Langage, société et divisions urbaines
p. 375-449
Texte intégral
1Les différenciations de l’espace qu’enregistre et institue le langage ne sont ni aussi stables, ni aussi partagées qu’on pourrait le croire. Des travaux désormais nombreux se sont attachés à mettre au jour les luttes de classement qui sont au principe de la dynamique et de l’intelligibilité des nomenclatures relevant du sens supposé commun dans une société donnée : on sait mieux désormais que l’accord est tien moins qu’assuré sur les « objets » que la langue désigne et que celle-ci est un vecteur aussi bien qu’un indice de conflits symboliques et de leurs issues. Les systèmes lexicaux et leurs changements peuvent ainsi être inscrits dans des processus sociaux où les « représentations » sont partie intégrante de la « réalité ». Elles ne sont plus en effet regardées comme des redoublements objectifs (science), intéressés (idéologie) ou arbitraires (culture) d’un monde social qui serait déjà là, mais comme des formes de l’expérience de celui-ci, des moyens pour s’y placer et déplacer, éventuellement pour le changer. Dès lors, les processus classificatoires peuvent être étudiés dans de multiples dimensions : ils relèvent de la pratique et de ses éléments matériels autant que de la symbolisation langagière, ils impliquent des conflits réglés autant que des consensus sociétaux inscrits dans la langue commune, ils engagent des mises en ordre institutionnelles autant que des assignations de sens locales et fugitives1.
2Les mots qui divisent les villes varient selon la situation d’énonciation, mais aussi par leur support sémantique2. Il s’agit parfois d’un strict toponyme, terme unique désignant un lieu unique, par divers moyens : Montparnasse ou Belleville à Paris, Blackfriars ou South Kensington à Londres, SoHo ou Tribeca à New York. Il peut s’agir aussi d’un générique qui ne réfère pas à un lieu, ni même à une ville singulière : la ville ou les faubourgs, the inner city ou the suburbs, el casco urbano ou la periferia. Les parties d’une ville sont souvent désignées par la composition de l’un de ceux-ci avec une qualification qui en fait un toponyme : ainsi, le Faubourg Saint-Germain ou le Vingtième [arrondissement], West End et East End ou encore Downtown New York. Dans certains contextes, un générique peut même prendre directement valeur de toponyme : ainsi, à Londres, the City ou, à Damas, el Midan3.
3Toponymes et génériques s’emboîtent alors au point de faire oublier ces derniers. Soit l’énoncé : « Treichville est un quartier d’Abidjan », ou celui-ci : « Houmat al-Jâmi’ [de la Grande Mosquée], Houmat al-Marr [du Passage] et Houmat al-Achrâf [de la noblesse religieuse] étaient les trois houma-s qui divisaient madînat al-Qayrawân [la ville de Kairouan] »4. Dans les deux cas, des toponymes sautent aux yeux, invitant à rechercher comment ils sont apparus, ce qu’ils signifiaient jadis ou signifient aujourd’hui. Mais ces énoncés mobilisent aussi des catégories plus abstraites : ils posent la question des significations de quartier, houma et madîna dans les contextes considérés. Les toponymes, sans toujours le dire, classent les espaces. Les opérations classificatoires sont toutefois plus aisément saisies en étudiant la formation des génériques et de leurs transformations : c’est dans cette direction que s’est principalement orientée l’enquête qui a abouti à ce livre.
4Elle a rencontré d’emblée le problème de l’identité des classificateurs. On a déjà évoqué la variabilité situationnelle des découpages de la ville, mais il en est de plus structurelles. Dans la vie quotidienne, les locuteurs désignent constamment les lieux et les espaces par un trait singulier – toponymique, topographique, social ou morphologique – qui fait immédiatement sens dans une situation donnée d’interlocution. Les découpages administratifs procèdent d’une autre manière : ils délimitent précisément des territoires et les nomment par des conventions langagières qui, en principe, s’imposent à tous. Vocabulaire du quotidien et vocabulaire des institutions diffèrent par leur finalité pratique, leurs modalités d’usage, le champ de leur autorité, leurs principes mêmes de construction. Ils sont donc loin de toujours se superposer, mais ils sont rarement étrangers l’un à l’autre. L’étude des mots des divisions de la ville pose donc, on ne s’en étonnera pas, la question de la relation entre les lexiques « d’en bas » et les lexiques « d’en haut », ceux de la langue commune (mais pas toujours) et ceux de la langue administrante (mais pas seulement). Nous nous attacherons à explorer ici un aspect de cette relation : si les deux registres s’opposent effectivement par leur régime d’énonciation, ils sont peut-être plus liés qu’on ne le pense par les ressources lexicales que l’un et l’autre mobilisent. Le vocabulaire « spontané », dans cette affaire, pourrait bien être parfois le retour d’institutions refoulées ou, le plus souvent, la réinterprétation des mots des autorités.
5Nous partirons du lexique le plus simple et le plus familier : celui des divisions administratives des villes telles que nous les connaissons aujourd’hui. Ses propriétés sont bien particulières et doivent d’emblée être identifiées. Elles n’ont pas, cependant, la généralité qu’on pourrait leur prêter : un bref examen des formes diverses des matériaux sur lesquels s’appuie l’enquête et des paradoxes auxquels ils nous confrontent en offrira des indices. Nous pourrons alors mieux voir comment d’autres divisions de l’espace, fondées sur de multiples divisions sociales, ont pu et peuvent encore organiser les vocabulaires urbains. Cela nous permettra, finalement, de justifier la stratégie adoptée dans cet ouvrage : choisir pour terrain privilégié de l’enquête des lieux et des moments de réforme où le passage d’anciennes divisions urbaines aux divisions terri-toriales modernes permet d’observer changements et tensions dans les lexiques et leurs usages.
Les divisions territoriales modernes
6L’obstacle sans doute le plus solide à l’enquête sur les lexiques des divisions de la ville est l’évidence des divisions administratives modernes. Deux exemples suffiront pour identifier ce régime de découpage spatial qui semble aujourd’hui surplomber toutes les variations des usages.
7La ville de Paris, depuis l’annexion en 1860 des communes ou parties de communes comprises dans l’enceinte fortifiée construite une quinzaine d’années plus tôt, comprend vingt arrondissements, chacun étant divisé en quatre quartiers, soit quatre-vingts au total. Des unités administratives de même nom existaient déjà dans les anciennes limites de Paris. En 1790, à l’intérieur de la barrière des Fermiers généraux, quarante-huit sections avaient remplacé les vingt quartiers d’Ancien Régime, et ce découpage restera inchangé jusqu’en 1860. Les sections furent regroupées en douze municipalités en l’an IV (1795), devenues mairies d’arrondissement en l’an VIII (1800), le terme quartier remplaçant section en 1811-1812 (Des Cilleuls 1900). Les nouveaux arrondissements de 1860 sont de forme grossièrement rectangulaire, de superficie croissante du centre vers la périphérie et numérotés en spirale dans le sens des aiguilles d’une montre depuis le palais du Louvre jusqu’à l’extrémité nord-est de la capitale. Leurs limites sont formées par des voies, tantôt liées aux enceintes successives de la ville, tantôt nouvellement ouvertes dans le cadre du plan du préfet Haussmann. À chaque arrondissement correspond une « mairie » – dont les attributions changeront au cours du temps – et la plupart des administrations à base territoriale – état civil, assistance, fiscalité, postes, notamment – s’organiseront peu à peu dans ce moule. Les quartiers administratifs ont une identité plus incertaine, faute d’avoir été chargés de fonctions particulières – sinon celle de police. Ainsi, le vocabulaire de la division territoriale actuelle de Paris fut fixé au début du xixe siècle et, une cinquantaine d’années plus tard, réforme administrative et bouleversement morphologique planifié produisirent un découpage qui est resté inchangé depuis plus d’un siècle et demi. Il est désormais fortement inscrit dans la vie quotidienne.
8Le ministère des Postes japonais a introduit en 1998 un nouveau système de codes postaux. Soit l’adresse : « Moegino 25-7, Aoba-ku, Yokohama ». Elle peut être exprimée entièrement par des chiffres : « 227-0044 25-7 ». « 227 » signifie : « bureau de poste du ku de Aoba à Yokohama », « 0044 » signifie : « machi de Moegino », « 25 » est le numéro d’îlot et « 7 » le numéro de parcelle. Un travail administratif de plus d’un siècle a été nécessaire pour qu’une telle identification des maisons soit possible. Si l’on retient le cas de Tokyo, étudié par Yorifusa Ishida (2001), il a fallu d’abord (1869-1872) que fût abolie la division des sols d’Edo en fonction des statuts personnels et qu’une administration territoriale unique fût instituée, dont le territoire était divisé en districts uniformes, les ku, eux-mêmes subdivisés en machi – généralisation d’un découpage qui existait auparavant dans les seuls secteurs des bourgeois. Les limites de la zone urbaine de Tokyo furent ensuite élargies, le nombre et les limites des ku et machi furent modifiés à plusieurs reprises notamment en 1932 et en 1947), les attributions des ku changèrent jusqu’à les doter de pouvoirs quasi municipaux (1947). En parallèle et de façon moins visible, un autre processus s’engagea lorsque, à l’occasion du grand tremblement de terre de 1923, l’administration entreprit un programme de redéfinition des numéros de parcelles et des noms de machi. Le modèle était ancien puisque les chô (unité foncière dans les secteurs de bourgeois ou machi) commencèrent à recevoir des nombres ordinaux dès le xvie siècle, mais, dans le nouveau régime, cet usage était jusque-là limité aux zones faisant l’objet d’un remembrement urbain. Peu à peu – le programme s’achèvera en 1940 environ –, les noms et limites de machi furent redéfinis dans l’ensemble de Tokyo, des sections numérotées (chôme) furent créées et un numéro attribué à chaque parcelle. À partir de 1962, un nouveau système d’identification des îlots et maisons fut introduit selon des principes analogues, et il sert désormais de base aux codes postaux. Un découpage exhaustif du territoire en unités emboîtées a été instauré, de l’échelle de la ville à celle de la maison. Il est sans doute plus utile aux employés des postes qu’aux habitants de Tokyo, qui semblent avoir toujours beaucoup de mal à localiser dans la ville les lieux désignés de cette façon.
9Ces deux cas mettent en évidence les propriétés des divisions admi-nisttatives modernes. Elles sont territoriales, en ce sens qu’elles traitent l’espace comme une surface susceptible d’être découpée exhaustivement, sans omission ni chevauchement, en unités homogènes dont les limites sont précisément définies et peuvent être représentées sur une carte. Chaque maison, bâtiment ou voie se trouve compris dans une et une seule de ces divisions, mais aussi chaque habitant, en fonction d’un critère de résidence5. Ces divisions ne sont pas nécessairement égales en surface ou en population, mais leur aire tend à être compacte et leurs limites sont généralement des lignes régulières qui coïncident avec des voies importantes. Un tel régime de division territoriale comprend souvent plusieurs niveaux hiérarchisés, de telle sorte qu’un système continu de catégories spatiales organise l’ensemble du territoire national, du niveau le plus élémentaire à celui de l’État tout entier.
10Ce principe général s’accommode de diverses complications, car plusieurs découpages souvent coexistent. Différents types d’unités spatiales correspondent à des institutions qui ne divisent pas nécessairement le territoire urbain de façon identique : il est rare que les districts de police recouvrent les circonscriptions électorales, les ressorts des tribunaux, les unités du recensement de la population, les secteurs postaux ou ceux que dessine le réseau de distribution d’électricité. Les processus qui ont fait naître ces diverses bureaucraties furent souvent indépendants les uns des autres et la logique propre à chacune d’elles a pu conduire à un maillage particulier. On peut observer, de façon récurrente, des périodes où cette pluralité des divisions urbaines est dénoncée comme irrationnelle, ce qui justifierait des réformes visant à les faire coïncider6. Que ces découpages se recouvrent ou non, ils obéissent néanmoins à une même forme : dans un ordre donné de pratique administrative et à chaque niveau hiérarchique, les divisions urbaines sont homogènes.
11Cet ordonnancement bureaucratique n’est évidemment pas le seul principe qui découpe l’espace dans les villes contemporaines. Ainsi, l’urbanisation périphérique régie par les marchés immobiliers produit des ensembles morphologiques et sociaux qui constituent des unités discrètes dont les noms génériques signalent de nouvelles hétérotopies. Le langage commun pratique en outre de plus vastes découpages qui opposent la ville des bureaux à celle des résidences, la ville des riches à celle des pauvres, la ville ordinaire à celle des classes dangereuses, la ville de la majorité et celles des minorités de toute nature. Les citadins ne cessent de se redistribuer dans des espaces qui changent et de leur assigner des significations distinctes, repérables elles aussi dans le langage. Il n’est pas jusqu’à l’action administrative qui ne recrée des différences là où avait été imposée l’homogénéité : la planification urbaine du xxe siècle, qui intervient historiquement dans des situations où les territoires et les droits de propriété ont été rendus uniformes, instaure une nouvelle hétérogénéité de l’espace en y découpant des zones constructibles ou non constructibles, de densités inégales ou spécialisées par fonction.
12Il n’en reste pas moins que la division territoriale de l’espace est la forme historique qui nous est socialement familière. Elle peut, si l’on n’y prend garde, s’imposer au chercheur trop pressé de « traduire » ses sources et ses observations dans le langage où s’inscrit cette évidence. Un médiéviste formulait récemment cette mise en garde :
Le passage général à la fin du xviiie siècle de la paroisse à la commune […] a produit, chez les historiens, cette situation surréaliste : on plaque, sans réflexion et en toute bonne conscience, sur la paroisse médiévale la plupart des attributs de la commune contemporaine […]. Les médiévistes, s’ils veulent parvenir à saisir la logique de la société qu’ils étudient, doivent entreprendre de démonter un à un les éléments de ce piège diabolique. Le premier point étant de bien saisit que, à l’inverse de la commune, simplement définie comme un territoire, c’est-à-dire par une étendue et des limites, la paroisse était un élément de la structure ecclésiale, indissolublement matériel, rituel et social, dont l’effet […] était un espace fortement organisé comme point de valorisation et d’ancrage. (Guerreau 1996 : 90-91)
13Le même piège se présente à ceux qui étudient les divisions de la ville, et un bon moyen pour le déjouer est précisément d’être attentif aux mots dans lesquels celles-ci sont énoncées. C’est pourquoi, s’il convient d’étudier les lexiques spécifiques des divisions administratives modernes, il nous faut aussi savoir mettre de côté le mode d’organisation du champ sémantique qu’ils impliquent. On pourra ainsi se mettre en position d’observer des découpages urbains qui ont d’autres origines et obéissent à d’autres logiques, dont les sources nous offrent de multiples indices.
Les voies de l’enquête
14Pour se convaincre que les divisions administratives des villes ne sont décidément pas aussi simples qu’il y paraît, il suffit d’observer quelques énoncés qui mettent en évidence la polysémie de leurs lexiques. Ces « anomalies » dans les classifications spatiales sont une des premières ressources de l’enquête.
15Soit cet énoncé, qui concerne Abidjan, emprunté à François Leimdorfer et ses collègues (2002) : « 220 Logements est un quartier compris dans le secteur nommé Quartier Ebrié. » Depuis 1978, le territoire d’Abidjan est divisé en dix (puis onze) communes autonomes – qui coïncident plus ou moins avec les arrondissements de la commune unique de l’indépendance (1960) – et, en 1993, l’agence d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan entreprit de cartographier et de doter de noms officiels les quartiers de cette métropole, eux-mêmes regroupés en secteurs. Une enquête approfondie sur la configuration morphologique de la ville et les usages des habitants en matière de nomination des lieux a précédé cette opération. Dans la commune d’Adjamé, vaste ensemble composite sur le territoire duquel avaient été déplacés, lors de la fondation coloniale (1903), une patrie des villages ébrié – ethnonyme attribué à la population autochtone – du Plateau, on distingue, près d’un siècle plus tard, un « Quartier Ebrié » que sa taille conduit à considérer comme un secteur. Le toponyme de celui-ci se trouve donc formé à partir du mot quartier, tandis que les trois quartiers qui le composent sont nommés par l’administration : « Quartier Ebrié 1 », « Quartier Ebrié 2 (les Chicanes) » et « 200 Logements », du nom d’usage d’une opération immobilière récente.
16Ce deuxième énoncé, concernant Kairouan, est relevé par Mohamed Kerrou (2002) : « Rbat al-Guéblia est aussi appelé Houmat al-Guéblia. » On appelait rbat au xixe siècle les emplacements extérieurs à l’enceinte où s’étaient installés les anciens nomades et l’un de ces anciens rbat-s avait été érigé en 1896 par l’administration du protectorat en houma, division urbaine qui auparavant concernait seulement la ville dans ses murailles : c’était le début d’un long processus qui impliquait l’effacement de celles-ci comme limite de la ville. La catégorie de rbat fut abolie en 1909-1913 lorsque tous les faubourgs furent intégrés dans des houma-s qui désormais débordaient l’enceinte, et le terme houma lui-même disparut en 1983 du vocabulaire administratif tunisien. Cependant, un siècle après son changement officiel de catégorie, al-Guéblia est resté un rbat dans le langage commun.
17Ces autres exemples concernent Paris : le « rôle des boues » de 1637, qui énumère tous les habitants assujettis à la taxe du même nom, mentionne dix-sept quartiers, parmi lesquels trois sont nommés faubourgs (Faubourgs Saint-Germain, Montmartre et Saint-Martin) et un autre ville (Ville Saint-Marcel). Pour autant que le document permette de saisir leurs limites vers la périphérie, nombre d’entre eux débordaient largement l’enceinte, le Faubourg Saint-Germain lui étant entièrement extérieur et la Ville Saint-Marcel n’en étant pas même contiguë. Un état des quartiers parisiens dressé en 1673 par les commissaires du Châtelet mentionne un « nouveau quartier joint aux seize autres » : le « Faubourg Saint-Germain des Prez » (Pillorget & Viguerie 1970 : 256-257). Le premier document émane de l’Hôtel de Ville et de ses « quarteniers », le second des représentants de la justice royale chargés de la police urbaine, deux pouvoirs qui se disputaient Paris et dont les quartiers ne coïncidaient pas. En particulier, ils n’approchaient pas de la même façon la dualité ville-faubourg, fondée sur l’existence du rempart (Descimon et Nagle 1979 : 963-965). Dès le xve siècle une partie du territoire de l’abbaye de Saint-Germain et le Bourg Saint-Marcel eurent chacun une « dizaine » – unité de la milice bourgeoise – rattachée à un « quartenier » dans les murs : leur « municipalisation » ira ensuite en s’affirmant et c’est ainsi qu’ils deviendront des quartiers de ville. Chez les commissaires, dont l’autorité est définie territorialement par l’enceinte, on procède par annexions successives : le Faubourg Saint-Germain tombe soudain et en bloc sous leur juridiction en devenant un quartier de police. Dans les deux dispositifs, le faubourg est devenu quartier sans que son toponyme perde la trace de son ancien statut.
18Dernier exemple. Brigitte Marin (2002) cite un lettré bien formé à la logique d’Aristote, qui donne en 1644 cette définition d’une institution urbaine napolitaine : « […] Seggio est à Piazza ce que l’espèce est au genre, d’où l’on peut dire, c’est un Seggio, donc une Piazza, parce que c’en est une partie ; où se retrouvent les Nobles, qui demeurent en cette Piazza. Mais on ne peut dire, c’est une Piazza donc un Seggio, parce que la Piazza comprend les Nobili [nobles], qui sont hors du Seggio, et les Cittadini [citadins/citoyens] qui habitent en cette Piazza. » À en croire Camillo Tutini, les choses sont claires : piazza est une division territoriale, seggio est à la fois un lieu de réunion et un corps nobiliaire organisé pour la participation au pouvoir municipal : socialement et territorialement, piazza inclurait donc seggio. Mais il n’en est rien : « sono di Capuana » signifie, quand c’est un noble qui parle, l’appartenance au seggio ainsi nommé, et non la résidence dans la piazza homonyme. Certains nobles rattachés à ce seggio résident hors de la piazza, tandis que d’autres qui y habitent ne participent pas à l’élection du corps de ville : ils sont, dit-on, fuori piazza – seggio et piazza devenant synonymes dans cette expression.
19Il s’agit là d’observations précieuses. Les glissements sémantiques des lexiques urbains prennent en défaut la logique d’une division territoriale en catégories hiérarchisées et emboîtées. Si de telles « anomalies » ou « incohérences » invitent à l’enquête, les sources de celle-ci augmentent encore la perplexité de l’observateur contemporain. Trois faits nous arrêteront : la polysémie des mots « porte » et « rue », la forme usuelle des délimitations anciennes des « quartiers », l’apparition tardive des cartes des divisions urbaines.
Toponymes et catégories spatiales
20Dans de nombreux documents, comme dans la conversation courante, les divisions urbaines se présentent d’abord sous la formes de toponymes. Dans les villes anciennes, ceux-ci sont souvent liés à un lieu remarquable : une porte, une église, une mosquée ou un temple, un palais, une rue, une place, un marché. Selon le contexte d’énonciation, le même terme pourra référer tantôt à un élément bâti, tantôt à l’institution dont il est le siège ou le symbole, tantôt à l’espace qui l’entoure – la division urbaine à laquelle il donne son nom. Par un effet de métonymie, le plus petit nomme le plus grand, le point est devenu surface. Voyons le cas des portes, puis celui des rues.
