8. Que faire du comportement dans les sciences du comportement ?
p. 197-208
Texte intégral
Introduction
1Introduire une réflexion sur la façon de penser le comportement animal dans le contexte d’un travail de recherches visant à questionner l’éthique des productions animales tout en faisant référence à la phénoménologie de Merleau-Ponty n’est pas une démarche anodine. Merleau-Ponty fait du comportement la manifestation du vivant (Merleau-Ponty [1942] 1977). En schématisant quelque peu, un objet n’est vivant que parce qu’il se comporte et que ce comportement a un sens. L’élevage intensif restreint considérablement le comportement des animaux qui y sont soumis en raison de la réduction de l’espace et de la privation des principaux objets nécessaires à l’expression des comportements naturels de l’espèce. Dans le contexte de la pensée de Merleau-Ponty, des animaux qui ne peuvent se comporter naturellement perdent donc leur statut d’être vivant et ne sont plus qu’objets, en l’occurrence objets de spéculation économique. Bien plus, les comportementalistes qui pensent aider la cause animale en permettant aux animaux de s’engager dans quelques comportements élémentaires ne font qu’un simulacre de travail scientifique puisque leurs travaux portent sur des postures et des attitudes plutôt que sur de véritables comportements. Les quelques améliorations qu’ils proposent sont donc sans intérêt puisque les comportements concernés sont condamnés à n’être que des ébauches.
2Malgré le fossé qui sépare la majorité des comportementalistes des philosophes, le débat qu’a suscité Florence Burgat au travers des travaux qui ont nourri ce volume, Penser le comportement animal, n’a pas nécessairement pour vocation de creuser davantage ce fossé pour en faire un véritable gouffre. Je voudrais montrer dans ce chapitre qu’il existe des solutions au moins intellectuelles à ce problème et qu’elles sont certainement accessibles aux comportementalistes. Pour ce faire, je décrirai d’abord la position théorique sous-jacente aux méthodologies déployées dans les sciences du comportement avant de revenir aux attendus philosophiques et aux façons d’en tenir compte dans nos approches comportementales. Mon point de vue sera bien entendu celui du psychobiologiste que je suis.
Les sciences du comportement
3Les sciences du comportement s’organisent autour de deux courants de pensée, l’un hérité de la zoologie et fortement inspiré par l’éthologie, le second issu de la psychologie expérimentale et recentré sur la psychobiologie ou la neurobiologie des comportements.
4Pour l’éthologiste, le comportement participe à l’adaptation, comme n’importe quelle autre caractéristique anatomique ou organique, à la différence importante près que le comportement ne laisse pas de traces fossiles. Il n’est donc pas possible de décrire l’évolution des comportements comme le zoologiste décrit l’évolution d’une fonction ou d’un organe même si le comportement peut être en partie au moins inféré de la structure. L’éthologie décrit les stratégies que déploient l’individu ou le groupe pour une exploitation optimale des ressources environnementales et, pour cela, elle observe les acteurs de ces comportements dans leur milieu naturel puisque c’est au sein de ce milieu que s’est affinée la valeur adaptative des comportements. Les quatre questions proposées originellement par Tinbergen pour comprendre le comportement structurent encore la recherche en éthologie. Tout comportement doit pouvoir être décrit en termes de fonction adaptative (sa causalité ultime), de phylogénie, de causalité proximale et d’ontogénie. L’éthologie élude cependant avec soin la question fondamentale des rapports entre l’objet d’un comportement (la nourriture par exemple) et la raison même de ce comportement. Sans vouloir anticiper sur le débat philosophique qui occupera la dernière partie de ce chapitre, la nourriture n’existe que parce qu’elle est nourriture pour un être en quête de nourriture. En d’autres termes, un animal en quête de nourriture doit avoir un minimum de conscience de lui-même et de ce qu’est de la nourriture. L’éthologiste traditionnel fait de la quête de nourriture l’expression d’un besoin ou d’une motivation. Mais il rabat sur le domaine physiologique l’explication de ce besoin ou de cette motivation, en évitant soigneusement d’introduire toute référence à une intentionnalité ou à une quelconque conscience.
