Les divisions de Mexico aux xviiie et xixe siècles : de la ville des deux Républiques à la ville républicaine
p. 101-122
Texte intégral
1Peu de villes portent autant que Mexico la marque de leur fondation coloniale1. Lorsque les conquérants espagnols s’installèrent dans ce qui était alors le centre de la cité mexica, ils se réservèrent la plus grande part de l’aire cérémonielle de Tenochtitlan où ils délimitèrent les espaces destinés aux autorités, à l’Église et aux places publiques, et divisèrent le reste en lots (solares) attribués à des particuliers. Au nord se trouvait la cité jumelle, la vaste agglomération de Tlatelolco. Vinrent se superposer à son centre céré-moniel – sans le faire disparaître – l’église de Santiago, le couvent franciscain et, plus à l’est, le bâtiment du gouvernement indigène et sa prison. À Tenochtitlan, qui était entourée d’eau au nord-est et au sud, c’est au sud-ouest que l’on édifia l’église de San José de los Naturales et le bâtiment du gouvernement indigène chargé de ce qu’on appellera, dès la fin du xvie siècle, la Parcialidad de San Juan Tenochtitlan.
La ville des deux Républiques
2À l’origine, la traza (la ville espagnole en damier) comprenait treize cuadras (îlots réguliers de forme carrée) du nord au sud et sept d’est en ouest, mais elle se modifiait au nord pour que sa limite coïncidât avec le canal qui passait derrière l’église et le couvent de Santo Domingo. Ces bornes furent vite franchies lorsque des Espagnols s’établirent dans des lieux limitrophes mais, néanmoins, l’ordre régulier de la traza espagnole faisait contraste avec la dispersion et l’irrégularité des barrios et pueblos des deux parcialidades de indios, San Juan Tenochtitlan et Santiago Tlatelolco, dont l’administration civile et religieuse était séparée de celle de la ville espagnole. La cité de la Nouvelle Espagne était la matérialisation d’une société composée de deux repúblicas : celle des Indiens et celle des Espagnols, à laquelle étaient agrégés sans y être pleinement inclus mestizos et castas2 (O’Gorman 1938, éd. 1960 : 11-40 ; Gibson 1967 : 377-411 ; Moreno de los Arcos 1982). La traza d’un côté, les parcialidades composées de nombreux barrios et pueblos, de l’autre, s’opposaient donc dans l’ordre urbain comme s’opposaient les deux républiques dans l’ordre social et politique.
3Les mots pueblo et barrio étaient en général utilisés indifféremment pour désigner les peuplements3 indigènes. On peut le voir dans un texte de 1746 donnant une description officielle des royaumes et provinces de Nouvelle Espagne, le Theatro americano de Villaseñor y Sanchez.
La ciudad est divisée, pour ce qui concerne la República de Indios [république des Indiens] en deux Parcialidades, comme il fut fixé à sa fondation, l’une de Tenucas [Tenochcas], appelée aujourd’hui Parcialidad de San Juan, et l’autre de Tlatelulcas, appelée Parcialidad de Santiago, et toutes deux ont leurs Gobernadores, Alcaldes, Regidores, Escribanos, Topiles, ceux que l’on nomme en Castille Alguaciles, et leurs Merinos, ceux qui connaissent chaque chose et chaque individu en particulier4.
>La Parcialidad de San Juan a soixante-neuf Pueblos et Varrios [barrios] et s’étend vers l’est et le nord. Cette Parcialidad de San Juan fut, dans les temps anciens, la principale, la plus vaste et celle qui comprenait le plus de Nobles, aujourd’hui on compte dans sa juridiction cinq mille neuf cents familles d’indiens.
La Parcialidad de Santiago, composée de soixante-douze Pueblos et Varrios, fut toujours plus petite et tient sa force non de la discipline des armes, mais du fait que c’était l’endroit où il y avait le plus de commerce et de faux dieux. On y compte aujourd’hui deux mille cinq cents familles d’Indiens et dans les Varrios des deux Parcialidades on trouve aujourd’hui les sanctuaires de leurs saints patrons (Villaseñor y Sanchez 1746-1748, éd. 1952 : 58-59).
4Toutefois, lorsque c’était nécessaire, on faisait une différence. Pueblo est alors un peuplement d’Indiens doté de ses propres autorités, tandis que barrio est une unité qui dépend d’un pueblo ou d’une ciudad dont il peut être proche ou éloigné. Les parcialidades, c’est-à-dire les parties indigènes de la ville considérées comme unités politiques et administratives, comprenaient donc des barrios sujetos (sujets) et des pueblos dotés d’autorités particulières. Certains pueblos foráneos (éloignés) ne faisaient pas partie de la ciudad, mais ils dépendaient des autorités indiennes de San Juan et de Santiago (Lira 1995 : 303-306). Il était fréquent de trouver des barrios dépendant de Tacubaya, par exemple, situés sur le territoire de Coyoacán, c’est-à-dire à une grande distance.
5L’ambivalence et le caractère relatif des termes pueblo et barrio apparaissent aussi dans le fait que San Juan Tenotchtitlan comme Santiago Tlatelolco, bien que cabeceras, c’est-à-dire lieux de résidence des gouvernements indigènes de ces parcialidades, étaient communément appelés barrios parce qu’ils étaient situés dans la ville. On constate aussi que, avant la réorganisation qui suivit l’indépendance, quelques peuplements situés très au nord de Tlatelolco étaient des barrios sujets de San Juan, bien que dans l’usage commun ils fussent considérés comme des pueblos (Gibson 1967 : 380-384 ; Lira 1995 : 34).