21Au Moyen Âge et loin encore dans la période moderne, nombre de villes européennes sont divisées per portas : à chacune des ouvertures de la muraille est associée une institution dotée de fonctions militaires et aussi une division de la ville.
22Le cas est fréquent en Italie. « Chaque Porta de la Ville forme une compagnie de la milice » peut-on encore lire dans une description de Milan de 1737 (cité par Marin 2002). Les remparts de la capitale lombarde, reconstruits au xiie siècle, comportaient six portes, auxquelles étaient associés autant de quartieri : dans l’énoncé cité, porta vaut quartiere. L’usage paradoxal de ce mot à Milan – alors que sestiere était disponible et en usage dans d’autres villes italiennes – témoigne sans doute d’un lien ancien entre porte et quartier depuis le castrum romain dont les deux axes principaux (cardo et decumanus) aboutissaient chacun à une ouverture dans l’enceinte. Cette dérivation a souvent été mal interprétée, tant sont prégnantes les évidences modernes : les deux voies axiales héritées du camp militaire ne formaient nullement les limites des quatre unités urbaines. Celles-ci étaient en réalité des triangles dont les bases étaient les côtés de l’enceinte où s’ouvraient les portes éponymes, et dont les sommets étaient constitués par l’intersection du cardo et du decumanus – en général, emplacement de la place centrale. Il en était ainsi à Florence où les limites des quartieri étaient les diagonales du rectangle de la ville romaine et ne pouvaient donc coïncider avec des rues, et aussi à Milan où les quatre quartiers médiévaux partaient de la Piazza de’Mercanti, les voies qui menaient aux portes constituant l’axe principal de chacun d’eux (Marin 2002).
23De même, dans de nombreuses villes provençales, les documents des xive et xve siècles nomment quarterium, quartonum ou cartonum une division urbaine qui peut avoir diverses fonctions – notamment fiscales –, mais est sans doute d’abord l’unité de base de la levée de la milice urbaine : ainsi à Toulon, au xve siècle, les quatre quartiers correspondent aux quatre portes de la ville (Coulet 1989 : 352). Les quatre portes du castrum fortifié seront les premières portes médiévales dans d’autres villes qui se développèrent à partir du site de la fondation romaine. Il en fut ainsi à Barcelone, Porto, Séville ou Saragosse (Guárdia et al. 1994 : 67, 128, 186, 243), et aussi à Lyon – où la ville haute comportait toutefois une cinquième porte –, Bordeaux ou Strasbourg (Pinol et al. 1996 : 146, 260, 125). Mais il ne s’agit pas toujours d’un héritage de la topographie antique : en Flandre et en France du Nord, le suburbium des marchands, lorsqu’il est fortifié à partir du xiie siècle, a généralement quatre portes qui donnèrent souvent leurs noms à des divisions urbaines (Pirenne 1893-1895 : 81, n. 5).
24Les rues fournissent aussi de nombreux toponymes aux divisions urbaines anciennes. Dans les villes européennes médiévales et modernes, il était fréquent qu’une partie de ville portât le nom de la rue qui en était l’artère principale. Ainsi, dans plusieurs lexiques locaux italiens, le même nom référait à la fois à une rue et à un quartier. À Naples, de nombreuses sources des xvie et xviie siècles donnent comme équivalents strada, ottina et piazza – ces deux derniers termes référant aux divisions spatiales qui organisaient la participation des citadins et des nobles au corps de ville. Piazza – du latin platea : rue large, principale – désignait aussi bien un lieu qu’une institution, appelée aussi seggio. Il n’était pas rare que les capitani delle ottine fussent aussi appelés capitani di strada (Marin 2002), les ottine elles-mêmes portant fréquemment le nom d’une rue (rua Toscana, rua Catalana), parfois celui d’une porte de la ville (Marin 1993 : 369, n. 50). Dans d’autres villes, contrada pouvait signifier indifféremment une rue ou la portion d’espace autour de celle-ci, comme à Milan au xviie siècle : « la longue et spatieuse strada » appelée « contrada di Pantano », ou à Turin au xviiie : trente-deux « contrade principales », treize orientées est-ouest, et dix-neuf nord-sud (cité par Marin 2002).
25Les mêmes observations peuvent être faites dans d’autres régions du monde. En arabe oriental, le mot hâra réfère simultanément ou alternativement à un ensemble d’habitations voisines et à la rue qui le dessert7. Les hâra-s du Caire, chargées aujourd’hui encore de connotations affectives et d’une image de sociabilité traditionnelle intense, sont sans doute les mieux étudiés (Abu Lughod 1971). Si le titre du roman de Naguib Mahfouz Hikâyyât hâretnâ (1975) a été traduit en français par Récits de notre quartier, il aurait été possible de le tendre aussi bien par Récits de notre rue et, dans le corps de l’ouvrage, le traducteur retient tantôt « quartier », tantôt « rue », plus fréquemment « ruelle ». Comme ailleurs strada/ottina, piazza/seggio ou strada/contrada, hâra, loin dans le xixe siècle, ne référait pas seulement à une voie et à un espace, mais à une institution administrative : pour la fin du xviiie siècle, la Description de l’Égypte compte cinquante-trois quartiers au Caire qu’elle assimile aux hâra-s et, au milieu du siècle suivant, la hâra est toujours une division administrative élémentaire placée sous la direction d’un chaykh – les hâra-s ne couvrant toutefois pas le territoite urbain de façon continue, car certaines zones échappaient à l’autorité de ces officiers publics. Le recensement de 1848 a adopté un découpage en chiyâkha-s, regroupements de plusieurs hâra-s : les limites des unes et des autres étaient situées au cœur des îlots, car ces unités étaient constituées d’une ou plusieurs rues et des parcelles qui les bordent (Arnaud 1998 : 208-209). Plus loin encore de l’Europe, à Edo, de la fondation au xvie siècle aux réformes qui suivirent la Restauration Meiji de 1868, chô référait à la fois à l’ensemble des terrains er constructions qui bordaient une voie commerçante – souvent fermée de portes —, à l’institution qui encadrait localement la population des chônin (habitants d’un chô ou bourgeois) et à la division territoriale correspondante (Carré 2000).
26Ainsi, les rues comme les portes inscrivent dans les toponymes un fait récurrent dans les villes anciennes : des divisions urbaines sont associées à des lieux, en même temps qu’à des institutions qui organisent des découpages sociaux, parfois aussi des sociabilités. Relevons que certaines divisions administratives de ces villes n’étaient pas désignées par des toponymes, mais par des noms de personnes : ce fut longtemps le cas des quartiers parisiens qui, au xviie siècle encore, portaient usuellement le nom de leur capitaine malgré les efforts du pouvoir royal pour leur attribuer des toponymes (Pillorget & Viguerie 1970 : 254-256), c’était aussi le cas des chiyâkha-s du Caire qui, dans la seconde moitié du xixe siècle, étaient désignées par le nom leur chaykh (Arnaud 1998 : 209).
Parcours et descriptions
27Quoi de plus naturel à l’historien d’aujourd’hui que de tenter de représenter sur une carte les divisions urbaines anciennes ? Les difficultés de l’entreprise sont considérables : les sources sont tares, lacunaires et, surtout, ne se présentent pas sous la forme de cartes ou d’informations qui se laisseraient aisément cartographier. Comme souvent, les archives sont jugées ici insatisfaisantes parce qu’elles se présentent dans des catégories qui ne sont pas les nôtres. Comme souvent, en prenant la question autrement, la difficulté se transforme en ressource.
28Avant que n’apparaissent des cartes des divisions urbaines – au plus tôt au xviiie siècle —, ce sont d’autres documents qui peuvent renseigner l’historien sur les unités spatiales. Arrêtons-nous sur une forme particulière : la liste ou état de rues, de maisons, de feux, établie pour des raisons fiscales et souvent organisée en un texte décrivant un parcours. Un bel exemple en sont les « Nommées » lyonnaises du xvie siècle, étudiées par Richard Gascon (1971, 1 : 436-437) : établies quartier par quartier, rue par rue, maison par maison, elles avaient pour objet d’énumérer les contribuables et d’estimer l’assiette de la taille urbaine. Celle de 1545 est disponible pouf trente-six carriers. Elle se présente ainsi :
- Le cartier depuis le pont de Saône commençant à la maison feu Rolin et Jehan Faure frères tirant par la grant Rue aux maisons Mgr. de La Fay et hoyrs Simon Vincent entrant en rue Mercière jusques au coing de la rue Chalamon.
- Le cartier depuis tue Chalamont tirant à la maison du maillet entrant en la rue Tupin jusques à la maison de la pomme comprins la rue Tupin [etc.] (cité par Gascon 1971, 2 : 900).
29Heureuse coïncidence, l’historien disposait d’un plan contemporain qui figure les voies, certaines maisons ou bâtiments importants, de nombreux jardins : il y reporte à main levée les descriptions des Nommées pour obtenir une carte des quartiers de Lyon (Gascon 1971, 1 : fig. 37). Beau résultat, très approximatif selon nos critères modernes : les lignes suivent rarement les rues et partagent souvent les îlots. Sans doute sont-elles plus droites que nature : la carte de l’historien n’a pas pour échelle la parcelle.
30Autre cas, celui des quartiers parisiens a fait l’objet de travaux approfondis. Lorsque Pillorget et Viguerie (1970) entreprirent d’en cartographier les limites aux xvie et xviie siècles, ils se heurtèrent à des sources désespérantes. Par exemple, l’ordonnance royale du 3 avril 1585, qui fixait l’emplacement où chaque « colonel de quartier » devait se porter avec les hommes de sa milice en cas d’alerte : « […] à la place Maubert, le Quartier de Carme Carrel ; au pont Sainct Esprit, le quartier de Huot ; au Marché Neuf, le quartier de Guerrier […] » (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 254). Que ce document nous livre-t-il ? Les noms des quarteniers et une liste de lieux stratégiques : des places, un pont, des marchés, des cimetières, un carrefour. Rien qui permette de tracer une carte. Ou alors, le « rôle des boues » de 1637, évoqué plus haut, qui fournit des listes de maisons dressées par quartier. Chaque dizenier – la dizaine est une division du quartier – a établi sa part du « rôle » en marchant le long des rues et en décrivant ce qu’il voyait. Le rôle du quartier de la place Maubert commence ainsi :
Rue de Bièvre, l’autre costé de la rue [suit la liste des maisons]. Rue de Bièvre, l’autre costé à main droite en tirant vers la place Maubert [liste des maisons]. Rue de Bièvre à main droite en venant de la rue des Bernardins [liste des maisons] (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 257).
31De la même façon, l’« État de Paris en l’année 1673 », dressé par les commissaires du Châtelet, délimite les quartiers de Paris en énumérant les rues qui les composent. Ces précieux documents ne peuvent aisément être traduits en cartes modernes des divisions urbaines : les descriptions qu’ils contiennent sont imprécises, sans doute, mais elles font surtout apparaître une autre façon de découper l’espace. Celui-ci n’est pas une surface, mais un agrégat d’unités discontinues : l’administrateur décrit son territoire à hauteur d’homme, en marchant dans les rues pour noter les maisons dont il a la charge. La rue – c’est-à-dire ses deux rives – forme le plus souvent une unité constitutive du quartier et non une limite de celui-ci.
32L’édit de 1702, qui établit pour près d’un siècle une nouvelle délimitation des quartiers de police parisiens, est encore un texte, mais il se présente de façon différente :
Le Quartier des Halles, sera borné à l’Orient par la rue de saint Denys exclusivement, depuis le coin de la rue de la Ferronnerie, jusqu’au coin de la rue Mauconseil ; au Septentrion, par la rue Mauconseil exclusivement ; à l’Occident par les rues Comtesse d’Artois & de la Tonnellerie inclusivement ; & au Midy, par la rue de la Ferronnerie, & partie de celle de saint Honoré exclusivement (cité par de Lamare, 1705, 1 : 93).
33Cette fois, le point de vue est surplombant : chaque quartier est défini par les rues qui en constituent les limites – ce qui va autoriser à Paris l’avènement de la carte. Relevons cependant les « inclusivement » et « exclusivement » : là encore, et pour tout le xviiie siècle, les rues qui « bornent » les quartiers tantôt en font partie, tantôt font partie du quartier adjacent. Pour le quartier des Halles de 1702, l’équipe d’André Chastel a établi une délimitation fine basée sur l’étude du parcellaire, faisant nettement apparaître la ligne brisée et sinueuse qui suit les fonds de parcelle. Et les auteurs de souligner : « La division des quartiers ne se fait pas au milieu de la rue mais englobe les deux rives de la voie. La frontière de chaque quartier passe au travers des îlots » (Boudon et al. 1977, 2 : pl. 3). Il s’agit là d’une constante sur plusieurs siècles : Jean Babelon fait le même constat lorsqu’il établit le plan des seize quartiers parisiens d’après le rôle de la taxe de 1571, à l’échelle de la parcelle. Sur la rive droite, les limites des quartiers serpentent au cœur des îlots, et les rues proches de ces limites appartiennent tout entières à l’un ou l’autre des quartiers mitoyens (Babelon 1992 : fig. 13).
34S’agissant des villes européennes, la même observation revient constamment, loin dans la période moderne. Ainsi, Jean-Pierre Bardet note à propos du redécoupage des limites paroissiales de Rouen en 1791 : « Jadis les confins se rencontraient entre deux rues. Désormais la voie publique est érigée en indiscutable limite. […] Avant le souci de rationalisation, la rue était conçue comme une entité pourvue de ses deux rives construites ; avec les Lumières, elle devient lisière […] » (1983, 1 : 106). De même dans les villes italiennes étudiées par Brigitte Marin (2002) : Naples, où un plan de 1560 figure les différentes parties de ville (contrade) organisées autour de rues, ou bien Sienne, où le règlement de 1729 délimite les contrade par des rues qui sont tantôt « incluses », tantôt « exclues ». On trouve encore le même phénomène à Lyon dans la première moitié du xixe siècle, bien qu’il ne s’agisse plus cette fois des quartiers officiels : les quartiers dans le cadre desquels les Annuaires de Lyon donnent des listes d’habitants comprennent toujours les deux rives des rues. Quant aux paroisses, elles ne sont pas délimitées aussi systématiquement que les autres circonscriptions administratives par le milieu de rues (Delassise & Dessertine 1979 : 65-68 et 73-74).
Cartes des divisions urbaines
35Si l’on représente les villes par des images depuis fort longtemps, qu’on en dessine aussi des plans, c’est seulement à partir du début du xviiie siècle que commencent à être établies et publiées des cartes de leurs divisions administratives. L’avènement de cette forme, qui peut survenir beaucoup plus tardivement dans certaines régions du monde, semble accompagner chaque fois les réformes qui instituent le découpage territorial moderne des villes. Faute de pouvoir établir plus solidement cette proposition, confortons-la par quelques exemples.
36L’événement se produit assez tôt à Paris. En 1673, le Prévôt des marchands prescrit à chaque quartenier d’« apporter au greffe de la ville un état signé par eux contenant l’estendue de leur quartier […] pour servir à faire un estat gral des officiers de lade ville et de l’estendue de chaque quartier de lade ville » (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 261). C’est d’une nouvelle partition qu’il s’agit, dont la municipalité va chercher les bases auprès de ceux qui ont la charge de ces divisions. Cette enquête donna lieu à ce qui fut probablement le premier plan des quartiers parisiens : en avril 1680, les quarteniers « après avoir vu sur le plan de ladite ville l’estendue de leurs nouveaux quartiers distinguez par des couleurs différentes » (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 263, n. 2) purent faire leurs ultimes observations avant qu’une ordonnance du Prévôt des marchands n’en arrête la nouvelle distribution. Mais ce plan est perdu8 : instrument de la négociation, il ne fut pas rendu public, et c’est à nouveau sous la forme de notices décrivant des parcours que la « nouvelle distribution des quartiers de la ville et fauxbourgs d’icelle » fut arrêtée. La forme « plan » ne s’imposera à Paris qu’un peu plus tard, dans des circonstances politiques qui ne sont pas indifférentes. Un premier plan représentant les vieux quartiers de police fut publié en 1697 par Nicolas de Fer9, qui établira aussi la carte de la partition en vingt quartiers de police arrêtée en 1702 par l’autorité royale, réforme qui bouleversait l’ordonnancement antérieur des quartiers municipaux et devait en précipiter la décadence. Le plan de Paris « divisé en ses vingt quartiers » fut imprimé dès 1705 dans le traité de police du commissaire Nicolas de Lamare10 et il sera repris par tous les plans des quartiers parisiens publiés au xviiie siècle11. L’habileté du « géographe du roi », qui place son tracé des limites au ras de l’un ou de l’autre côté des rues qui bornent les quartiers, fait ressortir la clarté du nouveau découpage en masquant le fait que les limites effectives ne correspondent pas à la ligne des façades mais serpentent au fond des parcelles. La représentation cartographique signale ici un nouveau régime de division urbaine, elle lui fournit aussi une arme pour s’imposer. Le même de Lamare fixe aussi dans son Traité la légende « classique » des quartiers parisiens, à laquelle adhérera longtemps l’historiographie : il y aurait eu à l’origine quatre quartiers, portés à huit sous Philippe Auguste, à seize sous Charles V, à vingt, enfin, en 1702 (1705, 1 : 91-92). La capitale s’est agrandie, de nouvelles unités homologues aux précédentes lui ont été adjointes, tout paraît simple. La légitimité des quartiers de police remonte quasiment aux Romains et les quartiers municipaux ont disparu du récit officiel.
37Autre grande ville française, Lyon. Comme à Paris, il n’y eut longtemps que des états ou listes de maisons : le premier plan des pennonages – aussi appelés cartiers ou quartiers dans des sources des xvie-xviiie siècles – coïncide avec la réforme de 1746 qui en réduit le nombre de trente-cinq à vingt-huit et en refond la disposition d’ensemble. Ce plan consiste en un registre manuscrit où chaque double page figure à grande échelle et en couleurs l’un des vingt-huit pennonages et ses limites précisément tracées, et en une gravure – dite « plan de Jacquemin » – qui montre l’ensemble de la ville et son découpage. Contrairement à la réforme des quartiers parisiens de 1702, il est rare que celle des quartiers lyonnais fasse des rues les limites entre pennonages (Zeller 1979 : 46).
38Les cartes des divisions urbaines apparurent à la même époque dans l’empire espagnol, accompagnant, là aussi, les réformes de l’absolutisme éclairé. Retenons trois capitales. À Madrid, le « Piano General de Madrid » est dessiné par Juan Francisco Gonzalez, à l’appui du projet du comte de Arranda de diviser la capitale en huit cuarteles – chacun étant subdivisé en huit barrios –, réforme édictée en 1768 (Martin, Gavira & Varela 1992 : 26-28). Un relevé de toutes les maisons et des bâtiments ecclésiastiques avait précédé cette « planimetria general » et permit de diviser la ville en 557 manzanas (îlots). A de très rares exceptions près, des rues importantes constituaient les limites des barrios et cuarteles, mais les propriétés de la Couronne et bâtiments royaux y formaient des enclaves car ils échappaient à la juridiction des officiers (alcaldes) chargés des nouvelles circonscriptions12. À Mexico, capitale de la Nouvelle-Espagne, l’ordonnance de 1782 qui institua – avec une arithmétique strictement madrilène – huit cuarteles mayores et trente-deux cuarteles menores fut, elle aussi, accompagnée de la première carte des divisions administratives de la ville : les cuarteles majeurs y sont distingués par leur couleur, les mineurs par un numéro, des voies formant les limites des uns comme des autres (Lira 2002 : fig. 6)13. Auparavant, la réforme des paroisses de 1772 avait elle-même été précédée d’une entreprise cartographique de José Antonio Alzate qui avait dressé en 1769 une série de cartes des anciennes paroisses où figuraient les limites de celles-ci et de leurs extensions dans les pueblos de la vallée de Mexico (Lira 1995, mapa 2). Dans le cas de Naples, autre capitale des Bourbons d’Espagne, les cartes des quartiers administratifs sont un peu plus tardives. C’est en 1779 que fut instaurée, pour les besoins de la police urbaine, une division de la ville en douze quartieri qui bouleversait les anciennes divisions. Les limites des quartiers restaient toutefois établies sur la base de celles des paroisses, chaque quartier constituant un regroupement de plusieurs de celles-ci : c’est encore sous la forme de listes de paroisses qu’une description du Royaume des Deux Siciles définissait en 1790 les quartiers napolitains (Marin 1993 : 353-356). Une loi de 1798 réformant l’administration de la police spécifia que chaque sous-inspecteur devait disposer d’une carte de la partie de quartier qu’il était chargé de surveiller : c’est l’ingénieur royal Luigi Marchese qui réalisera en 1803 la première carte des quartiers de Naples, suivie en 1804 d’une série de plans détaillés par quartier (Marin 2002 : fig. 4).
39Dans les situations coloniales ou semi-coloniales des xixe et xxe siècles, les autorités européennes négligèrent longtemps de prendre en compte – a fortiori de cartographier – les découpages internes à la « ville indigène », toujours considérée comme un territoire indifférencié. Des cartes des divisions administratives urbaines n’apparurent que lorsque les autorités coloniales introduisirent celles-ci dans l’ensemble de la ville – comme à Bombay en 1865 (Chopra 2002) –, ou entreprirent de réformer des divisions préexistantes – comme à Kairouan en 1912 (Kerrou 2002). A Shanghai, les cartes européennes donnaient, bien entendu, les limites des concessions occidentales mais ignoraient jusqu’à la topographie du reste de la ville sur lequel seules les autorités chinoises avaient juridiction (Henriot & Zu’an 2002 : fig. 3).