5L’éthologie rejoint ainsi la psychologie dans ce que Staddon appelle un béhaviorisme méthodologique (Staddon 1983). Il ne s’agit pas de nier qu’il puisse y avoir des états mentaux tels des intentions, des désirs, des passions ou encore des croyances à l’origine de tel ou tel comportement. La question est simplement de savoir si cela est utile pour expliquer le comportement, qu’il s’agisse des explications causales ou mécanistiques qui définissent les règles de variation et de sélection des comportements, ou des explications fonctionnelles qui précisent les règles de sélection en termes de résultats finaux. La psychologie diffère cependant de l’éthologie dans la mesure où elle cherche à établir des règles générales du comportement indépendantes de la niche dans laquelle apparaît le comportement en question. Les travaux sur l’apprentissage et la mémoire en sont un exemple. Le psychologue place le sujet dans une situation apte à révéler le processus étudié, un nouvel environnement avec des aspects saillants que le sujet devra apprendre à discerner et à relier les uns aux autres ou à son propre comportement dans son exploration de cet environnement. Dans le premier cas, le sujet établit des relations temporelles entre des stimuli distincts et en infère une causalité puisqu’un événement donné ne peut avoir qu’une cause antérieure. Dans le second cas, le sujet établit une relation de contingence instrumentale (j’obtiens un objet donné en conséquence d’une action précise) qu’il peut directement tester en faisant varier la fréquence et l’intensité de ses actions.
6Nonobstant la règle des quatre questions chère à Tinbergen, les explications du comportement sont le plus souvent formulées en termes de causalité immédiate ou antécédente. L’étude fine des règles d’organisation des comportements qui caractérisait la psychologie expérimentale de la seconde moitié du xxe siècle a totalement disparu au profit d’une biologisation à outrance. La psychologie moderne est biopsychologie ou n’est pas, comme l’avait prédit Mario Bunge (Bunge 1980).
7Les neurosciences comportementales expliquent le comportement en termes de structures cérébrales et de neurotransmetteurs. L’endocrinologie comportementale considère l’action des facteurs libérés par les glandes endocrines, les hormones, sur le cerveau aussi bien que sur les effecteurs du comportement. La psychoneuroendocrinologie essaye pour sa part d’effacer cette barrière entre le cerveau et le corps non-cerveau en inscrivant le fonctionnement du corps non-cerveau dans le prolongement de celui du cerveau. Les développements technologiques qui ont dominé la biologie au cours des vingt dernières années fournissent à ces approches des outils puissants de description du fonctionnement du cerveau et des organes périphériques. La génomique identifie les gènes participant à l’activation d’un comportement ou à sa variation. L’étude du transcriptome fournit une mesure quantitative de l’expression de ces gènes. La protéomique permet d’identifier les protéines impliquées. La neuroimagerie procure une vision dynamique des structures cérébrales impliquées. Dans tous les cas, l’approche dominante est celle d’un cerveau maître dont le fonctionnement détermine en totalité le comportement. Il n’est donc pas étonnant que les neurosciences comportementales engendrent des pseudo-sciences dont le dernier avatar est la neuro-économie. Cette nouvelle discipline prétendument scientifique postule que l’activité de telle ou telle structure cérébrale règle nos choix. Il suffit donc d’observer par des moyens appropriés l’activité de ces structures pour prédire quels seront les choix du consommateur.
8Dans ce contexte, le travail du comportementaliste n’est plus d’étudier des comportements en tant que tels. Il en est réduit à développer et utiliser des bio-essais comportementaux pour appréhender le fonctionnement de structures cérébrales ou résumer les processus mentaux d’intérêt et à les mettre en relation avec des biomarqueurs biochimiques des phénomènes étudiés.
9L’étude du bien-être animal fournit un exemple particulièrement démonstratif de cette tendance forte des recherches menées sur les comportements adaptatifs. La question à laquelle se trouvent confrontés les chercheurs de l’inra et des autres organismes de recherches agronomiques à travers le monde est de savoir comment objectiver les atteintes au bien-être susceptibles d’être engendrées par les contraintes de l’élevage intensif et ce afin de modifier les pratiques et de diminuer les contraintes en question. Les mots clés ici sont « adaptation » et « stress ». Placés dans un environnement limitant de façon plus ou moins sévère les possibilités d’expression de leurs comportements naturels, les animaux essayent de s’adapter et y arrivent en principe pour autant que le coût biologique de cette adaptation ne soit pas trop élevé. Le coût biologique auquel il est fait référence ici est apprécié par un certain nombre d’indicateurs qui incluent la mortalité, la morbidité et la survenue de blessures et d’atteintes corporelles, l’apparition de comportements anormaux et la mobilisation des systèmes physiologiques impliqués dans la réaction de stress. Sur la base de cette construction de la réalité (Watzlawick 1988), les comportementalistes vont d’abord essayer d’établir un état des lieux en mesurant avec application les différents indicateurs mentionnés dans les diverses conditions d’élevage rencontrées sur le terrain. Ils vont ensuite essayer d’intervenir sur tel ou tel élément du système d’élevage, qu’il s’agisse de l’animal ou de son environnement, pour essayer d’améliorer les scores obtenus. Il faut noter que ce système codifié de recherches n’interroge ni la réalité du phénomène étudié ni sa dimension morale (jusqu’où peut-on aller dans la subordination de l’animal à l’homme ?).