6La notion de barrio comme unité spatiale de petite taille dépendant d’une unité supérieure est celle qu’utilise le règlement instituant en 1782 les alcaldes de barrio5. L’article III parle de « Los cargos de los Alcaldes de cuartel o barrio », tandis que l’article V les nomme « Juez de Cuartel Menor » et les distingue du « Señor Ministro o Juez de Cuartel Mayor ». Ce qui est certain, c’est que le terme alcalde de barrio s’imposa dans l’usage, même si les cuarteles menores ne coïncidaient pas avec les barrios puisqu’en général chacun de ceux-là comprenait plusieurs de ceux-ci. Ainsi, en 1785, Hipólito de Villaroel, critiquant le système instauré en 1782, parle de « Alcades barrio » (Villaroel 1785 : 120), tandis qu’en 1788, l’auteur anonyme du « Discurso sobre la policía de Mexico » les appelle « comisarios de barrio » et nomme leur charge « Comisarías de barrio » (« Discurso… » 1788, éd. 1984 : 77 et 80), ce qui confirme l’usage officiel de barrio pour désigner l’unité territoriale inférieure et dépendante.
7Il y eut des tentatives précoces pour intégrer les parcialidades de indios au gouvernement espagnol du cabildo de Mexico6. En 1532, une mesure royale ordonna que les chefs indigènes assistent aux réunions du cabildo pour qu’ils apprennent à gouverner comme des chrétiens, mais cela parut peu opportun car il fallait traiter de questions qui concernaient les Indiens et il était imprudent de le faire en leur présence. Plus tard, en 1562, on proposa de constituer un cabildo mixte, composé de douze regidores, six Espagnols et six Indiens issus par moitié de chacune des parcialidades (Porras Muñoz 1987 : 29-33). L’échec de ces mesures montre que rien dans l’architecture de l’ordre politique n’allait dans le sens de l’intégration des deux républiques en une seule ville.
8L’apparence physique de la ville le montre aussi, du xvie au xixe siècle, dans de multiples représentations cartographiques. La traza espagnole primitive et son extension immédiate se détachent sur ces plans ou cartes comme mancha urbaine7, de façon évidente dans le superbe dessin fait en 1789 par l’illustre lettré mexicain José Antonio Alzate, qui montrait comment l’expansion de la ville espagnole faisait disparaître les anciens barrios indigènes (pl. I)8. Toutefois, cette absorption des barrios dans le profil de la ville était plus un souhait qu’une réalité tangible : l’existence des deux républiques s’imposait comme un obstacle à l’ordre urbain intégré auquel aspiraient les hommes éclairés du dernier tiers du xviiie siècle. Ces rationalistes, qui annonçaient le projet libéral, ne cessèrent de souligner les contradictions qu’impliquait toute tentative de mise en ordre générale de la ville, qu’il s’agisse de l’ordre religieux ou de l’ordre séculier.
La ville dévote et l’ordre ecclésiastique
9Nombre de témoins du xviiie siècle, dans leur enthousiasme religieux, désignent comme points remarquables du paysage les lieux de culte qui annoncent l’approche de la ville. Ainsi le frère capucin Francisco Ajofrín, en prélude à sa description de la ville de Mexico :
Aux quatre vents, la ciudad est défendue par de célèbres sanctuaires de Marie la Très Sainte. À l’orient se trouve l’image miraculeuse de Nuestra Señora de la Bala, dans l’hôpital San Juan de Dios que l’on appelle San Lázaro. Au ponant, on vénère sur une colline, à une distance de trois lieues, la prodigieuse image de Nuestra Señora de los Remedios. […] Du côté nord (pour que ce soit tout à fait la Nouvelle-Espagne), et à une distance d’une lieue, on vénère en sa magnifique collégiale royale l’image prodigieuse de Nuestra Señora de Guadalupe de Méjico, Patronne première et principale de tout le royaume. […] Du côté sud […], à une lieue de Mexico, Nuestra Señora de la Piedad (Ajofrín 1763-1766, éd. 1964 : 99-101).
10Ce voyageur convaincu et diligent souligne ainsi, avant même d’entrer en ville, que les quatre points cardinaux sont consacrés par la dévotion mariale. Il décrira ensuite les églises paroissiales, couvents, collèges, édifices publics, rues et places de la ville de Mexico, non sans prévenir auparavant le lecteur :
Je mets aussi les effigies que l’on vénère aux alentours de cette capitale, pour ton divertissement et réconfort. Va voir toutes ces images sacrées, et avec de pieux souvenirs récite les demandes de leurs panonceaux et tu gagneras de nombreuses indulgences ; et je te supplie maintenant de m’en obtenir quelques-unes si tu apprends que je suis mort. (ibid. : 106).
11Chez Ajofrín sont mis en évidence la vigueur de la dévotion, l’abondance de ses manifestations et le défi que constituait pour les autorités ecclésiastiques la mise en ordre d’un ensemble aussi bigarré. Rappelons que cette description est faite à un moment où avait pris forme le projet de soumettre à un critère territorial une ville dévote née dans le cadre d’une division raciale de ses habitants et dans le bouillonnement de dévotions populaires et lettrées que la discipline ecclésiasrique n’avait pas toujours pu assimiler.
12À la fin du xixe siècle, José Maria Marroqui retraça l’histoire de la division de Mexico en paroisses9. La ville fut d’abord répartie en une parroquia de españoles à la charge du clergé séculier et cinq doctrinas d’Indiens placées entre les mains des franciscains. La paroisse espagnole du Sagrario de la cathédrale métropolitaine coïncidait avec la traza, tandis que les visitas de San Francisco ou doctrinas délimitaient les quatre grands sec-teurs ou barrios de Tenochtitlan : San Juan Moyotla au sud-ouest, Santa Maria Cuepopan au nord-ouest, San Sebastián Atzacoalco au nord-est et San Pablo Teopan au sud-est – ces deux dernières devant être confiées par la suite aux augustins. Il restait au nord un secteur indépendant, Santiago Tlatelolco, placé sous la responsabilité des franciscains du monastère de même nom (Marroqui 1900-1903, 1 : 101-102). Roberto Moreno de los Arcos a montré les rapports entre cette division et l’organisation de la ville pré-hispanique dont la ville chrétienne adopta les lieux de culte et les concurrences (Moreno de los Arcos 1982 : 152-158).

