Chapitre 2. Famille, travail : le cycle évolutif de l’unité de production
p. 45-104
Texte intégral
1A la suite de ce préambule dont l’ambition se limitait à définir un cadre et une ambiance, le lecteur pourrait s’attendre à nous voir aborder enfin les « contenus » : on apprend à faire ceci et cela, de telle ou telle manière, et notre exposé se confondrait bientôt avec un « manuel » de la petite pêche, de la saliculture ou de l’ostréiculture. Certains ont procédé ainsi et leur travail n’est pas dépourvu d’intérêt, mais une étude comparative comme la nôtre peut avoir une plus haute ambition : dépasser la description technologique pour atteindre à un authentique niveau sociologique ou anthropologique : faire apparaître derrière leurs gestes du travail, les femmes et les hommes dans le cours d’une vie.
2Nous avons déjà évoqué ce qui se transmet par l’école, un style, une manière d’aborder les administrations et les avantages financiers qu’elles dispensent ; nous avons évoqué aussi ce qui s’apprend sans se transmettre : l’expérience et ses automatismes. Il nous resterait à envisager ce qui se transmet à proprement parler comme savoir dans le processus du travail, ce serait là le véritable objet d’une enquête sur la transmission du savoir. Mais y a-t-il rien de tel ? Nous voulons dire, y a-t-il dans les métiers qui nous occupent, une volonté de transmettre du savoir, des connaissances, dans le chef du sujet-supposé-savoir, accompagnée d’un processus de transfert tel celui mentionné par un administratif dans notre préambule ?
3Certains en doutent, qui remarquent, amers : « On n’était pas là pour apprendre, mais pour travailler !... » Il faut s’arrêter sur cette phrase car elle nous propose la clef de toute réflexion sur la transmission : ce qui se transmet, ce n’est pas du savoir, c’est du travail. La nouvelle recrue apparaît dans l'horizon de l’entreprise familiale, non comme apprenti, mais comme main-d’œuvre. C’est qu’on ne l’a pas attendu pour commencer ! Sa contribution, quant à elle, est attendue, espérée, et, pourrait-on dire, planifiée par manipulation de la démographie : taille de la famille et espacement des naissances. Sur ce dernier point, nous ne nous avançons pas à la légère, comme on le verra.
4En 1949, paraissait l’un des chefs-d’œuvre de l’anthropologie sociale, The Web of Kinship among the Talliensi, ouvrage consacré au domaine de la parenté dans une petite population du nord du Ghana. L’auteur, Meyer Fortes, montrait pour la première fois de façon détaillée que différentes formes de famille au sein d'une société ne constituaient pas nécessairement des alternatives, mais pouvaient être vues, dans une perspective chronologique, comme les différents moments du cycle évolutif d’une famille du même type. Ce que révélait un recensement, c’était le portrait fixé dans l’instant de ces différents moments.
5Meyer Fortes ignorait alors qu’une approche semblable avait été développée dans le milieu des années vingt par l’économiste russe A.V. Chayanov. A cette époque s’affrontaient dans un combat qui devait être sans merci, les économistes léninistes, au rang desquels Lénine lui-même, et les économistes néo-populistes de l’Ecole « Organisation et Production », parmi lesquels Chayanov. Avec d’autres économistes de la même école, Chayanov élabora une Théorie de l’économie paysanne (1925), ou plutôt, une théorie de la ferme paysanne, comme unité économique familiale, théorie fondée sur les zemstvos, ces innombrables recensements ruraux réunis de la fin du XIXe siècle à la Révolution d’Octobre. Contrairement à Lénine qui croyait observer une différenciation lente de la classe paysanne russe en paysans riches et paysans pauvres, Chayanov constatait au contraire l’existence, au sein de la paysannerie, de mécanismes autorégulateurs. Il expliquait l’apparente différenciation sociale comme mécompréhension d’une différenciation évolutive correspondant aux différents moments du cycle démographique de la famille paysanne. Dans une ferme dont le noyau productif est constitué d’une famille nucléaire, on passe en effet en quelques années d’un couple et ses enfants en bas âge, à une famille où un nombre parfois important d’adolescents aident à l’exploitation familiale. Ces deux extrêmes exigeaient des surfaces d’exploitation différentes, et la pratique de redistribution des terres au sein du mir russe permettait en effet à la surface d’exploitation d’être un reflet fidèle des capacités productives de la ferme familiale aux différents moments de son cycle évolutif. Dans d’autres contextes économiques, des achats et des ventes de terrain, des modifications dans l’équipement, l’embauche de main-d’œuvre temporaire, les prêts et les emprunts d'enfants (le fosterage, comme l’on disait autrefois), les politiques d’adoption et les stratégies matrimoniales, permettaient à la fois de jouer sur le potentiel économique de la ferme ou, à l’inverse, de manipuler la composition démographique de l’unité productive familiale. Un des principes d’autorégulation que Chayanov avait découverts, est que, dans une unité de production familiale, plus le nombre de producteurs est élevé par rapport au nombre de consommateurs, moins ils travaillent. En d’autres termes, et pour emprunter la formulation de Sahlins, « dans un système de production familiale, l’intensité du travail par travailleur augmente en relation directe avec le rapport du nombre de consommateurs au nombre de producteurs au sein de cette unité de production » (Sahlins 1972 : 87 et 102).
6Nous avons montré ailleurs (Jorion 1982, 1984) la fécondité de l'approche de Chayanov quand il s’agit d’expliquer la fragilité des équipages de frères à la petite pêche, ou l’extrême concentration des revenus dans les petites communautés rurales. Nous étendrons ici cette perspective pour faire du cycle évolutif de l'unité de production familiale, le cadre même dans lequel peuvent se comprendre les problèmes de transmission, c’est-à-dire la transmission du savoir comme transmission du travail. Les données démographiques empiriques recueillies au sein même des communautés que nous étudions sont celles qui nous permettront de construire des modèles spécifiques du cycle évolutif de l'unité familiale, modèles qui éclaireront nos propos.
7L’analyste qui veut donner à sa recherche une profondeur chronologique est confronté d’emblée à cette difficulté, que les auteurs anciens n’avaient pas conscience de ce cycle évolutif et s’efforçaient de réduire leurs données à l’aulne d’une unité familiale « moyenne », « commune », intemporelle. A cette difficulté, nous serons sans cesse confrontés ; il nous faudra à tout moment la tourner, en faisant tout notre profit des « exceptions », des « accidents » et des particularités des histoires de familles individuelles. Voilà donc le lecteur prévenu. Il fallait ici adopter un ordre dans notre approche, nous avons choisi de débuter par la saliculture, en lui donnant un caractère illustratif ; la réflexion théorique sera tout particulièrement développée quand nous aborderons la pêche, et nous établirons alors une comparaison féconde entre petite pêche et saliculture.
Ronde, incidence familiale et pied-à-terre dans la saliculture
8Notre modèle du cycle évolutif dans la saliculture, nous le fondons sur l’étude démographique de 52 familles de paludiers de la commune de Saint-Molf (Loire-Atlantique) ; il s’agit de ménages mariés entre 1880 et 1958. Il pourrait paraître excessif de fonder un modèle sur une période aussi vaste, toutefois la démographie de cette sous-population est à ce point stable que la démarche nous en a paru justifiée. L’âge moyen au mariage pour nos 52 familles, plus 7 ménages de paludiers sans enfants, est de 26 ans et 11 mois pour les hommes et de 23 ans et 9 mois pour les femmes. Le nombre moyen d’enfants par famille est de 2,96 ; la répartition du nombre d’enfants par famille constitue l’histogramme de la figure 1. Quant aux écarts intergénésiques, ils sont repris par taille de famille en figure 2. Nous avons retenu pour notre modèle du cycle évolutif une famille de quatre enfants, ceci pour deux raisons : 90 % des familles ont quatre enfants ou moins, quatre nous permet d’avoir un nombre égal de filles et de garçons (nous opérerons à partir des mêmes principes pour notre modèle du cycle évolutif à la petite pêche). Les écarts intergénésiques entre enfants de notre modèle, seront ceux qui correspondent aux chiffres obtenus empiriquement pour les familles de cette taille.
9On aperçoit sur le tableau que peu d'écarts peuvent résulter d’une fécondité naturelle (écart inférieur à 28 mois). On découvre au contraire des écarts extrêmement longs, tel cet écart de 5,5 ans entre le premier et le deuxième enfant pour les familles de deux enfants, qui ne peuvent résulter que d'une contraception ou d’une abstinence, c’est-à-dire une stratégie démographique délibérée des ménages.
Figure 1. Nombre d’enfants par famille à Saint-Molf

Figure 2. Ecarts intergénésiques à Saint-Molf, par taille de famille (écarts en mois)

Figure 3. Cycle complet d’une unité productive salicole

10La figure 3 montre un cycle complet de l’unité productive, du mariage du père à l’âge de 26 ans à sa retraite à l’âge de 60 ans, quand son deuxième fils atteint lui aussi 26 ans et reprend l’unité à son compte. On a choisi arbitrairement de faire alterner garçons et filles, et de faire du premier né un garçon. Les âges de chacun sont mentionnés, les enfants quittent l’unité à leur mariage, aux mêmes âges que leurs parents. La figure 4 montre les valeurs que prennent l'indice du nombre de consommateurs, et l'indice du nombre de producteurs, calculés à partir de chiffres conventionnels, et relativement motivés. Le rapport consommateurs/producteurs est calculé comme mesure de l’effort auquel sont soumis les producteurs. Le diagramme en figure 5 représente l’évolution de ce rapport au cours des trente-cinq années du cycle complet.
Figure 4. Evolution du rapport consommateur/producteur dans le cycle d’une unité productive salicole