10Le conventionnel des recherches comportementales n’est pas limité à l’éthologie appliquée aux animaux d’élevage. On le retrouve dans tous les domaines des neurosciences comportementales (Dantzer 1986), y compris celui de la psychopathologie. Il en va ainsi des travaux sur la dépression. Il n’existe pas de modèle animal isomorphe de la dépression humaine, mais uniquement des modèles pharmacologiques développés à l’origine pour leur sensibilité aux médicaments antidépresseurs identifiés comme efficaces en clinique. Une des composantes comportementales la plus sensible aux antidépresseurs est la résignation, quand elle est mesurée par la durée d’immobilité dans une situation dans laquelle il ne sert à rien de tenter de s’échapper. Un rat ou une souris placé(e) dans un seau rempli d’eau ou suspendu(e) par la queue peut s’agiter tant et plus, rien n’y fait. L’animal s’immobilise donc plus ou moins rapidement. Les médicaments dits antidépresseurs réduisent cette durée d’immobilité. Il ne s’agit pas d’une simple activation locomotrice puisque les psychostimulants comme l’amphétamine ne partagent pas cet effet. A contrario, des animaux qui s’immobilisent plus durablement que d’autres pour une durée identique de test seront considérés comme déprimés (Dantzer et al. 2008). Certes, ce ne sont pas les seuls tests de dépression, il en existe d’autres cernant d’autres dimensions de la dépression. La composante anhédonique par exemple est mesurée par la diminution d’attractivité de stimulations normalement plaisantes pour l’animal, la stimulation électrique des systèmes de récompense dans le cerveau ou l’ingestion d’un aliment très appétent, une solution sucrée par exemple. Le fait que certaines dépressions soient réactionnelles et apparaissent en réponse à différents événements de vie a également amené à développer des modèles à caractère plus étiologique, l’exposition chronique à des stress modérés par exemple. Mais dans tous les cas, la nature même de l’expérience dépressive n’est pas interrogée si bien que sa mesure chez l’animal ne dépasse pas le cadre du conventionnel sinon de la caricature.
11Comme cela a déjà été souligné précédemment, toutes ces recherches réduisent le comportement à l’expression du fonctionnement d’un ensemble de structures cérébrales. Les neurobiologistes parlent de réseaux neuronaux et le comportement n’est qu’un moyen parmi d’autres pour étudier les propriétés fonctionnelles de ces réseaux. L’idée que le cerveau puisse être modifié dans son fonctionnement et sa structure par le comportement lui-même ou ses conséquences en termes de stimulations sensorielles ou de modifications de l’état interne n’est cependant pas négligée même si sa prise en compte est loin d’être systématique. Cette plasticité neuro-comportementale et l’élucidation de ses mécanismes constituent un des objets d’étude les plus passionnants de la neurobiologie malgré les avatars inévitables de ce genre d’approche. Il a ainsi été montré que contrairement à ce que l’on pensait initialement, le nombre de neurones n’est pas figé dans le cerveau. Il existe une neurogénèse, c’est-à-dire une production de nouveaux neurones même à l’âge adulte et celle-ci est modulable par les facteurs d’environnement. Le stress diminue la neurogénèse sous l’action des hormones du stress et en particulier du cortisol. Comme le stress peut précipiter l’apparition de troubles dépressifs, il a été proposé que la dépression représente en fait la manifestation symptomatique de cette insuffisance de neurogénèse au sein d’une structure cérébrale, l’hippocampe, qui est particulièrement sensible aux effets neurotoxiques du cortisol. Ces données obtenues chez l’animal ont donné naissance à des programmes de recherches visant à mesurer le volume de l’hippocampe chez les patients dépressifs. La variabilité des résultats obtenus (Bao et al. 2007) ne saurait masquer le sens profond de cette démarche, à savoir ramener la dépression mélancolique, dont certains ne voudraient faire qu’un trouble existentiel, à une anomalie élémentaire de la structure ou du fonctionnement du cerveau.
