La noblesse : capital social et capital symbolique
p. 385-397
Texte intégral
1Ne pouvant évoquer, dans une sorte de compte rendu ex post, tout ce qui a été dit, j’ai pris le parti d’essayer non pas de fonder ou de systématiser ce qui a été dit (ce qui serait à la fois arrogant et fatalement superficiel et approximatif), mais plutôt de souligner un certain nombre de questions qui m’ont paru importantes.
2Premier point, les questions de définition, qui ont été abordées plusieurs fois et, à ma grande satisfaction, écartées. C’est un rituel scientifique un peu positiviste de poser la question des définitions sous prétexte qu’on s’entendrait mieux une fois qu’on aurait défini. En fait, toute notre discussion a pour objet une réalité dont la définition est en question dans la réalité ; si l’on peut dire que la noblesse existe, c’est, entre autres choses, parce qu’il y a discussion à propos de l’existence et des limites de la noblesse (comme le montrent, par exemple, tous les travaux sur les recensements de la noblesse). Or definire en latin, c’est établir des limites. Donc la question des limites est présente dans l’objet même que nous étudions, et je crois qu’il est très important de savoir que nous avons non à définir la noblesse, par une délimitation a priori, mais à analyser des luttes à propos de la définition de la noblesse. Prendre ce débat pour objet est le seul moyen d’éviter de prendre parti dans ce débat. Certaines des discussions m’ont un peu inquiété : il me semble que les observateurs passaient, si je puis dire, dans l’objet, et au lieu d’analyser les luttes à propos de la noblesse, prenaient parti dans ces luttes (« Ça c’est de la noblesse authentique ») ou bien ils plaisantaient sur les usurpations de noblesse. En toute rigueur, les usurpations de noblesse sont un élément capital pour comprendre le fonctionnement des mécanismes de reproduction de la noblesse. C’est parce qu’il y a des gens qui veulent à toute force entrer dans la noblesse, que le mécanisme de la noblesse marche : nous devons donc prendre ce phénomène comme objet, en évitant les jugements de valeur.
3Je pense que beaucoup de définitions de la noblesse consistent à ratifier les jugements de valeur de telle ou telle catégorie de ceux qui luttent à propos de la noblesse (on pourrait dire la même chose des définitions des écrivains ou des intellectuels). L’histoire politique offre de magnifiques définitions drôles de la noblesse, qui nous paraissent spontanément intéressantes parce que ce sont des définitions polémiques et que, à ce titre, elles sont proches de notre vision de professionnels de l’objectivation. Mais on peut rapporter aussi des définitions de croyants dans la noblesse qui ne sont ni plus vraies, ni plus fausses et qui contribuent au fonctionnement des mécanismes où s’engendre la noblesse.
LE CAPITAL SOCIAL
4J’en viens au second point. On peut caractériser la noblesse, de manière provisoire et grossière, par la possession de capital économique, mais d’un type particulier, châteaux, terres, etc., de capital social et de capital symbolique. Le capital social est fait de relations, de connections, qu’il faut entretenir, reproduire par un travail spécifique. Je dis bien travail, même si ce travail peut paraître peu contraignant et même très amusant : les membres de la cour de Suède étaient on duty, en service, au travail, même quand ils étaient occupés à danser ou à converser. De même, quand une duchesse va inaugurer un atelier de charité, elle travaille, même si apparemment elle ne fait rien, du point de vue de la définition bourgeoise du travail comme activité productive.
5Ainsi la noblesse se caractérise par la possession d’un capital social qui peut être défini, de manière un peu plus rigoureuse, par l’ensemble des ressources susceptibles d’être mobilisées grâce à l’appartenance à un réseau de relations entre des agents dotés de capital (économique, culturel, symbolique). Ce capital doit être entretenu par un travail spécifique, qui n’est pas le même que celui qu’il faut déployer pour entretenir un capital culturel : par exemple dans certains collèges d’Oxford ou de Cambridge, on accumulait du capital social plutôt que du capital culturel, ce qui fait qu’on peut dire aussi bien, qu’on n’y faisait rien, qu’on n’y apprenait rien, comme l’a dit James Anthony Mangan, et qu’on y travaillait tout le temps, en jouant au cricket ou au rugby, en buvant ensemble, en cassant des carreaux ensemble, etc., travail non négligeable, à travers lequel se créent des liaisons durables. Il faut être en garde contre les définitions sociocentriques, liées à l’occupation d’une position dans l’espace social : en tant que scholars, nous sommes du côté du capital culturel et ceux qui travaillent à accumuler du capital social nous apparaissent comme des dilettantes ou des oisifs. On est en droit de dénoncer le fait qu’ils font croire qu’ils accumulent un capital culturel, de dire que les élèves de Cambridge ne font pas et ne savent pas grand chose du point de vue des critères scolastiques. Mais c’est un scholastic bias, comme disait John Austin, un point de vue d’homme de la scholè, de l’école, qui ne comprend pas le point de vue de celui qui fait ce travail particulier qu’il faut faire pour accumuler du capital social, et dans lequel peuvent entrer les échanges de visites, les échanges de lettres, les échanges de cadeaux, les mariages, etc.
