15. Le comportement douloureux de l’animal : entre symptômes et critères
p. 343-362
Texte intégral
Introduction
1L’étude du comportement animal est l’étude de l’interaction d’un individu avec ses congénères et avec son environnement, dans ses actions et réactions. Ainsi en est-il par exemple du comportement alimentaire, du comportement sexuel, des actions et réactions au sein même d’une espèce donnée dans un environnement donné.
2Nous allons parler ici d’un type particulier de comportement, le comportement douloureux. Mais il faut avouer d’emblée que le but de cette réflexion est de montrer l’impact que certaines manières de parler des animaux ont eu sur notre conception de la douleur : si le comportement de douleur chez l’animal est retenu bien généralement comme symptôme d’une affection donnée, ce comportement a aussi la caractéristique d’être pris comme critère pour pouvoir répondre avec certitude à la question « Comment savez-vous qu’il a mal ? » Nous insisterons dans cette étude sur cette différence profonde existant entre les critères et les symptômes de la douleur, pour montrer qu’ils sont souvent confondus dans notre façon de parler. Notre matériau d’étude réflexive est la Philosophie du langage ordinaire, celle proposée par Wittgenstein, et poursuivie par Austin, Cavell, Hacker. Cette philosophie ne défend ni les croyances communes, ni le « bon sens », ni les opinions, ni le remplacement de la connaissance scientifique par une connaissance ordinaire ; c’est une philosophie qui recherche le caractère public et partagé de nos mots, de nos mots attribués à l’animal quand nous parlons de douleur. La Philosophie du langage ordinaire se place dans un champ dans lequel les attitudes de la métaphysique tout comme celles de la science sont des vues particulières du monde. Le langage ordinaire est un accès au monde qui a nos dimensions, un monde fait de tables, de chaises, de chiens et de chevaux. Mes références à l’animal sont autant de réponses aux expressions ou à l’incapacité d’exprimer ; elles sont fonction, comme le dit Stanley Cavell, de « ce qui compte pour nous » (Cavell 1993 : 162) dans notre relation à l’animal, découvrant que nos mots sont au-delà de toute connaissance. Le point d’orgue de ce travail consiste dans la possibilité ou l’impossibilité de ce qui est dit par un locuteur, dans son rapport avec sa communauté linguistique, à propos de l’animal.
Définition de la douleur
3L’Association internationale pour l’étude de la douleur définit la douleur comme « une sensation désagréable et une expérience émotionnelle en réponse à une atteinte tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en ces termes ». Or, les termes de cette définition (la sensation, l’expérience émotionnelle) ne se rapportent qu’à un caractère psychologique qu’il est impossible de cerner ou d’appliquer en tant que praticien vétérinaire, chercheur en biologie ou chercheur en zootechnie mais aussi en tant que psychiatre, gériatre ou pédiatre face à l’autre humain qui ne peut s’exprimer, et parfois qui ne réagit pas ou ne peut réagir. Comment pouvons-nous alors savoir qu’une sensation est désagréable pour tel animal, comment pouvons-nous savoir ce qu’est une expérience émotionnelle chez un chien ou un cheval, eux qui sont privés de langage ? Dans le cas des animaux, l’Association internationale nous propose une autre version de cette définition de la douleur en nous disant que « la douleur est une expérience sensorielle aversive causée par une atteinte réelle ou potentielle qui provoque des réactions motrices et végétatives protectrices, conduit à l’apprentissage d’un comportement d’évitement et peut modifier le comportement spécifique de l’espèce, y compris le comportement social ».
4Nous voilà donc bien dans une étude du comportement animal, puisqu’il est à la fois fonction de chaque espèce et constitue également un comportement d’évitement d’une espèce donnée. En quelque sorte, cette double définition nous indique que la douleur humaine est essentiellement déclinée en termes de sensations et de réactions – décrites par le porteur de la sensation – mais la douleur animale n’est décrite qu’en termes de réactions à un stimulus donné, qu’il soit interne ou externe.
Comment peut-on savoir qu’un animal souffre ?
5Cette question de la douleur animale et de son existence nécessite cependant un examen plus minutieux. « Comment peut-on savoir qu’un animal souffre ? » Par exemple, si je vois mon chien marcher avec difficulté, rechigner à se promener, j’en conclurai qu’il a mal à la patte, qu’il se sera fait mal en descendant l’escalier, qu’il aura peut-être des douleurs dans le ventre... Je peux encore consulter le vétérinaire qui me dira : « Oui, votre chien a mal au genou. D’ailleurs, voyez, quand j’appuie sur cette zone tuméfiée que je vous montre avec mon index, le chien réagit vivement, geint et tente même de me mordre. Il a bien mal au genou. » Mais sur quels critères se fonde donc ce vétérinaire ? Sur les signes cliniques (boiterie, cris, tuméfaction) ? Le chien mord-il correctement quand il a mal ? Et s’il mordait en fait pour une autre raison ? Nous pouvons voir déjà ici une modification dans notre abord du comportement, celui qui passe du symptôme (la tentative de morsure), au critère de douleur, qui serait certitude : il mord correctement. Le vétérinaire ne peut-il pas doser dans le sang les signes mêmes de la douleur pour savoir si l’animal en question répond bien aux critères de la douleur du genou ? Et s’il manque un critère de la douleur, doit-il pour autant en conclure que mon chien ne souffre pas ?
6À la question « Comment peut-on savoir qu’un animal souffre ? », nous devrions répondre de deux manières différentes (Austin [1961] 1994) : celle, d’une part, qui met en cause nos compétences à dire que « je sais » qu’il souffre. La question de la douleur animale devient alors celle de savoir qui est capable de dire que les animaux souffrent, qui a la compétence pour dire si les animaux souffrent. Or de nombreux professionnels prétendent à cette compétence : les éleveurs, les professionnels des abattoirs, les vétérinaires, les chercheurs en physiologie, les expérimentateurs, les juristes, les philosophes, mais aussi tout un chacun, dans sa vie personnelle et dans sa relation avec son animal de compagnie. En fait, nous avons tous notre couplet sur la souffrance.