11Il est inutile que nous commentions en détail ces diverses figures, nous en aurons le loisir dans la suite, notons simplement le profil du rapport consommateurs/producteurs, sa progression régulière de l’âge de 26 ans pour le père à l’âge de 42 ans, la progression devenant plus nette vers 36 ans, puis la chute à 43 ans, suivie d’un plateau jusqu’à 49 ans, ensuite une chute moins marquée et un nouveau plateau. Retenons ceci, le pic de l’effort s’étend, du point de vue du père, du milieu de la trentaine au milieu de la quarantaine.
12L’histoire d’une vie commune, telle que la perçoit une informatrice. A l’aide de quelques remarques entre parenthèses nous mettons ce récit en relation avec le modèle.
Le jeune a son premier groupe d'œillets vers 15, 17 ans, que lui confie son père. C'est le père qui les prend à son nom, mais pour son fils. El le fils, au retour du service, quand il se marie, il fait sa propre exploitation, il l'agrandit à partir d'un noyau que lui a laissé son père. Mais à ce moment-là, quand le jeune doit s'installer et qu'il monte en flèche, ça correspond au moment où le grand-père lâche, et alors, c’est avec les marais du grand-père qu'il fait son exploitation. C’est comme ça, quand le fils a dans les 22 ans, le père a 40, 50 ans (le modèle prédit 49 ans), il travaille sur 70, 80 œillets, avec une dizaine de plus pour le fils. Mais le grand-père a 70, 75 ans (76 prédit le modèle), il ne fait plus alors qu'une dizaine de marais (ou œillets), et il en laisse 30, 40 qui vont à son petit-fils. Avec les 15, 20 marais du père qu'on a pris pour lui et puis ceux du grand-père qui lâche, ça fait que le jeune à 22 ans, eh bien, il a au moins 60 marais pour lui. Et très vite, il monte à 80 en en trouvant d'autres, par nécessité, pour avoir un revenu moyen, s'il veut faire vivre sa petite famille. Autrefois, il recevait aussi un cheval, et une charrette. La mariée, elle apportait le trousseau, et l'ameublement. Et comme ça, ils pouvaient monter leur ménage...
13Cette narration nous fournit des éléments de deux ordres : relatifs à la taille des exploitations aux différents moments du cycle, et relatifs à ces moments eux-mêmes, quant à la transmission, à la succession. Notons tout d’abord qu’il n’est question que d’un fils, l’aîné sur notre modèle. Nous avons remarqué au passage la concordance entre les âges mentionnés et ceux que prédisaient le modèle construit sur la démographie locale ; ceci montre que la narratrice, tout comme la plupart des membres de la communauté sans doute, a une très bonne conscience des régularités empiriques qui existent dans le cycle évolutif.
14Sur notre modèle, le fils puîné « s’en sort » dans la mesure où il peut embrayer, prendre le relais de son père au moment de son mariage. Le fils aîné, lui, a hérité du grand-père tout comme le suggérait la narration d’un cas commun. Si le père transmet à son fils puîné à l'âge de 61 ans, la possibilité s’efface qu’il puisse transmettre à son petit-fils à 76 ans. Aussi tenons-nous en à ce qui nous est dit : « le » fils hérite de son grand-père, soit une transmission aux générations alternées et qui ne bénéficie qu’à un héritier masculin unique.
15Nous avions pris pour modèle celui d’une famille de quatre enfants, situation commune, puisqu’elle constitue 21 % des familles ayant des enfants. Mais situation commune ne veut pas nécessairement dire situation idéale. Celle-ci serait celle du fils unique. Y a-t-il dans les données démographiques récoltées pour Saint-Molf de quoi soutenir cette hypothèse, que les familles s'efforcent d’avoir un fils, et pas plus d’un fils ? Sous cette forme, le problème a une solution mathématique très simple : il s’agit de la solution d'un système de deux équations, l’une qui exprime la probabilité d’avoir un fils pour tout nombre n d'enfants, l’autre, qui exprime le complément de la probabilité cumulée d’avoir plus d’un fils pour tout nombre n d'enfants. En supposant que la probabilité d’avoir un fils est pour chaque naissance de 0,5, la solution du système d’équations donne 2,66 comme nombre d’enfants, correspondant à une probabilité de 0,42. Autrement dit, si chaque famille s’efforce d’avoir un fils et un fils au plus, il en résultera que dans l’ensemble, les familles auront en moyenne 2,66 enfants. Ceci, compte non tenu de la mortalité infantile, soit donc dans la pratique, donne un chiffre légèrement supérieur. Pour Saint-Molf, nous avions obtenu une moyenne de 2,96 enfants, ce qui semble bien confirmer notre hypothèse : les familles de paludiers ont pour stratégie démographique l’obtention d'un fils unique. Cette constatation ne prendra tout son sens que lorsque nous observerons dans les familles de pêcheurs une stratégie toute différente mais, elle aussi, en accord parfait avec la logique économique.
16Ce que ceci nous apprend, nous permet de prévoir, ce sont des stratégies de succession correspondant aux ratés de la stratégie démographique : pas de fils du tout, des fils en excédent. Notre modèle nous a déjà suggéré une de ces alternatives : que le père transmette lui-même à un deuxième fils, spoliant ainsi un petit-fils à venir, transformant dès lors celui-ci en « excédent ». Ce qui apparaît aussi, c’est l’extrême fragilité d’une stratégie dont l’objectif est à ce point circonscrit ; à la merci des moindres fluctuations, le système de transmission doit nécessairement s’interrompre « faute de combattants » ; on peut alors prévoir des moyens institutionnels de faire « redémarrer la machine », c'est-à-dire la possibilité de recréer des unités familiales de production à partir de zéro. Sans aucun doute, nous avons affaire ici à ce que l’on appelle en thermodynamique un « système métastable » : quelques solutions offrant un caractère d’équilibre, mais dont les « rebords » sont peu élevés, une fluctuation importante fait déborder et conduit à la désintégration (Glansdorff et Prigogine 1971 : 114). Et comme toujours, c’est l’environnement qui, en creusant ou en bouchant d’autres bassins d’attraction, décidera des ruptures. Ou, en termes moins sibyllins, la viabilité de l’unité de production salicole dépendra massivement de l’environnement économique général.
17Nous avons progressé sur le plan théorique, il nous faut maintenant étoffer, illustrer, confirmer sur le plan empirique. Partons du premier raté possible de la stratégie démographique, pas de fils du tout. Comme le remarque une paludière :
Ce qui restreint énormément, c’est quand y a que des filles, comme chez nous... Il faut avoir des garçons.
18Second raté, les fils en excédent :
Il est très rare de voir le fils reprendre la saline du père. Ou alors, ça arrive quand le père est très âgé, c’est le dernier gars qui reprend alors. Les aînés ont fait autre chose, ou alors ils ont eu des salines par leur beau-père, ou celles du grand-père... Tout ça, ça dépend de l'incidence familiale (les aléas de la démographie) : s'il y a des gars, combien y en a aussi... Mais très souvent le grand-père tient le marais le plus longtemps possible, pour les donner à son petit-gars. Finalement, c’est comme ça que ça tourne !
19Il est intéressant de constater que la stratégie démographique étroite, un fils et un seul, ait sécrété le concept de ses limitations, l’« incidence familiale » : au moins un fils, « s’il y a des gars », mais pas plus d’un, « combien y en a aussi ». Sont mentionnés ici un certain nombre de cas de figures. Premièrement, la solution idéale pour un fils aîné : que le grand-père ait pu tenir suffisamment longtemps pour lui transmettre ses marais ; deuxièmement, la solution suggérée par le modèle, un fils cadet qui hérite directement du père. Troisièmement, le mariage à l’extérieur, et l’héritage du beau-père, probablement dans un ménage sans fils, et dans ce cas sans doute avec une fille cadette. Quatrièmement, la non-solution, « les aînés qui ont fait autre chose ».
20Le problème se pose toujours en termes semblables, comment concilier la reproduction de la race et l’immuabilité de la terre ? Comme on le voit, il est loisible de plier la démographie à son bon-vouloir, pour ce qui touche à la taille de la famille et à l’espacement des naissances. Ce qui résiste toutefois, c’est le caractère aléatoire de la naissance d’une fille ou d’un garçon, donnée essentielle dans tout système culturel où il existe une division sexuelle qui s’opère en règle générale de deux en deux générations masculines, faisant du fils aîné la victime désignée des ratés du système les plus courants. A ce point de vue, le fils aîné est bien plus indispensable au père que le père ne l’est au fils. Ce dernier est en quelque sorte au service de l’exploitation de son père, jusqu’à ce qu’il se marie. Mais cette possibilité ne lui est pas toujours offerte, et dans ce cas il demeurera célibataire ; il s’agit là d’un cas commun puisqu’un quart des paludiers de Saint-Molf étaient des célibataires. Nous y reviendrons.
21« Les deux meilleures périodes, dit-on, c’est la trentaine et la cinquantaine. » Pourquoi ces deux périodes, séparées par la quarantaine ? La réponse apparaît très clairement sur notre modèle, si l’on examine la valeur de l'effort à consentir, et que l’on mesure le taux consommateurs / producteurs. La deuxième moitié de la trentaine et la première moitié de la quarantaine, correspondent, comme nous l’avons vu, au pic de l’effort ; avant, les enfants qui naissent de manière espacée ne représentent encore qu’un faible poids en tant que consommateurs, après, le premier fils vient à la rescousse et permet à son père de réduire considérablement son effort.
22C’est donc bien le fils aîné qui permet à l’unité de production de poursuivre sa vie au moment où l’effort commençait à devenir excessif pour le père. Il n’est pas question que le fils succède à son père, il est trop jeune pour cela ; comble d’ironie, en se mariant il prive son père de ses forces, et apparaît en figure d'ingrat. M.A. Delaire, sociologue de l’école de Le Play, remarque dans un rapport de 1885 sur le Paysan paludier du bourg de Batz :
Bien que le nombre des naissances varie de 65 à 80, tandis que celui des décès ne dépasse guère 50, la population est presque stationnaire à cause d’une émigration motivée surtout par le service militaire et les grands travaux. En effet, malgré les sacrifices faits par les propriétaires, les fils ont souvent été découragés par le peu de profit du métier paternel. Plusieurs ont été poussés à s’adonner à la pêche qu’ils dédaignaient jadis ; d’autres se sont faits carriers ou maçons pour prendre part aux travaux exécutés au port de Saint-Nazaire, ou dans les stations de bains créées sur la côte (1885 : 9).
23Les grands travaux, ce sont la construction du chemin de fer de Saint-Nazaire au Croisic et à Guérande (Aremors 1980 : 75) et la construction des digues. A Saint-Nazaire, ce sont le creusement du deuxième bassin du port, la construction du marché couvert, de l’hôpital, du collège de garçons, etc. (ibid.). Ce qu’on aperçoit déjà là, c’est ce rôle de « bassins attracteurs » que jouent les activités alternatives en période économique faste. C’est le même phénomène qui jouera sur une grande échelle durant les années 1960, années de grande prospérité, et qui manquèrent être fatales à l’activité tout entière, pour cette raison même ; un « ancien », né en 1926, raconte :
Y a eu un concours de circonstances qui a tout chamboulé ici. Y a plus eu de sel pour commencer, et bientôt plus de clients pour le sel. Les jeunes sont partis, puis le sel est revenu, mais les clients étaient partis... Nous, il fallait bien qu'on se débrouille à vivre au moins jusqu’à la retraite, qui était encore loin. Alors on s'est battu pour ravoir une clientèle. Mais pendant ce temps-là, les anciens arrêtaient. Au bout du compte, on s’est retrouvé avec des clients, mais on n'a plus eu le sel, faute de jeunes.
24Ceci dit, des jeunes, il en revient toujours et... la machine redémarre. Il y a d’abord les fils mariés ou célibataires qui n'ont pas pu hériter, ensuite, il y a les « nouveaux venus », ceux qui quittent un emploi moins bon, ou quelquefois le chômage, et pour qui le marais joue le rôle de bassin attracteur. Les anciens le rappellent : « On a toujours vu s’installer dans le métier des gens dont le père n’était pas paludier. » Des gens qui apprennent le métier du sel à 25 ou 30 ans, ou même plus tard, avec un « voisin ». C’est qu’il peut y avoir des ratés dans les transmissions les mieux calculées quand le moment qui leur était choisi coïncide avec une crise majeure des revenus : des mauvaises récoltes en série, ou une mévente chronique du sel. Alors l’héritier désigné fait défaut, et le marais qui lui était promis retourne en friche, pour un abandon qui, selon les circonstances, s’avèrera temporaire ou définitif.