LA NOBLESSE COMME CORPS
6Mais je vais mettre l’accent sur une autre forme de capital, et là, je vous demande l’indulgence : l’analyse est compliquée, mais parce que la réalité est compliquée. Les esprits positivistes vont penser que je fais de la philosophie, ce qui, dans la bouche des historiens, n’est sûrement pas un compliment. Je vais dire des choses qui vont paraître spéculatives alors que, selon moi, elles sont aussi positives que l’analyse statistique la plus minutieuse, la plus rigoureuse. Je pourrais m’autoriser de l’analyse de Proust qui vous a été présentée (Proust est un des grands sociologues de la noblesse) pour attester que ce que je vais vous dire sur ce que j’appelle le capital symbolique, n’est pas gratuit, mais définit des pistes de recherches, amène à observer des choses qui passent inaperçues et permet de penser systématiquement des traits que l’on enregistre de manière discontinue. C’est une théorie au sens où je l’entends, pas une théorie théorique, mais une théorie tournée vers l’expérience, une théorie qui a pour fonction de guider le regard du chercheur (theorein signifie voir) et de lui permettre de systématiser ses observations.
7Pour penser la noblesse comme groupe, il faudrait se référer aux analyses de Kantorovicz à propos de la corporatio. La noblesse est un corps, corporate body. Les membres de ce corps, en tant que détenteurs de capital social, dont la perpétuation suppose la solidarité, l’échange, etc., et de capital symbolique, qui, lui aussi, suppose l’unité, l’intégration, ont intérêt à maintenir la cohésion du corps. Ce corps comme corporatio est incorporé, inscrit dans des corps, et pour maintenir le corps comme corporatio – une très belle analyse sur le maintien, que j’ai beaucoup aimée –, il faut apprendre aux corps le maintien.
8Dans cette logique, d’ailleurs, on peut comprendre un trait très important, qui est évoqué dans des papiers très éloignés, celui de James Anthony Mangan sur le sacrifice patriotique à l’Empire, enseigné dans les écoles d’élite, et celui d’Anna-Maria Åström sur le sacrifice au manoir et à la maison. Cette idée de sacrifice est inhérente à l’idée de collectif transcendant à l’individu, à l’idée de maison comme sujet collectif, le sacrifice par excellence, c’est un autre thème de Kantorovicz, consistant à mourir pour la patrie, pro patria mori. Cet esprit de corps, cette noblesse incorporée, ce n’est pas la discipline qui, comme le rappelle Max Weber, est ce qu’il faut imposer quand précisément on n’a pas des corps prédisposés à obéir, l’incorporation, l’inscription dans les corps, embodiment, des « valeurs » du corps, comme corporate body, étant ce qui permet de faire l’économie de la discipline et d’obtenir parfois ce qu’aucune discipline (ou presque...) ne peut obtenir, comme ce que l’on appelle le sacrifice suprême.