Fig. 1. Délimitation des paroisses d’Indiens (1633-1772)
13Il était toutefois difficile que se maintienne cet ordre fondé sur l’exclusion dans une ville qui devenait de plus en plus complexe à mesure que la population augmentait et s’installait dans la coexistence. Roberto Moreno a retracé la suite de l’histoire de la division en paroisses et montré comment s’affaiblirent les limites de la traza espagnole. Les franciscains s’occupèrent de leurs paroissiens indiens qui habitaient à l’intérieur de celle-ci et, en conséquence, entre 1534 et 1633, les quatre doctrinas qui étaient à l’origine situées hors de la traza pénétrèrent celle-ci jusqu’à se rencontrer en son centre (fig. 1). De la même façon, le clergé séculier, qui s’occupait de ses paroissiens espagnols et métis, c’est-à-dire tous les non-Indiens inclus dans la république des Espagnols, étendit l’action du Sagrario aux barrios indigènes. Plus tard, entre 1568 et 1690, il créa de nouvelles paroisses d’Espagnols à l’extérieur de la traza : Santa Cruz couvrait l’ouest, Santa Catarina le nord-est, et il restait pour le Sagrario la traza elle-même plus l’est et le sud-est (fig. 2). Ces extensions n’avaient pas de limites définies, car le critère personnel rendait impossible de délimiter un territoire fixe, bien que, dans l’ordre des deux républiques séparées, la population « espagnole » et la population indienne tendaient à se concentrer dans des espaces distincts.

Fig. 2. Délimitation des paroisses d’Espagnols (1690-1772).
14Commentant en 1769 une carte des paroisses de Mexico, Antonio Alzate relevait :
Le curato de indios [cure d’indiens] de S. Joseph [sic] comprend la plus grande part de ceux qui vivent sur le territoire des paroisses du Sagrario, de la Sta Vera Cruz et aussi de S. Miguel. S. Joseph possède neuf vicarías [vicariats] dans les barrios de cette ciudad ex. en dehors de celle-ci, avec un grand nombre de chapelles où se célèbre la messe, et leur construction et entretien sont très coûteux pour les indiens et entraîne du désordre dans l’administration matérielle (Alzate 1769).
15Dans cette répartition entre ordres religieux et clergé séculier, les dominicains obtinrent en 1571 une parroquia de lengua (paroisse de langue) chargée des « indios de lengua mixteca » qui habitaient la ville. À cette paroisse étaient rattachés non seulement les mixtèques originaires de Oaxaca où les dominicains étaient chargés de l’évangélisation, mais aussi les « indios chinos » (Philippins) et autres « indios extravagantes » (errants). Cette paroisse sans territoire résultait dans une large mesure d’arrangements entre les principaux protagonistes de l’administration religieuse, mais elle avait de fâcheuses conséquences pour l’organisation religieuse de la ville, ce qui entraîna sa disparition. C’est ce qu’explique en 1755 José Antonio de Villaseñor y Sánchez, lorsqu’il parle du couvent de Santo Domingo dans la cour duquel s’élevait une chapelle
[…] qui était l’église paroissiale des indiens appelés mixtèques, et dont la juridiction n’avait pas de territoite détetminé car elle avait pour origine et destination tous les indios foráneos [venus de loin] qui venaient se mêler aux mexicanos [mexicains] et habitaient ainsi dans divers barrios de la ciudad mélangés à divers territoires de cures, raison pour laquelle on mit fin à cette paroisse de sorte que les indiens qui en dépendaient puissent être administrés dans la paroisse correspondant au territoire où vit leur famille, ce qui fit disparaître tous les inconvénients qui pouvaient résulter de ce qu’un párroco [curé] pénètre dans la juridiction des autres, et ainsi il n’y eut plus besoin d’une nouvelle cure pour de tels paroissiens (Villaseñor y Sánchez 1755, éd. 1980 : 109).
16Le critère territorial s’imposa vers cette époque comme étant de nature à résoudre tous les problèmes de la ville et, plus généralement, de la société. La solution, envisagée depuis longtemps, fut d’attribuer pleine juridiction au clergé séculier et de limiter le rôle du clergé régulier à celui d’auxiliaire là où les ressources des séculiers étaient insuffisantes. Or, les avantages matériels dont ceux-ci disposaient étaient évidents dans la zone urbaine et ses alentours, même si les traditions dévotes conféraient un pouvoir énorme aux réguliers, surtout dans la population indigène.
17Avant que le critère territorial ne s’impose en 1772, la division de la ville en paroisses connut des réarrangements. Entre 1663 et 1772 la ville comprenait dix paroisses. Quatre étaient des paroisses d’Espagnols : aux trois déjà mentionnées – le Sagrario, Santa Veracruz et Santa Catarina – s’ajouta San Miguel qui naquit de la subdivision de la partie sud du Sagrario. Six autres étaient des paroisses d’Indiens : San José, Santa Maria, San Sebastián, San Pablo et Santa Cruz (qui résultait d’une subdivision de San Pablo et d’un réaménagement de plusieurs autres paroisses) dans la parcialidad de San Juan Tenochtitlan, et Santiago Tlatelolco qui couvrait toute la parcialidad de même nom (fig. 1 et 2).
