou trois jours après eux, mais j’ai toujours fait plus de sel qu’eux. C’est une mauvaise technique. Quand leurs marais échaudent, moi les miens, ils grainent et j’en fais plus qu’eux. C’est fait simplement parce que ça leur permet de dire : « J’ai démarré le sel le premier. J’ai du sel. »
73Bien qu’on ait affaire ici à un système de métayage, et qu’en règle générale le paludier n’est pas propriétaire de « ses » marais, le savoir-faire qui s’attache à eux, leur colle cependant à la peau ; et l’on hérite donc de marais associés à la façon de les préparer et de les récolter. Il n’est donc pas indifférent qu’une lotie ait été « héritée », disons d’un grand-père maternel ou d’un grand-père paternel. Dans le cas qui précède, bien que la mère produise pour défendre la méthode utilisée dans son village des arguments parfaitement analogues à ceux avancés pour la critiquer, elle part perdante puisqu’elle n’a pas, pour soutenir ses arguments, des marais qu’elle aurait « apportés » à la famille et où la technique du marais sur deux ou sur trois aurait « toujours » été appliquée.
74Une autre illustration est peut-être encore plus parlante. Il s’agit ici d’un paludier dont le père était saunier et qui, orphelin à quinze ans, apprit le métier du sel auprès d’un oncle. Lorsqu’il s’installe, il reprend, bien sûr en métayage, les salines du grand-père de sa femme. Deux savoirs sont alors confrontés, celui appris sur d’autres marais, et celui qui colle aux marais repris. C’est ce dernier qui jouit, bien entendu de la légitimité. Mais, ayant acquis ce nouveau savoir, ce paludier l’importe alors sur d’autres salines, et impose alors à celles-ci des techniques qui, localement, « ne se font pas ». Ces nouvelles techniques, qu’il a apprises sur le tard, il s’y identifie maintenant suffisamment pour les considérer comme d’application « universelle » et pour les justifier en soi :
Nous, on bouge le sel de bonne heure, sauf si les ponts sont farineux à cause de la rosée. Ça brasse l’eau, et ça décolle le sel. Les marais sont plus beaux et plus faciles à prendre. Ça fait grossir le grain et le sel est plus beau. Quand on prend l'après-midi ou le soir, il ne faut pas faire les coins, il faut laisser le sel et décroûter le lendemain matin quand on bouge. Le sel décroûté est renvoyé au centre de l'œillet et ça marche mieux. On fait plus de sel et il est plus beau. Mais les gars par ici, la plupart, ils font pas ça : ils prennent tout le sel, même dans les bords, qui est ramené vers la ladure.
75Un voisin d’exploitation commentera pour sa part :
C’est à X... qu'on fait ça, le tour des marais le matin. Ils disent que ça décolle le sel et le fait grossir. Mais ça trouble l’eau du marais, et le marais ne travaille pas aussi bien. C'est pas une bonne technique !
76Ici les choses commencent à se brouiller : bien qu’il s’agisse toujours du commerce d’êtres humains, tout se passe comme si c’étaient les marais eux-mêmes qui dictaient comment il faut les prendre. Mieux, c’est, comme on va le voir, comme si l’environnement tout entier, naturel et humain apprenait à l'homme de la pratique ce qui deviendra son savoir. Et cela devrait aller de soi puisque, étant donné l’homme et les contraintes qui pèsent sur lui (nous avons vu au chapitre précédent comment la modulation de l’effort en fonction de l’âge se retrouvait identique dans deux activités extrêmement différentes), et étant donné l’outil précontraint que constitue le marais salant dans sa complexité, il y a peut-être deux ou trois façons de faire les choses, mais il n’y en a pas trente-six. Une image semble se dégager à partir de notre constat de la non-transmission du savoir, accompagnée cependant de la restitution du même savoir à la même place : celle d’une monadologie. Il n’y a pas d’inconscient collectif, pas de culture ou d’habitus qui se reproduiraient d’eux-mêmes à travers des agents humains qui en seraient les supports, bien au contraire, il y a pour chaque sujet réinvention du monde, à partir de rien, ou, si l’on préfère, à partir du solipsisme initial. Si les mêmes solutions, les mêmes stratégies, les mêmes représentations se trouvent réinventées, c’est que le système tout entier est précontraint : le réel s’impose comme identiquement irréductible à tous, l’imaginaire — proche de l’« esprit humain » comme le conçoit Lévi-Strauss — produit les mêmes effets de captation scopique, tandis que le symbolique impose les mêmes structurations à partir des mêmes combats d’ombres : fils et père, esclave et maître. L’individualisme peut être simplement un mirage : l’élément transcendant, la terre, le marais, le Saint-Esprit, le Phallus, exprimant sa loi par la bouche de celui qui se voit structurellement chargé de son fardeau, le père, le maître. L’individualisme quand il est réalité, se confond avec l’attachement d’un sujet, son identification, à une solution singulière de la condition humaine ; solutions singulières dont la vérité ne peut se déployer historiquement que quand le système global des contraintes s’allège.