Le retour à la phénoménologie
12Le réductionnisme forcené des neurosciences comportementales est-il irréversible ? L’envahissement de la biologie par la génétique moléculaire a imposé un programme de recherches excessivement contraignant, consistant à élucider le rôle de tel ou tel gène ou de familles de gènes. Le rôle de l’environnement n’est pas négligé pour autant puisque les programmes de recherche actuels incitent de plus en plus à prendre en compte la modulation de l’expression des gènes par les facteurs d’environnement.
13Tout cela est certainement bien pour des objets organiques tels l’os, le rein et le foie ou des processus pathologiques comme la cancérogénèse ou l’athérosclérose. Mais cela ne veut pas dire que la même démarche puisse être transposée au comportement, tant cet objet reste à appréhender dans sa dimension phénoménologique au lieu d’être réduit à sa dimension mécanistique. Ce n’est pas un hasard s’il en va ainsi. Le terme de phénoménologie est déjà en lui-même prétexte à conflit. Les scientifiques font de la phénoménologie une démarche descriptive sans intérêt car non centrée sur les mécanismes. Sous la plume d’un évaluateur, l’utilisation de ce terme pour désigner la nature d’un projet de recherches est une condamnation à mort de la carrière du chercheur concerné et de son projet. Pour le philosophe, la phénoménologie oppose l’expérience subjective à l’analyse dite scientifique, laquelle, en prenant le parti d’éliminer le subjectif au profit du rationalisme et du positivisme, se condamne d’emblée à ne pouvoir accéder à la vérité.
14Réintroduire le débat philosophique dans la compréhension du comportement n’est pas anodin. Tout préoccupés qu’ils sont par leur objet, les biologistes oublient volontiers que le comportement bénéficie d’une longue tradition philosophique, qu’elle porte par exemple sur la distinction entre le monde vivant et le monde physique ou qu’elle s’inscrive dans le cadre d’une réflexion sur l’inné et l’acquis, le naturel et le culturel. Cet oubli va parfois jusqu’à nier que le comportement puisse faire l’objet d’une réflexion philosophique puisque son enracinement biologique en interdit la compréhension à ceux qui n’ont pas la culture correspondante. Est-ce à dire qu’il faut d’un côté des philosophes et de l’autre des biologistes et que leurs relations sont condamnées à n’être que de juxtaposition, à défaut d’une véritable jonction ? Il est en fait maintenant possible de dépasser la tentation de la territorialité en changeant de registre pour s’attaquer à ce qui est l’essence même du comportement.
15Revenir à Merleau-Ponty peut permettre de faire avancer le débat. Son ouvrage, La Structure du comportement, a été écrit dans les années 1930-1940, à un moment clé de l’évolution des idées, entre la faillite d’une psychologie intentionnelle, le développement du béhaviorisme radical et l’attrait de la psychologie de la forme (Merleau-Ponty, op. cit.). Merleau-Ponty a fait du corps et du comportement qui constitue le prolongement du corps dans l’espace et le temps la condition d’une conscience minimale, préréflexive. Dans La Structure du comportement, Merleau-Ponty insiste sur le fait que l’animal, tout comme l’homme, ne fait pas que réagir à son environnement, mais agit dans son environnement avec son propre point de vue, sa propre conscience. C’est ce qui confère du sens au comportement. Avoir soif n’est pas juste ressentir un déséquilibre de l’osmolarité plasmatique, mais chercher dans le monde ce qui est susceptible de mettre fin au déséquilibre organique à l’origine de la sensation de soif. Le buveur de bière n’a pas la même soif que le buveur d’eau. Chez l’animal, ce point de vue ne nécessite pas une conscience réflexive puisqu’il est ancré dans la survie de l’individu ou de l’espèce. Ce n’est que chez l’homme que la relation entre le comportement et l’objet du comportement devient signifiante car seul l’homme serait capable de distinguer entre des phénomènes empiriques incluant le corps (la possibilité de former des relations de contingence temporelle et de contingence instrumentale) et des phénomènes conceptuels comme par exemple la relation entre les moyens et les fins. En d’autres termes l’être humain peut apprécier la signification d’un comportement chez l’animal, mais l’animal se comportant n’en a pas la possibilité. Comme le souligne Lijmbach, ce n’est pas parce que l’animal n’a pas la possibilité d’attacher de la signification à son expérience, c’est-à-dire de la situer dans un continuum historique et de se distancier par rapport à elle, que l’on peut prétendre pour autant que ladite expérience ne compte pas (Lijmbach 1997). Au contraire, cette conscience en quelque sorte brute mériterait d’autant plus d’être prise en compte qu’elle ne peut être modulée. Dire que l’animal peut ressentir la douleur mais n’a pas conscience de cette douleur ne saurait donc légitimer l’ignorance de cette douleur. Au contraire, tout devrait être fait pour la réduire puisque l’animal n’en a pas la capacité propre.