18Du point de vue des autorités épiscopales dont la vision organisatrice reposait sur une conception territoriale, les complications de la division en paroisses redoublaient quand on considérait chacune de celles-ci. Les origines mêmes de la cité dévote constituaient à la fois un appui et un obstacle à l’organisation paroissiale. José Maria Marroqui l’expose fort bien à propos de l’histoire de quelques chapelles :
Les missionnaires de ces doctrinas rencontrèrent dans les barrios qui les composaient une idolâtrie enracinée que soutenait la présence de ses pénates ou ce qui en tenait lieu, ou au moins de leur souvenir. Pour la déraciner, les indiens étant dévôts par inclination ou par habitude, il ne suffisait pas de leur enlever les idoles et de leur prêcher l’Évangile, il fallait offrir à leur dévotion un objet particulier. C’est ainsi que l’on attribua à chaque barrio pequeño [petit] un saint patron qui lui donna son nom, et l’on enseigna aux vecinos [habitants du voisinage] que ce saint serait leur intercesseur auprès de Dieu. C’est ainsi que les barrios changèrent de nom, mais pas tous et pas toujours complètement. Certains comme Santa Clarita, le Calvario, San Ciprián, le Niño Perdido et quelques autres perdirent leur nom indigène ; beaucoup d’autres gardèrent les deux et c’est ainsi que nous disons Santa Cruz Acatlán, Magdalena Mixiuca, Candelaria Macuiltapilco, San Jerónimo Atlixco, etc. ; un petit nombre, enfin, conservèrent leur ancien nom sans celui du saint, comme Tlaxcuaque et Necatitlan.
En outre, pour mieux enraciner la religion de Jésus-Christ et effacer jusqu’aux dernières traces de l’idolâtrie, les missionnaires firent construire dans les barrios de petites chapelles dédiées au saint patron. Les vecinos érigeaient ces sanctuaires et en confiaient la garde à l’un d’entre eux, nommé mayordomo, qui, entre autres obligations, avait celle de garder les clefs de la chapelle et d’organiser le nettoyage de celle-ci, les vecinos l’assurant à tour de rôle ou de façon volontaire. Dans la plupart de ces chapelles, on ne célébrait pas la messe, c’étaient des sortes d’oratoires communs du barrio, ouverts tous les jours et presque toute la journée, pour canaliser la dévotion des vecinos qui y plaçaient souvent des cierges et des pots de fleurs […]. Ils avaient aussi coutume de s’y réunir, avec les religieux ou sans eux, pour des cérémonies publiques de dévotion, comme la réci-tation du rosaire de la Très Sainte Vierge ou de la neuvaine du Saint Patron […] (Marroqui 1900-1903, 1 : 102-103).

Fig. 3. Division en paroisses de la ville de Mexico avec ses nouvelles colonias (1904). « Novísimo Piano de la Ciudad de México con las últimas reformas de colonias y nueva prolongación de las calles del Cinco de Mayo y División Parroquial ».
19Le témoignage de Marroqui, écrit à la fin du xixe siècle, exprime déjà les effets de la réforme entreprise en 1856-1859, mais il rend compte aussi de l’ensemble bigarré de dévotions populaires qui venait s’ajouter à celles de la société des puissants.
20C’est à une telle situation que devait faire face l’archevêque Francisco Antonio Lorenzana quand il confia à José Antonio Alzate la tâche d’élaborer un plan de transfert des paroisses au clergé séculier sur la base d’une division territoriale. Alzate commença à travailler à ce projet en 1769 et celui-ci fut finalement approuvé le 3 mars 1772 par un édit de l’archevêque. Désormais chaque cura (curé) avait la charge de tous les habitants de la paroisse quelle que fût leur « calidad » (qualité) – « indio », « español », « mestizo » ou « casta » – tout en tenant un registre séparé pour chaque « classe » ou « qualité » et en indiquant celle-ci sur les certificats de sacrement et autres documents délivrés par la paroisse.
21Treize paroisses furent alors définies selon des critères strictement territoriaux (fig. 3) : Sagrario, San Miguel, Santa Veracruz, Santa Catarina Mártir, Santa Maria, Salto del Agua (nouvellement créée), San Juan de la Penitencia (remplaçant la toute proche San José de los Naturales qui devint une église la communauté franciscaine sans juridiction paroissiale), Santa Cruz, San Sebastián, San Pablo et Santiago Tlaltelolco (qui resta aux mains des franciscains jusqu’à ce que la paroisse passe au clergé séculier sous le nom de Santa Ana). Cette division – à laquelle s’ajouta, à l’extrémité de la calle de Tacuba, la paroisse de San Antonio de las Huertas (appelée plus tard San Cosme, lorsque l’église fut démolie) – dura jusqu’au début du xxe siècle. Les territoires de ces paroisses s’agrandirent « par agrégation » de nouvelles colonias et pueblos jusqu’à ce que le nombre des paroisses soit porté à 20 en 1920 et, en 1957, à 119 (Moreno de los Arcos 1982 : 171-173). Roberto Moreno de los Arcos relève que l’imposition du critère territorial à la structure des paroisses de la ville de Mexico « représenta la fin le la ville coloniale régie par le principe de la séparation raciale », mais aussi, et « c’est peut-être le plus important […] le début de la rupture avec les formes qui survivaient dans la ville de façon souterraine ». (ibid. : 170)
22Il s’agissait du commencement d’une fin qui dura longtemps, mais fut accélérée toutefois par les transformations politiques qu’imposa le constitutionnalisme libéral, héritier légitime du rationalisme des Lumières. Mais la conclusion de ce processus historique de longue durée ne fut pas très nette car la nouvelle division territoriale des paroisses reflétait souvent, parfois renforçait les anciennes limites de la traza – c’est-à-dire de la paroisse primitive des Espagnols – désignant du même coup celles qui se trouvaient à l’extérieur comme des paroisses d’Indiens. Les curés, qui devaient tenir des registres séparés pour les Espagnols, les meztizos et les castas, furent en outre les auxiliaires des autorités séculières pour le contrôle et le dénombrement des Indiens, comme cela apparaît dans les listes d’immatriculation des tributaires des parcialidades de San Juan et de Santiago, établies en 1807 et 1810, année de l’abolition du tribut. Parmi les 86 barrios et pueblos comprenant des tributaires, 75 sont alors situés dans les curatos (cures) urbains (Lira 1995 : 303-306).