12. Pendant l’habillage du terrain.
25C’est à l’occasion de ces « battements » que l’on verra apparaître les plus démunis, les « orphelins », ces jeunes que le décès prématuré des parents obligent à travailler très tôt, et en dehors de la tradition familiale. Ils constituent les seuls « nouveaux venus » des périodes de crise, ceux grâce auxquels le marais se maintiendra vaille que vaille d’une crise à l’autre.
26Revenons maintenant au petit récit qui nous avait servi de point de départ. Nous l’avions pris comme prétexte à une discussion du cycle évolutif de l’unité de production familiale, et des divers types de successions qui correspondent aux aléas des stratégies démographiques. Il nous faut maintenant y revenir pour examiner comment les surfaces d’exploitation évoluent pour répondre à l’effort exigé des producteurs aux différents moments du cycle. Rappelons les quelques passages qui nous intéressent à ce titre :
... quand le fils a dans les 22 ans, le père a 40, 50 ans, il travaille sur 70, 80 œillets, avec une dizaine en plus pour le fils... le grand-père a 70, 75 ans, il ne fait plus alors qu'une quinzaine de marais, et il en laisse 30, 40 qui vont à son petit-fils. Avec les 15, 20 marais du père qu'on a pris pour lui et puis ceux du grand-père... ça fait que le jeune à 22 ans, il a au moins 60 marais pour lui, et très vite il monte à 80 en en trouvant d'autres...
27Dans l'Enquête sur les sels de 1866, on peut lire ceci :
Les salines au-dessus de cent œillets doivent être regardées comme des exceptions. La consistance moyenne est de quarante à cinquante œillets. Un grand nombre de salines sont beaucoup plus petites ; quelques-unes n’ont que huit ou dix œillets. Un paludier aidé par sa femme ou un enfant de douze à quatorze ans peut cultiver convenablement quarante à cinquante œillets. Il faut, en outre, pour ce nombre d'œillets, au moins deux porteuses (tome III : 363).
28Les porteuses sont des femmes recrutées pour la période de récolte et qui « portent » le sel de l’œillet au talus où il est amoncelé. L’allusion aux porteuses vient appuyer la thèse de l’enquête, l'existence d’une main-d’œuvre pléthorique et, d’une manière plus générale, un grand gaspillage de moyens :
... le vice de l’aménagement des marais, leur morcellement excessif comme propriété et comme exploitation, les distances considérables à parcourir pour transporter le sel et aller, sur des marais divers, vaquer aux soins de la mise en état, de la conduite des eaux et de la récolte, enfin les difficultés de circulation sont des conditions défavorables, qui multiplient démesurément le salaire, en exigeant un nombre disproportionné d’ouvriers, dont le temps et la force ne sont pas suffisamment utilisés (tome III : 133).
29Delaire, que nous avons déjà cité, écrit en 1885 à propos de la famille de paludiers de Batz qu’il étudie :
Elle cultive cent dix œillets... Guénolé a été un travailleur hors ligne : plus jeune, il a cultivé jusqu’à 95 œillets, tandis qu’en général un paludier n’en exploite que cinquante (Delaire 1885 : 18, 28).
30Donc, bien qu’il observe dans la pratique, qu’un nombre d’œillets bien plus élevé que 50 sont cultivés, Delaire n’en rapporte pas moins la norme traditionnellement citée. Il faut signaler, à sa décharge, qu’il s’approche cependant de la notion de cycle évolutif puisqu’il écrit quelque part :
Il ne faut pas oublier, enfin, que la famille traverse depuis quelques années une phase particulièrement avantageuse, puisqu’elle compte quatre travailleurs valides, et qu’elle n'a momentanément aucune charge d’enfants ou de vieillards (Delaire 1885 : 28).
31Ce genre de considérations est toutefois entièrement absent de l'Enquête sur les sels. En fait, les chiffres de 40 à 50 œillets correspondent à la norme telle qu’elle est encore véhiculée aujourd'hui pour ce qui touche un célibataire, ou un couple sans enfants : « Une personne seule fait 40 à 50 œillets, et dans sa “meilleure période” (la force de l’âge), 60 œillets. » On compte qu’un couple avec de jeunes enfants monte à 80, 90 marais, tandis qu’avec des enfants « adultes », c’est-à-dire entre 15 ans et l'âge du mariage, une famille peut monter jusqu’à 100, 120 œillets, 130 dans des cas exceptionnels, et compte tenu bien sûr, de l’âge des enfants et de leur sexe. La fonction d’une telle norme est de désigner les fainéants qui restent en dessous des chiffres qu’elle spécifie, mais aussi les irresponsables qui présument de leurs forces et devront, soit embaucher de la main-d’œuvre supplémentaire, soit sous-exploiter leurs marais.
32Nous avons déjà évoqué la question de la soudure sous un de ses aspects : celui de la relève des générations sur le marais. Il suffit que l’installation d'un jeune ait été prévue de longue date pour une période qui s’avère de disette, années de faible production ou de faible vente, pour que celui-ci fasse défection, le plus souvent à jamais :
Y a jamais eu que le marais pour moi. Mais c’était pas possible de s'installer à ce moment-là. Ma grand-mère, elle disait toujours : « On a assez miséré ; toi, t’apprendras un métier. » Et quand je me suis marié, ma femme aussi, elle voulait pas entendre parler du marais. Pour elle, le marais c’était la corvée (fille de paludier sans garçons), « toujours à travailler, et jamais le sou ». Elle voulait rien savoir.
33Mais la question de la soudure se pose aussi, et de manière plus régulière, au niveau de l’exploitation familiale, « d’une année sur l’autre ». « Sur dix années, on en compte trois riches, quatre médiocres et trois presque milles » rapporte Delaire (1885 : 6) dans ce qui devait déjà être un cliché. Comment tenir lorsque les années petites succédaient aux années nulles ?
34Et le fait est que l’on tenait, alors comment ? La conscience était forte chez tous ceux qui s’adonnaient au travail du marais que les gains qu’il autorisait de temps à autre étaient de nature spéculative : un bon coup de temps en temps, mais rien à quoi l’on puisse vraiment se fier. Un proverbe du marais donne l’ordre des priorités rationnelles : « Pignon sur rue, terre à crapauds, fares à bigots. » Les bigots sont de petits crustacés que l’on trouve sur les surfaces de chauffe dans le marais. Le dicton veut dire ceci : d’abord s’acheter une maison, ensuite de la terre, et en dernier lieu seulement du marais salant.
35Delaire, qui avait établi un budget très précis de la famille qu’il étudiait, le résumait ainsi :
Indépendamment des travaux domestiques et de certaines confections de linge ou de vêtements, les industries entreprises par la famille sont :
- En partage avec le propriétaire des salines : l’exploitation de 110 œillets du marais qui donne droit à 1/3 du produit et à des salaires en argent pour les mises (travaux d’entretien et de réfection) et le conduit (roulage et livraison).
- A son propre compte : l'exploitation des champs et du jardin (presque 2 hectares) qui fournissent, directement ou par échange, la presque totalité de la nourriture de la famille, et lui donnent en outre une abondante récolte de pommes de terre pour l’exportation en Angleterre ; l'exploitation des animaux domestiques (une vache, une génisse, une jument, un poulain, un porc à l’engrais) et de la basse-cour (9 canards et 13 poules), qui donnent une partie de l'alimentation et le travail nécessaire pour le conduit du sel, les transports de récoltes ou d’engrais et le commerce de troc ; enfin, la location d’une portion de la maison, pendant l’été, aux étrangers qui viennent prendre les bains de mer (1885 : 20).
36Un jeune, né en 1948 raconte :
On avait un cheval, qu’on a vendu en 77, et une vache, comme toutes les familles de paludiers ici : elle broutait sur les marais. On avait pas grand-chose, 2, 3 hectares : vignes, patates, oignons, blé pour la basse-cour, avoine pour le cheval. Tout était fait dans le sens de ne rien avoir à acheter : le paludier se suffisait à lui-même.
37Une femme de paludier, dont le frère est pêcheur, se vante de n’acheter en matière d’alimentation « que le lait en poudre pour épaissir les yaourts !... » Une autre affirme :
Le paludier n’a jamais vécu que de son sel : c'est faux de le penser. On vit moins qu’avant en circuit fermé, mais on a autre chose que le sel. Notre revenu global a toujours compris toutes les activités possibles et imaginables, ça allait de soi.
38« Avoir un pied-à-terre », comme le dit cet ancien (cf. l'histoire d'une vie de paludier que nous racontons en illustration 3), fait donc partie de toutes les stratégies familiales : on a 2 ou 3 hectares et quelques vaches, confiées à la femme et à l’aînée des filles, les jeunes enfants aident à la basse-cour. Les hommes aident aux gros travaux, labour, fenaison, battage. La ferme autorise non seulement l’autosubsistance, mais aussi les rentrées régulières d'argent liquide. Sur les trois hectares de la ferme, on produit, entre agriculture et maraîchage, tout ce qui se vend sans grande difficulté : pommes de terre et oignons. L’argent des pommes de terre procure le liquide qui permet d’attendre l'argent du sel.
39L’argent du sel, quand il vient en grande quantité, a précisément la fonction inverse : payer les grosses dépenses qui peuvent être différées, la maison, un champ en plus, des meubles, refaire le toit de la maison, acheter une vache, une prothèse, etc.
Illustration 3. Une vie au marais
Camille Lehuédé naît en 1910) dans un hameau en bordure du marais salant de Mesquer-Assérac. Son père est paludier, son grand-père paternel aussi ; sa mère est fille d’agriculteur. Camille est le premier enfant, le mariage a eu lieu en 1909. Il naîtra un deuxième fils, François, en 1921. Onze ans séparent les deux frères, écart commun dans les familles de paludiers.
La famille vit d’une petite ferme de cinq hectares, dont deux ou trois cultivables, et surtout de 69 œillets en métayage « à moitié », propriété d’aristocrates nantais, « tout le coin ça appartenait aux nobles, la même famille ». Le père meurt en 1927,
...il a bien fallu continuer à vivre... alors, à 16 ans et demi, j'étais le patron ici. J'ai continué les marais du père avec ma mère. Ce qui fait que mon frère, il a appris avec moi... il fallait bien !
En 1930, il part au service militaire. C’est une mauvaise période pour le sel : 1930, 1931 et 1932, trois années sans récolte. La mère se débarrasse de la plupart des œillets, pour n’en conserver que 26 ;
... ma mère avec mon frère, ils se sont débrouillés avec la ferme. Ici, les paludiers ont toujours eu un peu de terre, et deux ou trois bêtes. On se rattrapait sur ça quand y avait pas de sel, ou quand l'argent du sel se faisait attendre. Souvent on est payé longtemps après : il fallait compter un petit mois et tu touchais le prix de ta tonne. C'était un peu un marchandage, c’était toujours le négociant qui fixait les prix...
En 1933, Camille épouse la fille d'un agriculteur d’un hameau voisin, née en 1913. Ils auront quatre enfants : une fille en 1935, qui épousera un ouvrier paludier, fils de paludier ; un premier fils, né en 1937, qui sera électricien ; un deuxième fils, né dix ans plus tard, qui sera charpentier ; enfin un troisième fils, né en 1950, qui monte son petit atelier de réparation-vente cycles et motos.
L'aîné, c'est lui qui a le plus travaillé avec nous, il connaît bien le travail. Ça, ça ferait un bon paludier, mais lui, il a un bon métier : il a son entreprise maintenant. Lui, il aimerait bien reprendre des marais... mais avec son entreprise, il peut pas : ça lui prend tout son temps. Le dernier, lui, il a jamais travaillé avec nous... juste comme ça, de temps en temps, il venait en été, pour porter... et encore. Lui, le marais, il y connaît rien. Tous nos gars, on les a poussés à faire autre chose, ils ont tous appris un autre métier. Maintenant ils sont bien installés.
A son mariage, Camille a deux hectares de terre, et il cultive 61 marais, dont 14 pour sa mère. En 1936, il abandonnera les 14 : « On a peu de besoins à cet âge-là. » C’est à ce moment qu'il prend une occupation supplémentaire : il collecte le sel pour Leblanc, un gros négociant en sel : il « enlève » et fait les comptes. Il pilote aussi les gabarres qui emmènent le sel par voie de mer, il les pilote sur l'étier, ce bras de mer qui s'enfonce dans le marais et l’alimente en eau.
Avec les bateaux, il fallait décharger à quai, ça se faisait en vrac. On déchargeait avec un drap par des planches, ça se faisait en sacs aussi. Y avait des mesureurs, on mesurait à la brouette : tant de brouettes à bord, ça faisait tant de tonnes. Mon père était mesureur. Les plus grosses gabarres, c'était au quai de la Barre quelles allaient : Notre-Dame de Rumengol, Matatao du Finistère, et le Ville de Paimpol. En 1945, y avait quatre ans d’« année de sel » sur les marais. Y avait un « mulon d’amas » (sel stocké en tas) de 20 000 tonnes à Pont-d’Armes. Les bateaux remontaient dans l’étier, en un jour, j’en ai compté 24, ceux en charge et ceux qui montaient pour charger : 1 200 tonnes dans une journée !
Quand vint la guerre, Camille fut fait prisonnier ; quant à ceux qui restaient,
ils se débrouillaient comme ils pouvaient, avec la ferme. Y a des femmes qui ont même continué des marais toutes seules, mais ça, c'était par obligeance (nécessité), il fallait bien vivre.
Avec la guerre, des marais avaient été abandonnés, et les propriétaires se sont mis à vendre :
J'ai dit avec mon frère : « Il faut acheter. » Lui, il venait juste de se marier et il avait déjà un fils. Alors, pendant une paire d’années (1946 et 1947), j'ai fait plus de 70 marais. Y avait les 28 là, du bas, qui étaient à moi (les « 16 » et les « 12 », près de sa maison ; on désigne souvent les loties par le nombre d'œillets qui les composent). C’était le vieux gars Penaud qui les faisait avant moi, mais il les avait lâchés comme ça juste l'année avant que je les achète. Puis j’ai lâché les « 27 » et les « 7 » que j’avais repris après lui aussi, en revenant de prisonnier. Ces marais-là, avant la guerre, ils étaient incultes, y avait des bêtes dedans (les vaches des paludiers qui paissent sur les talus, descendent sur les marais abandonnés envahis par l'herbe) et lui les avait remis en état, et il les avait gardés pendant la guerre.
Le « vieux gars Perraud » avait adopté une stratégie qui se rencontre couramment parmi les célibataires et autres marginaux de la saliculture, une stratégie d'extrême mobilité qui consiste à reprendre des salines abandonnées depuis plus ou moins longtemps et à les remettre en état. Il est d’usage dans ce cas-là que le propriétaire abandonne sa part du métayage pendant cinq ans en échange de la remise en état. Si l’on a la chance de tomber sur cinq bonnes années, on double alors son profit dans le cas du métayage « à moitié ». Camille utilisa cette stratégie à l’occasion :
J’ai acheté les « 14 » qui étaient juste à côté des « 27 » et des « 7 » que j'avais eus. Ceux-là, on voyait plus rien quand je les ai achetés : aussi plats que la table ! (tous les ponts étaient érodés). Ils avaient plus été cultivés depuis bien avant la guerre... Y avait tout à refaire. Je les ai eus en 1954, eh bien, en 1955, j’ai fait trente-six sacs dedans (à l'œillet), moitié moins que les autres ! mais comme tout le sel était pour nous, c'est comme si on avait fait comme les autres.
Le raisonnement qui sous-tend la stratégie paraît irrationnel si l’on ignore la hantise des surplus qui habite les petits paludiers. La peur de ne pas pouvoir vendre tout le produit dans une activité où le stockage est difficile, conduit à considérer une manœuvre comme celle qui vient d’être décrite comme un franc succès : obtenir le même revenu que les autres tout en ayant minimisé le risque de ne pas pouvoir écouler tout le stock. C’est le même principe qui conduit à casser les prix de façon préventive lorsqu’il y a risque de mévente. Ainsi le raisonnement tenu devant nous par un autre paludier :
En 1980, on a récolté dix tonnes de pommes de terre au lieu de cinq tonnes habituellement. On les a vendues moins cher, mais ça revenait au même pour nous, puisqu’on en avait fait plus du double.
On découvre ainsi certains ressorts psychologiques du principe de l’offre et de la demande. Inutile de souligner que les négociants locaux ont toujours su tirer leur profit d’une telle attitude économique chez les paludiers.
Entretemps, Camille s’était trouvé une autre activité occasionnelle : accordéoniste aux bals de mariage dans toute la région. C’était là, il en convient, une source de revenus non négligeable : « Ça faisait de l’argent frais... et tout net », ajoute-t-il en faisant le geste de glisser quelques billets dans sa poche. En 1949, une bonne saison avait permis d’acheter la maison :
En 1949, sur les 28 (les « 12 » et les « 16 »), j'avais déjà fait 43 tonnes en milieu de saison. Au prix de la tonne, ça faisait 9 000 F. Là-dessus, y avait 4 500 F pour le propriétaire ; mais nous avec les 4 500 F on pouvait acheter la maison ici. Alors je suis allé voir Leblanc — je travaillais déjà pour lui — pour qu’il prend mon sel, et lui il me dit : « Tu sais comme ça marche pas bien en ce moment, y a pas assez de clients pour le sel. Alors je le prends pas, mais je t’avance l’argent à rembourser sur la récolte rentrée. » C’est comme ça que j’ai pu payer la maison : 3 250 F on a payé, mais y avait du travail là-dedans... c’était pas comme vous la voyez maintenant !
La maison étant assurée, il s’agissait maintenant d’étendre la ferme :
A cette époque-là on avait un peu plus de quatre hectares et trois, quatre bêtes : la ferme, c’était obligé, dans ce métier il faut avoir un pied-à-terre. Alors la fille, elle s’occupait de la ferme ; l’aîné des garçons, il m’aidait ; la fille elle portait avec ma femme.
En 1964, à la mort de sa mère, la ferme atteindra son maximum avec six hectares soixante-dix ares. En 1976, à sa retraite, il liquidera la ferme, louant les champs à droite et à gauche :
Quand le gars est parti au service (l’aîné), je faisais plus que mes « 14 » et les 28 (les « 12 » et les « 16 »). Les « 14 », j’ai arrêté juste après 76 : on avait fait 78 sacs à l’œillet (soit près de quatre tonnes), là, ça valait le coup. Ma femme a arrêté de travailler. J’ai encore continué les « 12 » une paire d’années, et j'ai pris ma retraite. On avait arrêté de faire les 46 (les « 39 » et les « 7 »), vers 70 par là, 72 je crois bien. Les « 16 », c’est tout en friche depuis : personne les a repris... y aurait du boulot pour remettre ça en état ! c’est tout noyé, ça a jamais séché. C’est pas des bons marais... les « 12 » non plus... mais ça allait avec moi qui en avais bien soin. Les « 14 », y a un jeune qui les a repris, mais ça a pas duré... et puis maintenant c’est un autre. Mais ça, c’est pas des paludiers, ils font n’importe quoi ! ils resteront pas ces gars-là. Les « 12 », y a le gars à ma fille qui tripote dessus, mais il restera pas non plus... tout ça, c'est fini... c’est plus un boulot pour les jeunes, le marais : y a tout pour dégoûter un homme, les années creuses, la vase... faut être costaud, faut de l'endurance. Y a la récolte, on sait jamais si on fera du sel... et puis, quand on en a fait, il faut le vendre... et ça non plus, on sait pas si on pourra... nous on a acheté les marais pour tenir le coup. Tous ceux-là qui ont pu acheter, ils tiendront encore quelques années... mais les jeunes qui arrivent, ils vivront pas avec ça...
Avec une petite ferme, on s’en sortait toujours. Ce qu'il y a par ici, c’est qu’il y a pas beaucoup de terres. Alors, dès qu'on avait un peu d'argent on achetait un petit bout qu’on avait trouvé : souvent c’était des champs difficiles d'accès, enclavés dans d'autres. Mais tous les paludiers ici, ils avaient leur petit lopin de terre, ce qui fait que sur la côte, on était plus indépendants que les fermiers. Eux, ils devaient s'incliner devant les X... et les autres nobles qui tenaient toutes les fermes.
40Mais l’agriculture évolue, surtout dans les années soixante, et les données du problème sont modifiées :
Dans les années cinquante, pour être en pied, il fallait être plusieurs gars sur un même cheval, pour faire moins de frais. Nous, on s’organisait autour du cheval, mon frère et mes deux beaux-frères. Mais dans les années soixante, les choses ont bien changé. D’abord il y a eu les camions pour rouler le sel, beaucoup de paludiers n’ont pas repris de cheval (quand celui qu’ils avaient vieillissait), on avait besoin de moins de terre quand y avait pas de cheval à nourrir, et on prenait dix marais de plus et moins de terre, et du coup on a abandonné aussi les vaches. Sur Queniquen, y avait davantage de terre, ils sont montés jusqu’à dix, douze hectares quand il y a eu le tracteur, ça aussi ça a été un autre changement.
41Ce qui change aussi, c’est la prospérité qui s’installe dans la région, comme dans le reste de la France. D’autres options que le sel s’ouvrent, d’autant plus séduisantes que les récoltes sont « petites » et le prix bas :
Cette génération-là, elle avait commencé à travailler dans le bâtiment, pendant les trois mois de battement en hiver. C'était facile de trouver du travail sur les chantiers ici, on demandait beaucoup de paludiers en pleine jeunesse. Chaque village avait sa spécialité : à Queniquen, c’étaient les couvreurs, à Saillé, on faisait le maçon, et à Batz, c'étaient les menuisiers.
42Mais le passage est vite trouvé entre « paludier avec une activité annexe » et « le gars qui, en plus de son métier, fait quelques marais », ce qu’on appelle joliment localement, un « paludier complémentaire » :
Tous ceux-là, avec 80 marais mais sans cheval et pas de terres, même en faisant trois mois dans le bâtiment, y pouvaient pas tenir le coup. Alors, ils ont pris dans le bâtiment. Mon frère a fait ça : il a juste gardé les marais que mon grand-père avait gardés, une trentaine. Il est devenu paludier complémentaire. C’est cette génération-là qui nous manque : ils devraient être là, avec le complet de leur exploitation, mais ils sont juste avec un petit nombre (d'œillets). Et puis pour eux, le métier, c'est un appoint, c'est plus pareil.
43La ferme, petite, en parallèle avec la saliculture. Puis quand les choses changent dans l’agriculture et que des métiers de prospérité apparaissent : maçons, charpentiers qui travaillent à construire des résidences secondaires, on bouche les trous de la saison salicole en s’engageant sur les chantiers. Jusqu’à ce que... le sel passe après.
44La logique des activités parallèles, du pied-à-terre, apparaîtra encore mieux sur un exemple. C’est sur lui que nous clôturerons la partie de ce chapitre consacrée à la saliculture. Il s’agit de la vie d’un homme, de ses marais, et de son pied-à-terre qui s’accroît tant et si bien qu’il devient l’objet de l’activité principale. En d’autres mots, une carrière réussie. (Cf. sur le contexte et sur cet exemple précis, Coquart 1977).
Evénements | Le marais | Le pied-à-terre |
1913. Naissance de Armand Evain | ||
1944. Mariage avec Marie-Thérèse née en 1923. Ils vivent dans une pièce de la maison du père de M.-T. | 43 œillets en métayage à moitié | 4 ha loués ; 3 vaches nantaises dont 2 pour attelage ; 3 truies qui font 50 porcelets par an (vendus à la charcuterie locale) ; beurre à baratte (vendu à l’épicerie locale) |
1945. Naissance de Jacques, 1er fils | 24 œillets loués à moitié ; collecte le sel pour la CG des sels | 2 ha sont achetés ; achat d’une 4e vache pour faire un 2e attelage (les bœufs sont trop chers) |
1945 | achète une saline de 24 | possède en tout 4,35 ha |
1947. Naissance de Jean-Marie, 2e fils | abandon des 24 loués | 2 jeunes bœufs |
1948 | les deux bœufs dressés sont vendus ; achat d’un cheval | |
1949. Naissance de Françoise, 1re fille. Ils logent dans la maison de garde du manoir Cardinal (3 pièces) | jardinier au manoir Cardinal (1 ha) en échange de la maison ; loue 5 ha au châtelain (transaction en nature : 1/2 porc, 18 poulets, 12 x 12 œufs) ; 5e vache | |
1951. Mort du père de M.-T. Retour dans sa maison ; emprunt dans la famille pour restaurer la maison | abandon des 43 à moitié (trop éloignés) ; 24 loués à moitié dans la famille | 3 ha loués dans la famille |
1954. Naissance de Pierre, 3e fils | ||
1955. Naissance de René, 4e fils | les 3 ha sont hérités ; en tout, 7,35 ha en propriété ; 5e vache | |
1957. La laiterie commence à collecter le lait | abandonnent le beurre et les porcelets (nourris au petit-lait) ; 10 vaches frisonnes remplacent les 6 nantaises (doublent la production de lait) ; quelques porcs pour la charcuterie | |
1961. Jacques devient aide familial (cours agricoles) ; Jean-Marie, entre dans le bâtiment | achète 29 œillets | achète tracteur 22 CV avec emprunt Créd. Agr. sous pressions de Jacques ; construit étable de 12 places |
1963 | achète 26 œillets | |
1965 | arrête de collecter le sel ; construit une salorge ; les 2 aînés font les 24 ; abandonne les 24 loués | |
1967. Après le service, Jacques s’en va : chauffeur-livreur dans la région | abandon des 24 ; reste 29 + 26 exploités sur 79 en propriété | |
1969. Remembrement ; restent 4 parcelles regroupées au lieu de 21 | abandon des 5 ha loués au châtelain ; une ferme se libère, loue 17,15 ha ; en tout : 24,50 ha exploités, dont 7,35 ha en propriété ; un bac refroidisseur de 410 1, par la laiterie | |
1970 | trayeuse électrique ; fait bovins pour la viande : 17 génisses et taurillons, en plus des 10 laitières | |
1971. Mariage de Françoise | les 55 œillets sont laissés à l’abandon | |
1975 | René, le 4e fils reprend les 24 laissés incultes en 1971 (en même temps il est surveillant d’internat) | |
1977 | René reprend les 29 | |
1979 | abandon de la ferme (les terres sont louées) |
45Le cycle évolutif en figure 6 parle de lui-même : il existe deux pics dans l’exploitation du marais, le premier correspond à Armand « dans la force de l’âge », entre sa 33e et sa 39e année, le deuxième correspond à l’apparition de Jacques dans sa 17e année, puis à sa disparition dans sa 23e année. Pendant ce temps, la ferme a progressé de façon régulière, tant en surface qu’en nombre d’animaux. La dernière progression majeure, en 1969, précède d’un an l’abandon du marais ; la ferme vivra encore dix ans sur sa surface maximale.
46C’est René, le benjamin, né onze ans après le mariage, qui reprendra les marais ; tout se passe comme si ses années d’études supérieures avaient simplement retardé de quatre ans sa reprise du marais, empêchant ainsi une soudure parfaite. On pourrait vérifier aisément que sur un modèle du cycle évolutif construit sur une famille de cinq enfants au lieu de quatre, le cinquième enfant naît lorsque le père a 40 ans (ici 42) ; s’il s’agit d’un fils, il est en bonne position pour succéder à son père. C’est bien ce que l’on constate ici : une transmission de père à cadet, les autres fils ayant été éliminés entre-temps et s’étant engagés dans d’autres activités. Il faut ajouter que si René ne reprend pas la ferme, il monte parallèlement à son exploitation salicole, une petite affaire d’aquaculture, équivalent moderniste de la ferme.
47Un commentaire plus général s’impose, le cas de René, avec son détour par les études supérieures, doit nécessairement apparaître exceptionnel. Il n’en est rien cependant, on pourrait établir la liste de tous ces jeunes destinés par leurs parents à d’autres activités et qui reviennent à point nommé, « par goût » comme ils disent, pour assurer la transmission : Robert, le menuisier, Charles, le plombier, Alain, dans l’industrie pétrolière, Claude qui élève des moutons, et bien d’autres encore ; tous paludiers par goût, par inclination, par un acte de grande liberté qui a dû suivre des hésitations douloureuses, tous ont renoué avec un destin inscrit dans la nature des choses au jour même de leur naissance. Ou faudrait-il dire, le jour même où ils furent conçus ?
Figure 6. La vie d’Armand, ses marais et son pied-à-terre