7Cette question serait-elle une affaire de connaissance, une affaire d’expérience professionnelle ou individuelle ou une question philosophique ? L’autre façon de répondre est celle qui consiste à dire que c’est parce que un ou plusieurs symptômes et critères existent chez un animal que nous pouvons en déduire qu’il a mal. Ainsi, quand nous affirmons que notre animal a mal, nous pouvons le dire d’après son comportement ou dans la constatation d’une lésion. Généralement, ces caractères sont considérés comme suffisants pour que nous puissions affirmer, dans la vie de tous les jours, que cet animal souffre.
Comment peut-on évaluer la douleur ?
8On pourrait aller plus loin, pour être plus précis, et se demander si la douleur est mesurable. Plusieurs éléments peuvent permettre d’évaluer la douleur des animaux. Ces éléments sont physiologiques, biologiques, comportementaux et thérapeutiques. Il va sans dire que les méthodes d’évaluation diffèrent largement selon les espèces.
- Des éléments physiologiques, tels que la diminution de la prise de nourriture et de boisson, la perte de poids sont retenus pour évaluer la douleur chez l’animal. Mais ces éléments sont bien insuffisants.
- Lorsque les animaux sont en situation de stress, ils sécrètent des catécholamines et des corticoïdes. Ces substances agissant sur l’organisme, il est aussi possible de mesurer leurs effets. Cependant, les résultats sont amplement discutables puisque, d’une part, les conditions de prélèvement ou d’enregistrement elles-mêmes influent sur le dosage de ces substances, les empêchant d’être de bons indicateurs de leur état de douleur et, d’autre part, des variations individuelles interviennent dans cette appréciation. Mais cette situation est plus contrariante encore, puisqu’il pourrait y avoir une augmentation des corticoïdes, par exemple, sans pour autant qu’une douleur soit réellement présente (Dantzer 2001).
- C’est plutôt l’étude des réactions comportementales qui fournit pour l’instant le meilleur indicateur (Weary, Nie, Flower et Fraser 2006) traduisant la perception de sensations désagréables en réponse à un stimulus qui, pour l’homme, serait algogène. Les signes de la douleur exprimés chez les animaux n’ont pas de valeur univoque et varient considérablement dans leurs expressions en fonction de l’espèce, de la race, du siège de l’affection et de son intensité, et leur exposition ressemble plus, et pour cause, à un catalogue qui collecterait des anecdotes plutôt qu’à une véritable synthèse : chaque espèce animale, chaque individu exprime la douleur au travers de son répertoire comportemental. Ainsi, les plaintes spontanées sont rares chez les animaux : le chien est probablement l’animal le plus capable d’exprimer une douleur par des gémissements ou des aboiements, notamment lors de cervicalgie. L’expression faciale est souvent un mauvais indice, le cheval semblant exprimer le mieux ce phénomène dans ses accès de coliques par un faciès tendu. Le plus souvent, l’animal ne manifeste la douleur que par une prise de position particulière parfois insolite comme la prosternation chez les carnivores lors de douleur d’origine gastrique. En revanche, des cas moins décrits sont les comportements inhabituels chez des animaux en douleur, comportements qui ne nous semblent pas a priori douloureux : par exemple, la chirurgie abdominale chez les rats est généralement suivie chez ces animaux de frétillements et d’étirements verticaux dans leur cage. S’il peut sembler de bon sens que la douleur induise des réactions d’excitabilité, une agitation motrice, voire une tendance à la fuite comme nous l’indiquait tout à l’heure la définition de la douleur, le comportement de douleur est au contraire souvent manifesté par un abattement, une apathie ou une dépression de l’animal. Le chien ne joue plus, le chat reste immobile, semble somnoler, le cheval ne réagit plus. Souvent, seules les conséquences directes du processus douloureux sont exprimées : blépharospasme dans beaucoup d’affections oculaires, boiterie lors d’affection d’un membre.
- Certaines substances chimiques et de nombreux actes chirurgicaux sont capables de diminuer, voire de supprimer le comportement douloureux chez les animaux.
Comment peut-on savoir « réellement » qu’un animal souffre ?
9Cependant, pourrait-on objecter, l’observateur des animaux se trouve placé dans une situation qui semble intenable : car en fait, le spécialiste de la douleur de l’animal n’ayant jamais ressenti ce que l’animal ressent quand il a mal, comment peut-il affirmer, malgré tout ce qui vient d’être dit, que l’animal a réellement mal, par exemple lorsqu’il boite, a des difficultés à prendre la nourriture ou à la mastiquer ? C’est à ce « réellement » que nous nous attacherons dorénavant.
10Nous faut-il élaborer un ensemble d’éléments qui soient suffisamment convaincants pour dire de l’animal qu’il souffre ? Devons-nous nous référer à notre propre douleur pour la comparer à celle de l’animal ? Doit-on réagir « comme si » les animaux souffraient ou au contraire sommes-nous persuadés qu’ils souffrent ? Comment avons-nous accès à leurs sensations ? Je voudrais pourtant savoir de ce chien, de ce chat, etc. si « réellement » il souffre quand il a la patte écrasée, si « réellement » il est triste ou déprimé quand il « attend » son maître derrière la porte ou s’il est là simplement sans raison. Mais ce qui ne va pas bien avec lui, c’est qu’il ne bouge pas, ou simplement n’appuie pas sur la patte, ou a tendance à se cacher, comme s’il y avait un décalage entre la douleur et le comportement de la douleur. Et si pour certains d’entre nous les choses semblent évidentes, ce n’est pas le cas de tout le monde.
11Est-ce que je peux me fonder sur ma propre douleur pour inventer tout un discours intérieur sur cet animal qui a probablement très mal ? Cet argument avec lequel nous pensons que la douleur que ressent l’animal pourrait être semblable à la nôtre ouvre l’accès à la critique sceptique qui nous dit que nous n’en savons rien, que nous ne pouvons pas savoir ce que ressent l’animal, ni même s’il ressent quelque chose. Car lorsque nous nous trouvons face à cet animal qui est là, devant nous, et qui est couvert de blessures, et ne réagit pas aux manipulations, nous nous demandons s’il y a un intérieur. Ces situations nous laissent à penser qu’il n’y a rien au-dedans de l’animal, qu’il n’y a pas d’intérieur, de douleur, là où un humain gémirait, là où moi-même, dans mon intérieur, je ressentirais sans aucun doute une terrible douleur. L’intérieur de l’animal n’existe-t-il pas, ou me le cache-t-il ?