23La rupture avec les formes souterraines de la ville ancienne fut donc très lente et le nouveau critère territorial dut composer avec le vieil ordre personnel : c’était évident dans l’organisation ecclésiatique, ça ne l’était pas moins dans celle de l’espace civil.
L’ordre politique séculier
24Dans ce domaine, la principale préoccupation des réformateurs était la sécurité en ville. La surveillance et le contrôle de la délinquance furent organisés en prenant pour base une division en cuarteles, comme à Madrid et dans d’autres villes espagnoles. On tenta d’implanter cette nouvelle division, mais sans succès durable, en 1713, 1720 et 1750 jusqu’à ce qu’en 1782, sous la vice-royauté de Martin de Mayorga, soit instituée la division proposée par l’oidor Baltazar Ladrón de Guevara, que le vice-roi avait nommé pour élaborer le projet (Baez Macías 1969 : 53-55). Ladrón de Guevara étudia les précédents et parcourut « la ciudad y sus arrabales » (la ville et ses faubourgs), se familiarisant avec les caractéristiques et les problèmes du centre, des barrios et des peuplements limitrophes qui devaient être annexés au territoire urbain. Il divisa celui-ci en huit cuarteles mayores, chacun subdivisé en quatre cuarteles minores, soit un total de trente-deux de ceux-ci. Les majeurs restaient sous la juridiction des cinq alcaldes del crimen, en partant du premier de ceux-ci qui s’occuperait du cuartel le plus ancien et, dans cet ordre, jusqu’au cinquième, le sixième étant confié au corregidor et les deux derniers aux alcaldes de primer voto10. Les trente-deux mineurs devaient être à la charge d’alcaldes de barrio, eux-mêmes vecinos honorablement connus. Là où il n’y aurait pas de personne de qualité digne de confiance, on ferait appel à une telle personne habitant à proximité.
25La Ordenanza de la división de la nobilísima Ciudad de México en cuarteles […] et le Reglamento para los alcaldes de cuarteles menores, accompagnés d’un plan en couleurs (pl. II), furent présentés le 6 septembre 1782 par Ladrón de Guevara au vice-roi et approuvés par celui-ci le 12 du même mois. L’espace couvert par la description et le plan correspondait à toute la mancha urbaine et les peuplements limitrophes étaient mentionnés et clairement représentés. Rien de ce qui pouvait causer des problèmes à la cité ne devait échapper à l’ordre qu’il s’agissait d’instaurer.
26L’organisation des cuarteles mayores témoignait clairement de l’intention de déborder les limites de l’ancienne traza espagnole. Les quatre premiers – qui se rejoignaient à la calle de Plateros et à la grand-place et étaient numérotés dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre – franchissaient les limites de la traza : au sud, les cuarteles II et III allaient jusqu’au canal de San Antonio Abad et englobaient les pueblos limitrophes, tandis qu’au nord les cuarteles I et IV allaient jusqu’au canal de Santa Ana qui traversait d’ouest en est la parcialidad de Santiago Tlaltelolco. Le cuartel V était situé au sud-est et le VI au nord-ouest ; le VII occupait un secteur irrégulier à l’est, au nord-est et au nord, englobant une partie de ce qui avait été les anciens barrios de la parcialidad de San Juan et la partie centrale de la parcialidad de Santiago Tlatelolco ; finalement, le VIII se situait au sud-ouest, absorbant ce qui avait été le vieux San Juan Mayotla, le cœur du barrio de San Juan.
27Si le tracé des cuarteles mayores débordait la traza espagnole, les limites des cuarteles menores respectaient entièrement celle-ci. C’était inévitable, car les critères personnels reprenaient le dessus lorsqu’il s’agissait de définir les activités des alcaldes de cuartel menor ou de barrio, comme les appelait le règlement. Son article XVI contient une intéressante disposition les concernant :
Ils s’appliqueront à protéger et à aider, autant qu’ils le pourront, les agents collecteurs du Ramo de Tributos [administration qui collecte le tribut] dans l’exercice de leurs charges, en leur donnant les informations dont ils ont besoin, en assistant leurs commissaires, si nécessaire, pour appréhender les défaillants, en empêchant que la plebe [la plèbe] les insulte en paroles et en actes comme elle le fait souvent […] (Reglamento… in Baez Macías 1969 : 98).
28Ce texte tient compte du fait que la ville était traversée de conflits et que la population soumise au tribut y habitait des lieux séparés. Il est certain que la « plèbe » dont il est ici question est principalement formée des mestizos et castas qui, bien que sujets de la république des Espagnols, paient le tribut comme les Indiens. Concernant ces derniers, l’article XIX stipule :
Conformément à ce que disposent les lois et à que ce Gouvernement supérieur a ordonné de façon répétée, les alcades feront en sorte que les indiens qui habiteraient en el centro y casco de la ciudad [dans le centre de la ville] la quittent pour habiter les pueblos y barrios des parcialidades de San Juan et Santiago ; sans que pour autant on leur interdise de venir travailler à la ville, ou d’y vendre leurs fruits de cinq heures du matin jusqu’à l’office du soir, heure à laquelle ils doivent s’être retirés dans leurs maisons ; mais sont exemptés de cette règle les indiens qui seraient maîtres reconnus en quelque art et auraient une boutique ou atelier ouvert au public, qui pourront y f u_, ainsi que les apprentis dont ils auraient la charge jusqu’à l’âge de quinze ans (Reglamento… in Baez Macías 1969 : 98-99).