16S’il nous est facile de dire que nous avons conscience ou non de quelque chose, cette notion n’en reste pas moins trop générale pour pouvoir être utile au débat. Les discussions sur la connaissance que peut avoir un individu, animal ou être humain, de son monde ont grandement avancé depuis Merleau-Ponty grâce aux acquis de la psychologie cognitive. Celle-ci s’intéresse à la façon dont l’individu traite l’information pour la structurer en catégories signifiantes, sous la forme de représentations mentales, et la mémoriser et éventuellement la restituer. L’individu ne fait pas que réagir à son environnement, il projette sur lui sa propre organisation et son expérience. La connaissance n’est pas le produit d’un esprit éthéré puisqu’elle comprend non seulement des éléments de connaissance sensorielle extéroceptive mais également une connaissance intéroceptive relative au fonctionnement du corps. La psychologie cognitive utilise le comportement ou plutôt les variations comportementales (y compris le langage) comme révélateurs de la connaissance. La psychologie cognitive est étroitement associée aux neurosciences dites cognitives dont l’objet est de rechercher comment est codée l’information source de connaissances dans le cerveau. Les philosophes s’introduisent volontiers dans le débat pour interroger, voire ordonner, les sciences cognitives (Churchland 2002 et 1988). Le champ de la psychologie cognitive ne se limite pas au traitement de l’information. Il peut être élargi en particulier aux affects et à la psychopathologie, en capitalisant sur la dimension cognitive de ces phénomènes. Le stress a déjà été décliné en termes cognitifs (Ursin et Eriksen 2004). Il en va de même des émotions, les aspects évaluatifs prenant le pas sur les aspects réactionnels habituellement étudiés par les psychobiologistes (Sander et al. 2005). Des tentatives sont en cours pour appréhender de cette façon le répertoire émotionnel des animaux d’élevage (Boissy et al. 2007). Dans le domaine de la psychopathologie, il est encore trop tôt pour savoir si la compréhension de la dimension cognitive de la dépression a plus de chances de déboucher sur la compréhension des mécanismes de la dépression que la considération de sa dimension neurovégétative, mais il n’en reste pas moins que seule la première peut donner accès à l’essence même de l’expérience d’un état dépressif.
Conclusion
17Le détour par les sciences cognitives ne permet pas de faire l’économie de la question de la nature des états mentaux associés au comportement. Les émergentistes prétendent que les systèmes complexes ne peuvent être compris sans faire appel aux niveaux de complexité et aux propriétés émergentes apparaissant à chaque niveau de complexité. Pour l’organisme vivant, c’est aller de la molécule à la cellule, de la cellule à l’organe, de l’organe à l’organisme et de l’organisme au groupe social. De nouvelles propriétés apparaissent à chaque niveau de complexité et ne peuvent être réduites aux propriétés des composantes élémentaires du système. La théorie des propriétés émergentes est ainsi avancée pour penser le fonctionnement d’un réseau neuronal au-delà des propriétés du seul neurone ou l’organisation d’un comportement au-delà des systèmes biologiques sous-tendant ce comportement. Les limites de cette description apparaissent très vite quand on fait d’une propriété émergente d’un système l’explication de ses conséquences sur le fonctionnement du système. Je ressens une douleur vive et me voilà obligé de m’arrêter d’écrire en raison de l’inconfort de cette douleur. Pour expliquer ce qui m’arrive, je dis que j’ai mal et que c’est à cause de la douleur que j’agis ainsi. Cette explication verbale n’est pas plus vraie que de faire de la pluviosité la cause des inondations qui ont frappé certaines parties de l’État de l’Illinois au début de l’année 2008. La pluviosité est un indice que les météorologistes ont forgé pour décrire la quantité d’eau tombée dans un espace donné pendant un intervalle de temps défini. Cet indice résume un phénomène physique mais il n’explique rien. L’alternative à l’émergentisme est l’épiphénoménalisme qui fait des prétendues propriétés émergentes des épiphénomènes accessibles à la conscience et formulables mais sans existence réelle. La neurobiologie moderne est résolument moniste. Les comportements sont réductibles au fonctionnement d’ensembles neuronaux dont ils modifient de façon dynamique le fonctionnement dans un flux continu d’interactions.