13. Pontage de la ladure.

14. Prise du sel.

15. Relève de la drague sur un caseyeur-coquilleur.
48Comme nous le verrons dans d’autres chapitres, le « goût du marais », c’est l’émergence à la parole d’une morale qui se confond avec un ordre du monde : celui qui s’impose au point de rencontre du marais et des hommes qui s’efforcent d’en vivre.
Ronde, équipage de frères et effort insoutenable à la pêche artisanale
49Nous procéderons, pour ce qui touche à la pêche, de façon parallèle à celle que nous avons adoptée pour la saliculture. Il nous faut donc construire tout d'abord un modèle du cycle évolutif à la petite pêche. Pour ce faire, nous nous fondons sur l’étude de 117 familles de pêcheurs de la commune de Houat (Morbihan), ménages mariés entre 1900 et 1949.
50L’âge moyen au mariage, pour nos 117 familles, est de 26 ans et 3 mois pour les hommes, et de 22 ans et 9 mois pour les femmes.
51Le nombre moyen d’enfants par famille est de 5,02 (soit sensiblement plus qu’à Saint-Molf, où le chiffre est, rappelons-le, de 2,96). L'histogramme de la figure 7 montre la distribution des familles par nombre d’enfants ; quant aux écarts intergénésiques, on les trouve en figure 8 (Jorion 1983 : 159 ; tableau complété). Contrairement à ce qui était le cas pour Saint-Molf, les écarts intergénésiques de moins de 28 mois, c’est-à-dire susceptibles de signaler une absence de contraception, sont de règle. Pour les familles de six enfants et plus, on n’observe que de tels écarts, si ce n’est en fin de cycle, ce qui est normal, étant donné l'allongement naturel de la stérilité intergénésique en fin de vie féconde.
52Nous avons retenu pour notre modèle une famille de huit enfants pour les mêmes raisons qui nous avaient fait choisir une famille de quatre enfants à Saint-Molf : premièrement, 93 % des familles ont huit enfants et moins (seulement 71 % pour les familles de six enfants et moins), deuxièmement, huit enfants nous permet d’avoir un nombre égal de filles et de garçons. Les écarts intergénésiques sur notre modèle sont ceux qui correspondent aux familles de cette taille dans notre échantillon empirique.
Figure 7. Nombre d’enfants par famille à Houat