77Le métier ne s’apprend pas ailleurs que dans les conditions pratiques de son exercice, mais il s’apprend aussi par tout ce qui passe de lui dans la vie quotidienne, au hasard d’une conversation qui parle de lui ou de tout autre chose, par exemple. On apprend le métier par tous les bouts et à tous les détours, parce qu’il est la vie. Le paludier ne dit rien d’autre quand il constate, « On naît dedans, ben on le sait », qu’il faut peut-être aussi entendre comme « On est dedans, ben on le sait ». Ce qui est gommé là, dans cette formule lapidaire, c’est le travail : le travail qui, du solipsisme conduit au savoir, par l’approximation de mieux en mieux réussie du père en position de maîtrise. Mais ce que la formule exprime à la perfection, c’est que les choses du métier sont là, indissociables des choses humaines en général : gestes, comportements, « connaissances » abstraites du magma, tous banals dans leur masse, enregistrés, traités ensemble, en vrac, « tout venant » comme dit le pêcheur ou l’ostréiculteur pour son produit non trié. Les points de repère que l’enfant découvre dans la conduite du travail sont les mêmes que ceux de la vie familiale ou communautaire :
La vieille, à côté de chez nous, elle n’aurait pas fermé sa porte avant d'avoir participé à notre journée de travail. Et elle savait dire dans la journée, à telle heure, un tel est là et l’autre là. Nos problèmes étaient les problèmes de tout le monde. Y avait une solidarité tenant au métier... on la retrouve encore dans les petits hameaux comme ici. Mais ceux qui habitent les bourgs sont minoritaires dans leur propre région. Autrefois tous les enfants du pays savaient le travail du paludier même si le père n’était pas paludier, mais saunier, par exemple. Et s’ils reprenaient des marais, ils les connaissaient déjà. Ils savaient qui les faisait avant, si c’était des marais primes ou des marais qui demandent du soin, par exemple.
78Le monde apprend à vivre sans qu’il faille pour autant lui attribuer une action éducative. De tout l’entourage sourd cependant un savoir qui peut être reçu : savoir-faire, savoir-dire, savoir-vivre, sont inculqués pêle-mêle, découverts par soi-même, mais corrigés si nécessaire. C’est le fait qu'ils avaient été appris sans avoir été enseignés qui leur donne ce caractère d’évidence, qui fait de tout autre représentation du monde quelque chose d’irrecevable : « Ça ne se fait pas », « C’est inconcevable !... » C’est ainsi que s’expliquent les commentaires relatifs à ceux qui s’identifient à d’autres évidences : « Les jeunes de l’extérieur, ils arrivent à des idées préconçues et ils ont des difficultés à se plier à notre façon de vivre. » De même que nos connaissances sont du « savoir » et celles des autres des « croyances », de même, nos croyances sont des « évidences » et celles des autres des « préjugés ».
79C’est que l’ordre humain prend prétexte du réel pour fonder ses propres exigences, par exemple, l’alternance des saisons, ou les cycles lunaires dans ce monde littoral dont nous parlons et qui leur est tant lié ; l’alliage du réel et du symbolique au sein d’une culture constitue un tout quasiment indissoluble. Seul quelquefois le travail incessant de nombreuses générations permet de séparer dans une certaine mesure réel et symbolique, on parle alors de la rationalité, de son éveil et de son développement. Mais on n’en est pas là quand il s’agit de savoirs empiriques et, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la rationalité se creuse ses propres pièges.
80Ce qu’on appelle « familiarisation » n’est rien d’autre que cette découverte progressive, et à titre privé, de la nécessité multiple. Intériorisée comme constitutive du moi, on ne peut pas dire que l’enfant la reprend à son compte, puisqu’à proprement parler elle le crée comme être humain, comme personne. C’est le processus qu’évoque Lacan quand il fait remarquer :
Le moi, c’est un objet fait comme un oignon, on pourrait le peler, et on trouverait les identifications successives qui l’ont constitué (1953-1954 (1975) : 194).
81Dès lors, le raisonnement en termes de niveau d’eau, par exemple, ce n’est pas une des manières d’aborder le marais, mais c’est le paludier lui-même. Ce n’est pas comme dit Pascal une seconde nature, mais c’est la nature faite homme. Cette méfiance aussi, dont on a fait le caractère même du paysan, c’est une façon de prendre un monde irréductiblement incertain, celui de la production primaire. La méfiance, c’est la nature comme ubris faite nature humaine. C’est elle qui reconduit sans cesse le paludier, comme par compulsion, à visiter son marais :
Aller voir l’eau assez souvent pendant la journée, quel que soit le travail que tu y fais, ça, c'est un truc qui vient tout seul, comme le coup d’œil sur le temps. Si on juge qu’il y a du vent, on force, si y en a pas, on calme.