40Le passage des descriptions, listes ou états aux cartes pour définir les circonscriptions administratives signale sans doute un nouveau mode de représentation de l’espace : la figuration synoptique sous l’angle zénithal de l’ensemble d’un territoire relevant d’une administration unique – généralement celle qui est chargée de la police urbaine – et le découpage précis, exhaustif et uniforme de ce territoire en unités homogènes. Mais ce changement dans les « représentations » est aussi un moment de l’action : il accompagne des bouleversements dans les fondements, les finalités et les méthodes de la division administrative des villes, souvent aussi dans les pouvoirs urbains. Traduire les découpages antérieurs dans ce langage graphique – qui est toujours le nôtre – comporte donc un risque, celui d’ignorer que les divisions spatiales anciennes obéissaient à d’autres logiques dont les traces sont visibles dans les formes mêmes des documents qui nous les font connaître.
Les divisions sociales comme divisions spatiales
41Les divisions territoriales modernes que l’on a caractérisées plus haut se sont partout imposées contre d’autres divisions de l’espace urbain, avec lesquelles les autorités réformatrices durent composer de multiples façons et qui, sans doute, contribuèrent longtemps après leur abolition officielle à informer les pratiques et les lexiques des citadins. Autant la généralité et la relative simplicité des divisions urbaines modernes autorisent à les décrire de façon abstraite, autant les divisions anciennes sont extraordinairement diverses et locales. Les classer de façon systématique est une tâche très ambitieuse qui, si elle devait être entreprise, aurait à se garder de toute typologie évolutionniste ou de caractériser les institutions du passé par ce qui leur fait défaut pour ressembler à celles du présent. Le propos est évidemment ici plus limité. Il s’agit d’observer, en s’appuyant sur un certain nombre de cas, quelques-unes des modalités des divisions urbaines anciennes afin de justifier le parti de recherche adopté dans cet ouvrage : étudier des moments de réforme au cours desquels les autorités urbaines se sont efforcées de substituer les divisions modernes à d’autres divisions, fondées chaque fois sur d’autres principes. Cet exposé entièrement de deuxième main – ce que l’on excusera peut-être – a été difficile à documenter, car il n’est pas fréquent que les historiens de la ville, s’agissant des divisions urbaines, soient très attentifs à restituer le vocabulaire de leurs sources. Je m’appuierai donc beaucoup sur les chapitres qui précèdent et sur d’autres enquêtes intéressées aux mots de la ville. Je mettrai aussi l’accent sur des travaux portant sur des villes françaises, dont aucune n’a fait l’objet d’une monographie dans le présent ouvrage.
42Puisqu’il ne s’agit plus de juxtaposer des études portant sur des villes singulières, mais d’interroger des situations diverses à partir de questions communes, le propos s’organisera autour de trois thèmes, qui me conduiront parfois à revenir sur les mêmes sites de différents points de vue.
43Premier thème : les villes faites de plusieurs villes. Il fut, au cours du temps, de nombreux établissements humains qui ne sont des « villes » qu’aux yeux de l’observateur armé d’une conception moderne de l’agglomération urbaine, mais qui ne l’étaient pas, ou pas de la même façon, pour leurs habitants. Ces villes-archipels sont formées d’éléments juxtaposés dans l’espace mais que tout sépare : des statuts personnels et fonciers, des juridictions, parfois des murailles. Il n’y a pas ici de « division de la ville » à proprement parler, car il n’y a aucune entité à « diviser », mais seulement des espaces contigus séparés par des droits et des pouvoirs.
44Deuxième thème : les segmentations sociales. Certaines divisions urbaines résultent d’une différenciation institutionnalisée des populations plutôt que du simple découpage d’un territoire. Ce qui prime alors, c’est l’hétérogénéité des hommes, que celle-ci soit codifiée par des règles de parenté, par la possession ou non du statut de citadin, par des rapports de dépendance ou de clientèle, ou encore par la hiérarchie des ordres ou des « races ». Ces institutions qui rendent les habitants hétérogènes créent aussi des hétérotopies sous la forme de divisions de l’espace associant des groupes et des lieux. Lorsque les mobilités urbaines affaiblissent ces associations, la stabilité des délimitations spatiales peut être mise en danger et de nouvelles formes de découpage peuvent apparaître, très différentes des assignations territoriales du passé.
45Troisième thème : la propriété foncière et la fragmentation des extensions urbaines. La territorialisation moderne des divisions administratives s’accompagne généralement d’un processus d’unification des droits réels et personnels, au terme duquel les différences de statut entre les hommes s’effacent devant l’inégalité des fortunes, tandis que la fabrique de la ville tend à être principalement réglée par le marché et la recherche du profit. L’absorption indéfinie de sa périphérie par la ville matérielle en sera facilitée, tandis que de nouvelles divisions urbaines se formeront sur une nouvelle base : l’unité de propriété du capitalisme immobilier, qui détermine la différenciation morphologique de l’espace bâti et la stratification économique des habitants. Les mots de la division de la ville sont alors appelés à jouer un rôle nouveau : organiser dans un système symbolique des différences qui désormais ignorent en principe les statuts sociaux pour ne plus connaître que la solvabilité de la demande.
Plusieurs villes en une
46Au détour d’un décret pris en 1808 par le gouvernement impérial, s’énonce pour la première fois officiellement en France une définition de la ville qui est toujours la nôtre aujourd’hui. Il s’agissait de déterminer dans quels cas devait être prélevée la taxe d’octroi sur les boissons. Le décret stipule : « Dans les lieux où la population agglomérée sera de deux mille âmes au moins » (cité par Lepetit 1988 : 23). Ce seuil variera ensuite selon les contextes, mais un changement essentiel se montre ici : c’est désormais la quantité de sa population qui fait une ville, et non plus son « éclat » ou les privilèges accordés par le souverain14. L’événement n’est pas purement local ; parfois un peu plus tôt, parfois beaucoup plus tard, une telle définition urbaine s’imposera dans le monde entier – chez les législateurs, chez les savants, dans l’évidence commune aussi. Du point de vue qui nous intéresse ici, les conséquences de cette petite révolution sont considérables : si la ville est une agglomération de constructions et d’habitants, elle se présente comme une unité territoriale homogène qui s’offre à des opérations de « division ». Une telle représentation efface une réalité attestée dans de nombreuses régions du monde au cours des siècles : avant d’être une, la ville fut souvent multiple. Côte à côte ou à faible distance, parfois inextricablement entremêlées, plusieurs « villes » formaient agglomération sans pour autant constituer un même espace : ce qui se présentait matériellement comme un ensemble bâti de façon plus ou moins continue a pu être formé pendant des siècles d’unités dotées de leur propre nom, de territoires distincts relevant de juridictions différentes associées à des statuts personnels, des droits fonciers, des droits politiques eux-mêmes différents. L’enquête sur les mots témoigne de l’existence de ces villes-archipels pour lesquels la notion de « division » n’est guère appropriée car, la séparation étant première, il n’y a pas de territoire commun à découper.
Villes juxtaposées en Europe
47Le Moyen Âge européen et, au-delà, les Anciens Régimes offrent de ce phénomène un grand nombre de variantes liées aux diverses configurations des juridictions royales, seigneuriales et bourgeoises, bien étudiées par les historiens des institutions urbaines médiévales. Les villes marchandes, qui naissaient ou renaissaient en Europe occidentale à partir du ixe siècle, s’établirent sur des terres qui relevaient de seigneuries civiles ou ecclésiastiques et étaient donc soumises au droit domanial. Si l’on suit Pirenne (1893-1895 : 47-74), c’est là que va naître un nouveau droit des personnes et des sols, sous la forme d’abord du jus mercatorum, coutume particulière dont relevaient les hommes sans maître. À partir des xie et xiie siècles, celle-ci deviendra la coutume urbaine ou droit des bourgeois, et définira un territoire juridiquement distinct à l’intérieur duquel, peu à peu, tous les habitants et toutes les tenures seront affranchis de la dépendance seigneuriale : « die Stadtluft macht frei » (l’air de la ville rend libre) disait-on en pays allemand. D’abord en Italie du Nord et en Flandre, ce nouveau droit sera fréquemment consacré par l’obtention des franchises urbaines et d’une juridiction propre – échevins ou consuls. Bien entendu, les situations locales présentèrent pendant des siècles une grande diversité. On peut, par exemple, observer en Normandie aux xive et xve siècles toute une gradation de statuts allant du maintien presque intégral des droits seigneuriaux jusqu’à la suppression totale de ceux-ci (Genestal 1900 : 128-130). Les modalités et moments de la libération du cens seigneurial varièrent de ville à ville et, au sein d’une même ville, selon les seigneuries qui régissaient originelle-ment son territoite : des fiefs et immunités enclavés ont pu subsister très longtemps. Une nouvelle forme de tenure foncière s’imposa néanmoins, qui n’était plus soumise à la propriété éminente du seigneur : bourgage en Normandie, burgage tenure en Angleterre, Weichbild en Allemagne du Nord, Burgrecht en Allemagne du Sud (Van Werveke 1963 : 19-21). Ces termes qui désignaient la coutume régissant le sol désigneront souvent aussi le territoire de droit urbain.
48Si le lieu définit le statut des personnes et des sols, ce sont les droits qui définissent les lieux. Les lexiques des divisions urbaines enregistre-ront cette diversité des statuts et des droits tant que celle-ci perdurera et, souvent, bien au-delà. Comme le note Pirenne, « les villes du Moyen Âge, avant le xie siècle, n’ont été, pour ainsi parler, qu’une juxtaposition de pièces de rapport » (1893-1895 : 39). Plus tard, lorsque la ville dotée d’une administration municipale, parfois aussi de remparts, formera une unité juridique et politique plus nette, elle se trouvera juxtaposée à des extensions relevant d’autres juridictions et les noms des lieux enregistreront ces différences. Parcourons quelques aspects du lexique des divisions urbaines dans de tels contextes.
49Aux ixe et xe siècles, civitas et urbs sont assez régulièrement employés pour les cités épiscopales – bien que civitas Parisiensis designât aussi bien le diocèse de Paris que le siège de son évêque (Pirenne 1927 : 337, Dainville 1964 : 216). Pour le reste, les agglomérations de population sont désignées par des termes qui réfèrent à des lieux fortifiés (oppidum, castellum, burgus, borough15) ou qui s’appliquent aussi bien aux établissements « urbains » que « ruraux » (municipium, vicus, villa et, même, monasterium) (Pirenne 1893-1895 : 36, n. 4 et 1927 : 342-343).
50Lorsque des marchands s’établissaient de façon permanente à proximité d’un château seigneurial, des villes doubles apparurent, chacune étant désignée par un terme distinct. En Flandre, les agglomérations marchandes qui se formèrent aux xe-xie siècles étaient appelées portus ou poort (débarcadère), comme à Bruges, Gand, Tournai, Valenciennes, parfois aussi suburbium ou forisburgus, par opposititon à castrum, castellum ou Bur g (Pirenne 1898 : 114-116 et 1905 : 133-141, Des Marez 1898 : ch. 7). Le faubourg marchand s’étendit sur des terres relevant de diverses conditions, seigneuries et juridictions qui tombèrent peu à peu sous le droit urbain. Lorsqu’il se fortifia, généralement au xiie siècle, les murs délimitaient le territoire de droit urbain et ce qui était à l’origine un foris burgus (faubourg ouvert) devint un burgus (bourg), ses habitants prenant le nom de burgenses (bourgeois) ou aussi, en Flandre et en Angleterre, poorters ou poortmanni, pat opposition aux castellani ou castrenses du vieux bourg (Pirenne 1905 : 136-137, 1910 : 168 et 1927 : 387). Avec le développement de la ville marchande, l’ancien château deviendra une partie distincte d’une même agglomération bâtie. À Gand et Bruges, on opposait novus burgus et burgus ; à Strasbourg – qui est une ville épiscopale –, nova urbs ou urbs exterior et vetus urbs ; à Beauvais, Valenciennes et Tournai burgus à castrum ou castellum (Pirenne 1893-1895 : 50, 1927 : 381 et 1898 : 121 n. 1). À Caen, au xie siècle, le duc de Normandie fonda un bourg (Major Burgus) au pied de son château, puis deux abbayes dont les territoires (le Bourg-l’Abbé et le Bourg-l’Abesse) furent placés sous le régime de bourgage. Ces trois bourgs étaient fortifiés – bien qu’inégalement – et dotés d’un service de guet jusqu’à leur réunion en ville, confirmée en 1203 par l’attribution du statut de commune. Cette topographie ternaire devint au xive siècle « chasteau, ville et fauxbourgs » et elle existait toujours au xviiie, seul le bourg ducal (devenu royal) continuant à être appelé bourg, les deux bourgs abbatiaux étant retombés au rang de faubourg (Legras 1911 : ch. 1 ; Perrot 1975, 1 : 28-37). Dans le cas de Paris, le portus des marchands se développa sur la rive droite de la Seine, à l’écart de la cité épiscopale qui occupait l’île : d’abord le Bourg de Grève, qui fut clos d’une enceinte au ixe siècle, puis le Bourg Saint-Germain [l’Auxerrois] où furent édifiées les halles. « Quartier de Grève » et « Quartier des Halles » furent réunis en une seule ville par Philippe Auguste lors de la construction de l’enceinte du xiie siècle, qui englobait aussi des abbayes, collèges et hôtels situés sur la rive gauche (Lombard-Jourdan 1976 : 35-58, 103-106). Dans le dictionnaire de Furetière (1690 : 193) on pourra encore lire : « On divise Paris en Ville, Cité & Université », partition que l’on retrouve dans les titres de nombreuses cartes du xviiie siècle – bien que ces trois entités n’eussent alors plus aucun fondement institutionnel.
51La pluralité des villes s’observe aussi en Provence. À Aix, capitale des comtes de Provence, on repère trois villes au xiiie siècle : le bourg Saint-Sauveur, possession du chapitre métropolitain et probablement premier noyau de peuplement, la ville comtale qui le jouxtait et, à distance, la « ville des Tours » dont les coseigneurs étaient l’archevêque et deux familles laïques. Un document de 1257, qui énumère les éléments de la civitas aquensis, les nomme respectivement burgus, villa vetera et villa nova. Jusqu’à leur réunion au milieu du xive siècle, ces trois villes étaient ceintes de leurs propres murailles, tandis qu’une série de bourgs (burgus, borguetum) commençaient à s’édifier à l’extérieur de celles-ci (Coulet 1988, 1 : 29-38). À Nice, se distinguaient ville haute et ville basse, dont l’affrontement se soldera par un compromis qui répartit entre les deux villes les sièges au conseil municipal. À Arles, dans la seconde moitié du xiie siècle, les douzes consuls étaient nommés par la Cité, le Bourg (quatre chacun), le Marché et le Bourg Neuf (deux chacun) (Coulet 1989 : 354). À Marseille, du xie au xive siècle, il y avait deux, puis trois villes (civitas) à l’intérieur du périmètre des murailles : la ville haute, dite « des Tours », seigneurie de l’évêque, la ville basse, régie par les vicomtes, et la ville dite « de la Prévôté », placée sous l’autorité des chanoines de la Major. Chacune avait un territoire bien délimité16, l’évêque ayant toutefois autorité sur tous les juifs de Marseille, qu’ils résident dans la ville haute ou dans la ville basse – où se situait la Juiverie (Zarb 1961 : 90). La commune libre de Marseille (1212) ne couvrira donc que la ville vicomtale (civitas vicecomitalia), celle des marchands, avant que Charles Ier d’Anjou n’impose à toutes sa souveraineté (1257) et une même juridiction municipale, leur union complète intervenant un siècle plus tard (ibid. : 75 n. 4, 76 n. 6, 121 n. 3 et 88-94).
52À Londres, les institutions d’« Ancien Régime » – notion éminemment continentale – perdurèrent jusqu’à la création du London County Council en 1888 et, pour ce qui est de la City, existent encore aujourd’hui. La city de Londres – ville épiscopale – obtint ses premiers privilèges lorsque au xie siècle Edouard le Confesseur déplaça la résidence royale à proximité de l’abbaye de Westminster qu’il venait de fonder, établissant ainsi une séparation durable entre ville royale et ville bourgeoise. La City of London obtiendra, avec sa charte de 1215, le droit d’élire un maire et une corporation, tandis que Westminster demeurera un territoire partagé entre le domaine de la couronne et la juridiction de l’abbaye jusqu’à la dissolution de celle-ci (1540) et l’érection de l’église abbatiale en cathédrale d’un nouveau diocèse17. Les environs de la city – dont les limites ne changèrent plus – restèrent sous la juridiction royale de plusieurs counties et aussi celle des manors avoisinants, jusqu’à la disparition des justices seigneuriales (Webb & Webb 1908). Aux xve et xvie siècles, les constructions qui s’étendaient hors des murs de la City donnèrent naissance à des régions nommées « the Manor » [sous-entendu : de Stepney] à l’est du rempart, et « the Borough », au débouché sud de l’unique pont qui franchissait la Tamise. Si de nouvelles paroisses furent peu à peu érigées pour suivre l’expansion de la population, rapide dès le xviie siècle, la fixité et le caractère lointain des counties laissèrent prévaloir d’autres découpages dans cette vaste agglomération qui n’avait pas le statut de « ville » : dans l’Est industrieux, les toponymes des anciens villages et hamlets relevant des différents manors, dans l’Ouest opulent ceux des housing estates lotis par les grandes familles de l’aristocratie foncière (Higgins 2002).
53Les villes juxtaposées furent de règle dans les États allemands et dans l’Empire austro-hongrois, au moins jusqu’au xviiie siècle. Ainsi, Berlin et Cölin étaient deux villes (Stadt) distinctes fondées vers 1230 par le margrave de Brandebourg de part et d’autre de la Sprée, non loin de la petite agglomération slave de Stralau : elles ne seront unifiées et entourées d’une enceinte commune qu’en 1307. Après que, au xve siècle, Frédéric II eut mis fin à l’indépendance de la ville, divisé à nouveau Berlin et Cölin et entrepris la construction du château où s’installeront les électeurs de Brandebourg, chaque nouvelle extension de l’agglomération devait constituer une entité séparée. Ainsi, au moment où le grand électeur Frédéric-Guillaume construisit à Berlin de nouvelles fortifications (1658-1685), il fonda Friedrichswerder et Neukölln am Wasser, deux villes dotées de municipalités distinctes aux pouvoirs limités, et Dorotheenstadt (appelée aussi Neustadt) qui était administrée directement par le souverain. Les diverses villes composant l’agglomération furent réunies en une seule commune en 1709, ce qui n’empêchera pas les plans du xviiie siècle de nommer « Dorotheen Vorstadt » (faubourg) cette partie de Berlin qui se trouvait à l’extérieur de l’enceinte pourtant démolie dans les années 1750-1760 (Hegemann 1930 : ch. 3, 6, 9 ; Ribbe & Schmädeke 1988).
54Cette pluralité originelle des villes marquera durablement les divisions urbaines après les unifications municipales. Un guide de Prague publié en allemand en 184318 décrit une ville composée de cinq Hauptviertel (Hradschin, Kleinseite, Altstadt, Neustadt et Judenstadt) ; il mentionne aussi les deux faubourgs (Vorstadt) récents de Karolinental (ou Karolinov) et Smichov, ainsi que la Bergstadt royale de Wischerad. Cette liste des cinq « grands quartiers » du milieu du xixe siècle est celle d’autant de villes originellement distinctes. Située face au château royal sur la rive opposée de la Voltava, l’agglomération marchande qui deviendra Staré Mesto (Altstadt, la vieille ville) reçut le statut de « ville » dans le premier tiers du xiiie siècle et, à la fin de celui-ci, le secteur entre le château et la rivière devint « ville » à son tour sous le nom de Malá Strana (Kleinseite, le petit côté). Au xive siècle, Charles IV, roi de Bohême et empereur, fonda Nové Mesto (Neustadt, la ville neuve) à côté de l’ancienne et reconstruisit le château royal de Visehrad, situé à distance de Prague, autour duquel se développera une petite agglomération. Encore au xive siècle, un secteur jouxtant le château, Hradcany (Hradschin) fut à son tour érigé en ville – et deviendra ville royale (königliche Stadt) en 1598. Enfin, mitoyenne à la vieille ville, fut créée en 1648 Judenstadt, où les juifs seront contraints de résider et qui sera plus tard rebaptisée Josefov. Cinq « villes », chacune entourée de murs, vivront donc côte à côte jusqu’à ce que, en 1784, elles soient réunies sous l’autorité d’un même magistrat pour former la ville de Prague (Stadt Prags).
55Les villes européennes originellement divisées furent réunies tantôt lors de la formation des communes médiévales, tantôt beaucoup plus tard par les monarchies absolues qui avaient au préalable affaibli ou supprimé les prérogatives municipales. Nombre de toponymes qui réfèrent aujourd’hui à des parties de villes sont la trace de ces institutions anciennes. De la même façon, les limites, âprement disputées, du territoire du droit de bourgeoisie ou de la tenure bourgeoise créèrent une opposition juridique et politique entre la ville et son extérieur que l’on retrouve encore sous des vocables variés, et souvent inintelligibles si l’on ne les replace pas dans le couple sémantique qui valait localement : burgus et suburbium, bourg et fauxbourg, civitas et burgus, city et borough, city et suburb, città et borgo, Stadt et Vorstadt. Là encore, les toponymes constituent souvent la trace d’un état ancien des institutions et du droit qui définissaient la ville.