29Cette dernière disposition tempérait la rigueur des frontières de la traza qui, pour le reste, se renforçaient et dessinaient une ville faite de « ponts intérieurs », comme cela apparaîtra encore des années plus tard par le pavage et l’entretien des rues (Sánchez de Tagle 1997 : 141). L’article XIX poursuit :
Malgré que ne soient pas compris dans ces cuarteles les pueblos y barrios de indios des dites parcialidades, où il y a des Governadores, Alcaldes et Regidores, lorsqu’ils sont à l’extérieur des canaux ; y sont en revanche compris leurs barrios qui sont à l’intérieur [des canaux] et où habitent aussi des gens d’autres qualités ; parce que non seulement ceux-ci mais aussi les indiens doivent être placés sous le patronage et les soins des alcaldes de cuartel, sans que pour autant ceux-ci s’atrogent les offices et facultés qui appartiennent aux officiers de la république et à ses Gobernadores et sans qu’ils interfèrent dans le choix de ceux-ci ; mais ils empêcheront avec un soin particulier les préju-dices dont les indiens sont ordinairement l’objet en informant de ce qui relève de sa charge le ministro Juez asesor de son Juzgado de naturales [Tribunal des indigènes] (Reglamento… in Baez Macías 1969 : 99)
30Les autorités de l’ordre territorial désormais commun étaient donc les premières à devoir faire respecter la division de l’espace urbain selon la qualité des personnes. Il s’agissait de concilier le critère territorial et le critère statutaire, mais ceux-ci entrèrent rapidement en conflit et, en premier lieu, lorsqu’il fallut nommer les alcaldes de barrio. Ceux-ci devaient être, sinon des personnes illustres de la république des Espagnols, du moins des notabilités dotées d’honorabilité et de prestige dans leur voisinage immédiat. Or, en 1788, l’auteur du « Discurso sobre la policía de México » – identifié par l’historien Ignacio Gonzalez Polo comme étant Baltazar Ladrón de Guevara -affirmait que la réorganisation territoriale n’avait pas abouti au résultat recherché, dans une large mesure à cause de la basse qualité de ceux à qui fut confiée cette charge (« Discurso… » 1788, éd. 1984 : 77). L’auteur précise plus loin sa critique en notant que la réticence à occuper les fonctions d’alcalde de barrio augmenta quand, en vertu d’une décision de Vicente Herrera, le régent de la Real Audiencia, on apprit « que la couleur quebrado [mate], qui est la nature des mulatos, ne devait pas empêcher d’exercer les comisarías [charges d’alcalde de barrio], déclaration confirmée par la suite par le gouvernement suprême, après quoi il n’y eut plus une seule personne décente à se présenter pour obtenir ces charges » (ibid. : 78). Dans une société sourcilleuse sur des positions qui signifiaient des différences d’honneur, la publication de cette décision égalisatrice fut très mal reçue car elle revenait à dire que quiconque acceptait d’être alcalde – ou comisario, comme dit l’auteur – était de couleur mate ou suspect de l’être.
31Un autre obstacle à l’implantation d’un ordre territorial général était la propriété foncière des congrégations qui dépendaient de la juridiction ecclésiastique. L’auteur du « Discurso » relevait qu’au moins un tiers du centre de la ville était en mainmorte et que ces propriétés s’étendaient parfois à des îlots entiers (ibid. : 105). Les communautés religieuses, poursuivait-il, négligeaient la propreté des rues et, plus grave, les juges civils et commissaires de la municipalité, étant donné la considération dont elles jouissaient, ne pouvaient les obliger à s’en occuper. La collaboration du prêtre qui confessait et prêchait était pourtant indispensable pour convaincre les paroissiens, ecclésiastiques et laïcs, du devoir de tous et de chacun envers l’ordre public général et, plus que tout, était urgente la collaboration de la juridiction ecclésiastique pour obliger les hommes d’Église à remplir ces devoirs (ibid. : 101-108). Cette observation manifeste l’opposition qui est apparue entre la cité dévote qu’exaltèrent Ajofrín (1763-1766), Villaseñor (1746-1748 et 1755) et Juan de Viera (1777), et la cité ordonnée par un critère séculier.
32La question sera formulée de plus en plus dans le langage du rationalisme. Cela apparaît pleinement dans la Ordenanza para el estable-cimiento e instrucción de intendentes de ejército y provincia en el Reino de la Nueva España de décembre 1786 qui détermine qu’en matière de policía, c’est-à-dire d’ordre public, nul n’est exempté de la loi commune (Real ordenanza… 1786 : art. 57-74). C’était, dans l’ordre administratif, un pas qui annonçait celui que la révolution libérale allait accomplir dans l’ordre politique en se fondant sur le présupposé d’un peuple uni en une nation.
La ville républicaine
Stabilité des divisions administratives
33Tout au long du xixe siècle, il n’y eut pas de changements importants dans l’organisation administrative de l’espace de Mexico. Malgré la croissance de la population et de l’étendue de la ville dans la seconde moitié du siècle, les treize paroisses furent maintenues, tandis que s’y agrégaient les paroissiens des colonias qui se multiplièrent à partir des années 1860 (fig. 3). María Dolores Morales donne une idée de cette croissance en montrant la transformation radicale que connut la ville en seulement cinquante ans : « Sa surface, qui était de 8,5 km2 en 1858, fut multipliée par 4,7 et occupait 40,5 km2 en 1910. Sa population se multiplia par 2,3 et passa de 200 000 à 471 000 habitants, la densité de population diminuant considérablement » (Morales 1978 : 190-191).
34Pour ce qui est de l’ordre civil, la ville resta organisée en huit cuarteles mayores et trente-deux menores créés en 1782. Il n’y eut pratiquement pas de changement jusqu’en 1871, date à laquelle un trente-troisième cuartel menor fut ajouté au huitième cuartel mayor. En 1882 furent établies huit demarcaciones de inspección de policía dont les limites étaient plus larges que celles des cuarteles mayores (Colección de leyes… 1884, 2 : 357-361). C’était une transition entre la vieille division et la nouvelle qui entra en vigueur en 1886 et établit huit vastes cuarteles ordonnés de façon que les numéros pairs et impairs fussent situés respectivement à l’ouest et à l’est d’une grande ligne de division constituée par la vieille calle de San Juan de Letrán et ses prolongements vers le nord et le sud. La subdivision en cuarteles menores disparut alors, tandis qu’était remise en vigueur la numérotation des manzanas (autre nom des cuadras) qui avait fonctionné en 185411.