82Le sens du marais, ce n’est rien d’autre.
83Pour devenir quelqu’un il faut avoir cette capacité à l’oubli qu'ont les civilisations : oublier ce qu’on était. « On accompagne et on photographie », explique un jeune paludier. Les clichés se superposent, et un jour émergera de l’image composée, composite, la métaphore, le fils comme dédoublement du père, à la tête de la lotie, prélude à la disparition du père. La boucle est bouclée, mais le point de départ est perdu, comme quand le fils effaçait dans la vase la trace des pas de son père, à reculons. Devenu paludier, le fils a perdu la mémoire de son itinéraire, les identifications successives, la constitution emboîtée de l’oignon du moi, à partir des premières images captatrices.
84S’il n’y avait que de l'imaginaire, le passage de travailleur complémentaire à paludier serait simplement progressif. Il n’y aurait qu'une simple transition progressive de la métonymie à la métaphore : un peu plus de savoir, c’est tout, qui ferait prendre la mayonnaise. Un jour, le petit gars se voit confier sa première lotie, comme Kotuko son premier chien. Il ne s’est rien passé, mais un jour on ne savait rien, et un autre jour le père dit : « Maintenant tu sais. » Il n’y a plus d’interdits, si ce n’est le cœur de la mère à respecter, loi à laquelle tous sont soumis, et le dernier interdit, l’injonction de prendre un autre métier a été ignorée. Cette confiance, cette déclaration un peu oraculaire, « Tu sais », il faut pouvoir la porter. Il faut, une fois passé le premier vertige, que la représentation de soi-même puisse supporter le nom de paludier, il faut que le nom-du-père soit passé en douceur, il faut que l’héritier du nom accepte son adéquation à celui-ci sans que son hésitation vienne y dessiner une crevasse. C’est à ça que sert le savoir qui a, de fait, été acquis de haute lutte, à la faveur de ce qui n’était que du travail, que l’on s’estime soi-même digne de la nouvelle reconnaissance soudain acquise. L’amour-propre en fut le moteur, et le goût a exprimé tout au long l’adéquation toujours plus pleine. Une fois la métaphore réussie, l’amour-propre se transforme en peur de la honte, et le goût en dignité. Car rien n’est jamais acquis. « Avoir trop d’eau, c’est la honte, ne pas en avoir assez, c’est pire que la honte », dit-on. Et du sel sale, du sel noir, on dit qu’il est « sel indigne » ; et le sel indigne signale le paludier indigne. Celui qui hisse mal et prend mal, en raclant la mère, et dont le sel est indigne ne respecte ni le marais ni ne se respecte lui-même. La honte prématurée du sel indigne, en minant l’amour-propre, tuerait le goût. Les interdits du père, en cercles concentriques autour du cœur de la mère, tout en protégeant le marais, protègent aussi le fils : il faut que le goût s’épanouisse sans honte et que le service du marais se poursuive :
J’ai commencé paludier à seize ans. J'ai eu douze marais à faire tout seul. J'ai toujours travaillé avec mon père. Le plus tôt, c’était pendant la récolte de sel, ouvrir les marais. « Ouvre le deuxième, ferme le premier », disait mon père. J'ai commencé à tirer le sel, le monter sur la ladure, je devais avoir sept-huit ans. Et puis tirer tout le sel, c’était plus tard. Tu touches pas le las encore. Même quand tu commences à travailler dans l'habillage, là tu fais les ponts, tu jettes un peu de vase. Le las, c’est quand tu prends. J'ai pris les premiers marais à treize ans. Je me rappelle, c’était en octobre 1970. La saison s’était prolongée, et mon père m'a laissé prendre. Les saisons suivantes, j'ai continué à prendre, mais mon père ne me laissait jamais faire les premières prises de début de saison, quand le sol est plus tendre. Ça, je l'ai fait quand j'ai eu mes douze, à seize ans.
85Nous n’étonnerons personne, arrivés à ce point, si nous affirmons avoir reconnu dans l'apprentissage par le fils, la transformation de la servitude en maîtrise, telle que Hegel l’a décrite dans sa Phénoménologie... Il est tentant de paraphraser un passage de Genèse et structure de la Phénoménologie de Hegel, de Jean Hyppolite, en remplaçant « maître » par « père » et « esclave » par « fils » :
En premier lieu le fils contemple son père en dehors de lui comme son essence — son idéal — puisque lui-même, en tant qu’il se reconnaît fils, s’humilie. Le père est la conscience de soi qu’il n’est pas lui-même, et la libération est présentée comme une figure en dehors de lui (cf. 1946 : 168).