53Contrairement à ce qui se passait pour les paludiers, nous ne pouvons nous contenter d’assimiler famille nucléaire et unité productive. Dans le cas de Houat, comme dans celui de la plupart des communautés qui se consacrent à la petite pêche, l’unité productive n’est autre que l’équipage d’un bateau de 4 à 20 tonneaux, soit de trois à cinq hommes. La norme, il nous faudra revenir sur ce point, est celle d’un père avec un équipage constitué de ses fils, suivie d’un équipage des frères entre eux quand le père prend sa retraite. On ne peut dès lors se contenter de modéliser une famille nucléaire (figure 9), il faut aussi composer de telles familles de façon à représenter le cycle de l’unité productive (figure 10).
Figure 8. Ecarts intergénésiques à Houat, par taille de famille (écarts en mois)

54Alors que pour Saint-Molf, un cycle débutait au mariage du père et se terminait lorsque son fils cadet pouvait assurer la relève, notre cycle ici se divisera en deux parties : une première partie du cycle débute lorsque le père peut constituer un équipage avec deux de ses fils, et se termine à la retraite du père, qui coïncide avec le moment où le quatrième fils est formé ; la deuxième partie du cycle débute à ce moment-là : nous avons un équipage de frères dont la vie s’interrompra lorsque l’aîné pourra à son tour constituer un équipage avec ses propres fils.
55La figure 10 montre alors un cycle complet de l’unité productive. Lorsque le deuxième fils est à même d’embarquer à l’âge de 16 ans, le père a 47 ans, et la phase père-fils de l’équipage se poursuit 13 ans, moment où l’aîné, assure la relève, à l’âge de 33 ans, comme capitaine d’un équipage de frères. Cette deuxième phase s’interrompt 14 ans plus tard, lorsqu’il atteint lui-même l’âge de 46 ans, âge auquel il peut constituer un équipage de fils. On a choisi, comme pour les paludiers, de faire débuter les naissances par un garçon, et de faire alterner garçons et filles. Les filles quittent l’unité de production au mariage, mais non les garçons ; ces derniers ne la quittent que lorsque l’équipage de frères se sépare. Ici aussi, le rapport consommateurs/producteurs exprime l’effort auquel les producteurs sont soumis. Le diagramme en figure 11 représente l’évolution de ce rapport au long des 27 années du cycle complet.
Figure 9. Cycle évolutif de la famille nucléaire à la pêche

56Nous verrons comment il faut interpréter le profil, un élément s’impose d’ores et déjà à notre attention : le pic qui correspond pour le patron à une tranche d’âge allant de 36 à 46 ans. Voici maintenant la norme du cycle évolutif, telle que la perçoivent les acteurs :
Quand mes frères et moi sommes en âge d’aller en mer, mon père quitte mes oncles, ses frères à lui, avec qui il naviguait jusque-là, et il met un bateau en chantier. Mon père est alors dans la quarantaine (sur notre modèle 46 ans) et mes frères ont entre 15 et 20 ans (les deux aînés ont respectivement 19 et 15 ans sur notre modèle) ; l’aîné est « mécanicien ». Une quinzaine d'années plus tard, (13 sur le modèle), notre père prend sa retraite. Nous continuons sans lui, l'aîné devient patron, nous armons un nouveau bateau si nécessaire. Dix ans se passent (14 sur le modèle), nos fils grandissent et sont bientôt en âge d’aller en mer. Mes frères et moi avons économisé un petit capital, il est temps pour chacun d’entre nous d’armer un bateau, nos fils seront matelots.
Figure 10. Cycle évolutif de l’unité de production (équipage) à la pêche

57Ici encore, il s’agit d’une description idéalisée qui, si elle s’avère compatible avec les données de la démographie pour ce qui touche aux écarts entre les naissances, implique cependant une exigence très forte quant à la taille des familles, car c’est un équipage de trois à quatre frères qu’il s’agit de constituer. On voit tout de suite la différence fondamentale qui existe entre une unité de production familiale à la saliculture et ce qui est exigé ici : alors que des problèmes de succession se posent dans une famille de paludiers, dès qu'elle compte plus d’un fils, ici, jusqu’à quatre fils sont absorbés sans difficulté ; mieux, c’est lorsque le nombre de fils est insuffisant que des problèmes se posent. Bien sûr, dans la pratique, l’« incidence familiale » dont parlait cette femme de paludier, ne permet pas toujours de satisfaire une contrainte aussi forte ; ce qui se passe alors, c’est que l’on complète autrement l’équipage, en général avec des membres de la famille : un neveu dont le père est mort, un oncle qui a perdu son embarquement comme matelot, ou qui s’est essayé à être patron et qui « n’a pas eu de chance », etc. Nous nous étions livrés à un petit exercice mathématique sur les données démographiques de Saint-Molf : la norme rapportée suggérait que la situation idéale était celle où un fils, et un seul, pouvait succéder à son père. Etait-il possible que la démographie observée résulte d'une stratégie délibérée en vue d’obtenir ce résultat ? Nous avions vu que le nombre d’enfants dans les familles était très proche (à 0,3 près) du chiffre théorique correspondant à la stratégie délibérée. Pourrions-nous en faire de même ici ?
Figure 11. Courbe de l’effort (consommateurs/producteurs) au cours de cycle évolutif à la pêche

58Quelle serait donc la stratégie démographique que suggère la norme dans ce cas-ci ? Il s’agit comme nous l’avons dit de construire un équipage de fils, qui deviendra ensuite un équipage de frères. Comme il s’agit d’équipages de quatre hommes en général, nous avons le choix : ou bien trois fils en plus du père, ou bien quatre frères. Notre modèle a été construit sur l’hypothèse des quatre fils, mais il s'agit là d’un choix bien ambitieux et sans doute très difficile à satisfaire ; le chiffre moyen d’enfants par famille, de 5,02, suggère que cette hypothèse est excessive. Se pourrait-il alors que la stratégie démographique des Houatais soit de trois fils par famille ?
59Il s’agit ici aussi de comparer les tailles de familles réelles avec celles théoriques que permet de prévoir la stratégie délibérée d’avoir trois fils. Les valeurs théoriques s’obtiennent en calculant les probabilités d’avoir au moins trois fils pour les familles de taille n ; n étant bien sûr égal ou supérieur à trois (la probabilité d’avoir au moins trois fils dans une famille de moins de trois enfants est évidemment nulle). Les valeurs théoriques ainsi obtenues sont comparées aux valeurs observées, en l’occurrence, le nombre cumulé de familles d’au moins trois enfants, exprimé comme proportion du total. Pour rendre le tableau 12 et le diagramme 13 plus parlants, on y inclut un groupe témoin, à savoir, notre échantillon de Saint-Molf. Il est clair que l’hypothèse des trois fils a un pouvoir prédictif quasiment nul en ce qui concerne Saint-Molf : valeurs théoriques et valeurs observées sont sans commune mesure. Mais il en va tout autrement pour Houat : valeurs observées et valeurs théoriques sont étonnamment proches, et elles le seraient davantage si l’on avait tenu compte de la mortalité infantile et juvénile qui oblige à viser « un peu plus haut » que les valeurs théoriques qui, étant de simples probabilités, ne tiennent pas compte de facteurs de cet ordre.
60Nous avions évoqué, à propos de la saliculture, ce qui pouvait apparaître comme les ratés de la transmission. Ces ratés étaient essentiellement liés à la petitesse de la cible de la stratégie démographique : un fils et un seul. A la petite pêche, nous le voyons, le problème est nécessairement différent. Il existe cependant, et a d’ailleurs une étonnante zone d’extension : de Terre-Neuve à la France, en passant par les Shetlands et la Suède. L’étonnement disparaît cependant quand on découvre les causes générales du problème : les ressorts économiques et démographiques de la fragilité des équipages de frères. Nous avons discuté du problème dans son cadre plus général de l’Atlantique Nord ailleurs, et nous n’y reviendrons pas (Jorion 1982). Ici, notre propos sera restreint au cadre de notre enquête, la Bretagne méridionale de Lorient au Croisic.
Figure 12. Test de l’hypothèse des trois fils

Figure 13. Test de l’hypothèse des trois fils (courbe)

61Il est curieux, en effet, que dans la réalité, les deux moments du cycle évolutif : père et fils constituant un équipage, suivi des frères entre eux, n'ont pas la même existence effective. En quelques mots, alors que la phase père et fils apparaît non problématique et est couramment observée, la phase frères entre eux, apparaît instable et explosive. Les équipages de frères existent, mais on ne les évoque en général que pour parler des conflits qui les affligent, ou pour rappeler les événements dramatiques qui ont conduit à leur fin abrupte. Nous avons évoqué ailleurs les raisons psychologiques qui rendent compte partiellement des difficultés auxquelles ont à faire face des équipages de frères (Jorion 1983 : 66-67) ; peut-être pouvons-nous emprunter au même texte une illustration, l’exemple de deux équipages de frères entre eux :
Les querelles étaient fréquentes sur ce bateau où trois frères étaient embarqués. Au point que durant la saison de la « coquille au large », en 1974, le bateau resta à l’ancre du 26 janvier au 22 mars : l’équipage était en désaccord sur les stratégies de pêche. En septembre de la même année, l'aîné envisagea de devenir maçon avec son beau-père ; le deuxième frère faisait de la résistance passive, s’abstenant certains jours de se rendre au port. Tous trois parlent de vendre le bateau. En 1977, l’aîné se retire et achète le premier bateau plastique du port.
62Autre exemple, cette fois, quatre frères. L’aîné ne consulte jamais ses frères et prend seul les décisions. Au cours d'une journée de pêche, la communication se limite à quelques grognements échangés entre les membres de l'équipage. En 1975, le deuxième frère quitte le navire et s’achète un bateau d’occasion. Il échoue dans son entreprise et s’embarque comme matelot sur un nouveau bateau qui entre au port. A l’automne de l’année suivante, il achète un autre bateau et prend comme matelot un de ses neveux ; puis il continue seul. Cette fois, il réussit dans son entreprise. Les trois autres frères ont continué de naviguer ensemble, remplaçant leur frère par un jeune cousin germain (Jorion 1983 : 66).

16. Pêche à la traîne.
63Les exemples de ce type abondent ; certains sont plus dramatiques et l’on nous a reproché d’avoir rapporté ailleurs, anonymement il faut le souligner, quelques cas où la légalité fut mise à mal. Une des difficultés évidentes rencontrées dans les équipages de frères, est naturellement le fondement de l’autorité. A défaut d’être remise en question ouvertement, celle-ci semble toutefois souvent contestée. A cette contestation rampante on oppose les rapports plus francs qui peuvent exister entre ces étrangers unis par un lien contractuel, et par procuration, les beaux-frères : « Avec un beau-frère on peut gueuler », observe-t-on avec soulagement.
64Par opposition, les équipages de père et fils semblent sans histoire. C’était du moins le cas jusqu’à très récemment. L’autorité du père comme patron vient simplement redoubler et confirmer celle dont il jouit comme chef de famille, et l’atmosphère à bord est généralement plus détendue. Seuls quelques fils mariés accrochent leur père sur la question de la redistribution des revenus du bateau.
65Il faut à ce sujet entrer dans quelques détails du système de partage « à la part » qui caractérise la petite pêche. Une discussion de ce système paraîtrait superflue à ceux qui se satisfont des éléments « psychologiques » pour expliquer les tensions entre frères. Sous leur plume le problème se formule ainsi : la rationalité économique voudrait que les frères s’entendent, mais les sentiments prennent le dessus et l’atmosphère pourrit jusqu’à ce que l’éclatement de l’équipage apparaisse comme la seule issue possible. En fait, nous allons voir qu’il en va tout autrement.