Douleur et comportement douloureux
12La différence entre douleur et comportement douloureux laisse supposer qu’il y a un extérieur – le comportement douloureux – et un intérieur – la douleur elle-même. Aussi nous faut-il nous interroger sur cette relation entre « comportement douloureux » qui implique ou qui n’implique pas qu’il existe réellement « une douleur ».
13Cette question laisse entendre qu’il existe un extérieur, quelque chose que l’on peut voir « directement », qui est « révélé », quelque chose qui est en l’occurrence le comportement douloureux, qui s’oppose à cette autre chose qui est à l’intérieur de l’animal, à quelque chose d’« indirect », qui est « caché », et qui serait la douleur elle-même. Mais les choses vont plus loin parce que dans ce type de schéma, il s’élève toute une dimension philosophique révélée à la fois par certains philosophes métaphysiciens attribuant plus ou moins un intérieur à l’animal et les philosophes sceptiques niant cette relation du comportement douloureux à la douleur : il y a comportement douloureux, mais il n’y a pas de douleur.
14L’histoire des idées à propos de la douleur de l’animal est pavée de ce dualisme entre l’intérieur et l’extérieur. Ainsi en est-il du dogme cartésien du fantôme dans la machine qui correspond bien au concept dualiste de l’intérieur et de l’extérieur, qui prend l’aspect ici d’un dualisme entre l’âme et le corps dans lequel il y a séparation en deux catégories différentes, l’une correspondant à un monde matériel, physique, spatial, extérieur, et l’autre à un monde mental, spirituel, interne qu’il nous est difficile d’appréhender par la connaissance. Pour Descartes, l’animal, contrairement à l’homme, ne pouvant avoir d’âme, n’est qu’un être de matière tout comme les machines ; et s’il est animé, c’est par quelque mécanisme interne fait de rouages, de ressorts et de fluides. La théorie de dualité du corps et de l’âme permet aux cartésiens d’évacuer la question de la souffrance animale. Ainsi, les cris que poussent les animaux ne sont pas des cris de souffrance, ce ne sont que des effets mécaniques liés à la conformation des organes. Cette philosophie cartésienne, qu’elle nie un principe interne ou qu’elle le recherche, le théorise, se fonde tant bien que mal sur cette opposition entre l’extérieur et l’intérieur.
15Cet aspect n’est pas sans rapport avec le passage à l’animal outil de production agricole, réduisant l’animal à une composante purement matérielle, et qu’elle soit mécanique ou thermodynamique, la machine animale n’est qu’un extérieur. Entre la montre de Malebranche et la fabrique d’acides gras dans la panse des bovins, la différence n’est qu’un changement de chapitres qui va d’un cours de mécanique à un cours de thermodynamique dans un manuel de physique. Ces différentes versions ont en commun non une certaine conception de l’âme mais plutôt une attention commune à se limiter au caractère extérieur de l’animal.
16Les versions anatomiste et physiologique nous poussent à cette différence entre l’intérieur et le comportement douloureux : l’information douloureuse reçue par les nocicepteurs et transmise par les fibres Ad et les fibres C via la moelle vers les relais bulbaires et les relais thalamiques et corticaux n’est pas plus qu’un récit sur l’extérieur. En effet, cet argument anatomique nous donne la manière dont l’appareillage fonctionne, la manière dont l’information circule, arrive au cerveau, mais le cerveau n’est pas l’esprit ni un quelconque hardware dans lequel le message douloureux est traité. Le dualisme rencontré ici n’est plus celui entre l’âme et le corps, il est remplacé par celui du cerveau et du corps dans lequel le cerveau reçoit et traite les informations du corps. Dans cette nouvelle façon d’envisager notre question, percevoir une douleur se réduit alors à véhiculer une information par les nerfs et traiter l’information par le cerveau. Or, une douleur ne peut être équivalente à une activité neuro-électrique et neurochimique entre des milliards de neurones. Les substances chimiques, tout comme les substances physiques n’épuisent pas notre questionnement : Daniel Dennett a une belle expression pour cela quand il dit qu’« il n’y a pas plus de colère ou de peur dans l’adrénaline qu’il n’y a de stupidité dans une bouteille de whisky » (Dennett [1996] 1998 : 105).
17Cette position de la relation entre le comportement douloureux et la douleur elle-même semble claire dans la version sceptique qui nie que l’on puisse à partir du comportement douloureux, c’est-à-dire en partant de l’effet, remonter à la cause, c’est-à-dire la douleur. Dit autrement, le cri de douleur, le faciès tendu du cheval en coliques, les contractions abdominales du chien ne sont rien d’autre que des manifestations extérieures ne présumant en rien de la sensation douloureuse que ressentent ces animaux. Mais cette position de la relation entre le comportement de douleur et la douleur est insidieuse dans une certaine version scientifique. Dire qu’« il est clairement établi que les chiens, les chats et les hommes souffrent de façon identique parce que les mécanismes physiologiques de la douleur sont identiques » est une affirmation qui relève de la même problématique. Nous faut-il alors enregistrer les excitations des fibres C pour dire si un animal a mal, ouvrir la boîte crânienne des uns et des autres pour constater leur douleur ?
18On pourrait dire ici qu’il y a un monde opposant ce qui est direct, l’extérieur, le comportement, et ce qui est indirect, c’est-à-dire l’intérieur, ou encore ce qui est « révélé » comme le comportement douloureux et qui s’oppose à ce qui est caché, la douleur. Car derrière cette pupille bovine, derrière ce regard félin, derrière cet œil à facettes de la mouche, se cache peut-être une douleur. Chez certains êtres – par exemple l’homme – il existe une relation entre la douleur et le comportement douloureux, mais cette relation entre les deux éléments est niée chez l’animal, comme elle a pu être niée jusqu’à une époque très récente chez les enfants en bas âge. Alors comment peut-on dire qu’un animal a mal, qu’il ressent « réellement » une douleur ? Est-ce en se fondant sur ce que l’on appelle des symptômes ?