Villes juxtaposées dans le monde arabe
56Le phénomène des villes juxtaposées s’observe aussi dans le monde arabe. La conquête donna lieu à la fondation de nombreuses villes, mais les changements dynastiques ou les nouveaux règnes s’accompagnèrent souvent de nouvelles créations urbaines à côté de villes existantes.
57Le cas du Caire doit être évoqué (Raymond 1993 : ch. 1-3 ; Sayyed & Gayraud 2000 ; Behrens-Abouseif, Denoix & Garcin 2000). Lorsque ‘Amr ibn al-‘As conquit l’Égypte sur les Byzantins, il fonda sa capitale, Misr al-Fustât (642), à proximité d’une ancienne forteresse romaine autour de laquelle s’était développée une ville nommée Babylone. Plus tard, deux résidences furent successivement créées plus au nord par de nouvelles dynasties : al-’Askar par les Abbassides (750), puis la cité palatine de al-Qatâ’i‘ par Ibn-Tûlûn (868). La conquête fatimide donnera lieu à une nouvelle fondation, plus au nord encore, celle de al-Qâhira (969). Il y aura désormais deux Caire : Misr al-Qâhira (Le Caire) et Misr al-Atiqah (le vieux Caire, l’ancienne Fustât). À la fin du xiie siècle, Saladin les réunit par une seule enceinte et construisit une citadelle dominant la ville fatimide (1176). Tous ces éléments, qui ne constituent plus aujourd’hui des découpages urbains institutionnalisés, peuvent encore se lire dans la morphologie et la toponymie de la ville historique.
58Il en est de même pour Fès (Ferhat 2000, Janati 2002). À la ville (madînat Fâs) fondée par Idris ibn ‘Abdallâh sur la rive droite de l’oued dans les dernières années du viiie siècle pour une population surtout berbère, vint se juxtaposer une ville capitale (Fâs al-‘Alya, Fès-la-haute), fondée par Idris II en 808 sur l’autre rive pour y accueillir des populations arabes de diverses origines, notamment kairouanaise. En 818, les Rabadis (gens du faubourg) chassés de Cordoue vinrent s’installer dans la première cité. Situées de part et d’autre de l’oued, les deux villes avaient chacune leurs remparts, connaissent de fréquents conflits et une dignité très inégale. La conquête almoravide entraîna leur unification et la destruction des murailles qui les séparaient (1069). Au milieu du xiiie siècle, la nouvelle dynastie des Mérinides fonda en amont une troisième ville (Fâs Jdid, Fès-le-neuf ou al-Madîna al-Baydâ, la Ville blanche), qui sera occupée par les familles de la tribu régnante, leurs serviteurs et fonctionnaires. Enclavé dans Fâs Jdid et clos de ses propres murailles, fut construit le Mellah, où seront tenus de résider les juifs et qui accueillera au xvie siècle ceux qui seront expulsés d’Espagne. La fondation de Fâs Jdid fera apparaître le toponyme Fâs el-Bali (Fès-le-vieux) qui réunissait les villes anciennes : au xviie siècle, on parlait des « deux villes » (al-madînatayn) ou des « deux Fès » (al-Fâsayn), la ville royale et la vielle ville (Cigar 1978-1979 : 95 n. 4). Celle-ci était divisée à cette époque en trois « côtés » (jiha) ou « tribus » (qabîla), dont les noms référaient aux origines de leur peuplement. Sur la rive droite, al-‘Adwa (la rive) ou ‘Adwat Fâs al-Andalus (la rive de Fès-des-Andalous) correspondait à la ville de la première fondation. La deuxième ville, sur la rive gauche était divisée en deux unités : ‘Adwat al-Lamtiyyîn (la rive des Lamtiyyîn ou originaires de Lamta, une région au nord de Fès) et Fâs al-Andalus ou Jihat al-Andalusiyyin (le côté des Andalous). Toutefois, on traitait parfois l’‘Adwa et Fâs al-Andalus comme une seule section, une grande part de leur population – ou du moins de leurs notables – étant de même origine andalouse, tandis que les notables de ‘Adwat al-Lamtiyyîn étaient d’origine berbère (ibid. : 109-111). Mais la vieille dualité originelle reste active : aujourd’hui encore, on appelle la rive droite ‘Adwat al-Andalous et la rive gauche ‘Adwat al-Kayraouiyyin (des Kairouanais) (Janati 2002).
59Dans les villes du monde arabe médiéval ou ottoman, les autorités urbaines tenaient leur légalité du prince qui dominait la ville à partir de la citadelle, mais cette dépendance, complète dans certains cas – l’empire mamluk, par exemple – l’était beaucoup moins dans d’autres. S’il n’existait pas de pouvoirs municipaux comme ceux qui s’imposèrent au cours du Moyen Âge européen, différents notables et officiers constituaient dans les villes une administration distincte de celle de la campagne avoisinante. Enserrées dans leurs murailles, les villes formaient souvent une entité spatiale et sociale compacte qui avait rompu les liens avec les populations nomades organisées sur une base tribale (Raymond 1985 : 121-129, Garcin 2000). Aujourd’hui encore, les citadins « de souche » se distinguent avec force des gens de la campagne – présumés nomades ou « bédouins » – installés hors les murs ou dans la vieille ville (médina) elle-même. Ainsi, Mohamed Kerrou (2002) montre qu’est toujours revendiquée à Kairouan l’opposition entre beldiyya et Zlass, et M’hammed Idrissi Janati (2002) analyse les jeux identitaires à Fès autour de l’opposition entre Fassis et ‘roubiya.
Villes sans territoire en Extrême-Orient
60Le phénomène des villes-archipels est plus saillant encore – et prend des formes très différentes – dans les mondes chinois et japonais où les villes ne formaient pas un territoire délimité et unifié par des institutions. Les agglomérations de population n’étant régies ni par des pouvoirs municipaux, ni par des officiers impériaux dotés de compétences spécifiques, la langue ne disposait pas des moyens nécessaires pour identifier un espace « urbain ». Lorsqu’en outre existait, comme au Japon, une stricte société d’ordres, des villes-mosaïques résultaient du morcellement institutionnel de l’espace selon la catégorie d’habitants autorisée à y résider.
61En Chine, monde pourtant urbanisé depuis l’Antiquité, il n’y eut pas de « ville » instituée comme telle avant le xxe siècle. Le territoire de l’empire fut très tôt (iiie siècle avant J.-C.) organisé en circonscriptions administrées par des représentants du centre chargés de la justice, de l’ordre et de la collecte de l’impôt. L’unité administrative élémentaire – en même temps que la plus antique – était le xian (« comté »), qui s’emboîtait dans des unités supérieures hiérarchisées : dao (« circuit »), fu (« préfecture ») et sheng (« province »). Ce système ne faisait pas de différence entre villes et campagnes et les établissements urbains ne constituaient pas des entités distinctes. La ville murée, où résidait le représentant de l’administration impériale, était séparée matériellement de ses faubourgs, qui pouvaient relever de différents xian – ce qui était le cas à Canton et à Shanghai avant 1911. Les chefs-lieux des xian avaient le privilège d’être fortifiés et étaient appelés chengxiang par juxtaposition des deux kanji cheng (muraille) et xiang (compartiment). Les zones urbanisées hors les murs ne pouvaient être nommées, sinon par des toponymes, bien qu’il existât aussi une partition binaire, que Christian Henriot et Zheng Zu’an (2002) observent à Shanghai dans le vocabulaire administratif du xixe siècle : chengxiang nei (le compartiment dans la muraille) et chegxiang wai (hors de la muraille), deux mots qui furent réunis dans chengxiang neiwai lorsqu’une première administration de type municipal fut instituée (1905) et qui s’effaceront avec la destruction de l’enceinte (1912). C’est seulement lorsque furent créées des institutions municipales par le gouvernement nationaliste de Nankin (1927) que le territoire urbain fut constitué et nommé comme tel : le néologisme shi quyu formé alors combinait le kanji shi (« marché » et, par extension, « établissement marchand », « ville ») à deux autres, signifiant tous deux « district » ou « zone »19 : qu et yu (Henriot & Zu’an 2002). La ville se trouvait ainsi définie comme « la zone divisée en zones ».
62Au Japon, retenons le cas d’Edo, en suivant Yorifusa Ishida (2002). Depuis l’installation de la capitale shogunale (1603) jusqu’à la Restauration Meiji (1868), son territoire bâti était divisé en trois catégories de sols selon la classe de population autorisée à y résider : les secteurs des guerriers (buke-chi), ceux des temples et sanctuaires (jisha-chi) et ceux des bourgeois (machi-chi) – le kanji chi, commun à ces trois catégories, valant « terre », « terrain » ou « lieu ». Dans la plus grande part d’Edo, chaque catégorie de sols formait de vastes surfaces continues, notamment dans les secteurs centraux où étaient situées les résidences des daimyôs les plus puissants ou les boutiques des grands marchands. Dans d’autres parties de la ville, particulièrement dans la périphérie, les trois catégories de sols et les différentes juridictions étaient fragmentées et imbriquées. Chaque élément de ce puzzle était administré par une institution spécifique : les machibugyô pour les bourgeois, les commissaires des cultes pour les édifices religieux, le gouvernement shogunal pour les guerriers – l’ensemble n’étant réuni que par une commune soumission au shogun, propriétaire formel de la totalité du sol de sa capitale20. L’hétérogénéité des statuts et des modes de gouvernement était redoublée à l’intérieur de chacun des secteurs par d’autres fragmentations sociales et spatiales. Dans les buke-chi, les domaines des grands daimyôs, généralement clos de murs, comprenaient le palais du seigneur et des casernements des guerriers de classe inférieure, et constituaient de véritables « villes dans la ville » parcourues de nombreuses rues et ruelles. Dans les machi-chi habitaient les chônin, littéralement « habitants d’un chô » : le mot chô désignait l’unité urbaine élémentaire dans les secteurs des bourgeois, d’abord un îlot carré entouré de murs de 109 mèttes de côté, puis une rue commerçante – la voie et ses deux rives –, éventuellement une section de celle-ci21. Les chô, dont les limites étaient nettement définies et souvent marquées par des portes, étaient des réalités institutionnelles : ils avaient leurs représentants choisis parmi les habitants (gachigyôji) et d’autres investis par l’autorité guerrière (nunushi). Ces unités sociales et spatiales furent consolidées par des sanctutaires et des fraternités shintô – souvent appelées chôchô dans les sources du xixe siècle – et par les célébrations qu’organisaient les notabilités locales désireuses de raffermir leur pouvoir (Carré 2000).
63Dans une ville ainsi divisée, les façons de désigner les lieux étaient elles aussi hétérogènes : les buke-chi étaient désignés par le nom de la famille guerrière qui y résidait, les jisha-chi par celui du temple ou sanctuaire, les machi-chi par le nom d’un métier, de la région ou ville d’origine des habitants, ou par celui du fondateur. La toponymie reconnaissait aussi des ensembles plus vastes, appelés kaiwai, qui n’avaient ni limites nettes, ni définition institutionnelle – le kanji kai signifiant, selon les contextes, « limite », « espace inclus à l’intérieur d’une limite » ou « société ou groupe de personnes ». Les noms de ces divisions urbaines dérivaient d’anciens noms de lieux ou de villages (Kanda, Komagome) ou de la méthode utilisée pour urbaniser le secteur (Tsukiji : « terre artificielle », c’est-à-dire récupérée sur la mer). Enfin, une division plus large encore opposait, dans le langage commun, shitamachi – la ville basse ou des petites gens – et yamanote – la ville haute ou des grands.
64Le mot machi était donc utilisé à Edo et dans les autres grandes métropoles pour désigner une division de la ville habitée par les bourgeois, mais il avait aussi d’autres usages. Aux xve et xvie siècles, il était surtout utilisé en combinaison pour caractériser de petites agglomérations selon leur origine et fonction : jôka-machi (« ville sous le château » ou ville seigneuriale), minato-machi (« ville port »), monzen-machi (« ville devant le portail [d’un temple ou sanctuaire] »), ichiba-machi (« ville marché ») ou shukuba-machi (« ville relais de poste »). Machi sera ainsi longtemps en usage pour désigner une catégorie d’agglomération de population distincte de la ville (shi) aussi bien que du village (mura) et, en général, dotée d’institutions d’autogouvernement. Dans une telle situation, les mots des divisions urbaines sont d’emblée ceux des divisions des ordres qui segmentent la société en groupes entre lesquels les barrières sont infranchissables.
65Contrairement à l’Europe, où l’extension du droit urbain et des pouvoirs municipaux unifia progressivement le territoire de la ville, et où la décadence ou l’abolition des droits féodaux supprima ensuite la limite juridique entre celle-ci et ses alentours, les villes d’Extrême-Orient restèrent jusqu’au xixe ou au xxe siècle tantôt des mosaïques de territoires assignés à des ordres, tantôt des centres d’administration régissant les campagnes et des périphéries marchandes et industrieuses qui n’avaient pas de statut urbain.
Villes coloniales duales
66L’expansion coloniale européenne produisit, dès le xvie siècle et jusqu’au xxe, une nouvelle forme de division urbaine. Celle-ci se modelait sans doute sur les formes et les lexiques des villes médiévales divisées ou des villes de la reconquête chrétienne ibérique, mais elle était d’emblée plus radicale : c’était la séparation spatiale des vainqueurs et des vaincus, de la ville européenne et de la ville indigène.
67Le cas de Mexico est sans doute emblématique des grandes villes de l’empire espagnol. Comme l’expose Andrés Lira (2002), les conquérants rasèrent le centre cérémoniel de Tenotchitlan pour y construire la traza, ville en damier réservée aux Espagnols, tandis que les autochtones survivants peuplaient les barrios ou pueblos indígenas périphériques. Le contraste des populations et des morphologies urbaines se redoublait d’une séparation institutionnelle : tandis que les Espagnols avaient leurs propres paroisses – dont les limites coïncidaient initialement avec celles de la traza – et s’autogouvernaient dans le cadre de leur municipalité (cabildo), l’administration religieuse des « indiens » relevait de doctrinas ou visitas confiées aux franciscains, et leur administration civile de deux parcialidades de indios, juridictions auxquelles étaient associés les chefs indigènes. Le projet de faire vivre côte à côte et séparées les « deux Républiques » est ainsi au principe de la division spatiale originelle de la capitale de la Nouvelle-Espagne. Les mots barrio et, plus encore, pueblo resteront longtemps associés au statut subalterne des localités indigènes. En principe, un pueblo était doté de ses propres autorités, tandis qu’un barrio dépendait d’un pueblo – proche ou éloigné – ou d’une ciudad : on précisait parfois barrio sujeto. Mais une localité située dans la continuité de l’agglomération matérielle tendait à être appelée barrio – même s’il s’agissait juridiquement d’un pueblo – et une localité distincte à être appelée pueblo – même s’il s’agissait d’un barrio sujeto – ou arrabal, par référence aux villages périphériques des villes d’Espagne où, après la Reconquête, furent souvent confinés les moros médiocrement christianisés. A Mexico, si la parcialidad restera une circonscription administrative plutôt lointaine, barrios et pueblos prendront une consistance sociale plus forte par leurs institutions d’autogouvernement supposément « traditionnelles », l’installation de chapelles dont la charge sera confiée aux habitants, un régime des sols largement fondé sur la propriété collective et des caisses communes recueillant certaines taxes et épargnes des habitants. Après la fin du régime colonial de ségrégation institutionnalisée, barrio se trouvera donc disponible, tantôt pour mettre en valeur le caractère communautaire de la vie sociale, tantôt pour marquer péjorativement un espace dont la population est d’origine inférieure.
68À Manille, capitale des Philippines – l’extension de la Nouvelle-Espagne au-delà du Pacifique –, on observe la même juxtaposition loin encore dans le xixe siècle (Huetz de Lemps 1998). Longtemps, le toponyme « Manila » a désigné exclusivement la ville fortifiée fondée par les Espagnols (1571) et habitée par ceux-ci, à laquelle était réservé le titre de ciudad. La périphérie extérieure à l’enceinte – que l’on appelait Extramuros, arrabales ou contornos – était réservée aux autochtones, répartis en un certain nombre de pueblos, unités administratives dotées de leurs propres autorités civiles et ecclésiastiques, et désignées par des toponymes distincts. Ce n’est qu’au cours du xixe siècle, avec le développement rapide de la population des pueblos et l’installation de plus en plus fréquente d’Espagnols dans certains d’entre eux, que « Manila » en viendra à désigner l’ensemble de l’agglomération physique, tandis que la place forte sera désormais appelée Intramuros. L’administration coloniale institutionnalisera cet état de fait en rattachant au territoire municipal les pueblos de la rive droite du fleuve (1859), puis, tardivement (1884), ceux de la rive gauche, mais l’hésitation sur la signification de « Manila » perdurera encore longtemps.
69Les villes coloniales britanniques ou françaises étaient duales, elles aussi, malgré les différences dans les formes d’administration coloniale. Le cas de New Delhi, ville édifiée ex nihilo à partit de 1913 sur les plans de Lutyens à côté de l’ancienne capitale moghole, doit être évoqué, mais il est tardif et exceptionnel dans les Indes britanniques (Irving 1981). Les villes doubles, cependant, y étaient la règle depuis les débuts de l’entreprise coloniale. Ainsi à Bombay – cas étudié par Preeti Chopra (2002) – le noyau de l’établissement colonial est le Fort, construit entre 1715 et 1743. À cette époque, suivant en cela la terminologie métropolitaine, les autorités coloniales distinguaient dans le territoire désigné jusqu’au début du xxe siècle comme « Town and Island of Bombay » deux towns (Bombay et Mahim), huit villages et sept hamlets dépendant de certains de ceux-ci, enfin cinq quarters koli (une population autochtone de pêcheurs christianisée par les Portugais). Mais ce vocabulaire fut bientôt recouvert par une division duale. Des Indiens s’étant installés à l’intérieur de l’enceinte quasiment dès l’origine, le gouverneur s’efforça de les séparer des Européens en leur interdisant de construire au sud de la rue centrale (1772) qui, pour certains observateurs, séparait European Quarter et Native Bazaar. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, et surtout après l’incendie de 1803, l’ouverture à la construction de terrains extérieurs au Fort permit le développement rapide d’une agglomération peuplée de nombreux immigrants venus des régions proches : c’est la naissance de la Black Town ou Native Town, que les Britanniques regardaient comme un ensemble uniforme, exotique et difficile à policer mais qui, du point de vue de ses habitants, était divisée en des secteurs très divers en fonction de critères d’origine, de religion, de caste et de métier, une partie de ces espaces et communautés étant organisés par des institutions de caractère rituel appelées moholla (de l’arabe mahalla, via le persan). Dans le même temps, de nombreux Européens allèrent s’ins-tallet à distance du Fort, au-delà de la ville indigène, dans des zones de collines où ils développeront leurs suburbs, construits de bungalows spacieux entourés de jardins, une nouvelle toponymie effaçant celle qui résultait des usages indiens – particulièrement religieux – de ces espaces. Les élites économiques et culturelles indiennes les plus européanisées viendront y habiter aux côtés des Britanniques à partit des dernières décennies du xixe siècle, brouillant les frontières « raciales » dans cette partie de la ville. Mais la dualité de la ville européenne et de la ville indigène restera très marquée ailleurs, et ne sera en rien effacée par la division uniforme – à des fins principalement fiscales – en wards et sections du territoire relevant de la municipalité nouvellement instituée (1865).
70Les villes de l’Afrique du Nord française étaient plus strictement ségrégées encore, et plus durablement. En Algérie, à l’époque de la conquête (1830-1840), le centre des plus grandes villes fut rapidement et massivement détruit, puis remodelé par les autorités coloniales au profit de la population européenne (Boukhzer 1998). Dans la plupart des cas – Constantine faisant exception –, les casernements des militaires et la place d’armes d’abord, le centre de la ville des Européens ensuite, furent édifiés au cœur de la ville existante qui fut rasé, souvent après que ses habitants l’eurent déserté pour échapper à l’envahisseur. Ce qui restait de la ville pré-coloniale devint une enclave. Dans la collection des guides Joanne, on trouve en 1886 qu’Alger est un port « divisé en ville arabe et ville européenne ». La première fut aussi appelée en 1860 ville haute par Napoléon III et, plus couramment, casbah (Nouschi 1996 : 142). En Tunisie et au Maroc, où la colonisation fut plus tardive et prit la forme du protectorat (1881 et 1912 respectivement), la ville européenne fut construite à côté de la ville existante dont les particularités physiques et culturelles furent préservées par les urbanistes du général Lyautey, résident général au Maroc (Wright 1991 : ch. 3). Dans les trois pays, le quartier arabe ou ville arabe fut désigné au xxe siècle, en opposition à ville européenne, par le même mot : médina, francisation de l’arabe madîna (ville). Un usage précoce s’observe par exemple en 1900 dans une carte de Casablanca (Cohen & Eleb 1998 : 25), mais plusieurs cartes postérieures maintiennent ville indigène. Médina se généralisera sans doute dans les années 1910 ou 1920 : ce qui, dans la langue autochtone, était « la ville » devenait ainsi une division urbaine22. Ce mot français sera à son tour incorporé à l’arabe dialectal et utilisé dans tout le Maghreb après les indépendances pour désigner, par opposition à la ville moderne, la vieille ville ou ville historique. Une troisième catégorie urbaine apparaîtra ensuite pour désigner les zones de constructions précaires créées par les ruraux dans les périphéries des villes du Maghreb : bidonville, généralisation du toponyme Bidonville forgé à Casablanca à la fin des années 1930 (ibid. : 322). Avec les années 1950, cette tripartition sera consacrée par le langage des planificateurs et des savants : ce sont les médinas, villeneuves et bidonvilles de Jacques Berque (1958).