35Le caractère tardif de ces changements dans l’ordre civil et l’immobilité de l’ordre ecclésiastique doivent être rapportés à l’histoire politique agitée du xixe siècle. Au cours de celui-ci, la ville de Mexico ne cesse jamais d’être la capitale. D’abord cabeza del reino (capitale du royaume) jusqu’à la fin de la domination espagnole (1821), elle est ensuite ciudad federal (1824-1835), puis, sous le nom de Distrito de México, capitale sous la République centrale (1835-1846) et la dictature de Santa Anna (1853-1855), pour devenir enfin Distrito federal (1857). Si ces changements politiques ne concernaient pas de façon directe la division interne de la ville, ils affectèrent cependant les acteurs sociaux et ainsi l’ordre administratif de la ville elle-même. Celle-ci passait, pour ainsi dire, de l’inégalité inclusive de l’ordre corporatif du vice-royaume à l’égalité excluante de l’ordre constitutionnel monarchique et républicain.
L’égalité rend visibles les différences
36À l’époque coloniale, les difficultés qui pouvaient survenir entre la municipalité de la ville de Mexico et les parcialidades de San Juan Tenochtitlan et Santiago Tlatelolco étaient réglées grâce à une stricte répartition des compétences sous l’autorité du vice-roi. Les affaires qui concernaient les Indiens étaient traitées directement par l’instance vice-royale, ce qui évitait des rapports compliqués avec les autorités de la république des Espagnols.
37Quand cet ordre fut aboli en 1812 au nom de la Constitution de la monarchie espagnole, il fallut faire face à l’inégalité entre acteurs sociaux vis-à-vis des autorités communes de la nation espagnole. Les confrontations furent multiples à partir du moment où, en 1808, le nouveau système constitutionnel commença à prendre forme avec la crise de la monarchie à la veille de l’invasion napoléonienne. Il suffira toutefois pour notre propos de partir de 1820, quand l’ordre constitutionnel de 1812 fut restauré et que l’on exigea des peuples qu’ils se conforment à la Constitution et aux dispositions arrêtées par les Cortes espagnols.
38En juillet 1820, la municipalité de la ville de Mexico ordonna au gouverneur de la parcialidad de Santiago Tlatelolco de s’abstenir de recouvrer les droits d’étal sur le marché du barrio, puisque celui-ci relevait de la municipalité dont dépendaient désormais tous les habitants de la ville. Le gouverneur fit valoir au vice-roi – encore à la tête de la Nouvelle-Espagne jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel ordre – que, si le nouveau système devait supprimer la parcialidad, il y avait toujours des naturels et que ceux-ci conservaient leurs biens pour faire face à leurs besoins : la seule différence était qu’ils passaient de l’autorité directe du vice-roi à celle de la junta provincial (en fait la diputación) qui allait bientôt s’installer (Lira 1995 : 21-53).
39Cet argument témoigne de la résistance de la communauté indigène à s’intégrer au nouveau système politique fondé sur le principe de l’égalité, résistance qui devait se poursuivre pendant les décennies suivantes, dans le Mexique indépendant. Ses régimes successifs essayèrent d’abolir un ordre antérieur fondé sur l’inégalité, mais qui était aussi un ordre inclusif favorisant la formation de systèmes administratifs corporatifs qui entrèrent en conflit avec l’organisation égalitaire de l’Empire mexicain et de la République fédérale.
40Il est intéressant de relever que, malgré l’interdiction en 1822 de désigner les citoyens mexicains selon leur origine, les membres de la municipalité de Mexico avaient toujours à faire avec « el indio » dans les barrios où « ceux qu’on appelait jadis principales » continuaient leurs exactions à l’encontre de leurs vecinos et détenaient une sorte de juridiction pourtant totalement inconcevable en république fédérale (Lira 1974 : 77).
41En 1825, l’ordre local fut mis à l’épreuve par le nouvel ordre fédéral. La ville de Mexico avait été érigée en capitale de la République et centre d’une ciudad federal définie par le décret du 18 novembre 1824 comme un cercle de deux lieues de rayon à partir de la place centrale. Pour répondre aux demandes des pueblos et barrios des parcialidades de indios « éteintes », un décret du 26 novembre de la même année disposa que les biens de ces corporations devaient être remis en toute propriété aux pueblos qui les composaient. Cette mesure déclencha des conflits et des tendances à l’exclusion qui étaient jusque-là contenus par le système administratif des deux républiques de la Nouvelle-Espagne. Devant la gravité des affrontements et des violences, le système d’administration des biens des parcialidades fut restauré en 1835, année de l’instauration de la République centrale. Cela, bien entendu, ne remettait pas en cause l’ordre égalitaire, mais prenait en compte une diversité qui, qu’on le veuille ou non, révélait une autre division de la ville à l’œuvre sous l’ordre régulier des parroquias et cuarteles.