Probabilité et symptômes
19Qu’est-ce qu’un symptôme ? Le symptôme est une partie de la preuve inductive découverte dans l’expérience, c’est-à-dire une partie de ce qui permet de remonter des effets à la cause. Par rapport à notre étude précédente, notre question deviendrait : le comportement douloureux est-il un symptôme de la douleur ? Le genou rouge, chaud, congestionné est un symptôme de l’arthrite septique du genou, une inflammation de la gorge est un symptôme de l’angine. Les symptômes sont des preuves empiriques d’une affection donnée. Ainsi, un vétérinaire peut inférer que le chien qu’il examine a une hernie discale cervicale à partir de la localisation de la douleur et des signes cliniques que présente un animal. La localisation de la douleur grâce à une certaine manipulation du cou est un symptôme de la hernie discale. Mais dans ce cas, nous nous trouvons dans une relation par rapport à une hypothèse donnée : une hypothèse peut avoir de multiples symptômes, mais les symptômes ne sont pas des conditions suffisantes (Wittgenstein [1958] 1965 : 82).
20N’oublions pas notre question : ce sur quoi nous réfléchissons ici est de savoir si le comportement de la douleur chez l’animal est un symptôme de la douleur elle-même ou non. Si notre animal crie, dans notre raisonnement sur les symptômes, nous faut-il en partant de ce cri en conclure qu’alors l’animal a mal ? Le vétérinaire, en prenant les cris de la douleur pour des symptômes de la douleur, peut-il tirer la conclusion que ce chien a mal ? Si une telle relation devait être fondée, cela signifierait que nous ne pourrions jamais savoir si un animal, ou une personne, est capable d’avoir mal, et qu’alors nos jugements sur les douleurs de cet animal ou de cette personne seraient au mieux probables, jamais certains. Des symptômes, qui peuvent être présents ou absents, ne peuvent être mis en rapport qu’avec une hypothèse donnée (Hacker : 1993a : 248). La relation entre le comportement douloureux et la douleur n’est pas une relation entre un symptôme et une hypothèse : quand je dis « il a mal » d’après son comportement, le comportement n’est pas un symptôme, auquel cas le comportement de douleur constituerait tout au plus un élément d’une hypothèse.
21La relation entre le comportement douloureux et la douleur ne peut être une relation causale : en effet, pour qu’une relation soit causale, il nous faut plusieurs éléments : premièrement, chacune des expressions doit être indépendante ; deuxièmement, la relation ne peut être une relation logique ; enfin, les éléments doivent être reliés par une loi générale (ibid. : 249). Or, les expressions comportementales (c’est-à-dire les comportements douloureux, ce que l’on voit) de l’intérieur (c’est-à-dire de la douleur, ce que l’on ne voit pas) ne sont pas des symptômes (c’est-à-dire des preuves inductives qui permettent de remonter de l’effet à la cause). Les expressions comportementales de la douleur ne sont pas de simples comportements indépendants de la douleur, mais ce sont des comportements douloureux.
22Pour résumer, le comportement douloureux n’est pas un comportement capable d’être détaché de la douleur elle-même, comme le serait un symptôme. En effet, dans notre façon de parler nous ne pouvons pas dire « j’ai vu ce chien se faire renverser par une voiture et se sauver en hurlant avec une patte qui traînait, j’en ai alors conclu qu’il avait probablement mal » ou, comme j’ai pu le voir avec le cas de ce chien qui s’était sauvé avec de la cire en feu sur le dos en hurlant, il n’y a pas de sens à dire « il n’a pas mal, il ne fait que simuler ». Tout comme une expression de douleur sur mon propre mal de dents n’est pas un propos sur mon comportement douloureux, sur le fait de me tenir la joue par exemple ; c’est un propos sur la sensation que j’ai, pas sur le comportement que j’ai. Ce propos ne décrit pas la douleur, il est l’expression de la douleur : on ne peut pas dire que ceci est une douleur et cela un comportement de douleur. Et cette façon de dire n’est pas fondée sur une preuve empirique, sur une preuve qui se fonde sur l’expérience comme source de connaissance.
23Même si l’on feint de ne pas avoir mal pour une raison quelconque, la feinte reste un comportement associé à la douleur. Aussi, « avoir mal » n’est pas « crier + une expérience intérieure de la douleur ». Pouvoir supposer que cette relation causale entre comportement douloureux et douleur qui serait la mienne puisse être différente chez un animal, ou même chez un autre humain, n’a pas moins de sens que celle de croire que ces animaux ou ces autres humains sont des automates (Wittgenstein [1994] 2004 : 253). Cette relation entre le comportement douloureux et la douleur elle-même est pourtant le soubassement de nombreux interprètes de la douleur : la version cartésienne du corps et de l’esprit ou la version dualiste corps/cerveau utilisent une telle construction. Mais cette conclusion nous mène beaucoup plus loin, puisque nos mots de douleur destinés à autrui, tout comme à l’animal, seraient des mots qui se videraient de leur usage si nous voyions un humain ou un animal se tordre de douleur et que nous limiterions notre réaction à une hypothèse de souffrance, à une probabilité, tout au plus à une simple opinion. « Si je vois quelqu’un se tordre de douleur pour une raison évidente, je ne me dis pas : Ses sentiments me sont pourtant cachés » nous dit Wittgenstein (ibid. : 313). En fait, il y a ici une sorte de confusion à propos de laquelle il nous semble essentiel d’insister : les expressions comportementales de la douleur ne sont pas des symptômes de la douleur.
Les critères de la douleur
24La relation entre la douleur et le comportement douloureux ne peut être une relation causale. Il y a ici un changement de statut, si l’on peut dire, quant aux expressions comportementales, qui ne sont pas des symptômes de la douleur mais des critères de la douleur.