LE CAPITAL SYMBOLIQUE
9J’en viens au capital symbolique proprement dit. Le travail m’est facilité par la phrase de Proust rapportée par Catherine Bidou-Zachariasen « C’est un tort des gens du monde de ne pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en eux, il faudrait d’abord qu’ils crussent en eux-mêmes ou au moins qu’ils respectassent les éléments de notre croyance. Un charme ne se transvase pas. » Le capital symbolique, c’est le charme, le charisme. Weber dit (cela n’a jamais été remarqué) : « Ce que j’appelle charisme, c’est ce que Durkheim appelle mana. » Le charisme, c’est ce je ne sais quoi, cet ineffable qui surgit (il faut relire L’Esquisse d’une théorie générale de la magie de Marcel Mauss), dans le rapport entre certaines personnes, leurs actions, leur corps, leur vêtement, leur langage (qui peut, comme chez Mme de Guermantes, être un langage qu’un bourgeois cultivé trouverait vulgaire) et d’autres personnes qui ont un regard, des catégories de perception et de pensée tels qu’ils sont en mesure de voir dans ces comportements ou ces propriétés, des choses que d’autres personnes ne verraient pas (par exemple, tout ce qui nous a été dit par Angela Rundquist sur la société de cour suédoise). Pour qu’il y ait noblesse, il faut qu’il y ait des gens capables d’engendrer des manières si subtilement distinguées des manières vulgaires, que seuls les gens distingués peuvent les apercevoir. La vulgarité, pouvant consister à ne pas savoir produire des manières distinctives ou à ne pas être capable, comme Mme Verdurin, de les distinguer, ou les deux.
10Autrement dit, le capital symbolique est un capital à base cognitive, qui repose sur la connaissance (connaissance qui n’est pas une connaissance intellectuelle, mais une maîtrise pratique, un sens pratique). N’importe quelle propriété, des coquillages aux îles Trobriand, des rangs de perles à la cour de Suède, la couleur de la peau (dans certains cas, il faut qu’elle soit blanche, dans d’autres cas, il faut qu’elle soit brune), n’importe quelle différence peut devenir capital symbolique, distinction, si la différence makes sense, « prend sens » pour des gens qui ont des catégories de perception pour la saisir (il y a des différences extraordinaires qui sont sans effet, parce qu’il n’y a pas de récepteurs préparés à les percevoir et des différences après tout très superficielles, comme la pigmentation de la peau, qui ont d’immenses conséquences sociales).
11S’il faut parler de capital symbolique, ce n’est pas pour le plaisir de forger un concept ; capital symbolique, c’est mieux que prestige qui détruit, par la banalisation, ce qu’il désigne ; mieux même que charisme (je me permets de le dire, bien que ce soit très arrogant et que personne n’admire plus Weber que moi) parce qu’il y a l’idée que, sous certaines conditions, le capital symbolique peut être une source majeure de profits. Il y a des sociétés entières, celles que décrit Malinowski, la société kabyle que j’ai étudiée, où la seule forme possible d’accumulation, c’est l’accumulation de capital symbolique, c’est-à-dire de « gloire », d’honneur, de réputation, visibility, comme on dit dans les universités anglo-saxonnes, de celebrity, comme on dit d’une star, ou de Diana et du prince Charles. Et ce capital symbolique a des propriétés très particulières, il est très labile, fragile, vulnérable... Les Kabyles disent : « L’honneur, c’est comme une graine de navet » (les graines de navet sont minuscules et rondes). Lorsqu’on a lu le théâtre du siècle d’or espagnol, on sait que l’honneur est quelque chose qui se perd pour un rien, pour un soupçon, et pour lequel on est prêt à mourir et à tuer, quelque chose de très important, et en même temps évanescent, irréel. C’est sans doute une des raisons, avec l’éloignement culturel, qui font que les chercheurs ont peine à prendre ces choses au sérieux et à les inscrire dans une théorie sérieuse.
12Bref, le capital symbolique, c’est de l’honneur, du rang, de la différence qui existe pour quelqu’un qui est capable de faire des différences, de voir du premier coup d’œil la différence entre trois rangs et quatre rangs de perles, entre de la fourrure authentique ou en toc, etc. Par une fausse étymologie, on peut dire que être noble, c’est être connu, nobilis, et être reconnu comme noble, comme existant et agissant noblement. Bref, comme chez Berkeley, esse est percipi. La fragilité du capital symbolique tient au fait qu’il est un capital aliéné par définition, un capital qui vient nécessairement des autres, du regard et de la parole des autres.
13C’est un capital relationnel, comme quelqu’un l’a dit très justement, ce matin : le noble existe comme noble, d’une part par rapport aux autres nobles et d’autre part, par rapport aux non-nobles. Et il y a une lutte parmi les nobles pour savoir qui est vraiment noble ; il y a aussi une discussion entre les nobles et les non-nobles pour savoir si le noble est digne de l’idée du noble qu’il veut donner. Mais en tout cas, le capital symbolique étant un capital qui existe par la connaissance et la reconnaissance, il est dépendant de la croyance de l’autre, noble et roturier. Paradoxalement, le noble dépend du roturier. Sans roturier, il n’y a pas de noble, ou, plus exactement, sans un roturier socialisé de manière à reconnaître le noble, à le discerner, et à lui reconnaître le statut de noble (il y a de très beaux travaux des historiens, dans un de ces livres magnifiques que produit Jean-Philippe Genet sur la genèse de l’État, au sujet de l’apparition des livrées ou des costumes que revêtaient les collecteurs d’impôts : pour que l’État puisse collecter l’impôt, il fallait qu’on soit en mesure de reconnaître, au double sens, les gens qui étaient légitimement fondés à collecter l’impôt, sinon c’était un racket).