42L’administration séparée des biens indigènes révèle les tendances divergentes qui jouaient sous l’ordre égalitaire des gouvernements constitutionnels du Mexique indépendant. En 1792, l’administration des parcialidades comprenait dix pueblos et barrios qui disposaient d’une caja de communidad (caisse de communauté), dont deux seulement, San Juan et Santiago, pouvaient être considérés comme étant à l’intérieur de la ville. Il était toutefois évident que ces deux caisses réunissaient les ressources de petits peuplements qui en dépendaient – barrios proches, barrios et pueblos plus ou moins éloignés. Entre 1800 et 1820, le nombre des communidades passa à treize, avec l’adjonction de trois pueblos qui étaient éloignés de la ville mais dépendaient politiquement et administrativement de la parcialidad de San Juan en tant que cabeza (chef-lieu) du gouvernement indigène. Entre 1835 et 1849, période où fonctionna le système établi par la République centrale, le nombre de pueblos et barrios dotés d’une caisse passa à vingt-sept, parmi lesquels l’administrateur distinguait, en se basant sur un critère territorial, quinze barrios ou parties de la ciudad et douze pueblos extérieurs (Lira 1995 : 100-105 et 313-315).
43Ces faits témoignent, à leur manière, d’une ville où s’imposait la présence de l’ancienne république des Indiens. Celle-ci était dépouillée de son existence propre et en voie de dispersion, chaque communauté ayant tendance à s’isoler et à se disputer avec les autres pour protéger son bien. Mais sa présence n’en était pas moins opérante et les autorités de la ville de Mexico devaient faire face à l’incertitude qui résultait des revendications de l’administrateur des biens des parcialidades sur des terrains parfois éloignés de la ville mais aussi situés à l’intérieur de celle-ci, comme le déplorait Lucas Alamán en 1849 lorsqu’il présida la municipalité (ibid. : 157). De cette présence témoigne aussi le fait que la zone bâtie du Mexico colonial ne changea pas avant les années 1860, à l’exception d’une extension mineure au sud-ouest, vers l’ancien barrio de Atlampa où apparut vers 1848 la « colonia francesa » ou « Barrio de Nuevo México ». Rien de comparable, en tout cas, à ce qui se produisit entre 1858 et 1910, avec l’explosion des fraccionamientos (lotissements), vastes extensions situées hors de la ville qui n’avaient plus tien à voir avec la division ou l’organisation de la ville ancienne, sinon par les problèmes qu’ils posaient aux autorités municipales.
44Dans cette nouvelle période de l’histoire moderne de Mexico, l’extension de la zone urbanisée résultait d’un mouvement commercial qui avait tiré profit de la suppression des corporations par la réforme de 1856-1859 et du désamortissement de leurs biens. La désertion des églises et des couvents affecta la ville ancienne, mais la nouvelle impulsion commerciale se manifesta surtout vers l’extérieur. La légalisation de l’espace sera réalisée à partit des années 1860 par les autorités du District fédéral qui dépendent du président de la République et ne tiendront compte que de façon marginale de la municipalité. Apparurent en conséquence dans la ville ancienne de nouveaux problèmes qui reflétaient une fois encore les disparités de fortune et de caractère de ses habitants (Lira 1999). Quant à la nouvelle ville, celle des colonias qui faisaient contraste à tous points de vue avec les pueblos et barrios, elle sera l’affaire du xxe siècle.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 On rendra partout ciudad par « ville », le mot espagnol étant toutefois conservé dans les citations. On utilisera le français « cité » pour rendre urbe utilisé par l’auteur afin de marquer la grandeur de Mexico (in la urbe de Nueva España) ou la différence de Tenochtitlan (la urbe mexica) avec les villes d’Occident, parfois aussi lorsque l’auteur regarde la ville comme une réalité politique. (NdT.)
2 Étaient classés comme mestizos les sang-mêlé d’Espagnol et d’Indien et comme castas les divers groupes d’origine africaine.
3 On rendra partout poblado (population agglomérée, agglomération) par « peuplement ». (NdT.)
4 On a pris le parti de ne pas traduire les termes désignant des offices, à l’exception de gober-nador (« gouverneur ») et virrey (« vice-roi ») lorsqu’ils apparaissenr hors d’une citation. (NdT.)
5 Reglamento para Alcaldes de Cuarteles Menores, joint à la Ordenanza de División de la Nobilísima ciudad de México, creación de los Alcaldes de ellos y Reglas de su govierno (publiée in Baez Macías 1969)
6 Le cabildo (corps de ville) est la réunion formelle des membres de l’Ayuntamiento. On conservera cabildo en espagnol et l’on rendra partout ayuntamiento par « municipalité ». (NdT.)
7 La mancha urbana ou mancha est la zone (densément) bâtie d’une ville qui apparaît sur les cartes comme une « tache ». (NdT.)
8 Ce dessin est reproduit et comparé aux plans de Mexico à la même époque in Caso 1956 (étude qui fut la base de nombreuses autres portant sur la ville ancienne, coloniale et moderne. Voir Lomabardo de Ruiz 1978).
9 Marroqui (1824-1908) remplit diverses charges dans l’administration municipale et se donna pour tâche de reconstituer l’histoire des rues, des places et des lieux de la ville de Mexico à un moment de transformation intense de celle-ci. Ses travaux furent utilisés avant leur publication comme des informations utiles sur les propriétés qui restaient à désamortir. Ils constituent aussi un témoignage précieux sur la façon dont les hommes de la fin du xixe siècle voyaient la tansformation des barrios indigènes et une restitution de la vie de ceux-ci, sans équivalent dans des documents plus anciens.
10 Les alcaldes del crimen rendent la justice pénale dans la Real Sala del Crimen de la Real Audiencia et partagent avec les oidores de cette dernière la place la plus élevée de la hiérarchie judiciaire (voir Soberanes Fernández 1980 : 49).
11 Archive. Histórico de la Ciudad de Mexico, vol. 650 (« Demarcación de cuarteles »), expediente 29 (« Policía ») : C. Joaquín Alcibar est chargé de définir une nouvelle division en Cuarteles et Manzanas, le 3 octobre 1884 (je remercie Ernesto Aréchiga, qui m’a fourni une copie de ce document). Voir Kuri 1996 : 91 et Lafragua & Orozco y Berra 1854, éd. 1987 : 69-103, en particulier 95-103.
Auteur
Andrès Lira, historien, Colegio de Mexico, Mexico
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