71Shanghai, première ville chinoise ouverte de force à l’établissement des Occidentaux, présente un cas extrême de dualité urbaine dans cette période semi-coloniale, comme le montrent Christian Henriot et Zheng Zu’an (2002). Les concessions, imposées en 1843, furent étendues à plusieurs reprises jusqu’en 1914. Situées au nord de la ville fortifiée, elles constituaient un territoire qui échappait à la souveraineté chinoise : concessions française, anglaise et américaine – puis internationale après la réunion des deux dernières en 1863 – étaient administrées par leurs propres autorités et devinrent vers la fin du xixe siècle le centre économique de l’agglomération. Les deux parties de la ville s’ignoraient mutuellement, comme en témoigne la cartographie jusqu’au début du xxe siècle. Les cartes des Occidentaux détaillaient les concessions – International Settlement et Concession française (ou French Town) —, mais elles représentaient par un blanc ce qu’elles appelaient native city ou walled city. Symétriquement, les cartes chinoises ignoraient purement et simplement la région des concessions ainsi que – au moins jusqu’aux années 1870 – les peuplements extérieurs à la muraille (Henriot & Zu’an 2002, fig. 2). Les Chinois appelaient communément les concessions yichang (espace des barbares) ou yangchang (espace des étrangers), avant que ne s’imposent le terme officiel zujie (territoire cédé en location) en combinaison avec le nom de la nation occupante, et l’euphémisme en forme de toponyme Yangjingbang – du nom du canal qui séparait les deux concessions – qui fut en usage jusqu’au comblement de celui-ci en 1916. C’est seulement pendant l’occupation japonaise (1937-1945) que les anciennes concessions seront intégrées à la division du territoire urbain en qu (« arrondissements ») et fang (« quartiers ») qu’avait instituée la loi d’organisation municipale de 1932.
72Qu’il ait pu y avoir jadis plusieurs villes en une est largement effacé des représentations urbaines d’aujourd’hui. Les divisions administratives modernes y contribuèrent puissamment en instituant des districts qui découpaient de façon uniforme un territoire urbain désormais juridiquement homogène. La science géographique elle-même fait souvent disparaître ces réalités anciennes par ses cartes historiques, qui font apparaître, à partir d’un noyau initial, des « extensions » successives de l’agglomération bâtie rendues homogènes par le mode de représentation graphique adopté. Néanmoins, à l’échelle large de la ville historique, les villes plurielles du passé se font souvent encore entendre dans de multiples réactualisations.
Statuts personnels et divisions spatiales
73Si l’on se place maintenant à l’échelle des divisions urbaines les plus fines des villes anciennes, on découvre d’autres découpages spatiaux ancrés plus intimement encore dans les divisions sociales qui partageaient la population. Dans de nombreuses sociétés, des dispositifs institutionnels puissants et durables divisaient en effet celles-ci en groupes régis par des règles distinctes : coutumières ou écrites, jouées par les acteurs et sanctionnées par les autorités de façons très diverses, ces règles constituaient les individus en groupes d’équivalence ou en segments distincts. En ville, certaines de ces divisions sociales étaient spatialisées, soit qu’une portion de l’espace fût affectée ou assignée à un groupe avec plus ou moins de rigueur et de stabilité, soit que les groupes cherchassent eux-mêmes à se renforcer en se concentrant dans l’espace. Dans de tels cas, les divisions sociales produisaient des divisions spatiales. Toutefois, lorsque la mobilité des personnes devenait possible, en fait sinon en droit, des décalages s’observaient entre les assignations d’appartenance sociale et la position dans l’espace par la résidence : le groupe cessait de coïncider avec un territoire et les divisions spatiales anciennes étaient mises en danger. Parcourons quelques-unes des figures sous lesquelles a pu se présenter une telle situation.
Espaces de la parenté et du clan lignagier
74L’organisation sociale du village diola d’Oussouye en Casamance – que restitue Marie-Louise Moreau (2002) – repose sur l’appartenance de chaque individu – par filiation paternelle ou adoption – à un des six kukin (sing. hukin), ces groupes de parenté se composant chacun de deux à cinq kank (sing. hank), groupes de familles disposant de droits fonciers précisément délimités à l’intérieur du village23. Les kank forment généralement des ensembles fonciers continus et donc des groupes de voisinage au sein du même hukin. Une exogamie stricte caractérise le hukin, qui possède des fétiches propres et des rituels communs, ainsi qu’une place publique. À certains kank sont associées des fonctions politiques et religieuses précises : fourniture du roi, rôle dans la désignation de celui-ci, responsabilité d’un fétiche, notamment. Les règles de la parenté organisent ainsi la société locale en segments, elles définissent les droits fonciers et l’organisation politique, elles divisent aussi l’espace du village en territoires distincts : les noms des kukin désignent à la fois un groupe d’appartenance doté d’institutions et une division de l’espace.
75L’enquête sociolinguistique conduite par Marie-Louise Moreau établit néanmoins que l’appartenance au groupe de parenté prime sur le critère de la résidence. « Je suis de Sulœk » signifie en effet que le locuteur se définit comme membre du hukin de ce nom, et non pas qu’il habite « à Sulœk ». Certains résidents du territoire du hukin, parce qu’ils sont venus d’ailleurs, ne sont pas membres du groupe de parenté et ne sont ni soumis à ses règles, ni associés à ses rituels. À l’inverse, des personnes qui descendent des familles du hukin peuvent habiter dans les nouveaux quartiers dont l’expansion a fait de l’ancien village une petite ville, ou même être partis à Dakar, sans pour autant cesser d’appartenir à leur hukin. D’où l’ambiguïté du mot français quartier lorsqu’il est utilisé à Oussouye. II fut introduit par l’administration coloniale qui avait regroupé les six kukin en deux unités territoriales, chacune placée sous l’autorité d’un « chef de quartier » : Esinkin (« ceux d’en bas ») et Etia (« ceux d’en haut »). Mais la population n’utilisera le français quartier que pour désigner les six kukin et, par ailleurs, les nouveaux secteurs d’habitation qui s’étendent autour de l’ancien village. Esinkin et Etia ne sont catégorisés sous aucun générique : ni quartier, ni hukin, bien que la population ait investi les deux nouvelles entités de fonctions « traditionnelles » dans certains rituels, sans toutefois doter ces divisions d’une très forte consistance. À l’indépendance du Sénégal (1960), Oussouye fut fusionnée avec une localité voisine pour former une même commune et il fut procédé à un découpage du territoire de celle-ci en trois quartiers, parmi lesquels Esinkin et Etia qui comprendront, outre leurs noyaux de l’époque coloniale, de nouveaux secteurs de construction plus récente : quarante ans plus tard, ces nouveaux découpages territoriaux ne sont pas identifiés par la plupart des habitants, qui ont souvent perdu aussi la définition des anciens – seuls les originaires d’Oussouye connaissant encore la délimitation du hukin auquel ils revendiquent d’appartenir. Ainsi, dans la partie ancienne d’Oussouye, le même nom de hukin réfère à la fois à un espace et à un groupe, mais ceux-ci ne coïncident pas. Si des territoires bien déterminés sont associés aux groupes de parenté, l’appartenance à ces groupes prime sur la résidence dans la façon dont les individus définissent leur identité « locale ».
76Malgré la distance des temps et des lieux, un phénomène analogue s’observe dans les villes italiennes médiévales où, pour les lignages nobles, la parenté primait généralement sur la résidence pour définir les conditions et modalités de la participation au pouvoir municipal. En Italie et en Provence, les nobles conservèrent d’importants pouvoirs lors des révolutions municipales et chaque clan nobiliaire – lui aussi assez strictement exogame – était associé à une portion du territoire urbain qu’il contrôlait et où se situait sa maison. Comme le montre Brigitte Marin (2002), le vocabulaire des documents témoigne d’une identification ancienne du groupe nobiliaire et du découpage spatial de la ville. En 1591, une description de la République de Venise évoque « sei Consiglieri, da sei tribú, nelle quali è divisa tutta la città », ce qu’une traduction française rendait ainsi : « Le Prince ha six Conseillers adiointz à luy, qui sont isseus des six lignées, ou quartiers, esquels la cité est divisée, c’est de chacun quartier un Conseiller. » Aux xviie et xviiie siècles des chroniqueurs évoquent les origines des constitutions urbaines dans des termes semblables : à Bologne, en 1088, « la ville fut divisée en quatre Quartieri, et Tribú », chaque citadin devant se placer « sous l’enseigne de sa Tribu, ou Quartiere » (texte de 1621) ; à l’époque de Charles Ierd’Anjou, « toute la ville de Naples […] fut divisée en 5 Tribú, ou encore Fratrie […] portant les noms de Nilo, Forcellese, Montagna, Capoana, et Termense […] ; et nous observons que toutes ces Regioni, bien que n’étant pas positivement limitées, ont conservé les mêmes noms que ceux qui leur furent donnés dans les temps très anciens » (texte de 1776). Ces équivalences entre tribu, fratria ou lignée d’un côté, quartiere, regione ou quartier de l’autre, indiquent comment des divisions urbaines furent formées en suivant l’implantation territoriale des lignages nobles.
77Si l’on suit Jacques Heers (1974), le phénomène du clan nobiliaire urbain marque toutes les rives de la Méditerranée – de Constantinople au Levant espagnol, en passant par l’Italie et les pays d’Islam – et on l’observe aussi en Europe du Nord. Le clan nobiliaire24 comprend la famille noble, ses parents et alliés, ses clients et protégés, ses hommes d’armes et serviteurs, rassemblés dans la grande maison et son voisinage. La maison seigneuriale urbaine (domus magna, Hofen pays allemand) est généralement un vaste ensemble de constructions organisé autour d’une cour centrale et, parfois, s’ouvre sur la ville : la cour devient alors une place contrôlant un ensemble de ruelles. Le clan noble est maître du quartier urbain et identifié à celui-ci, au point qu’à Florence les consorterie sont aussi appelées federazioni di case e torri, et qu’à Gênes chaque albergo donne son nom à une contrada (Heers 1974 : 157-163)25. Dans l’Italie des communes, c’est toutefois l’appartenance au lignage noble et non la résidence qui conditionne la participation au pouvoir urbain. Le cas de Naples est caractéristique : pour la désignation des élus de la noblesse au conseil, la ville était divisée en seggi, institutions politiques à base territoriale qui regroupaient un ensemble de familles nobiliaires en fonction de leur enracinement historique dans l’espace urbain. Il fallait appartenir à un seggio pour participer au pouvoir municipal : lorsqu’une autre famille noble venait s’installer à l’intérieur des limites d’un seggio, elle n’obtenait pas pour autant de privilège politique – elle était fuori seggio. À l’inverse, lorsqu’une branche d’une famille appartenant à un seggio allait construire son palais en dehors du territoire de celui-ci – comme cela se produisit de plus en plus souvent à partir du xvie siècle –, elle en restait pleinement membre. Ainsi, à Naples au xviiie siècle encore, comme à Oussouye aujourd’hui, on pouvait se réclamer d’un groupe de parenté associé à un territoire sans pour autant résider dans les limites de celui-ci. L’écart entre appartenance au groupe de parenté et résidence affaiblit les anciennes divisions spatiales – en même temps que les coutumes ou les droits qui les définissent – mais le découpage de l’espace « tient » cependant sur une longue durée.
78À l’appui de l’argument généralisant de Heers, on peut verser le cas de Londres. Il est probable que les inns (hôtels) édifiés par les grands seigneurs laïcs ou ecclésiastiques dans la City ou, plus souvent, à l’extérieur des limites de celle-ci, présentaient des caractères analogues, la propriété foncière y étant toutefois plus complètement unifiée : ces résidences épiscopales ou aristocratiques étaient de véritables villages comprenant leur église et leurs courtyards (Higgins 2002). Avec la dissolution des ordres monastiques au xvie siècle puis, à la fin du xviie et au xviiie siècle, la conversion des inns aristocratiques en housing estates mis sur le marché, ces anciennes unités urbaines changeront de contenu mais garderont souvent leur toponyme et leur identité propre.
79Ainsi, dans des situations à bien des égards très différentes, les anciennes divisions urbaines présentent ce même double caractère de segmentation sociale des populations associée à un découpage spatial. Au Caire – et sans doute dans nombre d’autres villes de fondation militaire arabe – on trouve à l’origine du découpage le plus élémentaire de la ville (mahalla, puis hâra, que l’on traduit ordinairement par « quartier ») des cantonnements clos attribués à des soldats organisés en contingents tribaux (Raymond 1985 : 135 et 1993 : 44-45). Dans beaucoup de grandes villes arabes de l’époque ottomane, on relève une superposition des divisons en quartiers (hawma à Alger et Tunis, hâra au Caire, mahalla à Alep, Mossoul ou Bagdad) et de divisions sociales renvoyant à des métiers, des « ethnies » ou des communautés religieuses, sans que pour autant les membres du groupe lié à un « quartier » se trouvent nécessairement y résider (Raymond 1985 : 135-139). Considérons de ce point de vue deux villes du Maghreb.
80Nous avons déjà noté que la vieille ville de Fès était divisée, à partir de la fin du xviie siècle, en trois sections (jiha ou qabîla) distinguées par les origines de leur peuplement, berbère ou andalou (Cigar 1978-1979 : 109-116). Les populations étaient en fait diverses et mélangées, mais les notables de chacune de ces unités spatiales cultivaient des généalogies qui référaient à une « tribu » d’origine. C’était parmi eux qu’était choisi le qaïd, kabir ou ra’is, qui administrait la jiha, la représentait auprès du sultan et dirigeait la milice qu’il était chargé de lever dans le bas-peuple de sa section. Les jiha-s étaient à leur tour subdivisées en unités plus petites (hawma) – entre dix-huit et vingt-quatre au total – avec leurs portes, mosquées et marchés, et dont les chefs (muqaddam, ra’is ou jârî) étaient dotés de certaines fonctions fiscales. L’organisation en jiha-s ne concernait toutefois que le « peuple de Fès » (Ahl Fâs ou ‘ammisharîf), catégorie définie par opposition à la noblesse religieuse d’ascendance chérifienne (shurafâ), groupe fortement endogame mais dispersé dans toute la ville et qui avait son propre système de représentation indépendant des chefs des jiha-s. Étaient aussi dans ce cas les Bildiyyîn, descendants des Fassis juifs convertis à l’Islam au xve siècle26. Le peuple relevait donc d’unités spatiales fondées sur la référence à des origines tribales supposées, tandis que les lignées chérifiennes échappaient à l’ancrage territorial : lors des nombreux conflits entre shurafâ et ‘ammisharif, « la loyauté était déterminée par le lien ethnique au moins autant que par le lieu d’habitation dans telle section » (ibid. : 111).
81À Kairouan, l’articulation des divisions spatiales et sociales était différente. Comme le montre Mohamed Kerrou (2002), l’administration urbaine repose au xixe siècle sur des lignages notabiliaires intégrés à l’organisation de l’État beylical et la division des populations s’effectue en fonction de leur origine « tribale » ou de leur religion, autant ou plus que selon leur lieu de résidence. Depuis la fondation (671) jusqu’au début du protectorat français (1881), les remparts – reconstruits au xviiie siècle – marquent une division matérielle, politique et symbolique très forte entre la ville et ses alentours. Dans le Kairouan de l’entre-murs (el-Qayrawân el-muhawatta) habitent les Beldiyya, qui se définissent comme Kairouanais de souche. A la veille de l’occupation française, la ville est divisée en trois houma-s, chacun administré par un cheikh que nommait le bey de Tunis et auquel les habitants devaient allégeance : Houmat al-Jâmi’ (quartier de la Grande Mosquée), Houmat al-Marr (quartier du Passage) et Houmat al-Achrâf (quartier de la noblesse religieuse). Le premier est identifié par un monument religieux majeur de cette ville sainte de l’Islam, le dernier par l’ascendance chérifienne de ses notables (les Chorfa), parmi lesquels devait être recruté le cheikh. Houmat al-Marr, situé entre les deux autour de la voie commerçante principale, avait une identité plus incertaine – notamment parce que les nombreux commerçants juifs et étrangers qui y résidaient ne relevaient pas de l’autorité de son cheikh : le décès de ce dernier, en 1896, sera l’occasion pour les autorités du protectorat de supprimer ce houma et de répartir son territoire entre les deux autres. Hors les murs étaient installés les Zlassî, un groupe bédouin dont les établissements étaient nommés rbat. Ce terme était utilisé pour désigner des unités urbaines de petite taille, ensembles de ruelles parfois clos de portes, dont les toponymes référaient à un fondateur ou un lignage d’origine, au tombeau d’un saint, à un oratoire. Étaient aussi nommés rbat – et non pas houma – les trois grandes divisions de cet espace extérieur, selon les différentes directions : al-Jéblia (direction des montagnes), al-Guéblia (direction de La Mecque, c’est-à-dire du sud-est) et al-Dhahra (direction du sudouest). Les Chorfas étant les protecteurs des bédouins installés hors les murs, al-Guéblia était administré par le cheikh de Houmat al-Achrâf, mais les deux autres rbat-s avaient leurs propres cheikhs. Chaque unité spatiale des faubourgs correspondait à une communauté particulière – une « tribu » ou ensemble de lignages référant à un même ancêtre épo-nyme – et son cheikh administrait aussi les membres de celle-ci qui s’étaient, au fil du temps, installés à l’intérieur des murailles. De la même façon, les cheikhs des houma-s étaient chargés exclusivement des Beldiyya, y compris lorsque ceux-ci résidaient hors les murs. L’organisation administrative était donc fondée sur une segmentation sociale de la population liée originellement à un découpage de l’espace, mais celui-ci alla en se brouillant avec la mobilité des habitants. Le caractère personnel de l’organisation administrative ressort aussi du fait qu’existaient trois cheikhats chargés des juifs tunisiens (ihûd twânsa), des juifs livournais (grâna) et des autres étrangers (barrâniyya), indépendamment du lieu de résidence de leurs administrés.
82Dans les cas, pourtant très divers, que l’on vient d’évoquer, on distingue toujours, à l’arrière-plan des segmentations sociales, des ensembles de lignages organisés en fédérations, allégeances ou hiérarchies plus ou moins stables et associés à une fraction de l’espace urbain par leur activité ou la résidence de leurs notables. Mais dès que l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que, dans des villes où les populations sont mobiles, la coïncidence entre divisions spatiales et divisions sociales selon les origines se brouille. Ainsi à Kairouan, malgré la force symbolique de la séparation entre citadins et nomades, des Beldiyya peu fortunés se sont installés hors les murs et des membres des diverses tribus bédouines se sont dispersés en dehors du territoire initial de leur tribu, parfois même en ville. La chronologie et l’ampleur de ce phénomène sont mal connues, mais il est attesté au moins à la fin du xixe siècle. Le décalage n’a donc cessé de croître entre les divisions spatiales et les segmentations sociales qui étaient à la base des institutions politiques. Il faudra néanmoins une quarantaine d’années au protectorat pour territorialiser l’administration de Kairouan : rattachement des Zlass résidant dans les murs au cheikhat de leur résidence (1886), suppression de Houmat al-Marr et érection de al-Guéblia en houma distinct (1896), redécoupage de la ville et des faubourgs en quatre houma-s, les deux anciennes divisions urbaines débordant désormais les murailles et la notion de rbat disparaissant du même coup du vocabulaire officiel (1909-1913), suppression du cheikhat des juifs tunisiens et rattachement de ceux-ci au houma où se concentraient leurs résidences (1930), enfin, création de cheikhats distincts dans la campagne, ce qui constituait du même coup des cheikhats urbains (1936). Si l’indépendance a entraîné plusieurs réorganisations administratives, celles-ci ont reposé sur le même principe de division territoriale. Cependant, l’enquête réalisée par Mohamed Kerrou auprès des habitants montre qu’aujourd’hui encore l’opposition entre ville et faubourgs – qui renvoie à celle entre citadins et bédouins – reste très solide, malgré la fusion des deux espaces dans ce que les Français ont baptisé médina, le franchissement de la muraille par les découpages administratifs et le brassage des populations : dans le langage commun, si les faubourgs sont aussi appelés houma-s, les unités plus petites qui les composent sont toujours des rbat-s. Les repérages spatiaux qui accompagnaient les structures segmentaires de l’identité sont abolis depuis longtemps, mais les parlers communs conservent les traces des anciens lexiques pour réactualiser celles-là.
Espaces des pouvoirs bourgeois européens
83En Europe, le droit de bourgeoisie né des révolutions municipales médiévales, qui a défini l’appartenance au « Corps de Ville » tout au long des Anciens Régimes, était un droit personnel à base territoriale. Les institutions qui régissaient les juridictions bourgeoises et l’exercice des droits politiques produisaient un double découpage spatial délimitant la ville et la divisant en parties. Dans ce mode de formation des ter-ritoires, le statut des personnes, les différences de droits et les réseaux personnels du pouvoir urbain jouaient un rôle premier.