UNE FORME DE CROYANCE
14On est dans l’ordre de la croyance (c’est ce que rappelait la citation de Proust), mais en prenant le mot de croyance au sens rigoureux, c’est-à-dire anthropologique, tel qu’il est développé par Marcel Mauss dans L’Esquisse d’une théorie générale de la magie. Nous recevons tous de nos apprentissages (qui ne se réduisent pas à l’éducation expresse et explicite), des catégories de perception (j’emprunte le vocabulaire kantien, qui est repris par Durkheim), des schèmes classificatoires, des structures qui nous permettent d’organiser le monde perçu. Ces structures, Durkheim, et Mauss après lui, disent qu’elles sont socialement produites ; ce ne sont pas des structures universelles, qui seraient co-extensives à l’esprit humain dans son universalité ; elles sont l’intériorisation, l’incorporation, embodiment, de structures sociales. Avec la noblesse, on en a une illustration parfaite : croire dans la noblesse, c’est avoir des structures mentales qui sont ajustées aux structures de la noblesse ; c’est avoir dans l’œil, qui est toujours une construction sociale, les catégories de perception qui permettent de reconnaître un « vrai » noble au premier coup d’œil.
15La forme la plus extrême de la croyance, c’est ce que les phénoménologues appellent l’expérience doxique, c’est-à-dire une croyance très différente de celle que nous désignons d’ordinaire par ce mot, beaucoup plus profonde qu’une croyance (religieuse par exemple) supposant la possibilité de ne pas croire : c’est le fait d’admettre quelque chose (l’existence du monde extérieur par exemple) comme allant de soi, sans même se poser la question, et cela parce que les structures que nous employons pour percevoir la réalité perçue, sont les structures mêmes selon lesquelles elle est construite. Quand j’ai dans l’oreille un accent d’Oxford, et surtout qu’un accent d’Oxford c’est chic, j’accorde attention, considération, voire respect, à celui ou celle qui parle avec cet accent et il se peut même que je corrige mon accent, sans même avoir perçu qu’il s’agit d’un accent d’Oxford. C’est mon corps qui répond, que je le veuille ou non, que je le sache ou non ; il répond par la timidité, et toutes sortes de réactions corporelles (au nombre desquelles il peut y avoir le désir) qui échappent complètement à la conscience.
16Pour résumer, lorsque nous parlons de noblesse, nous parlons d’une relation de domination d’un type tout à fait particulier, qui s’accomplit à travers un processus de connaissance, mais un processus de connaissance lui-même très particulier, quasi corporel. La noblesse est une forme de pouvoir symbolique qui suppose que celui qui exerce ce pouvoir y croit, que son corps y croit, qu’il a le maintien d’un noble (ce qui signifie qu’il n’a pas à se dire comme un bourgeois parvenu : « Ah, il faut que je me tienne bien, » ou « il faut que je corrige mon accent, » ou « il faut que je sois chic ce soir au théâtre, » il peut y aller avec une petite robe de rien du tout, comme Mme de Guermantes, alors que Mme Verdurin se tire à quatre épingles...).
17C’est exactement ce que signifie l’expression « Noblesse oblige » : ma noblesse m’oblige à croire dans ma noblesse et à agir en conséquence ; j’ai un habitus de noble, je ne peux pas ne pas agir noblement. C’est plus fort que moi. Je dois y croire, mais avec mon corps, pour faire croire. C’est ce que dit la citation de Proust. Si je n’y crois pas avec mon corps, le corps de celui à qui je m’adresse n’y croit pas. (Entre parenthèses, on voit la difficulté où se trouve l’historien, même – et surtout – s’il ne le sait pas : la doxa, c’est ce qui est absent, par définition, des documents ; ce qui, étant taken for granted, passe inaperçu, donc n’est pas enregistré. Celui que Hegel appelle « l’historien original », qui vit dans les évidences de la période dans laquelle il écrit, ne dit jamais l’essentiel. Quant à l’historien postérieur, s’il n’est pas conscient de cette absence, il la reproduit et la ratifie sans le savoir.)