17. Relève d'un casier à gros crustacés.
66Aussi longtemps qu’un père pêche en compagnie de ses fils non mariés, les questions financières ne se posent pas vraiment : comme à la ferme ou dans l’exploitation salicole, tous les revenus aboutissent à la caisse du ménage. Un autre système de partage intervient cependant dès que des étrangers sont appelés à compléter l’équipage. Les revenus à la petite pêche sont trop irréguliers pour permettre une rétribution salariale de l’équipage. Parmi les systèmes en vigueur, certains ne présentant qu’un intérêt anecdotique, comme le système du « compte » à la pêche à la morue, le patron comptabilisant chaque prise de chacun des membres de l’équipage. Le système le plus commun cependant à la petite pêche, est un système de métayage dit « à la part ». Dans ce système, le revenu brut du bateau est divisé en trois parties, les « frais », la « part du bateau » et la « part de l’équipage ». Il existe de grandes variations dans le fonctionnement du système, même au sein de la même région géographique.
67Brièvement, les frais sont retenus avant tout partage, ensuite un partage conventionnel s’opère entre la part du bateau qui revient aux armateurs et la part de l’équipage qui revient à l’équipage au complet, y compris les armateurs embarqués. La définition des frais est, elle aussi, conventionnelle, mais son montant varie de jour en jour en fonction des frais réellement engagés sur les postes retenus. Actuellement, en Bretagne, les frais couvrent le gasoil, l’huile de moteur, la boëtte, le rôle et autres cotisations à l’ENIM, la location d’équipement, comme les sondeurs, la glace et les taxes. En 1910, les frais comprenaient plus modestement, le rôle, la boëtte, et le vin pour la journée.
68La manière dont les revenus nets — « tous frais déduits » — sont partagés, varie comme nous l’avons dit, à l’infini. Voici, à titre d’exemple, le système pratiqué sur les lamparos marseillais :
... un tiers pour l’armement, deux tiers pour l’équipage, patron compris. Sur un lamparo où travaillent neuf personnes, ces deux tiers sont divisés en 14 parts. Le rôle et les allocations familiales comptent pour trois personnes, les matelots représentent sept parts, le « lampiste », c’est-à-dire celui qui est sur le bateau feu, perçoit également une part, et le patron en touche deux. Sur la part qui revient à chaque homme d’équipage s’opère ensuite une ponction pour la cotisation salariale, à raison de 15 % pour un marin de troisième catégorie et de 15,70 % pour l’armateur. A cela s’ajoute un prélèvement de 10 % de provisions sur frais qui logiquement devraient être ristournés à la fin de l’année (Le Marin, 1er juillet 1983 : 11).
69A la petite pêche, le système de partage est toutefois rarement d’une telle complication. On trouve par exemple couramment un partage dit « cinquante/cinquante » : moitié pour le bateau, moitié pour l’équipage. A la sardine dans les années vingt et trente, un compte couramment pratiqué était un tiers pour le bateau, deux tiers pour l’équipage. L’augmentation relative du prix des embarcations justifie en principe les aménagements, l’amortissement en vue du remplacement du navire constituant une charge beaucoup plus lourde qu’autrefois.
70La part de l’équipage est généralement divisée selon le principe, « un bonhomme, une part », mais comme on a pu le voir sur l’exemple cité des lamparos, d’autres modes de partage sont possibles. Comme nous l’annoncions, le système à la part n’est pas réellement d’application quand une famille nucléaire unique vit des revenus d'un bateau ; en général, la mère de famille, ou la fille aînée, tient une comptabilité qui ne dispense aux fils que de l’argent de poche, parfois qualifié un peu pompeusement de « demi-part ». « T’as juste gagné pour ton savon », disait sa mère à ce pêcheur dont nous narrons l’histoire en illustration 4.
Illustration 4. Une vie à la petite pêche
Le 17 janvier 1911, Pierre Mahé, dit P’tit Pierre, dit Pin’teu, dit L’Amiral, prend son premier embarquement sur la Marie-Clémentine, une chaloupe creuse de 13 mètres, appartenant à son père et mouillée au port du Croisic. Pierre Mahé est natif de Batz et domicilié au bourg. Ses grands-parents des deux bords étaient sauniers, et lui-même se souvient de la voiture verte bâchée avec laquelle l’un d’eux allait porter à Rennes le sel du marais blanc. En 1911, il faut se lever à une heure du matin, et cheminer à pied de Batz au Croisic ; le père poussant une brouette chargée de filets francs, ses deux fils accrochés dans le noir à son manteau.
Le père de P’tit Pierre avait acquis son premier bateau, La Victorieuse, en 1885 ; il l’avait payé 818 F, somme que sa mère avait prélevée sur ses économies. En 1907, il lui faudra débourser 1800 F pour la Marie-Clémentine. En 1913, c’est au tour du fils aîné d’acquérir son bateau, le Marie-Joseph, payé 4 000 F à l’un des quatre chantiers croisicais. Mobilisé en 1914, il n’aura été patron qu’un an ; c’est son cadet, Pierre, qui lui succède à la barre. Il n’a que seize ans, au port, on l’appelle « Le Branleur ».
Puis vient son tour de partir au régiment. Il sera cinq ans à la Royale, et il manquera y laisser la vie : son navire sera torpillé en Méditerranée et son capitaine viendra le secouer dans sa couchette alors qu’il poursuit un sommeil agité dans une salle déjà à moitié envahie par les eaux. Rendu à la vie civile, il épouse Angèle le 26 avril 1922. Elle ne voudra pas d’enfant. Une tragédie.
L’année suivante, il met en chantier le Sam Play, un sloop de 13,50 mètres qui file neuf nœuds, voile au tiers, 400 mètres carrés de voilure. Il lui en coûte 25 000 F ; le baptême a lieu le 23 septembre 1923. En 1926, il fait installer son premier moteur, un 25 CV. Quelques années auparavant, il y avait eu un vote parmi les patrons croisicais : pour ou contre le moteur à explosion. Sur les 46 votants, il n’y avait eu qu’une seule voix « pour ». Tout le monde s’était tourné vers lui : « C’est toi, Le Branleur, qu’a voté pour ?... » Mais, non, il avait voté contre.
La tristesse est venue avec les moteurs. Avant, il y avait toujours quelque chose à faire pendant la route. Maintenant, on est là... les mains dans les poches. Avec le vent, pas d'inquiétude que ça s'arrête !
En 1933, ce sera Stella Maris, un sloop gréé en cotre, ponté en sapin — il aurait voulu en chêne — et équipé d'un moteur de 35 CV. Enfin en 1941, l'Angèle, qu’on peut toujours voir au mouillage, le long du quai, dans le port du Croisic. Il la conservera jusqu’en 1976, quand une hernie étranglée le forcera à abandonner définitivement la pêche, à l’âge de 78 ans.
En 1910, une demi-part de mousse ne représentait que 20 à 25 F par mois. Pour sa première année, 1911, P’tit Pierre avait touché 211 F exactement : « T’as juste gagné pour ton savon ! » lui dit sa mère. Un matelot se faisait alors entre 400 et 600 F pour une saison de six mois à la sardine. La pêche était encore un métier de grande misère, pas seulement pour les « Bretons », ces Finistériens nomades dont les femmes travaillaient dans les « usines », les conserveries, mais aussi pour les Croisicais qui s’en allaient au thon des Açores : ils étaient 24 dundees au port. Les encalminages faisaient du métier une loterie où les gagnants étaient peu nombreux : à cette époque sans machines à glace, il suffisait d’une brume sur le chemin du retour pour pourrir tous les germons dans la cale sur leurs tréteaux.
Il y avait un gars ici, qui n’avait rien rapporté sur trois ans. Il vivait du revenu de sa femme qui était blanchisseuse. Qu'est-ce qu'il avait honte !
La misère de la pêche en faisait un métier que l'on voulait épargner à ses fils :
Les parents disaient : « Mes enfants, ils iront pas pêcheurs. » Dès qu’ils ont eu un peu d'argent, ils les ont mis aux études, ils en ont fait des chefs de gare, des maîtres d’école...
Lorsqu’il revint du service, Pin’teu s’organisa ainsi : de mai à octobre à la sardine, d’octobre à Noël à la langouste et au chalut, et de Noël à avril aux bouquets. Quand la saison de la sardine s’achevait en octobre, on rassemblait les filets qu’on mettait à sécher, et le patron offrait un repas à son équipage. Puis la pêche d'hiver débutait. Selon le temps qu’il faisait on allait à la langouste ou au chalut :
Si la mer était inquiète, si elle travaillait du fond, c’était pas la peine d'aller aux langoustes : en vingt minutes les poux (ophiures) bouffaient toute la boëtte (appât), il y avait plus que les arêtes. Pareil pour un bonhomme qui allait au fond, une heure après, tu ramenais plus que des os.
La langouste « travaillait » le mieux dans l’après-midi ou même en début de soirée.
Toutes ces bêtes-là ont été décimées quand on a commencé à laisser les casiers à l'eau pour la nuit. Avant, ils n’étaient à l’eau que la moitié du temps.
Au chalut on prenait des raies, mais surtout des soles, jusqu’à deux ou trois mille par nuit. Parfois aussi on allait mettre des filets aux touilles, des petits requins, longs d’un mètre cinquante et que les Italiens achetaient. Quelques collègues de Pierre Mahé allaient pêcher le thon à six heures de route, sur des 17 mètres pontés.
Il y avait des tempêtes comme il n'y a plus maintenant : on affalait, on mettait à la cape, et on repartait aussitôt. Moi, j’ai jamais fait ce métier-là. Mais on m’appelait « L’Amiral »... beau temps, mauvais temps, toujours en route... premier sorti, premier rentré.
En mai, la saison d’hiver s’achevait, et on mettait le bateau à terre pour le nettoyage qui prenait trois semaines. Puis l’on s’équipait pour la sardine :
Le poisson court toujours nord de mai à septembre, puis il court sud ; toujours en suivant la côte pour manger les moules et toutes les saloperies que les hommes envoient à la mer.
Les zones de pêche, entre Belle-Ile et l’île d’Yeu, se situaient entre une et trois heures de route. Selon la distance à parcourir on partait entre une heure et trois heures du matin ; on rentrait entre dix heures et trois heures de l’après-midi :
On sortait du port à la voile et on regardait l’eau : si elle Était blanche, c’était pas bon, si elle était bleue, ça allait. On suivait les oiseaux, plus loin on allait, plus on avait de chances de trouver du poisson, mais il fallait pas rentrer trop tard, sinon il n’y avait plus de prix quand on rentrait (le prix offert par les acheteurs s'effondrait), alors on comptait un quart d’heure de bénef par heure de route... des fois qu’il y aurait une accalmie au retour.
Si on était allé loin, on faisait les régates pour rentrer : le train qui emmenait les sardines (emballées) à Nantes partait à quatre heures et demie. Alors, si tu rentrais après le train, tu pouvais tout foutre à l'eau ! le lendemain, ta sardine, elle était pourrie. On manquait le train, bien trente fois dans l’année. Parfois, c’était un jour sur deux. Alors le patron prenait moins de frais (communs) pour que l’équipage ait quelque chose (sur sa part).
On mettait le canot bout au vent, tout le monde se découvrait, et le « brigadier » faisait le signe de croix, puis on mettait le filet à l'eau tandis que l'embarcation culait, emportée par le courant :
Le signe de croix, et enlever sa casquette, on a fait ça jusqu’à la fin des années vingt, pas l’eau bénite (dont on aspergeait les filets). Quand j'étais branleur, mon père m’envoyait à l’église avec une petite bouteille. Moi, j'allais à la pompe du café qui était plus près. Qu’est-ce que j’ai pas pris quand mon père l’a su !
Le brigadier tenait le filet, tandis que le patron boëttait, appâtant le long du filet d’un mélange de rogue (œufs de morue) et de farine (d’arachide). Au bout d’une demi-heure, le filet commençait à « travailler », les lièges s’enfonçaient à mesure. Pendant ce temps-là, les matelots « dépesquaient », démaillant le poisson dans l’annexe. Ils emplissaient des paniers de 200 sardines, comptant par « lance » de cinq poissons :
Les matelots travaillaient par deux, ils mettaient chacun une lance dans la main et ils remplissaient le panier, chacun à son tour. Ils comptaient tout haut : l’un disait « une », l’autre « deux »... comme ça, jusqu’à quarante, puis on passait à une autre caisse.
Quand on en avait pêché 25 000 et qu’il y avait plusieurs bateaux de rentrés, on rentrait aussi. Le patron disait à son matelot : « Tas qu'à te démerder à vendre. » Mais comme il y avait que cinq ou six marchands (mareyeurs) pour écouler sa pêche, c’était pas une mince affaire.
(Nous évoquons les aspects commerciaux de la pêche à la sardine à cette époque dans P. Jorion, « Vendre son poisson, à qui et à quel prix ? » Communication présentée au Premier Colloque d'ethnologie maritime, La Rochelle, avril 1983.)
De 1933 à 1939, ça a été de bonnes années, comme 1926 et 1928, mais la pêche au filet droit devenait de plus en plus chère : il fallait maintenant deux barils de rogue (par jour) et quatre sacs de farine ; et le prix de la rogue n’arrêtait pas de monter parce que le franc baissait.
Après la guerre, il y a eu de nouveau de bonnes années : de 1946 à 1951, avec le filet tournant, la bolinche. Mais quand même avec ce filet-là, pour cent kilos de poisson on détruisait une tonne ! Puis, en 1954, c’était fini : y avait plus de sardines !
71Les bateaux où les revenus sont partagés entre plusieurs familles nucléaires sont, du point de vue qui nous occupe, de deux types : ceux qui sont constitués d’un ensemble de frères, et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers sont réglés par le système à la part, dont nul ne conteste alors les principes. Il n’en va pas de même quand il s’agit de frères. Pour commencer, les « frais » font déjà problème : en effet, les cotisations de rôle sont plus élevées pour le patron et le mécanicien qui ont droit à des pensions de retraite et d’incapacité plus élevées que les matelots. Une telle différenciation apparaît arbitraire quand il s’agit d’un équipage de frères. Se pose ensuite le problème du partage des parts du bateau. Celles-ci peuvent être divisées de façon égale entre tous ; en pratique, cependant, il semble que dans la majorité des cas, on préfère partager selon les « besoins » de chaque famille concernée : selon le nombre d’enfants, par exemple. Comme on l’imagine, il s’agit là d’un facteur de tension supplémentaire, prétexte à d’innombrables contestations où les épouses jouent un rôle actif. On a affaire ici à des facteurs financiers qui se distinguent clairement des éléments « psychologiques » qui expliqueraient de manière universelle les difficultés de la coexistence des frères. Les dimensions se mêlent cependant inextricablement, et chacun a tendance à rendre compte de l’économie en termes psychologiques : ce qui fait problème ce ne sont pas les complications du calcul de l’amortissement d’un bateau que certains quitteront avant que sa vie ne vienne à son terme, mais, ce sont les « foutus caractères » de Pierre et Paul. En d’autres mots, les facteurs psychologiques constituent le langage dans lequel sociologues comme acteurs expriment les difficultés irréductibles qui naissent de la rencontre des stratégies démographiques et des contraintes économiques. La mère de famille ne découvre la mesquinerie, l’avarice de sa belle-sœur, femme du frère de son mari, que quand son propre pouvoir d’achat diminue régulièrement.
72Pourquoi diminue-t-il régulièrement ? Pour le comprendre, il suffit de se tourner vers le diagramme de la figure 11. Qu’y voit-on en effet ? Le rapport consommateurs/producteurs qui exprime la pression économique s’exerçant sur chaque producteur, et par conséquent l’effort qu’il devra consentir pour alléger cette pression, progresse en valeur pour les équipages de frères, de 2,33 à 5,33. C’est plus qu’un doublement, alors qu’au cours de la phase père-fils, les valeurs de ce rapport oscillent entre 1,61 et 2,55. On voit notamment, que la progression de la valeur du rapport devient très raide, et semble s'accélérer dans les dernières années du parcours. Il s’agit là, pour nous, de la véritable explication de la fragilité des équipages de frères, l’explication du fait que, dans la pratique, la phase « frères ensemble », va rarement jusqu’à son terme naturel.
73Résumons-nous, ce que nous pouvons considérer ici comme les « ratés » du système, c’est ceci : la stratégie démographique qui permet de minimiser l’effort et de maximiser les profits durant sa phase « équipage de père et fils », à savoir, obtenir trois fils, est aussi la stratégie démographique qui rendra les dernières années de la phase « équipage de frères » particulièrement difficiles, pour ne pas dire (comme nous le verrons) insoutenables.
74Quelles sont alors les solutions de rechange lorsque l’équipage de frères éclate avant la fin naturelle de cette phase du cycle ? Nous avons mentionné le beau-frère, le frère de la femme, comme partenaire possible. Il s’agit alors généralement d’un jeune frère, moyen astucieux, mais bien sûr inconscient, de faire baisser la valeur du rapport consommateurs/producteurs. On peut aussi se tourner vers quelqu’un de beaucoup plus jeune, un neveu par exemple. A Houat en août 1973, on a sept cas de beaux-frères, frères de la femme, employés comme mécaniciens ou matelots, cinq cas de neveux. Moyen encore plus radical de faire baisser la valeur du rapport c/p, l’embauche d’un célibataire. Dans un article intitulé I Fish With My Brother, Nemec explique à propos d’un port de Terre-Neuve que les célibataires font des matelots particulièrement recherchés ; il observe dans un cas particulier que « son industrie pouvait être attribuée en partie à son célibat qui lui permet, au contraire de ses frères mariés, de concentrer toute son énergie sur la pêche » (1972 : 29). Notre exposé aura souligné qu’en plus de son énergie, ce frère célibataire apportait un bien particulièrement précieux : un rapport consommateurs/producteurs de valeur minimale : 1,00.
75Parlant plus haut de l’effort exigé d’un équipage de frères dans les années ultimes de cette phase du cycle évolutif, nous disions qu’il était « insoutenable ». Qu’est-ce qui nous autorise à formuler ce jugement ? Après tout, nous avons vu à la saliculture aussi, le taux c/p s’élever au cours du cycle, passant de 1,78 au plus bas, à 3,80 au plus haut ; parallèlement, le nombre d’œillets exploités progressait de 40 ou 50 à 80 ou 90. A la pêche côtière il ne peut, bien sûr, être question d’étendre sa surface d’exploitation comme le faisaient les paysans russes de Chayanov, ou comme le font les paludiers ; alors il faut trouver autre chose.
76Mais tout d’abord, peut-on accroître son effort ? Si l’on pense en particulier au « métier du casier » : le piégeage de gros crustacés, crabes, homards, langoustes, à la nasse, la réponse n’est pas à première vue évidente. Il paraît difficile en effet d’accroître considérablement l’effort : primo, les bateaux ne se prêtent pas à un accroissement du nombre des membres d’équipage, au-delà du chiffre de quatre, le pont est encombré, chacun gêne les autres sans bénéfice pour le rendement ; secundo, le nombre des casiers mis à l’eau ne peut augmenter indéfiniment, déjà dans les circonstances les plus habituelles, le rythme de pose et de relève des casiers semble approcher les limites que la sécurité impose ; tertio, le temps de clarté dans la journée impose des limites absolues au travail — les séries ou « filières » de casiers sont en effet signalées par des pavillons qui ne sont pas décelables dans l’obscurité.
Figure 14. Onze bateaux houatais (mai 1973 - avril 1974)