25Or, quelle est la caractéristique des critères ? Si le genou rouge, chaud, congestionné est un symptôme de l’arthrite septique du genou, la présence d’une population bactérienne et de globules blancs dans la ponction du genou est un critère de l’arthrite septique. Les critères pour que quelque chose soit ainsi établissent de manière décisive, avec certitude, comment sont les choses. Ainsi en est-il de la plupart des critères comme les critères choisis par un examinateur pour sélectionner des étudiants, ou les critères qu’applique un juge pour qu’un chien soit confirmé dans les standards d’une race donnée. Les critères de la douleur déterminent l’usage et les réponses à la question « Comment savez-vous qu’il a mal ? ». Or, ce qui est essentiel ici, c’est que les critères de la douleur, contrairement aux critères des races de chiens ou de sélection aux examens, sont posés dans la grammaire (Cavell 1996). Aussi, qu’est-ce qu’une relation grammaticale ? C’est ce qui est défini par l’usage de nos mots dans notre langage. L’animal qui est présenté en consultation après un accident dans un état comateux ne recouvre-t-il pas ses esprits, ne reprend-il pas conscience, quand on le voit relever la tête après cet état inerte, quand il nous regarde ? Devons-nous nous référer à notre propre introspection ou à nos connaissances livresques pour essayer d’établir une référence de la conscience – réfléchie ou non – pour ce chien qui sort de son coma ? La conscience a bien ici un caractère grammatical, un usage qui se rapporte à certains êtres vivants. On pourra le dire sans aucun doute d’un oiseau, d’un reptile, mais le dira-t-on encore du poisson ou de la mouche ? Probablement. Mais peut-on encore dire du ver de terre ou de l’oursin qu’ils reprennent conscience ? Dans tous les cas, nous ne dirons jamais d’une chaise, d’une table ou d’une carotte qu’elles reprennent conscience, tout comme nous ne pouvons pas dire d’une chaise, d’une table ou d’une carotte qu’elles souffrent.
26Pourquoi ? Parce que l’usage des mots de la conscience, de la douleur décrivent notre attitude envers les chiens, les chats, les oiseaux, plus rarement les vers de terre et les oursins, mais jamais envers les chaises, les tables et les carottes. Et si votre interlocuteur utilise l’expression « les carottes souffrent », vous constaterez que c’est toujours un argument de carnivore dans un contexte de dispute à propos du végétarisme ! Tout comme l’argument qui dit « Est-ce que cette main est réelle » (et je montre ma main en disant cela) se dit uniquement dans un cours de philosophie. Aussi, les critères dans ces situations de douleur déterminent ce qui a mal et ce qui n’a pas mal. Et ainsi, les critères sont une manière nécessaire et suffisante pour dire que « X a mal », indépendamment de toute corrélation empirique.
Les critères de la douleur relèvent de conventions grammaticales
27Les critères de la douleur sont des critères grammaticaux. Notre propos porte sur la grammaire de ces mots, sur notre usage correct ou incorrect des mots de la sensation, mais aussi des mots du mental, et des mots relatifs aux objets physiques. Et nous appelons grammaire l’usage correct de ces mots. On parlera alors de la grammaire des objets physiques, de la grammaire des sensations, de la grammaire du mental, et ce que nous décrivons ici, ce sont nos erreurs qui nous font parler, par exemple, des sensations comme si elles étaient des objets physiques : les passages d’une catégorie grammaticale à une autre entraînent des erreurs de langage parce qu’on ne peut parler de conscience, ou de douleur et autres sensations comme on parlera de tables ou de chaises puisque les unes et les autres grammaires ne peuvent transgresser leur domaine. Ainsi, en donnant les critères de la douleur, nous donnons la catégorie des critères auxquels les mots de la douleur appartiennent. Et si l’on parle de catégories, alors on parle aussi d’erreurs de catégories. Ainsi les états de la sensation comme la douleur, les états mentaux comme la conscience ou la pensée, n’appartiennent pas à la catégorie de substance, ce ne sont pas des objets. Comme il n’y a pas d’« objet conscience » ou d’« objet pensée », il n’y a pas non plus d’« objet douleur ». Mais si la douleur n’est pas quelque chose comme une chaise ou une table, elle n’est pas non plus un rien. Un mal de dos n’est ni un quelque chose ni un rien (Wittgenstein [1994] 2004 : § 304) !
28L’usage de cette grammaire du mental n’est pas la déduction de régularités que nous observons dans le monde, comme si nous avions associé des phénomènes avec régularité. Elle résulte plutôt d’une capacité à suivre des règles, à avoir une disposition à apprendre l’usage de cette grammaire, à savoir utiliser les mots que nous avons dans notre discours. Aussi, il n’existe pas de découverte empirique pouvant révéler que cette grammaire est incorrecte. Le fait que le comportement douloureux soit un critère de la douleur est affaire de conventions, mais ces conventions bien évidemment ne sont pas des conventions comme celles, protocolaires, de rois et de reines, de chefs d’État ou même des conventions religieuses. Ce ne sont pas des conventions arbitraires. Ce sont en fait des conventions du langage, des conventions grammaticales qui déterminent l’usage d’une expression pour laquelle ils sont les critères. Et ne nous leurrons pas : les erreurs ne viennent pas du langage. Le langage est là, nous l’avons hérité de notre communauté linguistique, qui nous a appris à utiliser des mots comme « avoir mal », « souffrir », « penser », « être conscient », et ces expressions atteignent profondément notre comportement face à la douleur d’autrui. Tout comme l’enfant qui apprend à parler ne va pas voir son chat ou sa mère comme des automates, le concept de douleur a des fonctions particulières dans notre vie et ne peut être détaché des usages particuliers que nous faisons, des connexions avec d’autres mots et c’est ce que nous appelons « douleur » (Wittgenstein [1967] 2008 : § 532-533) ou « avoir mal ». Nous ne faisons que décrire les racines de notre discours : ce que nous mettons en évidence ici est que les racines de notre grammaire ne résident pas dans une connaissance – ce ne sont pas les faits qui justifient la grammaire – que ces racines du discours ne sont pas posées de manière arbitraire, mais qu’elles révèlent simplement notre comportement face à autrui dans sa souffrance, dans sa douleur.