18Deux conséquences majeures, que je ne ferai que mentionner, de l’enracinement de la noblesse dans la croyance : premièrement, les stratégies de reproduction de la noblesse devront faire une place importante aux stratégies, notamment éducatives, visant à reproduire la croyance, tant dans la noblesse qu’au dehors (à travers par exemple l’acquisition du maintien indispensable à la sauvegarde de l’honneur et de l’apparence du groupe) ; la crise de la noblesse résulte toujours, pour une part déterminante, d’une crise de la croyance, dans le groupe et au dehors, c’est-à-dire d’une transformation des catégories de perception.
19Autre conséquence du fait que la noblesse, en tant que capital symbolique, est enracinée dans la croyance, donc inséparable d’un acte de connaissance et de reconnaissance, le fait qu’elle est toujours liée d’une part à des actes de paraître, de parade, de représentation, de cérémonie, destinés à être connus et reconnus, donc conformes à la représentation communément acceptée de ce qu’est et doit être la noblesse (noblesse oblige) et d’autre part à des actes de perception et d’appréciation des caractères, des propriétés, des traits distinctifs qui distinguent les nobles de tous les autres (par opposition aux traits qui permettraient de les confondre avec les autres) et qui leur confèrent un rang (un ordre) qu’ils sont les seuls à pouvoir occuper : c’est-à-dire l’honneur, le prestige, le nom, les titres, autant de propriétés purement symboliques où n’entrent pas des propriétés physiques, ou techniques, susceptibles d’être mesurées, pesées, cataloguées, comme des biens physiques. Nombre de ces propriétés n’existent qu’en vertu d’un principe très particulier de construction et de connaissance, qui est commun à tous les nobles.
UNE CONNAISSANCE GÉNÉALOGIQUE
20Les familles nobles sont unies par des relations d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance : elles se connaissent entre elles ou, du moins, sont censées se connaître (et se reconnaître comme nobles). Cette connaissance est fondamentalement généalogique, c’est-à-dire historiquement construite sous le rapport de l’hérédité, de l’origine biologique (en ce sens, la croyance dans la noblesse participe de la logique du racisme et l’on comprend que, pour les membres d’un groupe stigmatisé, communément pensé comme par nature inférieur, l’intégration à la noblesse représente la manière la plus radicale d’échapper au stigmate).
21Le capital nobiliaire est un capital symbolique d’un type particulier : il repose sur la mémoire (collective) des généalogies (par opposition au capital bureaucratique qui repose sur la connaissance des fonctions présentes), donc sur l’ancienneté du titre de noblesse, et sur la croyance dans la fiction de la continuité (fondée biologiquement, le sang, et socialement, noblesse oblige) des titres et des qualités qu’ils sont censés désigner (ce qui explique l’importance stratégique des enjeux liés à la bâtardise et à l’usurpation des titres). Ce lien avec la mémoire, et avec une histoire d’un type tout à fait particulier, est sans doute ce qui distingue le plus nettement l’habitus aristocratique de l’habitus « bourgeois » bureaucratique, qui a partie liée avec la profession présente (les actes ou les œuvres) et future (la carrière, la « profession d’avenir »).
22Autre conséquence, méthodologique celle-là : la noblesse reposant sur un phénomène de croyance, le chercheur doit traiter cette croyance comme telle, et travailler à en rendre raison, à la comprendre, ce qui ne veut pas dire à la partager. Par exemple, la dénonciation, par des nobles ou des roturiers, de l’usurpation de la noblesse fait partie des conditions de la production de la croyance dans la noblesse : elle suppose et produit la croyance dans l’existence d’une noblesse « vraie », « authentique », croyance dont le savant doit prendre acte, et rendre compte, sans la partager et la reprendre à son compte. Le chercheur est, si je puis dire, un agnostique (en cette matière comme en d’autres...) qui prend pour objet la croyance et ses conditions sociales de production. Il n’a pas, comme cela se fait souvent, même ici, à participer à la lutte à propos de la noblesse, qui est nécessairement une lutte à propos de l’« authenticité » de la noblesse, au point de prendre parti sur l’« authenticité » ou l’« inauthenticité » de tel ou tel noble, de telle ou telle noblesse (il en va de même s’il s’agit d’éthique, ou de philosophie ou de n’importe quoi). Les débats sur la vérité ou la fausseté de la noblesse (ou de la philosophie ou de la sainteté, etc.) font partie des conditions de la production de la noblesse : il faut les inscrire dans l’objet de la recherche tout en se gardant de les introduire dans la recherche, d’entrer, en tant que chercheur, dans ces débats, fût-ce pour les arbitrer, pour donner tort ou raison et distribuer les blâmes et les éloges (comme font très souvent les historiens qui aiment à se conduire en juges, et qui instruisent un procès au lieu de construire un objet : je pense aux débats sur la Révolution française ou, plus près de nous, sur l’occupation).