86La distinction introduite par Lacan entre « imaginaire » et « symbolique » permet cependant de distinguer davantage les effets de capture scopique des effets de signifiant. Pour que l'image du père soit d’emblée captatrice, il faut qu’elle soit captivante. Dans le travail qui lui est immédiatement imposé, l’enfant se prend au jeu d’en être, d’y être, de travailler non pas « comme », mais « en lieu et place de ». Et ceci, dans la mesure où, chaque fois, il parvient à satisfaire son désir d’y être sous une forme améliorée, comme approximation de plus en plus réussie de la maîtrise qu’il aperçoit devant lui comme étant celle du père. Et ce qui assure ce progrès, c’est le fait de « s’y voir », c’est cette image de lui-même en position anticipée de maîtrise. C’est le père qui, dans sa résistance à ce qu’il perçoit à juste titre comme le processus de son déboulonnage, par ses interdits, transforme une simple identification duelle en rivalité d’ordre symbolique. L’enfant se voit opposer une course d’obstacles marquée par les refus et les accords, les rebuffades et les approbations, qui lui semblent au départ arbitraires, mais qui, en structurant le rapport de reconnaissance réciproque, l’introduisent dans l’ordre humain. Le passage de l’enfant au paludier se fait qualitativement par l’accession successive à ces « échelons » dont parle une paludière, ces moments qui marquent émotionnellement une histoire personnelle — « c’était en octobre 1970 » — tout en se déplaçant dans l’espace de la saline, des talus les plus éloignés au galpont, en se rapprochant de cet espace à la fois mythique et central, le cœur de la mère. Celui-ci n’est qu’un des avatars de la loi telle que le père l’exprime à l’intention de son fils, une loi qui le transcende, bien entendu, lui aussi. Cette loi, c’est la nécessité sous toutes ses formes en tant qu’elle fonctionne comme signifiant, un signifiant flottant au sens de Lévi-Strauss, mais tout signifiant transcendant flotte : c’est le travail en tant qu’il commande, le temps atmosphérique et le temps chronologique quand ils dictent leurs ordres, le marais, l’eau..., ailleurs, la terre, la mer. Si un savoir se constitue bel et bien, c’est dans la méprise, parce que de père en fils, le savoir est prêté à celui qui précède. Ainsi chacun se constitue quelque chose qui marche plus ou moins bien, ou plutôt, qui conceptualise ce qui marche ou qui ne marche pas. La règle est toujours que le sujet en premières lignes est supposé savoir : « Je n’ai jamais vu mon père se tromper sur le temps », dira quelqu’un. Dépositaire de ce crédit, il y croira lui-même, comme le sorcier Quesaliv dont parle Lévi-Strauss qui, découvrant les ficelles en trompe-l’œil de la magie, n’en croit pas moins pour autant (1958 : 192 à 196). L’un officie et l’autre dessert, convaincu qu’un jour il accédera à la révélation du mystère ; le jour venu, il passe officiant, et la révélation est celle-ci : il n’y a pas de révélation, parce que le mystère demeure. Rouage du marais tu fus, rouage tu demeures : le maître ici n’a jamais eu forme humaine. « Seul maître à bord après Dieu », dit-on du capitaine d’un navire ; on entend souvent cela comme signifiant que le capitaine est bien maître, mais on entend mal.
87Ce qui fait marcher la machine, ce sont ces formes illusoires de la maîtrise, plus ou moins adéquates, tout dépendra des modalités de l’accession au savoir toujours reconstruit, inscrit dans les gestes en tant que schèmes incorporés comme les nomme Bourdieu. Passé en première ligne, c'est à l’ex-fils de prendre les risques, en donnant toujours un peu le change, mais les risques sont calculés, dans la mesure où ils sont inspirés. Ayant mordu à l’hameçon, le goût étant pris, la voie est tracée qui mène à la découverte que, comme le dit Kipling, « chasser n’est pas prendre », être paludier ce n’est pas faire du sel, de même qu’être un bon pêcheur ce n’est pas prendre du poisson (cf. Jorion 1983 : 72 ff.). Le réel irréductible demeure hors d’atteinte, même si on peut l’accrocher par un bout : le « degré » ou la « force » pour son versant objet, le « réglage » ou le « soin », pour son versant sujet. Dès lors, la dignité exige que l’on se pare des insignes du savoir, que l’on accomplisse jusqu’au bout les actes qui signalent aux autres le vrai paludier : la visite toujours renouvelée, compulsive, au marais, la finesse du réglage, la méfiance du temps, les astuces professionnelles, connaître par cœur ses salines. C’est un « savoir-y-faire » qui tient lieu de savoir-faire, celui-ci étant dénié par le maître authentique, par le marais. Le fils va s’asseoir à la droite du père et découvre que lui aussi était sous l’empire du Saint-Esprit...

28. Planche à trous.
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