29Mais ces façons de voir ne sont pas celles que l’on peut attribuer à une forme de béhaviorisme : nous ne nions pas ici l’existence du mental ni ne réduisons le mental au comportement pas plus que nous ne réduisons la douleur à son comportement. Nous parlons des usages de nos mots à propos des comportements de douleur des animaux. Quand je dis « il souffre », cette expression se rapporte à la fois à un comportement de l’animal et à un état d’esprit de l’animal, mais ces deux niveaux ne sont pas superposés, ne sont pas superposables. L’intérieur, en l’occurrence la douleur, n’est pas à mettre en rapport avec le comportement douloureux qui est son extérieur comme une fréquence respiratoire augmentée pourrait être un symptôme de la fièvre chez le chien. La douleur n’est pas cachée derrière le comportement de douleur. Le langage n’est pas une traduction pour autrui de l’état de douleur, comme les cris de l’animal ne sont pas une traduction pour autrui de son état d’une douleur intérieure. Le comportement rend visible, manifeste l’état douloureux de l’animal. Nous ne sommes pas en train de séparer la douleur de celui qui l’exprime dans notre langage, et cette attitude nous relie à l’autre, décrit cette proximité dans laquelle nous vivons avec les autres, humains et animaux.
30Le problème de l’intérieur et de l’extérieur, que nous avions signalé plus haut, relève ainsi non pas d’un problème empirique mais d’un problème de grammaire (Rosat 2001 : 23) : c’est dans notre tendance à projeter nos mots grammaticaux, comme « douleur », « souffrance » sur l’intérieur. Ce qui ne va pas chez les sceptiques, et la réponse épistémologique qui leur est associée – c’est ce que montre bien Wittgenstein –, est qu’ils interprètent les états mentaux comme des objets. La douleur, la souffrance, la sensation sont autant d’états qu’ils assimilent à des objets de connaissance suivant ainsi la grammaire des objets et non celle des sensations. Nous croyons, dans notre représentation du monde, que nos usages des termes mentaux reposent uniquement sur la connexion qu’ils ont avec des phénomènes neurophysiologiques (Wittgenstein [1958] 1965 : 48), et non sur une incertitude complexe. Wittgenstein nous dit que « Notre “ignorance” de ce qui se passe en autrui n’est pas une : elle est faite de diverses ignorances » (Wittgenstein 2001 : § 957, n. 1). Parce que « l’intérieur n’est rien moins que sensations + pensées + images + humeur + intention, et ainsi de suite » (ibid. : § 959), l’intérieur est ce foisonnement de jeux de langage différents qui s’interpénètrent et forment un réseau complexe.
31Si nous voyons l’animal qui vient d’être renversé par une voiture rester immobile, le regard figé, nous voyons qu’il souffre, sans avoir ni l’opinion ni la croyance qu’il souffre. Pourquoi ne peut-on dire quand quelqu’un se tord de douleur dans la rue que nous avons l’opinion qu’il souffre ? Quand Wittgenstein nous interroge en disant : « “Je ne puis que deviner ce que ressent autrui” – cela a-t-il véritablement du sens quand je le vois, par exemple, couvert de blessures et souffrant atrocement » (ibid. : § 954) ? Wittgenstein montre non pas une doctrine de la douleur, mais plutôt une habitude que nous avons envers chaque autre, envers les autres vivants. Aussi la douleur est fonction de ce que nous, humains, disons sur les hommes et sur les bêtes. Pourquoi ? Parce que nos propos d’humains dans nos usages du langage dépassent la barrière d’espèce. Mais, attention, n’en concluons cependant pas trop vite que nous sommes avec les animaux dans une humanité commune ou dans une animalité commune : nous serions ici déjà trop avancés dans des idées qui dépasseraient notre propos, des idées qui ne seraient pas à ma taille, dirait Austin. Non, disons plutôt que le langage nous livre une sorte de continuum entre les espèces animales non humaines et humaines plutôt qu’il ne dresse des murailles infranchissables, des barrières indépassables entre les unes et les autres. Wittgenstein nous dit : « Ce n’est que d’un homme vivant ou de ce qui lui ressemble (de ce qui se comporte comme lui) qu’on peut dire qu’il éprouve des sensations, qu’il voit, est aveugle, entend, est muet, est conscient ou inconscient » (Wittgenstein [1994] 2004 : § 281). Et il ajoute : « Ce n’est que d’une chose qui se comporte comme un être humain qu’on peut dire qu’elle a mal » (ibid. : § 283). Ainsi les manifestations comportementales animales ne se limitent pas aux expressions et mouvements mais encore aux circonstances qui permettent d’utiliser la grammaire des sensations. La structure de la réalité qui apparaît dans nos phrases est ainsi la projection de notre grammaire. En décrivant, avec nos usages grammaticaux, des formes de vie, nous nous ouvrons à d’autres espèces : nous pouvons nous imaginer « un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé » (ibid. : II, § 1, 247). Notre forme de vie permet d’imaginer d’autres formes de vie, animales celles-là, par notre grammaire elle-même.
32Aussi, quand nous reconnaissons la douleur d’un animal, nous ne reconnaissons pas seulement le comportement de l’animal, ou même son expression de douleur, comme une grimace, mais ce dont elle est l’expression, c’est-à-dire sa douleur elle-même (Fleming 2004 : 25). Et cette attitude est mon aptitude à pouvoir dire des mots, à utiliser les règles du langage, pour vouloir dire ce que je dis.
Conséquences d’une telle approche
Des mauvais usages de la grammaire
33Cette grammaire de la douleur permet de découvrir que certaines approches nous fourvoient dans notre façon d’appréhender un tel problème. Nous avons déjà décrit et dénoncé ce dualisme de l’intérieur et de l’extérieur qui est tant présent dans une approche du vivant, et dans lequel nous nous trouvions bloqués. Quant à notre affirmation sur la question : « Comment savez-vous qu’il a mal ? », nous avons vu que le symptôme n’était pas une condition suffisante pour dire une telle phrase, que le symptôme était en relation avec une hypothèse donnée. La douleur, à partir du moment où on la retient comme étant un objet privé qui se cache derrière le comportement de la douleur, devient une fiction grammaticale (Wittgenstein [1994] 2004 : § 307). Le critère, lui, ne dépend pas d’une hypothèse, mais de notre usage des mots « douleur », « souffrir », « avoir mal ». Ainsi, le critère de la douleur quand je dis « il souffre » peut être vrai ou faux, non à la manière d’une hypothèse, mais dans le contexte d’un discours donné. Les comportements ne sont pas décrits isolément, ils sont en étroite relation avec l’environnement : ainsi le comportement de tristesse, le comportement dépressif de l’animal ne peuvent être décrits qu’en relation avec un contexte large, un contexte dans lequel on pourra dire, tout comme de l’enfant qu’il pleure si sa mère le laisse seul, de l’animal si son maître est parti, mais aussi du comportement de douleur s’il s’est fait renverser par une voiture, etc. Le contexte large jouera aussi dans cet autre sens : c’était le cas de ce chien qui boitait à la demande de son maître dans un numéro de Music Hall : il boitait mais il n’avait pas mal. Notons ici que l’apparence comportementale entre « dressé à boiter » et « simuler une boiterie » est un gouffre grammatical dans lequel la seconde expression ne touche pas la plupart des animaux.