23Il faut prendre acte du fait que la noblesse existe, comme un fait de valeur, aussi longtemps que les agents concernés croient qu’elle existe réellement. Et elle existe réellement aussi longtemps qu’ils ont en commun un habitus, un transcendantal historique, des catégories de perception et d’appréciation qui, étant communes à tout un groupe, confèrent une véritable transcendance à l’objet que ces catégories construisent, au catégorème ainsi produit, famille, ordre, Stand, noblesse.
24Le capital symbolique, c’est une propriété arbitraire (être blanc, ou noir, être grand, ou petit, être gros, ou maigre, etc.) qui devient naturelle parce qu’elle est perçue selon des catégories qui sont le produit de l’incorporation de la distribution de ces propriétés. C’est le plus historique, le plus arbitraire, le plus contingent, qui devient le plus naturel, le plus évident, le plus indiscutable, pour lequel on est prêt à mourir. La noblesse, c’est la naturalisation de l’arbitraire social. Les trois ordres, tels que les analyse Georges Duby, ce sont des catégories objectives, la noblesse, bellatores, le clergé, oratores, et le peuple, laboratores, et objectivement distinctes (les oratores n’agissent pas comme les laboratores, ni comme les bellatores, les uns ont une robe, les autres une armure et une épée) dont les membres ont dans la tête la division en trois catégories, le principe de discernement, de diacrisis, de division qui permet de reconnaître ces différences. Perçu à travers ces catégories, l’ordre social devient naturel, ce qui est toujours l’idéal des dominants. Les dominés sont complices de la domination qu’ils subissent, lorsqu’ils ont pour percevoir l’ordre social les structures mêmes de cet ordre. Le pouvoir symbolique, c’est ce pouvoir de transformer des différences arbitraires, historiques, reposant sur la violence, sur la domination, en différences naturelles, évidentes, taken for granted.
25Cette naturalisation est favorisée par certaines propriétés des nobles, comme le lien entre les nobles et la terre, qui est perçue comme la chose naturelle par excellence (dans toutes les sociétés agraires, les cosmologies s’appuient sur le cycle de la nature). La terre est un bien d’un type tout à fait particulier, qui circule selon des règles tout à fait spéciales. Vendre une terre, pour une maison, c’est vendre une partie d’elle-même ; le landlord participe de manière tout à fait charnelle de la land (ce n’est pas par hasard si toutes les idéologies conservatrices retrouvent le discours de la noblesse et le racisme des racines, puisque c’est la forme idéale de la sociodicée).
LES DIFFÉRENTS ÉTATS DE LA NOBLESSE
26Historiquement, le capital symbolique peut exister sous différentes formes. Il peut exister à l’état informel, comme un habitus noble entendu comme principe générateur de pratiques nobles, de manières d’être nobles (une manière de marcher, de parler, un accent, etc.) et comme principe de vision et de division noble. Mais il peut exister aussi sous une forme institutionnalisée et codifiée (ici, le plus souvent, il a été question d’un capital symbolique déjà légalisé, élaboré juridiquement). En général, la codification du capital symbolique va de pair avec la naissance de l’État. Dès lors, il me semble que, quand on discute des rapports entre la royauté et la noblesse, il faut évidemment distinguer des phases historiques (j’ai souvent remarqué que, bizarrement, les historiens sont enclins à l’anachronisme...). Dans la phase qu’on peut appeler, grosso modo, féodale, ce sont les nobles qui font la noblesse : est noble, celui dont les autres nobles disent qu’il est noble (il en va de même des écrivains, des artistes ou des intellectuels : est écrivain celui dont les autres écrivains disent qu’il est écrivain). En ce cas, le capital symbolique, c’est l’honneur (au singulier) que se reconnaissent mutuellement des hommes d’honneur.