18En proposant de penser la vie sans recourir à la force vitale grâce au concept de structure, Merleau-Ponty serait certainement aujourd’hui du côté des monistes. Soucieux de faire passer sa réflexion philosophique par des domaines non philosophiques, Merleau-Ponty a pris soin de s’inspirer des travaux scientifiques de l’époque et plus particulièrement de ceux des psychologues et des biologistes. Comme il l’évoque dans son cours sur la nature dispensé au Collège de France durant l’année 1956-1957 (Merleau-Ponty 1995), il a été marqué par les travaux de Coghill sur le comportement de l’axolotl. L’axolotl est la larve d’un vertébré amphibien urodèle qui n’a pas besoin de subir de métamorphose pour se reproduire. Il passe par une phase aquatique au cours de laquelle il nage avant de rejoindre la terre pour marcher avec ses quatre pattes. Dans les années 1920, Coghill a montré que l’apparition et le développement de ces comportements sont organisés par le système nerveux d’une façon non figée mais dynamique, le système nerveux s’organisant au fur et à mesure du développement comportemental. En d’autres termes, le système nerveux contient l’esquisse des tâches que l’organisme a à remplir. Mais cette esquisse ne peut s’organiser et déboucher sur de véritables comportements intégrés que dans la mesure où le comportement lui-même se réalise et mature par additions et transformations successives. Un stimulus sur n’importe quelle partie du corps de l’embryon de l’axolotl lui fait courber la tête dans le sens opposé. C’est le début d’une réponse d’évitement. Ce mouvement s’étend progressivement à l’ensemble du corps, donnant lieu à un mouvement d’enroulement de l’animal sur lui-même. Plus tard au cours du développement, ce mouvement d’enroulement progressant du cou vers la queue donne lieu à un mouvement en sens inverse retardé et progressant toujours du cou vers la queue (la phase S). L’enchaînement de ces mouvements est à l’origine de la nage, une réaction de fuite. Cela n’est possible que parce que se mettent en place des interconnexions excitatrices et inhibitrices entre les deux voies motrices latérales par l’intermédiaire d’interneurones dans le cerveau postérieur.
19Les principaux résultats de Coghill ont été confirmés par les neurobiologistes contemporains. Ceux-ci ont pu suivre en direct l’apparition de ces interneurones dans le générateur spinal de mouvements chez le poisson zèbre en couplant un facteur de transcription spécifique de ces interneurones, Engrailed-l, au gène de la protéine fluorescente verte. Au-delà de ces recherches en pleine expansion sur la plasticité des systèmes neuronaux, il reste que le comportement et son substrat organique sont liés de façon dynamique et que la pleine réalisation des comportements spécifiques de l’espèce conditionne certainement l’aboutissement de l’organisation cérébrale. Pour autant, il faut rappeler que le comportement ne prend pas place dans le vide ou en simple réponse aux stimulations extérieures. L’organisme est habité en interne d’un mouvement d’ouverture sur son monde environnant. Il est en quelque sorte avide de sensations ou, pour citer Merleau-Ponty « [...] comme habité d’un mouvement interne qui l’ouvre à une possibilité de déséquilibre, c’est-à-dire à la possibilité de l’émergence en lui d’un manque, manque qui n’est pourtant pas manque de ceci ou de cela : c’est cette ouverture au déséquilibre qui est le principe directeur du développement de l’organisme et de son évolution comportementale » (ibid. : 207).
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Auteur
Docteur-vétérinaire et docteur ès sciences. Il a dirigé l’Unité de recherches de neurobiologie intégrative à l’université de Bordeaux 2. Il est spécialisé en psychobiologie et s’intéresse plus particulièrement au stress, aux interactions entre les hormones et le comportement (la psychoneuroendocrinologie) et aux relations entre le système nerveux et le système immunitaire (la psychoneuroimmunologie). Il est actuellement professeur de psychoneuroimmunologie à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign.
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