34On peut être surpris lors de discours sur la douleur de voir à quel point le degré de discours dépend du contexte de ce qui est dit : aussi la parcellisation de la douleur est assez surprenante en fonction de situations dans lesquelles nous parlons des animaux, et chacun a son répertoire : en anatomie, en physiologie, en pratique vétérinaire, dans l’élevage, chez les comportementalistes, sans parler des philosophes ! Nous choisissons tous un niveau de discours et entamons notre répertoire, comme si nous étions enfermés dans notre propre champ d’investigation. L’accord sur les fondements comportementaux, en l’occurrence notre accord sur la douleur, ou, dit autrement, notre accord sur ce qui compte comme étant la manifestation de la douleur dans ce que nous disons présuppose un accord dans nos règles d’usage de nos mots, de leur sens. Le fait de dire que les animaux et les humains sont conscients ou « ont mal » n’est pas une affaire empirique. La seule chose que l’on peut dire d’un cerveau est que certains états neurologiques sont bien corrélés avec certains états de conscience ou de douleur de l’animal. Mais cette corrélation ne peut montrer que c’est le cerveau qui est conscient ou qui a mal. Quand un animal hurle de douleur, est-ce qu’avoir mal ne veut pas dire cela ? Sinon quand utiliserions-nous cette expression ? Quand un animal est abattu parce qu’il a perdu son compagnon, qu’il se cache, passe son temps à dormir, prend le jour pour la nuit et inversement, n’est-ce pas qu’il est triste, qu’il souffre, qu’il est dépressif ? Ce ne sont pas les estomacs vides qui ont faim (Hacker 1993b : 59), ce sont les chiens, ou les hommes. C’est à propos des humains et de ce qui se comporte comme eux que l’on peut dire qu’ils ont mal, qu’ils ont conscience, qu’ils s’amusent, mangent et boivent, et ces activités ne sont attribuables ni à leur corps ni à leur cerveau, mais aux hommes et aux animaux tout entiers eux-mêmes.
Quant aux explications anatomiques
35Il est important de dénoncer ces dérives que nous faisons lorsque nous parlons de certaines parties du corps dans la douleur. Le cerveau ne pense pas plus qu’il ne joue ou ne marche. C’est une confusion d’attribuer la douleur à telle partie du corps, que ce soit le cerveau, les fibres C ou le thalamus. Nous ne pouvons pas dire que le cerveau pense ni qu’il souffre, hormis de manière dérivée, aussi une théorie scientifique ne peut reposer sur le fait qu’une quelconque partie du corps puisse souffrir, par exemple dire que « cette main a mal ». Nous pouvons dire que nous avons mal au dos, mais c’est nous qui avons mal. Le chien a mal à la patte, mais c’est le chien, ce n’est pas sa patte ni un quelconque organe. L’usage d’expressions telles que « le cerveau a mal aux dents », ou « le genou a mal » en neurophysiologie mène à une incohérence, qui se retrouve dans ce conflit que nous avons dénoncé entre la douleur et le comportement de douleur. Ce n’est pas le cerveau qui a mal (ibid. : 71), et ce n’est pas une question de fait, de physiologie, ce sont les animaux et les gens qui ont mal et qui manifestent leur douleur dans leur comportement. La réponse ne consiste pas à dire que probablement, ou sûrement, les fibres Ad et C sont enflammées ou excitées, et s’il existait un appareil pour voir l’inflammation de ces fibres, ou enregistrer l’excitation du centre ponto-mésencéphalique, nous n’aurions pas la preuve que la personne ou l’animal a mal, et ce ne seraient ni les fibres ni le cerveau qui se feraient plaindre, qui gémiraient, s’enfuiraient, demanderaient un calmant, appelleraient à la compassion (Wittgenstein [1967] 2008 : § 534)...
Sur les tables d’évaluation de la douleur
36L’une des caractéristiques de la douleur est une incertitude, et cette incertitude n’est pas liée à une connaissance ou à l’ignorance des faits – on ne peut offrir de preuve dans un cas ni dans l’autre – et il suffit, pour voir nos modes individuels d’attitude envers la douleur de l’animal comme Wittgenstein nous y invite, de se questionner sur l’usage de nos mots. Nous constatons que notre répertoire commun, s’il s’accorde bien quant à attribuer une douleur à un chien ou à un chat, par exemple, divergera beaucoup plus en ce qui concerne des êtres dits « inférieurs », comme la mouche : « un insecte ressent-il la douleur ? » (Wittgenstein [1980] 1998 : t. II, § 659-661) ? Cette question n’est pas une question empirique ici, elle est au contraire l’interrogation à propos de cette incertitude qui emplit notre question sur la douleur chez l’animal. Quels sont les cas limites pour chacun d’entre nous ? Le chien ? La vache ? Le ver de terre ? La mouche ? L’oursin ? L’huître qui se contracte quand on met la goutte de citron ? Le corail qui se casse comme une branche ? Nous voyons ici que notre concept de douleur varie chez les uns et les autres. En constatant cette variété de réactions que nous pouvons avoir face à la douleur, nous en déduisons que nos concepts de la douleur sont flous d’un individu à l’autre, et cette variation est une caractéristique de notre façon de parler des concepts de l’intérieur. Cette évaluation peut être très différente d’une personne à l’autre. Sans tomber dans les clichés classiques réunissant des chasseurs et des partisans de la protection des animaux, et dans nos pratiques curieuses de faire des tables rondes les réunissant en vue de... quoi ? – un accord ? (Devienne 2006), nous pouvons dire que si, dans telle circonstance, je peux être certain qu’un animal a mal tandis qu’une autre personne peut au contraire ne pas en être certaine, cette différence n’est pas celle qui repose sur une question de preuves, sur une ignorance des faits, ou une incapacité de juger ou une irresponsabilité (Wittgenstein [1980] 1998 : § 685). Cette différence repose plutôt sur une expérience à partager la maladie, à partager les souffrances des animaux malades. Ce n’est pas une affaire d’apprentissage technique, il ne peut y avoir un enseignement purement théorique d’une telle évaluation. « Non en suivant des cours, mais par l’“expérience” », nous dit Wittgenstein. Et il poursuit : « Existe-t-il des maîtres pour cela ? Certainement. Ils sonnent de temps à autre, la bonne indication. – C’est à cela que ressemblent ici l’“apprendre” et l’“enseigner”. – On n’apprend pas une technique, mais des jugements pertinents. Il y a aussi des règles, mais elles ne forment pas un système, et seul l’homme d’expérience peut les appliquer à bon escient. À la différence des règles de calcul » (Wittgenstein [1994] 2004 : 318). C’est probablement la raison pour laquelle les tables d’évaluation de la douleur ne sont tout au plus qu’un pis-aller.