27Une historienne française, Arlette Jouanna, décrit le processus par lequel on passe de l’honneur aristocratique, fondé sur l’inter-reconnaissance, aux honneurs décernés par le roi. L’État se constitue en concentrant le capital symbolique, c’est-à-dire le pouvoir de décerner des honneurs. Le roi devient une fountain of honour, il est celui qui distribue les honneurs et qui, pour être en mesure de les distribuer, doit préalablement les avoir concentrés et codifiés. La concentration du capital symbolique qui fonde le pouvoir de nomination et de création de titres (de noblesse) suppose une bureaucratisation du capital symbolique de type nobiliaire qui transforme profondément l’aristocratie. Les rois commencent à faire le recensement des nobles (comme ils font d’ailleurs des listes d’écrivains, pour savoir qui a droit à une pension ou qui n’y a pas droit) : en Espagne ce sont les Reales decretos, établissant qui est vraiment noble, qui ne l’est pas. Ils codifient la hiérarchie des titres, les lois somptuaires (qui a le droit de porter tel vêtement ou tel autre). On passe d’un capital symbolique flou, prébureaucratique à un capital symbolique bureaucratisé. C’est ce stade qu’évoque Elias lorsqu’il indique qu’il devient possible de soumettre la noblesse au calcul, et à une sorte de comptabilité rationnelle. Ce qui n’est jamais complètement vrai, malgré tout l’effort de bureaucratisation, comme l’attestent par exemple les querelles de bâtardise ou les débats de préséance : quoi qu’on fasse, le capital symbolique s’inscrit dans la logique spécifique de l’économie des biens symboliques, qui repose sur la dénégation, le refus de l’explicitation, et qui, de ce fait, implique une part inévitable de flou, de vague, voire d’ineffable.
28Et puis, on va vers un troisième stade, où l’arbitraire se rappelle de manière plus évidente, comme avec la noblesse napoléonienne, avec la Légion d’honneur de Napoléon (qui donne l’exemple le plus typique de ce dévoilement de l’arbitraire en se couronnant lui-même). Si, comme quelqu’un l’a très bien dit ici, il est très difficile, quand on a détruit une aristocratie, de la reconstruire ex nihilo, c’est que, comme je l’ai montré, une aristocratie, c’est de l’arbitraire qui paraît naturel. Dans le cadre de l’absolutisme, les verdicts du roi ratifiaient les verdicts du milieu noble, avec des décalages ; c’était une noblesse autodésignée qui était certifiée par l’État, investie du label étatique. Pour suggérer une analogie, on a affaire à une différence qui est l’homologue de celle qui s’établit entre un capital culturel informel, non institutionnalisé, et un capital culturel étatiquement garanti et certifié par des titres scolaires.
29Cette périodisation a pour fonction de mettre en garde contre ce que j’appelle l’illusion de la constance du nominal, – à laquelle succombent souvent les meilleurs travaux, comme la très belle analyse de William D. Rubinstein sur la Chambre des Lords. Il est évident que la permanence nominale de la Chambre des Lords empêche de voir qu’il s’agit aujourd’hui d’une institution postbureaucratique : si l’on peut nommer à la Chambre des Lords un ministre du parti travailliste, ou à l’Académie d’Espagne le Premier ministre socialiste, c’est qu’on est dans une autre logique, celle de la noblesse bureaucratisée. Et il faudrait aller jusqu’au terme de cette évolution, c’est-à-dire jusqu’à ces situations, analysées par Raffaele Romanelli, dans lesquelles la noblesse n’a plus aucune importance légale, et n’est même plus institutionnalisée et doit, pour subsister, se doter d’associations d’entraide (comme l’Association d’entraide de la noblesse française, étudiée par Bruno Dumons, qui apparaît dans les années trente). La noblesse, apparemment, refait un acte caractéristique du stade féodal (comme l’a dit quelqu’un, dans la discussion : est-ce que ce n’est pas un retour à l’ordre de la noblesse ?). Cet acte en apparence féodal est, en réalité, postbureaucratique : dans un univers où d’autres corps sont reconnus (le corps des Mines, le corps des Ponts, le corps des inspecteurs des Finances, etc.) et sont constitués en associations, les nobles s’autoconstituent comme un quasi-corps bureaucratique sur le mode de l’association d’entraide.