84Les critères d’attribution du statut de bourgeois et des droits politiques afférents variaient considérablement selon les villes et régions d’Europe, depuis la transmission par filiation et mariage jusqu’à la simple résidence dans les limites de la ville, avec de nombreuses combinaisons de ces deux principes. De façon générale, ce statut n’était pas strictement lié à la résidence : tous les habitants d’une ville n’en bénéficiaient pas et certains bourgeois ne résidaient pas dans le périmètre de droit urbain. Samuel Fettah (2002) étudie un cas de cette divergence entre la ville comme réalité spatiale et la ville comme entité politique. Dans le système administratif de l’État toscan du xviiie siècle, le terme comunità référait à la fois à une circonscription territoriale, à une institution politique et à l’ensemble des hommes qui bénéficiaient du droit de l’administrer. Livourne, ville de fondation des grands-ducs de Toscane, a reçu de ceux-ci le statut de città en 1606 dans les limites de l’enceinte – qui seront aussi celles du porto franco institué en 1676 pat la concession de privilèges fiscaux – sans que pour autant soit institué un droit de bourgeoisie à proprement parler. La réforme de 1774 annexa à l’ancien comune (commune) les sobborghi (faubourgs) et la campagna qui formaient auparavant le capitanato. Désormais, la Comunità di Livorno, c’était, du point de vue territorial, l’ensemble consitué de la Città di Livorno et son estensione di campagna. Mais c’était aussi l’ensemble des personnes qui participaient aux institutions du pouvoir municipal et ce pouvoir lui-même : comunità, en ce dernier sens, valait comune ou municipio. Ceux qui étaient dotés du droit d’administrer la comunità étaient appelés comunisti : ils devaient être possi-denti (propriétaires fonciers), ce qu’étaient rarement les marchands livournais, y compris les plus opulents, notamment s’ils étaient membres de l’une des nazioni (nations) établies dans le port franc, juive ou orthodoxe. Ainsi, du point de vue des droits politiques, il y avait une nette distinction entre comunisti – on disait aussi cittadini – et abitanti – les résidents de Livourne. Nombreux étaient les abitanti qui n’étaient pas comunisti, et il n’était pas nécessaire de résider en ville pour être comunista. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres où les droits politiques urbains n’étaient pas fondés sur la résidence mais sur la propriété ou l’appartenance à un lignage, la ville comme institution ne coïncidait pas avec la ville comme territoire.
85Les institutions politiques jouaient aussi un rôle majeur dans les découpages spatiaux à l’intérieur du périmètre urbain. Dans de nombreuses villes de l’Europe médiévale, l’instauration du régime communal a surimposé de nouvelles circonscriptions civiles au maillage des paroisses et des fiefs, concurrençant les divisions urbaines produites par les clans nobiliaires ou la police du monarque, souvent en composant avec celles-ci. Ces quartiers de ville étaient des institutions bourgeoises, souvent nées des unités de milice urbaine et devenues le cadre de la désignation de magistrats. Elles survécurent longtemps au déclin des pouvoirs des communes.
86Les seize quartiers municipaux qui divisaient Paris depuis le règne de Charles V (xive siècle) jusqu’à la réforme de 1702 – avec des variations de leur nombre et de fréquentes modifications de frontières – étaient placés chacun sous l’autorité d’un « quartenier » chargé de recruter les hommes de la milice et de les mobiliser en cas d’alerte. Des fonctions fiscales et politiques vinrent ultérieurement s’adjoindre à ces fonctions militaires, elles-mêmes à éclipses et revitalisées pour la dernière fois lors de la guerre civile qui a couru de 1562 à 1661. Les quartiers étaient à leur tour divisés en dizaines, elles-mêmes regoupées en cinquantaines, les unes et les autres sous la juridiction d’un « dizenier » ou d’un « cin-quantenier ». Mais, plus que d’un ordonnancement spatial par division, il s’agissait de réseaux de personnes : en 1610, il y avait de quatre à quatorze dizaines par quartier, le plus souvent huit à dix ; en 1637, de cinq à onze, le plus souvent sept à neuf (Pillorget & Viguerie 1970 : 256-258). On lit dans un document du Bureau de Ville de 1638 : « un quartier, composé d’un quartinier, deux, trois er jusques à quatre cin-quanteniets, outre plusieurs diziniers » (cité pat Descimon & Nagle 1979 : 961). « [Le quartier] était – insistent Descimon et Nagle – rapporté à une personne avant de l’être à un territoire. » (ibid.) Le quartier, c’était son quartenier, dont il portait le nom jusqu’à ce qu’une ordonnance royale de 1588 assignât aux quartiers parisiens des noms d’église ou de saint27 : « Le quartier que l’on vouloit appeler de Carrel se nommera dorénavant de Saincte Geneviève ; Celui de Huot se nommera Sainct Séverin ; Celui de Guerrier, de Notre-Dame […] » (cité pat Pillorget & Viguerie 1970 : 254). Ce qui n’empêcha pas qu’ils fussent encore désignés par le nom du quartenier dans des documents officiels postérieurs – c’était le cas en 1610 (Pillorget & Viguerie 1970 : 255-256). Le plan dir « des Colonelles », dressé en 1650, donne dans ses marges la liste des « Capitaines, Lieutenants, Enseignes et Cartiniers », dont les noms sont portés sur la carte : aucun nom toponymique de quartier n’y figure et aucune limite n’est tracée (voir Atlas de ht ville de Paris 1873 : pl. 17). La grande instabilité des noms officiels des quartiers tout au long du xviie siècle témoigne d’ailleurs sans doute de l’étroitesse de leur usage.
87Les limites des quartiers n’étaient pas floues, car elles définissaient des pouvoirs : le quartenier devait savoir où il pouvait lever sa milice. Chaque quartier était formé d’un ensemble de rues, c’est-à-dire de maisons : cette géographie se désintéressait des espaces inhabités – ponts royaux et « coutures » – (Descimon & Nagle 1979 : 961) et tolérait que les maisons relevant d’un même officier fussent dispersées et intriquées avec celles qui relevaient d’un autre28. Des obligations communes établissaient un lien personnel des bourgeois au titulaire de la charge, liens qui se traduisaient par une division de l’espace objet de conflits et de négociations fréquents, car les quarteniers étaient préoccupés d’augmenter le nombre de leurs bourgeois. L’institution de la milice urbaine entretenait ainsi de fortes sociabilités masculines au cours des nuits passées ensemble au quartier – terme qui désignait aussi le corps de garde –, elle produisait des identités locales – les bourgeois voulaient des officiers qui fussent des leurs –, elle marquait aussi des territoires – il arrivait que le quartier fût fermé de chaînes payées par le quartenier. Si les limites des quartiers municipaux étaient nettes dans les zones denses du centre où la concurrence entre quarteniers était vive, elles restaient indéterminées vers la périphérie – aucun document, si précis soit-il pour le reste, ne prend la peine de les définir29. C’est que, dès l’origine, la fonction militaire et, après 1528, la fonction fiscale conféraient aux quarteniers le contrôle des faubourgs attenant à leur porte : en 1551, le Parlement enjoignit le Prévôt des marchands d’établir dizeniers et cinquanteniers dans les faubourgs, et un rôle de 1610 montre ce rattachement aux quarteniers des dizaines formées dans les faubourgs (Pillorget & Viguerie 1970 : 256 ; Descimon & Nagle 1979 : 964). Les quartiers parisiens débordaient ainsi largement l’enceinte qui définissait Paris.
88Les pennonages ou quartiers lyonnais présentaient, du point de vue qui nous intéresse ici, de nombreux traits communs avec les quartiers de ville parisiens. S’ils n’étaient pas le cadre de l’élection du Corps de Ville et seulement accidentellement celui des impositions, c’étaient aussi des unités de milice. Celles-ci, nées au xiiie siècle du soulèvement des bourgeois contre leurs comtes, étaient chargées de la garde des portes, des remparts et des rues, sous la direction d’un « pennon » ou « capitaine de pennonage », d’un « capitaine enseigne » et d’un « lieutenant pennon » (Zeller 1979). Ces unités portaient, au xvie siècle encore, le nom de leur capitaine et les dénominations toponymiques qui apparaîtront au siècle suivant seront d’une grande instabilité : ainsi, Croisette, Puits Pelu et rue des Chapeliers désignaient au même moment un même pennonage (ibid. : 48). Le nombre des pennons changeait fréquemment : ils étaient trente-cinq en 1528, trente-six dès l’année suivante, cinquante furent envisagés en 1647, mais la réforme en établit finalement trente-huit, réduits à trente-cinq à la veille de la refonte de 1746 qui en institua vingt-huit (ibid. : 43-44). Même dans les périodes où le nombre des pennonages était stable, leurs limites étaient constamment modifiées : une maison placée par sa situation sous l’autorité d’un pennon pouvait passer sous l’autorité d’un autre par simple décision des consuls. Le transfert portait toujours sur la maison entière et avait pour objet d’augmenter le nombre d’hommes assujettissables dans un pennonage qui en manquait (ibid. : 44-45). Les limites entres pennonages étaient donc d’une grande complexité : la ligne passait tantôt au milieu d’une rue, tantôt suivait à angle droit le mur mitoyen d’une maison, serpentait au milieu des îlots de cour en cour et de traboule en traboule, tout en laissant ici et là des enclaves (ibid. : 46).
89À Paris comme à Lyon, les quartiers d’Ancien Régime étaient donc d’abord des institutions qui organisaient des réseaux personnels autour du titulaire d’un commandement de la milice bourgeoise – ou plutôt, la charge tendant à être héréditaire, de son lignage. C’est cette institution politico-militaire qui appelait un découpage spatial : la consistance du quartier découlait de la liste des maisons relevant d’un officier et les deux rives des rues y étaient comprises ; les limites étaient à chaque instant bien déterminées, mais elles étaient instables au cours du temps ; les quartiers étaient plus volontiers désignés par les noms de leurs capitaines que par des toponymes, comme en témoigne notamment la variabilité des noms toponymiques. Au cours des xviie et xviiie siècles, ces divisions urbaines se trouveront chargées d’autres fonctions, notamment fiscales et de police et, avec l’affaiblissement des autorités municipales au profit des officiers royaux, les quartiers de police prendront le dessus avec leurs caractéristiques propres, qui deviendront clairement au xviiie siècle celles de divisions territoriales modernes. L’affaire fut conclue à Paris dès 1702, lorsque les quartiers de police réformés imposèrent leur découpage territorial aux quartiers municipaux vidés de leur substance. À Lyon, malgré la refonte des pennonages de 1746 qui tendait à en régulariser les limites, il faudra attendre la réorganisation révolutionnaire de 1789-1795 pour que soit territoria-lisée l’organisation administrative de la ville (Delassise & Dessertine 1979, Saunier 1993).
90Les grandes villes de l’Empire espagnol connurent à la fin du xviiie siècle un processus analogue. Ainsi, à Naples, comme le montre Brigitte Marin (2002), les divisions spatiales étaient étroitement liées à l’organisation politique du Corps de Ville. Les nobles (nobili) et le peuple (popolari) avaient chacun leurs institutions propres, organisées sur une base territoriale : la ville, on l’a vu, était divisée en piazze nobiliaires, chacune d’elles contenant plusieurs ottine populaires – vingt-neuf au total – divisées à leur tour en decurie. Organisation d’origine militaire chargée ensuite de la police urbaine, l’ottina avait à sa tête un « capitano » et la decuria un « capodieci ». L’institution ne concernait que les chefs de famille citoyens de Naples : ceux-ci, réunis régulièrement par le capitaine, formaient sans doute un groupe à sociabilité dense. Mais l’ottina ne comprenait pas les nombreux non citoyens qui résidaient à l’intérieur de ses limites. D’où une distinction lexicale entre les complateari – les voisins de la platea (place ou rue large) en tant qu’ils forment un groupe représentatif de l’ottina considérée comme une institution – et l’ensemble des abitanti de l’ottina considérée comme un territoire (Marin 1993 : 368-369 et Marin 2002). Les réformes bourboniennes introduiront une territorialisation de la police urbaine qui précédera l’abolition des corps organisant les pouvoirs municipaux et des divisions spatiales associées à ceux-ci. Les douze quartieri institués par la monarchie en 1779 – qui coexisteront pendant vingt ans avec les piazze et ottine de l’organisation urbaine médiévale -avaient une géographie entièrement nouvelle, car elle prenait pour base les circonscriptions ecclésiastiques et non celles de l’administration municipale. Chaque quartiere – vocable jusque-là inconnu à Naples – était un regoupement de paroisses, mais les réformateurs semblent s’être efforcés de fixer des limites aussi régulières que possible et d’obtenir des divisions dont la population ne fût pas trop inégale. Les officiers municipaux qui dirigeaient les ottine furent placés sous l’autorité de nouveaux officiers royaux, les juges de quartier – non sans résistance de la part des intéressés et de la population. Le temps des anciennes institutions et des divisions urbaines qui constituaient leur base était désormais compté. La première Restauration, qui mit un terme à l’éphémère République parthénopéenne, permit en effet aux Bourbons d’abolir le Corps de Ville et tous ses cadres en 1798 : du même coup, les fonctions politiques et militaires des ottine disparurent et le quartier de police devint l’unique circonscription civile. Un épisode des événements révolutionnaires de 1799 suggère que le petit peuple urbain ne s’accommoda pas facilement de ces changements : des panneaux indiquant les noms des rues et numéros des maisons, que venait de mettre en place la police royale, furent arrachés (Marin 1993 : 370). La nouvelle division en quartiers va néanmoins s’imposer : confirmée par l’administration française en 1806, elle fut maintenue lors de la seconde Restauration. Une série de modifications de limites permirent de rationaliser plus avant cette nouvelle division territoriale. Dès 1790, les quartiers devinrent plus compacts, les appendices et enclaves disparurent, les limites coïncidant désormais toujours avec des rues. Il en résultait un décrochage entre quartiers et paroisses, qui disparaîtra en 1812 avec une refonte complète de ces dernières, désormais découpées selon les quartiers. Le quartier de police l’a ainsi emporté non seulement sur les anciennes divisions urbaines municipales, mais aussi sur les circonscriptions ecclésiastiques.
91Des réformes analogues eurent lieu au même moment dans la capitale de la Nouvelle-Espagne, où les divisions spatiales instituées sur la base du statut des personnes tenaient tant bien que mal jusque-là au prix d’un chevauchement croissant des compétences des diverses autorités. Parroquias de Españoles et doctrinas ou parroquias de Indios étaient nettement séparées à l’origine, mais, dès la fin du xvie siècle, elles commencèrent à se pénétrer mutuellement (voir Lira 2002, fig. 1 et 2). Les six paroisses d’Indiens, aux mains du clergé régulier, s’étendirent vers le centre de la traza espagnole pour tenir compte du fait que de nombreux indigènes y résidaient malgré les prohibitions répétées. En outre, fut créée en 1571 une parroquia de lengua pour desservir les Indiens mixtecas : sans territoire défini, elle s’occupera aussi des Indios chinos (venus des Philippines) et des Indios extravagantes d’origines diverses inscrits dans les paroisses espagnoles. D’autre part, des Espagnols de plus en plus nombreux s’installaient hors de la traza. Les quatre paroisses d’Espagnols s’étendirent donc sur le territoire des doctrinas, et de nouvelles paroisses furent créées pour desservir les Espagnols résidant hors de la traza : établies sur la base d’un critère personnel, elles n’avaient pas de territoire déterminé. La réforme interviendra en deux temps. En 1772, les doctrinas furent abolies et la ville tout entière divisée en treize paroisses définies de façon strictement territoriale et confiées au clergé séculier. Après l’organisation ecclésiastique, l’organisation civile : en 1782 furent créés des cuarteles – sur le modèle de ceux établis à Madrid en 1768 – qui divisaient uniformément l’ensemble de la ville pour les besoins de la police urbaine. Toutefois, la dualité urbaine demeurait ; en effet si les huit cuarleles mayores ignoraient les anciennes limites qui séparaient la ville espagnole des localités indigènes périphériques, celles-ci étaient prises en compte dans la délimitation des cuarteles menores qui divisaient chacun des premiers en quatre parties et dont la charge devait être confiée à des notables locaux. Ces réformes n’impliquaient nullement que se fût affaiblie la dualité des statuts personnels et l’effort pour séparer les « deux Républiques », au contraire : les interdictions de résidence furent réédictées, les mariages mixtes prohibés (1776), tandis que la classification obsessionnelle des « castes » s’exaspérait (Gruzinski 1996 : 293-320). En revanche, l’éviction des franciscains au profit du clergé séculier entraîna une offensive générale contre les confréries et coutumes des indigènes et des sang-mêlé. La réforme des divisions territoriales était ici inscrite dans un effort global de police des mœurs et d’éradication des espaces d’autonomie que les populations non hispanisées avaient préservés à l’abri des institutions coloniales. Cette politique éclairée sera parachevée dans le domaine de l’organisation politique pat la Constitution de Cadix de 1812, qui abolit les parcialidades de indios et instaura une municipalité unique : c’était la fin de la séparation entre les deux Républiques, réforme que consacrera en 1820 le gouvernement du Mexique désormais indépendant. La résistance indigène aux implications de cette nouvelle citoyenneté commune durera longtemps et s’exprimera notamment par la défense des anciennes institutions locales : confréries, caisses de communauté, chapelles (Lira 1995).
92Qu’il s’agisse des limites de la ville ou des divisions internes de celle-ci, les réformes des Lumières ont engagé un processus qui se poursuivra pendant plus de deux siècles dans de nombreuses régions du monde. Les découpages spatiaux liés au statut des personnes consolidaient les segmentations sociales qui fondaient les institutions politiques anciennes, notamment en donnant à celles-ci une évidence matérielle dans la vie quotidienne. Ils faisaient en outre obstacle à une police rationnelle des populations et des espaces, d’autant plus que, dans des sociétés plus mobiles où les personnes ne pouvaient être strictement assignées à résider dans des espaces déterminés, les recouvrements de juridictions se multipliaient. C’est ainsi que le xviiie siècle a inauguré une redéfinition des divisions de la ville sur une base radicalement différente : le territoire.
Propriété foncière et extensions urbaines fragmentées
93Les divisions de la ville que nous avons considérées jusqu’ici sont principalement celles des institutions – que celles-ci relèvent de la coutume ou de la loi, qu’elles régissent la parenté, les juridictions ou les droits politiques. Ce que nous avons observé, c’est une série de découpages urbains qui résultaient de la différenciation instituée des êtres humains et de la mise en correspondance des groupes ainsi segmentés avec des fractions de l’espace. La territorialisation moderne de l’administration urbaine s’est efforcée de refondre ces découpages anciens, tout en composant avec une réalité morphologique et sociale héritée : les traces de celle-ci sont toujours marquées dans les lexiques urbains, fortement dans les toponymes, parfois aussi dans les catégorisations de l’espace. Néanmoins, une fois établie la logique de l’administration territoriale, celle-ci tend à s’imposer dans la vie quotidienne et son nouveau lexique à former le langage commun. Elle est en outre disponible pour intégrer les extensions urbaines illimitées de la grande ville contemporaine : les périmètres urbains s’élargissent et de nouvelles divisions administratives analogues aux précédentes sont créées sur des territoires toujours plus vastes.
94Avec ce nouveau modèle urbain, les lieux sont devenus juridiquement homogènes et les biens fonciers librement cessibles. Les hommes, d’autre part, ont cessé d’être différenciés par des statuts et leur établissement en un lieu quelconque de l’espace n’est plus limité en droit, du moins à l’intérieur des frontières des États-nations30. Ce nouveau droit des personnes et des espaces s’est imposé en même temps que le capitalisme est devenu le régime économique dominant : de cette conjonction sont nées de nouvelles formes de découpage des espaces urbains. Malgré quelques limitations instituées par l’État social du xxe siècle, c’est en effet le marché immobilier qui régule globalement la fabrique des terri-toires urbains et la distribution des populations dans l’espace. Dans les villes proliférantes du capitalisme immobilier apparaissent alors de nouvelles divisions urbaines qui ignorent les découpages administratifs mais structurent fortement la vie quotidienne et le langage des citadins. Deux traits caractérisent les mots de la ville dans ce nouveau contexte. D’une part, dans les extensions périphériques et les zones urbaines anciennes remodelées, les lieux se distinguent les uns des autres par leur processus de fabrication : c’est l’unité de propriété foncière qui découpe l’espace, c’est le type de constructeur qui en fixe le contenu morphologique et social. Chaque opération immobilière aura son toponyme et, si l’échelle est suffisante, celui-ci pourra devenir le nom d’un « quartier ». D’autre part, puisque les mots du droit ne peuvent plus différencier et hiérarchiser espaces et populations, de nouveaux génériques vont apparaître qui produiront les distinctions langagières nécessaires à la construction, à la négociation et au repérage spatial d’un ordre symbolique qui puisse exprimer les nouvelles hiérarchies sociales.
95C’est ainsi que James Higgins (2002) analyse le lexique de l’expansion urbaine de Londres depuis le xvie siècle. Au-delà des murs de la City of London, la juridiction royale des comtés l’avait emporté sur celle des manoirs et les droits seigneuriaux s’étaient effacés, mais les grands domaines aristocratiques demeuraient et ils devinrent le principal cadre spatial du processus d’urbanisation. Après la dissolution des monastères (1539), les vastes propriétés des abbayes et les inns (hôtels) des évêques de province, qui occupaient la périphérie de la City et la rive de la Tamise, furent attribués à des courtisans ou vendus à des constructeurs. Ces propriétés furenr alors bâties sous la forme d’ensembles bien individualisés dont le toponyme restera parfois le nom de l’ancien couvent (Blackfriars, Charterhouse). Les nouveaux propriétaires y construisirent leur résidence – généralement appelée house (Somerset House, York House, Northumberland House), plus rarement palace (Savoy Palace) –, mais aussi d’autres mansions moins somptueuses, des tenements (maisons divisées données en location) et des boutiques, le tout étant organisé autour d’une église, de rues nouvelles et de courtyards. À partir de la seconde moitié du xviie siècle et tout au long du xviiie, les grandes familles aristocratiques quittèrent ces espaces pour s’installer sur les domaines fonciers qu’elles possédaient entre la City et Westminster. Anciennes propriétés réaffectées et domaines nouvellement construits devinrent les unités morphologiques et sociales de base de l’urbanisation périphérique de Londres : sur ces housing estates – le terme reprend en le spécifiant celui qui désigne le grand domaine rural –, le spéculateur aristocratique retenait généralement la propriété du sol, établissait un plan d’ensemble et imposait des règles de construction strictes – ce qui fit naître le modèle urbain du square. La première opération de ce type fut Covent Garden, réalisé par le duc de Bedford sur les plans d’Inigo Jones en 1635, un grand nombre d’autres suivront tout au long des xviiie et xixe siècles, qui urbaniseront entièrement ce que l’on commence au xviie siècle à appeler West End.