77Pourtant, le rendement peut être accru, nous en avons la preuve quand nous mettons en rapport les revenus d’un bateau sur une année avec le taux de consommateurs/producteurs de son équipage. Qu’on observe le tableau en figure 14 : 11 bateaux houatais étudiés sur la période mai 1973/avril 1974 ont servi à le composer. Il est clair, on le voit peut-être encore mieux sur le diagramme de la figure 15, que les producteurs parviennent à moduler leurs revenus en fonction de la pression économique qu’ils subissent.
78Mais modulent-ils pour autant leur effort ? Il se pourrait très bien que pour répondre à la pression accrue on améliore simplement l’équipement, passant par exemple à un bateau plus gros ou adapté à un type de pêche plus rentable ? C’est ce que l’on constate effectivement : le coefficient de corrélation entre revenus et tonnage (pour 11 bateaux) est élevé : 0,685, rendant compte ainsi d'une détermination mutuelle de 47 %. Mais cela n’explique pas tout, car le coefficient de corrélation entre revenus et consommateurs (pour 12 bateaux) est encore plus impressionnant : 0,826, soit 68 % de détermination mutuelle, plus des deux tiers. L’effort est donc réellement modulé par la valeur du rapport consommateurs/producteurs exprimant la pression économique. Il ne s’agit toutefois encore que d'une présomption.
79Comment peut-on accroître son effort à la pêche ? En patrouillant des zones de pêche plus vastes ? Sans doute dans une certaine mesure, mais dans les métiers de la petite pêche qui s’intéressent avant tout aux espèces benthiques, qui vivent sur le fond, les coins de pêche varient énormément en qualité : il ne sert à rien d’étendre sa zone de pêche à la sole sur des herbiers, ou de mettre ses casiers dans des gravières, puisque les animaux que l’on vise en sont absents.

80En utilisant davantage de matériel ? Cela ne vaut que dans certains cas : au chalut, on n’augmente nullement son effort en ayant un jeu de trois chaluts au lieu de deux, mais en accroissant le temps de trait. Heureusement quand il s’agit du piégeage au casier, et bien que les facteurs qualitatifs jouent un rôle, le nombre de casiers mis et relevés journellement peut être considéré comme une mesure adéquate de l’effort. En ce qui concerne les 12 bateaux dont nous avions pu établir une comptabilité complète en 1973 et 1974, tous avaient pratiqué ce type de pêche durant la période étudiée. Il y a deux types de casiers, les grands casiers en bois pour crabes, homards et langoustes (cf. Jorion 1983 : 168-169) et les casiers légers en lattes et fil, ou récemment en plastique, pour les crevettes bouquets (ibid. : 173). Les 12 bateaux ne pratiquèrent pas le métier de la crevette en 1973-1974, mais tous firent le casier proprement dit. Le revenu qu’ils obtinrent de cette manière est compris dans une fourchette qui va de 47,6 % à 62 % (voir figure 16). Les bateaux ne sont donc pas strictement comparables sous ce rapport. Il est cependant raisonnable de supposer qu’un équipage consacre un effort similaire à tous les métiers qu’il exerce au cours d’une année, surtout lorsqu’il s’agit d’une activité qui représente plus de la moitié de son revenu.
Figure 16. Nombre moyen de casiers relevés quotidiennement par bateau

81Il nous faut préciser ce que nous entendrons par « nombre moyen de casiers relevés » par jour. En effet, les 11 bateaux qui constituent notre échantillon avaient le même nombre de casiers durant la période étudiée : chacun avait un jeu de 300 grands casiers. Si l’on avait demandé à chacun des patrons combien de casiers étaient mis à l’eau et relevés quotidiennement, on aurait obtenu une réponse unanime : 300. En fait, il était bien rare que la collection complète soit utilisée au cours d’une journée : tel jour une filière de trente casiers était demeurée à terre car on la réservait à un coin où on ne pourrait se rendre, tel autre jour on bricolait une filière de 27 casiers à partir d’une filière endommagée, tel autre jour on s’abstenait de relever une ou deux filières parce qu’il fallait rentrer plus tôt pour une vente, ou parce que l’« apparence » des autres filières suggérait que l’on se donnerait beaucoup de mal pour un très faible profit. Comme nous avions tenu un compte exact du nombre de casiers utilisés chaque jour, il nous était loisible de calculer un nombre moyen de casiers relevés par jour de pêche et par bateau. Ce que les chiffres révélèrent, ce fut que la représentation spontanée des 300 casiers par jour était parfois très éloignée des faits : selon les équipages, le chiffre moyen s’échelonnait de 205,7 (soit 68,6 % de la collection complète) à 280,1 (soit 93,4 %). Comme nous avions affaire à des bateaux de même équipage, les chiffres étaient strictement comparables.
82Nous étions sans aucun doute autorisés à voir dans ce nombre de casiers moyen par bateau une mesure de l’effort de son équipage, mais cet effort reflétait-il la pression économique accrue sur les producteurs telle que la mesure le rapport consommateurs/producteurs ? Un calcul des valeurs du coefficient de corrélation (le r de Pearson) entre le nombre de casiers moyen et d’autres dimensions donnait pour nos 11 bateaux les résultats suivants :
entre nombre de casiers et : | r | soit comme détermination mutuelle : |
tonnage du bateau | 0,289 | 8 % |
revenus globaux sur l’année | 0,614 | 37 % |
consommateurs/producteurs | 0,646 | 42 % |
83Il est clair que l’utilisation des casiers et le tonnage du navire sont pratiquement indépendants (nous ne cautionnons pas l’usage courant en sciences humaines de considérer de telles valeurs comme « encourageantes » !). Le nombre de casiers et les revenus globaux sont beaucoup mieux corrélés, encore qu’ils le soient moins que ce qu’on attendrait peut-être. La raison en est spécifique à l’année étudiée : en octobre les bateaux eurent à choisir entre le dragage des coquilles Saint-Jacques et le piégeage des crevettes bouquets. Les hasards, les « impondérables » firent que ceux qui choisirent à l’hiver 1973 la coquille Saint-Jacques firent une mauvaise opération : la saison fut médiocre ; tout à l’opposé, la saison des crevettes fut exceptionnelle. En conséquence, ce furent les profits de l’hiver qui décidèrent des revenus globaux sur l’année, minimisant l’impact de la saison d’été au casier.
84Le coefficient de corrélation entre nombre de casiers et rapport consommateurs/producteurs est encore plus satisfaisant : 0,646 soit 42 % de détermination, non pas mutuelle, car on ne voit pas comment le nombre de casiers pourrait influer sur le taux c/p, mais bien de détermination univoque du taux c/p sur le nombre de casiers. Les chiffres par bateau sont repris en détail dans le tableau de la figure 16. La figure 17 représente les mêmes données sous forme de diagramme. La ligne en continu représente la droite de régression du nuage, tandis que la ligne brisée joint les moyennes des cinq catégories construites dans le tableau de la figure 14 de manière à rendre comparables les données relatives au revenu annuel par producteur et celles relatives aux casiers. Le mouvement est, comme on pouvait s'y attendre, parallèle entre les deux types de données.

85Nous devons maintenant nous expliquer sur ce que nous disions précédemment, quand nous affirmions que l’effort exigé des équipages dans les dernières années de la phase « frères ensemble » est « insoutenable ». Rappelons-nous que le rapport consommateurs/producteurs grimpait jusqu’à la valeur théorique 5,33. Dans les bateaux de notre échantillon, le moins favorisé atteint la valeur 3,68 et utilise sa collection de casiers, en moyenne à 92 %. Il faut souligner qu’une telle utilisation correspond à une activité débordante. Nous avions établi un budget temps pour le bateau A00 qui le suit de près sur la liste avec un indice 2,78 et une utilisation des casiers à 93 % : durant la dernière semaine du mois d’août l’équipage passa 77 heures en mer. Encore qu’il ne faille pas attacher une confiance excessive à des manipulations de cet ordre, si nous prenons comme étalon notre équipage le plus indolent parce que le plus favorisé par le taux c/p (un homme, son fils, un de ses neveux et un frère célibataire de sa femme), il faudrait s’attendre à ce qu’un équipage à taux 2,78 utilise 430 casiers, et un équipage à taux 3,68 utilise 570 casiers. On est très loin du compte.