Conclusion
37Les problèmes philosophiques que nous nous posons sur la douleur – il suffit de regarder l’importance des questions traitant de l’existence ou de l’absence de douleur chez les animaux ou chez les petits enfants – ne sont pas simplement résolus par de nouvelles découvertes empiriques. La douleur, pas plus que la tristesse ou la crainte, n’est cachée derrière le regard qui la manifeste, derrière – chez l’humain – le visage qui la manifeste. Cette attitude, que nous proposons, est celle qui consiste non plus à voir l’animal selon un aspect que nous avons retenu de lui dans nos différentes versions professionnelles, un aspect qui nous a fait prendre nos distances par rapport à lui, mais plutôt celle qui consiste à envisager l’animal, expression qui consiste ici à mettre ce petit trait d’union entre le visage et le « en » qui le précède. Et toutes les tables d’évaluation sont bien loin d’envisager l’animal. Dans notre langage ordinaire nous agissons et parlons à propos de la douleur de l’animal sans faire de distinction entre sa douleur et son comportement de douleur. La douleur se manifeste dans le comportement. Ce que j’ai su faire quand j’ai dit du chien qu’il souffre, c’est d’avoir été capable d’utiliser grammaticalement les mots « il souffre », sans pour autant avoir pu ressentir sa douleur. Et ce qui est dit n’est pas simplement une jonction, un pont, entre l’animal et les mots que je prononce. L’enjeu est aussi dans un autre registre. Quand je dis de l’animal qu’« il a mal », je m’engage totalement à le reconnaître par mon discours. L’animal amène ma réponse et mon engagement envers lui.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
Austin John L. [1961] 1994. « Autrui », dans Philosophical Papers, New York, Oxford University Press. Repris dans Écrits philosophiques, traduit de l’anglais par Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, Paris, Le Seuil.
Cavell Stanley. 1993. Conditions nobles et ignobles : la constitution du perfectionnisme moral émersonien, traduit de l’anglais par Christian Fournier et Sandra Laugier, Montpellier, L’Éclat.
– 1996. « Wittgenstein et le concept de connaissance humaine », dans Les Voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, traduit de l’anglais par Sandra Laugier et Nicole Balso, Paris, Le Seuil.
Dantzer Robert. 2001. « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal se sont-elles construites ? », dans Florence Burgat et Robert Dantzer (sous la direction de), Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ? Versailles, inra éditions : 85-104.
Dennett Daniel C. [1996] 1998. La Diversité des esprits : une approche de la conscience, traduit de l’anglais par Alexandre Abensour, Paris, Hachette.
Devienne Philippe. 2006. Une approche analytique de la philosophie des droits de l’animal, thèse de doctorat de philosophie, Université Paris IV-Sorbonne.
Fleming Richard. 2004. « A Short Discourse on Ordinary Metaphysics », dans First Word Philosophy : Wittgenstein-Austin-Cavell, Writings on Ordinary Language Philosophy, Cranbury (N. J.), Rosemont Publishing & Printing Corp.
10.1002/9781118951835 :Hacker Peter Michael Stephan. 1993a. « Criteria », dans Wittgenstein, Meaning and Mind, Vol. 3 of An Analytical Commentary on the Philosophical Investigations, Part. I, Essays, Oxford, Blackwell.
– 1993b. « Men, Minds, and Machines », dans Wittgenstein, Meaning and Mind, op. cit.
Rosat Jean-Jacques. 2001. « L’indétermination des concepts psychologiques », dans Christiane Chauviré, Sandra Laugier et Jean-Jacques Rosat (sous la direction de), Wittgenstein, les mots de l’esprit : philosophie de la psychologie, Paris, Vrin.
10.1016/j.applanim.2006.04.013 :Weary Dan M., Niel Lee, Flower F. C., Fraser David. 2006. « Identifying and Preventing Pain in Animals », Applied Animal Behaviour Science, 100 : 64-76.
Wittgenstein Ludwig. [1958] 1965. Le Cahier bleu et le cahier brun (1933-1935), traduit de l’anglais par G. Durand, Paris, Gallimard.
– [1967] 2008. Fiches, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Cometti et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard.
– [1980] 1998. Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, traduit de l’allemand par Gérard Granel, Mansempuy, Trans-Europ-Repress.
– [1994] 2004. Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Louis Gautero, Dominique Janicaut et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard.
– 2001. Études préparatoires à la deuxième partie des Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par Gérard Granel, Mansempuy, Trans-Europ-Repress.
Auteur
Docteur vétérinaire praticien, docteur en philosophie et titulaire d’un dea de bio-mathématique. Il a soutenu une thèse sur Une approche analytique de la philosophie des droits de l’animal (2006), à partir de laquelle il prépare actuellement un livre. Il poursuit, dans la perspective de la philosophie du langage ordinaire, des recherches sur la douleur. Il a notamment publié sur ce thème Les Animaux souffrent-ils ? (Le Pommier, 2008).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La moisson des marins-paysans
L'huître et ses éleveurs dans le bassin de Marennes-Oléron
Pascale Legué-Dupont
2004
Le temps de manger
Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux
Maurice Aymard, Claude Grignon et Françoise Sabban (dir.)
1993