96Les contemporains percevaient ces extensions de Londres comme autant d’unités urbaines indépendantes, ce qu’atteste l’usage très général du mot town pour les désigner. Au xviiie siècle, Samuel Johnson (1755, 2) donnait de ce terme plusieurs définitions : « 1. Tout assemblage (collection) de maisons entouré de murs ; 2. tout assemblage de maisons plus grand qu’un village (village) ; 3. en Angleterre, tout ensemble de maisons (any number of bouses) qui possède un marché permanent, et qui n’est pas une city, ou siège d’un évêché. » Ce sont des agglomérations distinctes de Londres que vise Defoe lorsqu’il écrit, dans les années 1710 et 1720 : « Cette town de Hackney est d’une grande étendue et ne contient pas moins de douze hamlets [hameaux] ou villages [villages] distincts […] », ou, à propos de Chelsea : « Une town de palais, et qui semble être promise par les nouveaux agrandissements de ses bâtiments à devenir un jour ou l’autre une partie de Londres », ou encore : « Les towns adjacentes à Londres sont Kensington, Chelsea, Hammersmith, Fulham, Twickenham, etc., toutes voisines ou riveraines de la Tamise […] » (cité par Higgins 2002). C’est le même mot qui était utilisé pour désigner les opérations de construction entreprises dans la périphérie de Londres dès qu’elles atteignaient une certaine ampleur. Le housing estate du comte de Southampton – dont le centre était Bloomsbury Square – était décrit en 1655 comme « un noble square ou piazza, a little towne », et l’on parlera, dans les années 1830, de « la splendide new town de Bayswater », alors en construction sur les terres de l’évêque de Londres. Dans l’East End comme dans le West End, le terme est couramment employé du xviiie au xixe siècle, et il apparaît souvent en combinaison dans les toponymes avec les noms de propriétaires fonciers aristocratiques : Hans Town (1770, du nom de Sir Hans Sloane, d’où Sloane Square), Somers Town (1780, Lord Somers) ou Camden Town (1790, Lord Camden), ou bien d’entrepreneurs immobiliers : Cubitt Town (1840), une new town industrielle construite par Thomas Cubitt dans la lointaine Isle of Dogs31.
97Dans les années 1930, un architecte danois adepte de la planification urbaine, dont la Grande-Bretagne était alors le phare, caractérisera Londres comme le type, unique en Europe, de « la ville dispersée (the scattered city) » (Rasmussen 1934 : 33). La construction des faubourgs des villes du Continent prit souvent la forme de petits établissements indépendants édifiés sur les terres de seigneurs laïcs ou ecclésiastiques, voire de villes distinctes fondées par le prince, mais Londres fut sans doute la seule grande ville dont la spéculation immobilière organisa entièrement le développement dès le xviie siècle. Un des éléments qui contribuèrent à ce que ce phénomène structure fortement les divisions urbaines fut sans doute que, face à la puissance des grands propriétaires aristocratiques, aucune autorité de type municipal n’était en mesure de marquer autrement les nouveaux espaces construits. Désiré Pasquet, un géographe français qui écrivait à la fin du xixe siècle – au moment où se formait la notion moderne d’agglomération –, en témoigne encore par son vocabulaire. Il s’interroge : « Pourquoi la Cité est allée se dépeuplant au profit des faubourgs et des villes voisines ? » Et il relève : « Paris est divisée en arrondissements, Londres est une association de paroisses » (1898 : 350 et 331). En effet, jusqu’à la création des metropolitan boroughs en 1899, hors du territoire de la city de Londres et de l’ecclesiastical borough de Westminster, les seules unités administratives étaient le lointain comté, la paroisse sans prérogatives édilitaires et les divers territoires de compétence de commissioners non élus. Si les anciens villages et hamlets de l’East End – peu à peu érigés en paroisses lorsque leur population augmenta – pouvaient contribuer à fixer l’identité des nouveaux espaces urbains, les paroisses du West End tendaient à s’effacer devant l’évidence matérielle, sociale et symbolique des housing estates aristocratiques.
98On peut considérer rétrospectivement que Londres annonçait, plusieurs siècles à l’avance, le nouveau mode de division spatiale qui s’imposera dans des périphéries urbaines formées d’éléments indépendants dont l’identité ne tient pas à leur statut juridique ou politique, mais aux caractéristiques morphologiques et sociales qui résultent de l’organisation de la propriété foncière et du marché immobilier. Dans ces villes capitalistes qui prolifèrent par agrégation indéfinie de nouvelles unités, les divisions administratives ont cessé de marquer l’espace d’une façon qui soit pertinente pour la vie quotidienne – les divisions municipales faisant sans doute exception. De nouveaux lexiques vont donc apparaître et proposer des principes de découpage et de classement cohérents avec ces nouvelles formes urbaines qui marqueront les urbanisations accélérées de la fin du xixe et du xxe siècle, dans les pays industriels comme dans le reste du monde. Arrêtons-nous sur deux exemples de ce phénomène.
99En Espagne, les hésitations furent durables en matière de génériques désignant les extensions urbaines (Coudroy de Lille 2001). Le vocabulaire ancien du castillan fut longtemps utilisé. Nueva población (« nouveau peuplement ») était en usage au xviiie siècle, mais disparut au siècle suivant, les termes les plus fréquemment utilisés étant alors barrio (quartier) et arrabal (faubourg). L’on observe aussi d’autres mots que la langue tendra à abandonner, comme nuevo barrio, barrio extremo, barriada, ou qui auront une fortune soudaine mais peu durable, comme suburbio, qui s’efface à la fin du xixe siècle. C’est que, parmi les élites et dans l’administration municipale, puis dans la législation (1864) et enfin dans les toponymes, un néologisme l’a emporté : ensanche, qui désigne une extension planifiée de la ville, dans le cadre de laquelle les nouvelles constructions devront s’insérer. Il faudra attendre la seconde moitié du xxe siècle pour que les grandes opérations des promoteurs immobiliers constituent des unités urbaines identifiées comme telles, en particulier sous les vocables de conjunto habitacional ou condominio. Au Mexique, en revanche, l’urbanisation de la fin du xixe et du premier xxe siècle a multiplié dans les périphéries des lotissements destinés aux couches supérieures qui quittaient la ville ancienne. Un mot fut forgé pour les distinguer du reste des extensions urbaines : colonia, longtemps associé à la modernité et à l’opulence, par opposition à barrio, réservé au centre paupérisé et aux périphéries populaires. Une enquête récente d’Hélène Rivière d’Arc et Xochitl Ibarra Ibarra dans un district de Guadalajara construit dans les années 1920 dont les habitants voient leur environnement se dégrader, relève cette protestation : « Aqui, ya no es colonia, es barrio… » Le sens de l’énoncé ne se comprend que dans une histoire locale longue : ici, colonia représente l’ordre et la dignité, barrio l’inverse, sans doute parce qu’il connote toujours le stigmate du barrio indígena de l’époque coloniale. Le statut originellement distingué de colonia, cependant, n’empêchera pas l’usage de colonia obrera pour désigner les lotissements qui dépendaient des organisations syndicales-corporatives du régime post-révolutionnaire, puis de colonia irregular, une forme paradoxale qui exprime la revendication de dignité des nouveaux migrants. D’où l’apparition plus récente de nouvelles modalités de distinction des districts des riches, comme fraccionamiento ou condominio horizontal (Rivière d’Arc & Ibarra Ibarra 2001). Notons que, dans l’énoncé observé, il n’y a pas de catégorie générique qui engloberait barrio et colonia, et que les vastes divisions administratives nommées à Mexico (depuis 1970) delegaciones sont très loin de pouvoir rendre compte des classements sociaux et spatiaux nécessaires à la prolifération urbaine.
100Une observation semblable est faite par Margareth Pereira (2002) dans le cas de São Paulo, dont les périphéries s’étendent à vive allure depuis le dernier quart du xixe siècle. Les réorganisations successives des divisions administratives de l’espace ne fournissent aucun repère efficace aux habitants, pour qui l’unité pertinente de découpage de l’espace est l’opération élémentaire d’urbanisation – légale ou illégale –, qui marque le territoire de son évidence matérielle et sociale. Dès le milieu du xixe siècle, le vocabulaire hérité de la période coloniale commença à achopper lorsqu’il s’agissait de nommer les nouvelles extensions urbaines. Une loi de 1828 disposait que le termo (« limite » et « territoire ») de chaque município devait être divisé en distritos dont le rang hiérarchique – curato, freguezia ou villa – devait être établi. Município, terme s’appliquant désormais à toutes les circonscriptions administratives, référait en effet à de vastes territoires (urbains et ruraux) au sein desquels il s’agissait justement d’introduire des différences. Deux strates lexicales se mêlent dans ce texte législatif. Sous la colonie, villa désignait le chef-lieu d’un concelho, territoire doté d’une autonomie municipale mais qui n’avait pas pour autant la dignité plus rarement accordée de cidade ; curato – plus couramment, paróquia – et freguezia avaient aussi une origine coloniale, mais continuaient d’être utilisés pour les circonscriptions ecclésiastiques. Distrito, en revanche, était un mot nouveau, introduit d’abord pour les circonscriptions judiciaires et de police. Mais ni l’ancien vocabulaire de la hiérarchie des lieux, ni le nouveau de l’homogénéité des territoires ne parviendra à rendre compte de l’explosion imminente des périphéries.
101À partir de 1870, le terme bairro – jusque-là sans emploi – se généralisa au Brésil pour nommer les extensions urbaines, tandis qu’à São Paulo et à Rio une innovation lexicale s’observait. Le mot villa, dans son acception ancienne, était tombé en désuétude, mais il réapparaissait sous deux significations entièrement nouvelles. L’une était la belle demeure bourgeoise construite sur son terrain dans la périphérie urbaine : il ne s’agissait pas du déplacement d’un terme désignant la demeure rurale – appelée au Brésil quinta et, surtout, chácara – mais plutôt d’une importation d’Europe. L’autre acception – proche de bairro, ou du povoação de certaines cartes – était celle de lotissement périphérique : on peut supposer que de nouveaux morceaux de ville se trouvaient ainsi associés à l’opulence bourgeoise des belles maisons, ou alors à la dignité des anciennes fondations urbaines. Dès les années 1890, toutefois, villa commença à être aussi utilisé pour désigner les lotissements populaires qui se multipliaient, les villas operárias que construisaient les industriels pour leur personnel et les opérations modèles de habitações hygienicas pour le peuple. C’est sans doute pourquoi le lexique désignant les lotissements bourgeois a dû changer : entre 1900 et 1915, Villa (même avec une majuscule) est abandonné au profit de jardim, importé d’Angleterre par l’intermédiaire de sociétés immobilières à capitaux britanniques – Barry Parker, le collaborateur de Unwin, séjourna à São Paulo et dessina Jardim América pour l’une d’elles. Dans les années 1920, jardim, devenu nom commun et signe de distinction, se généralisa à la plupart des lotissements bourgeois, tandis que les anciennes Villas de même niveau social furent rebaptisées. Margareth Pereira relève que la même logique de polarisation lexicale est à l’œuvre à São Paulo aujourd’hui : dans la periferia anonyme, se détachent les condomínios de haut standing. Il s’agit d’une nouvelle forme urbaine, il s’agit aussi d’un nouveau mot réintroduisant la différence sociale.
102Ainsi, dans les périphéries des villes contemporaines, le capitalisme immobilier marque l’espace de ses opérations, comme le font aussi, à l’autre pôle, les constructeurs sociaux et, parfois, les initiatives illégales des secteurs populaires exclus du marché. De nouvelles divisions spatiales en résultent qui, à la différence des anciens découpages urbains, ne sont fondées sur aucune segmentation sociale institutionnalisée. Les divisions administratives modernes ont aboli les hétérotopies, mais les découpages urbains du capitalisme réintroduisent celles-ci sur d’autres bases. Ces nouveaux espaces, nés du marché immobilier ou de dispositifs destinés à en tempérer les effets, constituent sans doute aujourd’hui les éléments les plus marquants et les plus identifiables par les citadins dans les périphéries urbaines. De nouveaux lexiques ont été forgés pour désigner ces lieux, mais aussi pour les constituer en catégories qui assignent à ceux-ci une place dans un ordre symbolique. Les mots n’ont peut-être jamais eu autant de poids pour donner une intelligibilité aux divisions de la ville.
Les mots des divisions de la ville : réformes et réinterprétations
103Au terme de cette exploration très incomplète de diverses formes de découpages urbains qui échappent à la logique des divisions territoriales modernes, il est temps de conclure. Ce que nous avons observé, c’est d’abord la généralité et la durabilité de ce que l’on pourrait appeler un ancien régime spatial. Le vocable n’est pas très satisfaisant, car il élargit trop légèrement une notion qui n’a véritablement de sens que pour l’Europe continentale, celle des révolutions, sans doute aussi pour les Amériques. Il fait image néanmoins, et permet de rejoindre d’autres analyses qui ont considéré le territoire à des échelles différentes.
104Le phénomène, en effet, ne concerne pas seulement les villes mais, plus largement, l’espace. Observant la formation des frontières du royaume de France, Daniel Nordman rencontre « une immense nappe de temps, […] décelable du xiiie au xviie, voire au xviiie siècle », « une sorte de Moyen Âge territorial [qui] s’avance très avant dans les Temps dits modernes » (Nordman 1998 : 17). Si la notion de territoire précisément délimité est ancienne, elle présente dans l’Ancien Régime des caractéristiques tout à fait particulières : l’espace n’est pas décrit comme constitué de larges surfaces, mais comme une addition de « lieux », de « places », de « villages » – son identité est « corpusculaire, nucléaire » (Nordman 1996 : 108). Lors des délimitations de frontières enrre États, ce qui est cédé ce sont des unités insécables : des titres, des droits, des juridictions et, de plus en plus à partir du xviie siècle, des communautés villageoises. De cette multiplicité, seule peut rendre compte l’énumération : la négociation des traités s’effectue alors sans carte. C’est de façon très semblable qu’Alain Guerreau décrit ce qu’il regarde comme les caractères spécifiques de l’espace féodal européen : celui-ci est « discontinu », « hétérogène », « polarisé ». « Une multitude de processus et de marqueurs sociaux était à l’œuvre pour singulariser chaque point et s’opposer à toute possibilité d’équivalence ou de permutation » (Guerreau 1996 : 87-88)32.
105Certains traits des anciennes divisions spatiales présentent sans doute une généralité qui déborde l’Europe.
106Le particularisme, d’abord. Chaque découpage de l’espace est polarisé sur un lieu, dont l’unicité affirmée fait obstacle à la mise en équivalence avec d’autres. En ville, nous en avons rencontré de nombreux. Ce sont souvent des lieux de culte : de la grande mosquée à la modeste tombe de saint, du sanctuaire à la chapelle, du grand temple à l’autel, ou même au fétiche gardé par un lignage. Ce sont, dans d’autres cas, un palais nobiliaire ou un monastère, le siège d’un magistrat, d’une confrérie ou d’une assemblée d’ordre, une rue marchande ou une porte dans l’enceinte. De tels lieux sont les sièges et les symboles d’institutions qui délimitent, organisent et réunissent des groupes humains. Il est inutile de présumer que, partout, ils sont associés à des communautés entretenant d’intenses sociabilités et dotées d’identités stabilisées. Ce qui nous importe ici, c’est de constater que ces particularismes sociaux s’accompagnent de l’hétérogénéité des divisions spatiales qu’ils définissent : l’espace ancien est hétérotopique, une de ses parties n’en « vaut » pas une autre. C’était sans doute là un objet de perception immédiate dans la ville matérielle pour qui en connaissait les codes, c’est aussi ce qui peut se lire dans les documents. Les différences entre bourg et faubourgs, ciudad et parcialidades ou barrios indígenas, madîna et rbat-s, city et towns ne sont pas de simples découpes de l’espace, elles marquent des hiérarchies de statut et des différences de droits. Même la distinction entre town, village et hamlet ne réfère pas – ou pas seulement – à une gradation des quantités, mais à un ordre des pouvoirs entre des entités qui, d’ailleurs, peuvent former une même agglomération matérielle. L’hétérogénéité des lieux est associée à celle des groupes de population et contribue à la perpétuer pratiquement et symboliquement. Si la parenté, par exemple, segmente les groupes et divise les espaces, elle se renforce parfois de ceux-ci, des lignées imaginées se formant ainsi par la proximité spatiale dans la grande maison et ses parages urbains, ou par la commune référence à une partie de la ville.
107Un autre trait des anciennes divisions spatiales est leur territorialité incertaine, qui devient apparente lorsque les divisions de l’espace cessent de coïncider avec les segmentations sociales qui en sont pourtant l’origine et le fondement. Les individus sont constitués en groupes d’équivalence par les institutions, des parties de l’espace sont attribuées ou assignées à chacun de ces groupes et placées sous l’autorité dont ceux-ci relèvent. Le système est stable tant que les lieux et les lignées restent fermement associés. Si certains facteurs tendent à cette concentration spatiale, d’autres peuvent apparaître au cours de l’histoire, qui favorisent la mobilité et conduisent les gens à s’établir ailleurs que là où ils sont censés se regrouper. Dès lors, des individus ou lignages appartenant à un groupe associé à un lieu se trouvent résider dans un autre, sans que pour autant les autorités qui les régissent changé, ni l’identité dont ils se réclament. Il se produit alors, dans les usages communs de la langue, un découplage entre le nom identitaire et le toponyme : « je suis de… » signifiant que « j’appartiens au groupe associé à… » et non plus « je réside à… ». À l’inverse, certains habitants d’un lieu – parfois nombreux – ne peuvent prétendre « en être » : ils se trouvent y résider, mais ils ne disposent pas des droits du groupe associé à ce lieu. On observe alors des redéfinitions identitaires en concurrence pour contrôler un label spatial, parfois pour redéfinir le système d’étiquetage lui-même. Les autorités ayant juridiction sur un espace particulier peuvent être conduites à étendre leur compétence à des populations dont le statut est associé à cet espace, mais qui se trouvent établies dans un autre – ce qui produit une forme spécifique de superposition et d’enchevêtrement des circonscriptions. La dissociation est particulièrement nette lorsque certaines institutions, ordinairement définies par une base territoriale, se trouvent aussi exister sur un mode déterritorialisé car elles régissent un groupe particulier auquel ne correspond aucune division urbaine – c’est le cas de certaines paroisses ou cheikhats administranr des groupes définis comme « étrangers » à la ville.
108Troisième trait, l’enchevêtrement des découpages. Ce « labyrinthe oppresseur », auquel s’attaqueront les Constituants de la France révolutionnaire, est classiquement relevé pour les Anciens Régimes européens, mais il s’observe ailleurs sous d’autres formes. En Europe, le régime féodal institue à la fois une superposition de droits sur un même espace et un éclatement géographique des droits d’un même détenteur (Guerreau 1996 : 92). Une grande variété de circonscriptions résulte ainsi de l’existence d’autorités diverses dont les compétences territoriales distinctes ne se superposent pas, peuvent être dispersées et enclavées, les régimes juridiques du sol et des personnes variant selon les lieux. Dans d’autres cas – dans les villes « orientales » qui ne connaissaient ni droit de bourgeoisie, ni autonomie municipale, mais aussi dans les villes coloniales —, la mosaïque des divisions spatiales ne résulte pas de la superposition des autorités, mais d’autres facteurs institutionnels. Lorsque les populations sont strictement séparées selon les ordres, les confessions, les nations ou les « races », les divisions urbaines doivent tenir compte des intrications de fait entre groupes : en les épousant, elles les stabilisent. Lorsque priment les allégeances personnelles ou tribales, ou que les anciennes assignations résidentielles s’affaiblissent, les limites des juridictions s’estompent au profit d’une définition par le statut personnel et les circonscriptions commencent à se superposer.
109Quatrième trait des découpages anciens, leur possible discontinuité : certaines divisions urbaines comportent des « vides », elles laissent de côté certains lieux ou fractions de l’espace. Comme le note Alain Guerreau (ibid. : 96-98), il y a dans l’Europe chrétienne « des lieux hors de l’espace » : ceux des morts, ceux des clercs et ceux de Dieu lui-même, ceux aussi des hospices et hôpitaux – tous sont soustraits à l’emprise laïque. D’autres exceptions territoriales tiennent à la différenciation juridique des sols ou à la segmentation institutionnelle des populations. Souvent, les quartiers municipaux des villes européennes médiévales ne comprennent pas les seigneuries qui s’y trouvent – particulièrement lorsqu’elles sont ecclésiastiques – ni, loin dans la période moderne, les palais royaux, parfois l’ensemble des propriétés de la Couronne. Ils laissent aussi de côté certains espaces où ne se trouvent pas de maisons. Même le maillage serré des paroisses, peut-être le plus continu de tous en Europe, s’interrompt lorsque des territoires sont assignés aux confessions non romaines : juiveries et ghetti, fondachi des marchands grecs, arabes ou turcs – dont on trouve des analogues dans les villes musulmanes.