18. Casiers à crevettes.
La loi des reins
86Nous aimerions pour conclure ce chapitre essayer de tirer quelques leçons d’une comparaison entre le cycle évolutif de l’unité de production familiale à la saliculture et à la pêche. Un simple rapprochement des figures 5, le cycle salicole, et 11, le cycle à la pêche, semble peu prometteur : le cycle salicole s’étend sur 34 ans et montre une progression régulière culminant en un pic, ensuite une chute brutale suivie de deux plateaux successifs ; le cycle de la petite pêche, quant à lui, couvre 27 ans, il est en deux phases, la première descendante, celle de l’équipage père-fils, la deuxième ascendante, à un rythme qui s’accélère, celle de l’équipage des frères. Les nombres 27 et 34 étant premiers entre eux, les deux cycles ne pourraient être en phase que tous les 918 ans. Il n’y a donc rien à attendre de ce côté-là. Le décalage entre les deux cycles est bien visible sur le diagramme de la figure 18 ; ce qu’on a représenté là, c’est le nombre de personnes appartenant à l’unité de production familiale dans les deux activités, ce nombre fluctue faiblement entre 2 et 5 dans l’unité salicole qui se confond avec une famille nucléaire, tandis qu’à la pêche, ce nombre fluctue entre 10 et 36. Dans le premier cas, le noyau productif se limite au paludier père de famille, dans le second, le noyau productif est toujours constitué de 4 ou 5 personnes (quatre producteurs effectifs et un mousse) : l’équipage. On a choisi dans la figure 18 de faire coïncider les âges des producteurs et non l’âge de l’unité de production ; il faut donc lire le graphique de la façon suivante : lorsqu’un homme a, par exemple, 40 ans, il fait partie, à la pêche, d’une unité de 28 personnes, et à la saliculture, d’une unité de 6 personnes. Rappelons quelques caractéristiques de nos modèles de cycles évolutifs ; ils sont fondés sur des valeurs démographiques réelles. Nous voulons dire que les valeurs attribuées aux paramètres démographiques : âge au mariage, espacement des naissances, sont ceux de populations réelles : un village de paludiers, Saint-Molf, et un village de pêcheurs, Houat. Seul a été choisi de façon conventionnelle, le nombre d’enfants par famille. Nous disons conventionnelle et non arbitraire, du fait que dans les deux cas nous avons retenu un nombre d'enfants assez élevé, de sorte que 90 % des familles soient de taille égale ou inférieure à ce chiffre ; nous l’avions aussi choisi élevé car il était plus facile de se référer à un modèle trop grand en le restreignant mentalement que d’extrapoler à partir d’un modèle trop petit.
Figure 18. Nombre de consommateurs dans l’unité de production

87Est-il donc établi que la comparaison entre nos deux cycles évolutifs soit impossible ? En fait, la comparaison est possible, et elle est même très éclairante. Pour que le rapprochement devienne possible, il faut cesser, comme dans la figure 18, de comparer l'âge des unités de production et faire coïncider au contraire l'âge des producteurs. C’est ce qui a été fait pour la valeur du rapport consommateurs/producteurs en figure 19. Cette fois, à chaque âge correspond la valeur du taux c/p auquel est soumis un producteur de cet âge. Pour la saliculture, il s’agit de la même personne tout du long, et dans le même rôle de chef de l’unité de production ; pour la pêche, il s’agit de la même personne, mais dans des rôles différents et successifs, de 26 ans à 32 ans comme fils aîné d'un équipage fils-père au cours des sept dernières années de cette phase, de 33 à 46 ans, comme patron d’un équipage de frères, enfin de 47 à 59 ans, comme patron d’un équipage de père avec ses fils. On note, évidemment le chevauchement entre la première et la dernière partie : les périodes 26 ans - 32 ans et 53 ans - 59 ans, sont strictement les mêmes, à une génération de décalage, bien sûr. On a souligné cela sur la figure 12 en indiquant les âges du père et de son fils aîné, indiquant dans la première ligne sous le graphe, l’âge du patron.
Figure 19. Courbe de l’effort (consommateurs/producteurs) en fonction de l’âge du producteur

88L’examen du diagramme révèle deux traits saillants, la remarquable coïncidence des deux courbes sur la plus grande partie de leurs parcours, et leur non moins remarquable différence sur cinq ans. Ce qui rend tout particulièrement intéressante la coïncidence des deux courbes, c’est, bien sûr, le fait que les deux cycles ne sont pas de même longueur et que, par conséquent, la phase père-fils à la pêche coïncide à la fois avec la partie initiale et avec la partie finale du cycle évolutif à la saliculture. Le fait que les valeurs du rapport c/p soient si proches pour les âges de 26 à 42 ans et de 47 à 60 ans, pour des activités productives aussi différentes dans leur pratique et dans les caractéristiques des unités productives au sein desquelles elles se déroulent, suggère que les valeurs du taux c/p ici découvertes pourraient bien avoir une valeur générale, universelle, exprimant l’effort à la fois possible et raisonnable pour un âge précis. Usant de deux stratégies démographiques que l’on pourrait dire aux antipodes l’une de l’autre, deux populations vivant à une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau l’une de l’autre, parviennent à imposer à leurs membres, le même effort aux mêmes âges, effort sans doute optimal.
89Quant aux différences entre les deux courbes, elles expriment une chose, l’échec partiel, sur cinq ans, de la stratégie démographique des pêcheurs, car, comme nous l’avons vu, le pic du cycle évolutif de la pêche est, en fait, « impossible ». Les hommes n’y résistent pas : la machine s’enraie et explose, chacun à sa façon invente un raccourci, un moyen à soi de faire tomber l’effort à un niveau plus raisonnable, enrôlement de jeunes beaux-frères, de neveux ou de célibataires. Ce moment difficile à passer, c’est le prix à payer pour l’insouciance en matière de contraception. Comme nous l’avons vu, dans notre population de pêcheurs, les écarts intergénésiques sont « naturels ». Le mouvement saisonnier des naissances reflète comme sa seule caractéristique marquante, l’abstinence de carême (cf. Jorion 1983 : 161-162). Dans la mesure où les exigences d’une stratégie démographique spécifique, celle des trois fils, se révèle compatible avec les exigences les plus strictes de la religion dominante quant à la natalité, le bénéfice est double : pratique, puisque le cycle évolutif obtenu est celui — à quelques années près — optimal, et symbolique, puisque la conformité aux règles est source de légitimité aux yeux de tous.
Illustration 5. La norme à la petite pêche, ailleurs dans le Nord-Atlantique
A Terre-Neuve, la « norme », selon J. Faris :
La norme... suit un cycle évolutif très simple — un homme commence par pêcher avec ses fils. C’est lui le détenteur du bien ; de telle sorte que toute fission est impossible avant qu'il passe la main. Les fils héritent de parts égales du bien du père, soit à sa mort, soit lorsqu'il prend sa retraite, mais ils continuent à pêcher ensemble, puisque chaque partie équivalente et individuelle est indispensable à la constitution d'un équipement de pêche complet, et serait de peu d’utilité une fois séparée du reste.
D’emblée, les frères se mettent à épargner et à mettre en réserve du matériel qui leur appartient en propre. Si bien que lorsque leurs propres fils sont prêts à « aller en mer » — lorsqu’il cesse d'être rentable pour un homme de pêcher avec ses frères alors que ses fils, qui ont atteint la compétence requise, restent à terre —, ils se séparent de leurs frères, emportant leur propre part d'équipement, et constituent un nouvel équipage qui comprend un père et ses fils. Ils construisent alors leur propre atelier, et leurs propres appontements, et, conséquence de ces réajustements de la propriété familiale en front de mer, montent des palissades autour de la partie du jardin qui leur revient. Ainsi le cycle se complète, et repart à nouveau (Faris 1964 : 121).
En Suède, sur la côte du Kattegat, Löfgren décrit le cycle évolutif :
Le pêcheur qui parvenait à constituer un équipage avec ses fils s’assurait une mise en commun des ressources très avantageuse, puisque tous les profits allaient directement dans la bourse du ménage... Avec ses fils, le pêcheur pouvait amasser petit à petit un capital de pêche, par exemple, en acquérant une nouvelle embarcation et du matériel de pêche plus récent. Lorsqu’il prenait sa retraite, son capital était en général transmis à ses fils qui poursuivaient l’exploitation ensemble...
Les parents proches (pères, fils et frères) prédominent encore aujourd’hui dans la plupart des équipages de Bua, mais un nombre croissant de matelots sont recrutés en dehors du cercle familial. Lorsque les fils des armateurs sont en âge d’embarquer, les étrangers doivent quitter l’équipage pour leur faire de la place. S’il y a plusieurs étrangers dans un équipage, c’est celui qui fut embauché le plus récemment qui doit partir le premier. Les étrangers sont essentiellement recrutés temporairement pour remplir des postes dans des équipages qui manquent de parents. Même dans les cas où les parents sont en nombre suffisant, il peut cependant y avoir des « trous » dans le cycle évolutif et peu de familles sont à même de garnir en hommes leurs bateaux durant toutes les phases d'expansion et de régression du cycle... L’entreprise se voit menacée lorsque les fils, à la génération suivante, exigent un poste sur le bateau familial. L’un après l’autre, les frères se séparent pour constituer leur propre entreprise avec leurs propres fils... Finalement, c’est le plus jeune frère qui se retrouve en charge du bateau familial... Les différences que l’on observe à Bua entre différents types d’équipages sont attribuables aux étapes du cycle évolutif familial et à la composition démographique des familles (Lofgren 1972 : 91-93).
Ce que l'on observe donc dans ce cas suédois, ce sont les ajustements qu’entraînent les familles moins nombreuses que par le passé. La norme demeure cependant identique à elle-même, mais il y a davantage de « trous » à combler de manière ad hoc.
90Ainsi la nécessité de moduler l’effort physique en fonction des capacités individuelles débouche sur une stratégie évolutive de l’unité familiale propre à chaque métier. Ou, formulé autrement, dans des contextes productifs très différents, deux stratégies démographiques divergentes — petit nombre d’enfants très espacés d’une part, grand nombre d’enfants rapprochés d’autre part — aboutissent à une modulation de l’effort productif en fonction de l’âge, extrêmement semblable. Ces stratégies permettent de minimiser les moyens mis en œuvre et les risques encourus. Cela ne veut pas dire que ces « choix » démographiques soient sans risques. A la petite pêche, on l’a vu, c’est l’effondrement partiel du système dans la phase « équipage de frères », lorsque, momentanément soumis à une pression économique trop forte, les producteurs ne parviennent plus à lui adapter l’effort productif tandis que les consommateurs dépendant de l’unité de production ne disposent plus d’un revenu constant. Pour faire tomber l’effort à un niveau supportable, il faut inventer des raccourcis qui permettent à l’unité de production de se survivre sous une autre forme (équipage avec beau-frère, neveu, oncle, ou « célibataire ») jusqu’à ce qu’elle puisse renouer avec ce qui est perçu comme la « norme » (équipage père-fils).
91Dans la saliculture le problème se pose différemment. La stratégie démographique particulièrement étroite est à la merci de ses moindres ratés. Il faut donc des stratégies de succession qui pallient les déficiences ; il faut aussi et surtout des solutions de rechange pour les « excédents », en nombre suffisant mais aussi relativement limité : la viabilité des unités de production — c’est-à-dire leur reconduction dans le temps — dépend massivement de l’environnement économique général qui offre des activités alternatives. C’est le rôle des « bassins attracteurs » dont nous avons souligné en passant l’action compensatrice — lorsque l’activité salicole conserve par rapport à eux sa bonne figure — ou disruptive — lorsqu’en période de prospérité économique relative alentour, la saliculture est dans une mauvaise passe. C’est aussi le rôle des « pied-à-terre », ces activités de complément qui assurent la soudure d’une année sur l’autre au cours de toute une vie de travail, et qui font partie de toutes les stratégies familiales, mais qui peuvent aussi aboutir à une réorganisation partielle de l’unité familiale de production, voire à sa transformation radicale (passage de paludier à « paludier complémentaire »).
92Nous reprendrons dans le dernier chapitre certaines des constatations que nous avons pu faire ici, à savoir les lois de la population, la démographie, comme étant au cœur même de la manipulation qui autorise l’équilibre des petites communautés. Pour l’instant nous nous arrêterons à ce qui nous est dit là sur la place et la fonction des enfants voués, avant même leur conception pourrait-on presque dire, à concourir à la modulation de l’effort productif au moment où l’unité familiale de production le réclame. On comprend dès lors pourquoi nous ouvrions ce chapitre en disant de la remarque désabusée d’un ex-fils — « on n’était pas là pour apprendre mais pour travailler » — qu’elle était une des clefs de toute réflexion sur la transmission du savoir. Les nouvelles recrues familiales s’intègrent progressivement comme main-d’œuvre supplémentaire, puis complémentaire. Est-ce à cette occasion-là que du savoir se transmet, ou, à défaut d’être transmis, s’acquiert ou se reconstruit ?
93C’est ce que nous nous proposons d’élucider maintenant à travers l’exemple le plus proche de ce que l’on entend généralement par savoir traditionnel, celui qui se reproduit sous la forme la plus constante d’une génération à l’autre : la saliculture.

19. Casiers à crabes et homards.
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