110Un trait parfois évoqué des anciennes divisions spatiales est le « flou » qui caractériserait leurs limites. Ce point doit être discuté cas par cas, mais il ne s’agit certainement pas d’une caractéristique générale. De multiples raisons imposent des limites précises à la plupart des découpages spatiaux anciens : les magistrats doivent savoir avec certitude quels chefs de famille relèvent de leur juridiction, les autorités fiscales les maisons qu’elles peuvent soumettre à l’impôt, les curés à qui ils sont tenus de délivrer les sacrements et qui ils doivent inscrire sur leurs registres. De même, lorsque les transactions foncières relèvent de droits différents selon le statut du sol, ou lorsque des interdictions d’établissement s’imposent aux personnes selon leur ordre, chacun doit connaître avec précision les limites à l’intérieur desquelles s’appliquent les règles qui le concernent. De ce point de vue, la territorialité des divisions spatiales est chose ancienne et répandue. Mais l’existence de limites n’implique pas que celles-ci présentent l’aspect qui nous est familier aujourd’hui. Dans les villes, on l’a relevé, les découpages spatiaux englobent généralement les deux rives de cette unité morphologique et sociale que constitue la rue. Leurs limites ne sont donc pas formées par des voies et passent plutôt au fond des parcelles. En outre, elles n’enferment pas toujours des espaces continus et contigus. Si elles peuvent être stables sur de très longues périodes, il peut aussi arriver qu’elles soient renégociées entre des autorités ou allégeances en concurrence, et cela d’autant plus aisément que les circonscriptions sont multiples et que les populations n’ont pas toujours à les connaître dans le cours de la vie ordinaire.
111Un « territoire », pose Daniel Nordman (1998 : 516-517), est « dominé », « fini » et « nommé » – ce qui le différencie de l’« espace », contenant indifférencié sans maître, sans limite déterminée, ni nom stabilisé. Dans une telle définition, la plupart des divisions urbaines anciennes que nous avons rencontrées sont effectivement « territoriales ». Pour prendre en compte leurs spécificités, il faut alors distinguer des régimes de territorialité qui coexistent ou se succèdent. Nordman identifie une nouvelle forme de territoire qui conquiert l’espace français – voire européen – à partir des années 1740-1760 : « Les droits hétérogènes et superposés, les liaisons complexes et contradictoires entre les lieux laissent place à des unités physiquement homogènes, juxtaposées, qui recomposent sans interstice, sans chevauchement, l’ensembles des confins et du royaume tout entier » (ibid. : 522). C’est une mutation du même ordre que nous avons observée à l’échelle des divisions urbaines avec, du moins pour ses débuts, une chronologie assez semblable33. Il s’agirait donc de la mise en œuvre, sur des objets très différents, d’une nouvelle définition de l’espace, désormais homogène, continu, découpable rationnellement et appréhendable par une vision panoptique. « Plus que jamais, note Nordman, le territoire est cartographiable » (ibid. : 525). La publication des premières cartes des divisions urbaines coïncide, nous l’avons relevé, avec les réforme administratives du xviiie siècle, au moment où les techniques de la cartographie deviennent « géométriques » et, surtout, ses usages plus directement liés aux tâches de gouvernement. La même forme cognitive permettrait peu à peu d’organiser l’action des pouvoirs aux frontières de l’État comme à l’intérieur des villes, malgré la nature différente des enjeux. Pour ce qui est des divisions urbaines dans les villes européennes et américaines du xviiie siècle, ceux-ci sont au moins de deux sortes.
112La première tient à ce que les monarchies entendaient affaiblir ou démanteler les pouvoirs urbains encore organisés autour d’institutions indépendantes : corps bourgeois ou nobiliaires, ordres religieux. L’inscription de ces pouvoirs dans des lieux et divisions urbaines leur étant constitutive, dissoudre ou fractionner les entités sociales et spatiales qu’ils déterminaient, transformer les populations en individus administrables de façon uniforme, passait donc par une refonte des divisions urbaines qui en réduirait l’hétérotopie. L’émergence d’un nouvel ordre juridique en matière de droits civils poussait dans la même direction, puisqu’il tendait à uniformiser les règles applicables aux personnes et aux biens sur l’ensemble du territoire d’un même État. En revanche, la naissance d’une nouvelle figure du citadin administré n’impliquait en rien celle du citoyen doté de droits politiques, a fortiori de droits politique également partagés. Les révolutions d’Europe et des Amériques à la fin du xviiie siècle et au début du xixe entraînèrent une territorialisation rapide et complète de l’administration urbaine et de ses divisions, mais le processus était généralement engagé depuis longtemps et il ne s’accompagna pas toujours, loin de là, de l’instauration du suffrage. On verra par la suite les divisions urbaines se territorialiser dans des contextes où les droits politiques étaient minimaux – comme le Japon de l’ère Meiji ou la Chine nationaliste – ou bien déniés à la majorité de la population – comme dans les colonies européennes. Sans doute l’homogénéisation des territoires était-elle plus complète lorsqu’elle s’accompagnait d’une égalité des droits civils, mais elle ne l’impliquait pas, et encore moins la transformation des sujets en citoyens. Le trait commun, c’était la mise en équivalence des individus en tant qu’administrés.
113L’autre enjeu des réformes qui aboutirent à la territorialisation des divisions urbaines n’est pas indépendant du premier, mais il peut en être distingué : c’est la capacité des autorités à rationaliser la gestion des personnes, des choses et des espaces. Le programme des Lumières et la montée de groupes dotés de nouvelles compétences au sein des administrations furent ici, on le sait, indissociables. Les premières circonscriptions à être réformées et qui fournirent le modèle applicable aux autres furent généralement les quartiers de police – « police urbaine » étant entendu au sens ancien combinant ordre public et mise en ordre édilitaire des espaces et de leurs usages. Les officiers de police – qui relevaient souvent du monarque et non de la municipalité – s’efforcèrent partout de débarrasser leurs circonscriptions de certains traits caractéristiques des anciennes divisions spatiales : une surveillance efficace de la ville impliquait une couverture complète de son territoire, sans lacune ni chevauchement, parfois un franchissement des limites du territoire urbain pour en contrôler les extensions de fait, un calibrage des populations ou des surfaces relevant des diverses circonscriptions, et une identification aisée de leurs limites par des voies publiques, en vue d’une division plus efficace du travail. Tous ces traits ne s’imposèrent pas tout de suite ni complètement, mais ils présidèrent aux refontes des quartiers de police avant de s’imposer aux autres circonscriptions civiles ou ecclésiastiques.
114Les études réunies dans cet ouvrage ont permis d’observer que ce double processus de démantèlement des anciens découpages urbains et de territorialisation des nouveaux présente une grande généralité dans la longue durée de l’expansion occidentale. Nous en avons rencontré les premières manifestations au xviiie siècle, avec les réformes des quartiers de police de Paris (1702), des paroisses et quartiers de Mexico (1772-1782), des quartiers de police de Naples (1779). Nous avons constaté que le modèle expérimenté dans l’Europe des Lumières s’imposa au cours des siècles suivants dans des situations coloniales ou semi-coloniales : à Bombay (1865), à Kairouan (1886-1936), ou dans le contexte de modernisations endogènes suscitées pat le choc des impérialismes occidentaux : à Tokyo (1869-1872), à Shanghai (1927-1932). Nous avons enfin relevé, après les indépendances du second xxe siècle, des réorganisations administratives fondées sur les mêmes principes que ceux du colonisateur : à Kairouan (1956-1994), à Oussouye (1960), à Abidjan (1960 et 1993). Ces diverses monographies ne permettent pas d’établir des chronologies complètes et appellent de nouvelles enquêtes. Elles consolident néanmoins l’hypothèse d’un mouvement général de territorialisation des divisions urbaines, tout en suggérant quelques-unes de ses régularités. D’abord, il apparaît illusoire de vouloir mettre une date sur le basculement des formes anciennes aux formes modernes : il s’agit d’un processus comprenant des moments d’accélération et des moments de pause, impliquant des compromis avec l’ordre antérieur, de sorte que l’ancien et le nouveau régime spatial coexistent fréquemment pendant d’assez longues périodes. La réforme implique néanmoins des discontinuités, car elle repose souvent sur des conditions politiques qui rendent possible l’offensive d’un pouvoir central contre les forces ancrées dans l’ordre ancien : pas de passage d’une forme à l’autre de spatialité urbaine sans coup de force, ni sans résistance. Les oppositions venues des anciens pouvoirs institués sont les plus facilement observables. Ainsi, la réforme des quartiers parisiens de 1702 a suscité les protestations des capitaines des quartiers de ville, facilement surmontées dans une période d’affaiblissement général du pouvoir municipal. La réforme des paroisses de Mexico en 1772, puis celle des quartiers de police en 1782 ont laminé l’influence des franciscains et celle des chefs indiens, et ont initié un long et difficile processus de démantèlement des institutions autonomes des communautés indigènes. On peut penser que la réforme napolitaine de 1779 n’a pas été sans contrarier les familles nobles des seggi et les autorités bourgeoises des ottine, dont les pouvoirs seront abolis quelque vingt ans plus tard, ce qui déclenchera des manifestations de résistance populaire contre les nouveaux marquages du territoire. Dans chaque cas, un nouveau lexique urbain entrait en concurrence ou en combinaison avec l’ancien, l’attention aux mots nous permettant de prendre la mesure de la mutation impliquée.
115Une autre époque s’ouvre sans doute lorsque, à la faveur de l’uniformisation juridique et administrative des territoires urbains, le marché commence à gouverner l’échange des biens fonciers et donc la fabrique de la ville. Certaines études que l’on vient de lire ont montré comment l’urbanisation périphérique, dans diverses configurations du capitalisme immobilier moderne, produisait des divisions urbaines et des hétérotopies inédites : ainsi à Londres, dès le xviie siècle, à São Paulo à partir de la fin du xixe siècle ou à Abidjan aujourd’hui. Dans des sociétés où les citadins ne sont plus différenciés par le droit mais seulement par leur fortune et les espaces par leur prix, la ville peut devenir une agglomération matérielle indéfiniment extensible. Les découpages administratifs s’adaptent sans trop de difficulté à ce nouvel état des choses, car leur caractère territorial rend possible une multiplication d’unités analogues qui peuvent perdre du même coup toute lisibilité pour les citadins, parce que trop vastes, trop lointaines, trop semblables. Dans les périphéries, en particulier, les repères qui subsistent sont donc principalement les découpages urbains nés du marché : le lotissement, l’ensemble immobilier, le quartier planifié présentent des caractères morphologiques et sociaux aisément identifiables qui délimitent des espaces et permettent de les nommer. Cette floraison de nouvelles unités urbaines étrangères aux découpages administratifs appelle de nouveaux vocabulaires que les institutions ne gouvernent guère. Ces lexiques ont pour propriété d’opérer entre les nouvelles divisions de la ville des classements qui organisent dans un ordre symbolique différencié et hiérarchisé les objets urbains nés du marché.
116Les citadins, dans leur diversité sociale et situationnelle, disposent donc de vastes ressources pour désigner et catégoriser les divisions urbaines. L’enquête sut les mots invite à ne pas abuser de certains schèmes de description trop paresseux. Ainsi, opposer spontanéité langagière des populations et terminologies bureaucratiques ne nous avance guère : tout le monde puise dans le stock lexical disponible et celui-ci est rarement étranger aux dispositifs institutionnels du présent ou du passé. Les coups de force classificatoires des autorités urbaines modernes composent généralement avec les usages, même s’ils inscrivent les mots communs dans une grammaire qui ne l’est pas. Symétriquement, les populations utilisent à leur manière les mots des administrations : si de puissants dispositifs matériels – de la circulation du courrier aux papiers d’état civil, en passant par la signalétique urbaine – imposent d’en haut des toponymes et des catégories, rien ne détermine les significations qui sont données à ceux-ci dans les usages. Souligner la viscosité des mots anciens qui perdurent alors que leurs significations originelles sont pendues est commode, mais ne nous mêne pas très loin non plus : les mots du passé ne durent que s’ils sont mis au présent par des locuteurs qui les réinvestissent de nouvelles significations. Il arrive que celles-ci mobilisent l’histoire, mais il n’empêche qu’elles appartiennent à leur temps et ne prennent donc sens que dans la synchronie des systèmes lexicaux du moment. Plusieurs études de ce volume ont mis l’accent sur la différenciation des usages selon les positions dans la société urbaine et sur les conflits de nomination qui accompagnent les situations et permettent de leur donner sens : dualités de points de vue et de vocabulaire entre Occidentaux et autochtones dans les sociétés de type colonial – comme à Bombay ou à Shanghai –, persistance et réinterprétations des partitions socio-spatiales anciennes – comme à Kairouan ou à Fès –, tensions et compromis entre topony-mies administratives et usages des populations – comme à Oussouye ou Abidjan. La territorialisation de l’administration urbaine, l’homogénéisation des espaces et la simplification des lexiques qu’elle entraîne se heurtent toujours à l’hétérogénéité des lieux que les usages quotidiens du langage enregistrent dans un ordre symbolique disputé.
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Notes de bas de page
1 Ces points ont été développés par Depaule & Topalov 1996. La mise en cause de l’opposition entre « réalités » et « représentations » a été notamment au principe d’un renouveau de l’histoire urbaine (voir notamment Perrot 1975 et Lepetit 1988).
2 Le centre du propos est ici les variations lexicales, plutôt que les situations d’énonciation auxquelles sont attentifs linguistes pragmaticiens et sociologues du langage (voir par exemple les enquêtes récentes réunies dans : « Espaces urbains : analyses lexicales et discursives » 2001).
3 Le quartier où se situe le midan : ancienne esplanade cavalière. Jean-Charles Depaule (2001) montre comment ce même terme devient à Damas un toponyme, et au Caire un générique valant pour route « place ».
4 J’emprunte ces énoncés à Leimdorfer et al. 2002 et Kerrou 2002.
5 La définition de ce critère peut varier : lieu d’enregistrement auprès des autorités, lieu d’imposition, lieu d’exercice du droit de vote, lieu où l’on se trouve passer la nuit à la date du recensement, etc.
6 Ces tensions ont été bien mises en lumière pour le cas de Lyon au xixe siècle par Pierre-Yves Saunier (1993 : 387-401 et 1994).
7 Exposé de Jean-Charles Depaule sur hâra au séminaire « Les Mots de la ville » de l’ehess, 17 janvier 2000.
8 On s’est cependant efforcé de le traduire en carte, en utilisant comme fonds de plan celui de Jouvin de Rochefort (1675) et sans descendre à l’échelle de la parcelle (Le Moël 1992 : fig. 18 et 19).
9 Le « Nouveau plan de Paris, dressé sur les Mémoires de Mr Jouvin de Rochefort […] » fait nettement apparaître que 1) lorsqu’une rue limite un quartier, les deux rives sont comprises dans celui-ci ; 2) il arrive souvent que les limites ne suivent pas les rues et passent en plein centre des îlots. La légende donne la liste des dix-sept quartiers avec les noms de leurs commissaires. Publié en 1697 dans le Journal des savants (Descimon & Nagle 1979 : 978, n. 30), ce plan sera réimprimé en fac-similé par le conseil municipal en 1880 (Atlas des anciens plans de Paris 1880).
10 « Huitième Plan de Paris divisé en ses vingt quartiers, par N. de Fer, Geographe de sa Majesté Catolique et de Monseigneur le Dauphin, pour servir au Traité de la Police », in de Lamare 1705, 1 : 87.
11 Voir les plans réimprimés dans Atlas de la ville de Paris 1873 et Atlas des anciens plans de Paris 1880.
12 Voir le « Piano geométrico de Madrid » par Tomás López (1785), reproduit dans Guárdia et al. 1994 : 41. Les différents barrios sont distingués par des couleurs et les rues qui forment leurs limites restent en blanc.
13 Relevons une différence terminologique : ce qui s’appelle barrio à Madrid est appellé cuartel menor à Mexico. Nous verrons plus loin la raison probable de cette différence.
14 Sur les définitions urbaines dans le cas français, voir notamment Perrot 1975, 1 : ch. 1, Lepetit 1988 : ch. 2, Lamarre 1998. Plus largement, l’ouvrage dirigé par Brigitte Marin à paraître dans cette collection (« Les catégories de l’urbain », titre provisoire).
15 Dans l’Angleterre anglo-saxonne, borough signifie « forteresse », si l’on suit Maitland (1898) ou, déjà, établissement marchand (port) régi par la burgage tenure, si l’on suit Tait (1936 : 1-138).
16 Voir le « plan de Marseille en 1423 » établi par B. Roberty (dans Pinol 1996 : 179).
17 C’est seulement en 1900 que Westminster recevra sa charte de city lui permettant d’élire un maire…
18 Franz Klutschak, Fürer durch Prag, dont un extrait est réédité dans Messner 1983 : 7-10.
19 Le mot qu, que l’on peut rendre par « arrondissement », était auparavant utilisé à Shanghai pour désigner les divisions administratives des concessions occidentales.
20 Une exception à la correspondance entre statut des sols et statut des personnes était les monzen-machi (littéralement « ville devant le portail [d’un temple ou sanctuaire] ») : bien que ces secteurs fussent inclus dans jisha-chi, leurs résidents appartenaient à la classe des bourgeois (chônin) et ils furent placés en 1745 sous la juridiction des prévôts (machibugyô) qui administraient les bourgeois et les sols machi-chi.
21 À la fin du xvie siècle et au début du xviie, les grandes avenues commerçantes com-mencèrenr à être segmentées en plusieurs chô, chacun étant désigné par un nombre ordinal : Hongô 1-chôme (itchôme) ou Ginza 1-chôme étant les premiers chô des avenues Hongô ou Ginza.
22 On notera que médina fut aussi utilisé à Dakar pour désigner le premier quartier « indigène » créé à l’occasion de l’épidémie de peste de 1914 (Coquery-Vidorovitch 1996 : 118).
23 Mais pas sur les terres cultivées et la brousse, qui ne sont pas appropriées par les kank. Hank est généralement rendu en français par « concession ».
24 Les termes qui le désignaient variaient selon les régions : consorteria ou consorzio en Toscane, gente ou albergo à Gênes, lignage ou pairage dans le Nord de la France, Geschlecht en Alsace, que l’on pourrait rapprocher de « tribu » en pays d’Islam (Heers 1974 : 18-19).
25 Il semble que l’implantation territoriale du clan familial ne concernait pas seulement les nobles, mais aussi les popolari, sans toutefois que ceux-ci soient en mesure de marquer aussi fortement l’espace urbain : en Toscane, aux xive et xve siècles, « parenti, amici e vicini » sont constamment associés chez les grands marchands qui s’efforcent de regrouper les maisons de leurs parents dans le gonfalone où ils résident et recrutent amis et alliés (Klapisch-Zuber 1990 : ch. 3).
26 Ce groupe endogame, souvent persécuté et concentré dans le Funduq al-Yahûdî, était nommé de deux façons : l’une rappelait leur conversion (muhâjirûn, d’une racine signifiant : « émigrer, chercher protection »), l’autre leur origine urbaine (Bildiyyîn, de bled : ville) – sans doute parce qu’ils n’avaient pas de nisba tribale, mais seulement celle de la ville (Cigar 1978-1979 : 106-108).
27 Les noms de quartier tendront ensuite à se laïciser : en 1637 c’était le cas de six noms sur dix-sept (Halles, Grève, la Verrerie, la Mortellerie, place Maubert, la Harpe) (Pillorget & Viguerie 1970 : 256-257).
28 C’était du moins le cas des cinquantaines dans le quartier de la place Maubert en 1421 (Cauquetoux 1992, fig. 10).
29 Voir les cartes pour 1637, 1673 et 1684 établies par Pillorget & Viguerie 1970 : 257 et 262.
30 L’égalité des droits civils s’est accompagnée, dans tous les États-nations à partir de la fin du xixe siècle, d’une nouvelle différenciation entre « nationaux » et « étrangers », mais celle-ci n’est généralement pas accompagnée d’assignations territoriales définies en droit. Quant au libre établissement des personnes, il s’agit bien d’un modèle et non d’une proposition empirique qui vaudrait partout : certaines législations limitent ou encadrent toujours le droit de résider en ville des nationaux eux-mêmes.
31 Les opérations de construction pouvant durer pendant une décennie ou plus, les dates indiquées ne font que situer approximativement le début du processus.
32 Relevons que Guerreau déplore « l’absence […] de toute étude, même superficielle du vocabulaire médiéval de l’espace » et note : « Les “traductions” ordinaires laissent échapper l’essentiel des sens propres et des multiples connotations que ces vocables comportent, et interdisent ainsi en pratique l’accès à un champ sémantique tout à fait fondamental ». Il plaide, pour conclure : « inclusion de la sémantique dans la sociologie historique » (1996 : 98-99 et 101). La convergence est complète avec le programme développé ici.
33 L’instauration des départements français en 1789-1790, étudiée par Marie-Vic Ozouf-Marignier (1989), en est un autre exemple particulièrement accompli.
Auteur
Christian Topalov, sociologue, École des hautes études en sciences sociales, Paris et Cultures et sociétés urbaines (CNRS), Paris
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