30Il ne faut pas attacher trop d’importance à cette périodisation, destinée seulement à illustrer des distinctions qu’on pourrait être amené à faire entre des choses qu’on a tendance à mettre dans le même sac, parce qu’on a les mêmes mots pour les désigner.
L’ÉCONOMIE DES BIENS SYMBOLIQUES
31Pour finir, j’aurais voulu introduire à l’idée que pour comprendre des actions de la noblesse, il fallait les référer à la logique spécifique de l’économie des biens symboliques, dans laquelle elles se situent de manière évidente, comme en témoignent la générosité, le gaspillage ou le mécénat, et tant d’autres traits caractéristiques de l’économie de la noblesse. Norbert Elias, dans La Société de cour1, raconte l’histoire de ce jeune noble qui, ayant reçu de son père une bourse d’argent, la rend, quelques mois plus tard, très fier, à son père qui la jette par la fenêtre. C’est une leçon d’économie des biens symboliques. Il y a donc une économie des biens symboliques qui suppose une forme particulière de travail, d’accumulation, d’échange, et aussi d’exploitation (on peut comprendre les rapports entre les sexes à l’intérieur de la famille, comme une forme d’exploitation symbolique très analogue à celle qui s’observe dans les rapports entre le noble et le roturier). Une des propriétés de cette économie, c’est la Verneinung, la dénégation de l’économie au sens ordinaire. « Je fais des échanges comme si je n’en faisais pas. » En fait, dans l’économie des biens symboliques, les échanges obéissent toujours à cette loi. Parce qu’une des propriétés de cette économie est la dénégation, condition de la croyance. Cette économie a pour propriété majeure qu’elle se dénie, qu’elle se cache en tant qu’économie (c’est le cas du don par opposition au donnant-donnant, ou du mécénat). Dans cette perspective, l’analyse de Victor Karady me paraît centrale, avec l’opposition, qu’on a retrouvée chez Proust, presque dans les mêmes termes, entre la noblesse et la bourgeoisie, avec d’un côté le groupe, le collectif, le noble, le passé, la générosité, le sacrifice, la maison, l’ascription, le don (naturel), et de l’autre, le salon comme somme d’individus, le bourgeois, le Juif comme incarnation par excellence du bourgeois (je me réfère aux analyses de Victor Karady), la modernité, le futur, le calcul, l’égoïsme, l’économie, l’épargne, l’achievement, le mérite.
32Dernier point, il faut prendre en compte l’existence d’un espace de la noblesse, avec des pôles de cet espace et des structures de capital différentes. Ce qui fait qu’on n’a pas un passage, du jour au lendemain, de la noblesse à l’ancienne à la noblesse moderne, reconvertie, mais que les deux coexistent et sont en lutte pour la définition légitime de la noblesse. Si la croyance dans la noblesse s’est perpétuée, c’est en partie en raison de l’accès permanent à la noblesse de nouveaux venus : les parvenus apportent un renfort de croyance, par leur intégration dans la noblesse (c’est le cas, par exemple, de ces juifs qui étaient l’antithèse absolue du noble – le stigmate est un capital symbolique négatif – et qui, par la reconnaissance qu’impliquait leur entrée, et par leur croyance de convertis, renforçaient la croyance dans la gentry) ; et leur intrusion, perçue comme usurpation, suscite un renforcement réactionnel de la croyance chez les nobles « authentiques » et chez tous ceux qui croient dans l’« authenticité » de la noblesse.
33Tout cela m’incline à penser que le problème du déclin ou de la survivance de la noblesse, qui a été posé ici, est un problème que la science n’a pas à se poser, même si elle doit prendre au sérieux le fait que, dans son objet, il est posé par l’existence d’une transformation permanente de la noblesse, à travers des reconversions impliquant des conversions et, plus précisément, par tous ces changements insensibles, semblables à la dérive insensible des continents, à travers lesquels on est passé d’une noblesse à l’autre, d’une noblesse au sens classique, à une noblesse d’État.
34Mais, fait important, la nouvelle noblesse a repris à l’ancienne l’essentiel, c’est-à-dire l’économie des biens symboliques, le mécénat (Victor Karady nous a rappelé qu’en Hongrie les grands mécènes étaient juifs) : évidemment, pour être mécène, pour faire des dépenses ostentatoires, il faut avoir de l’argent, mais ça ne suffit pas, il faut avoir aussi l’habitus qui porte à le gaspiller, au lieu de l’accumuler comme la bourgeoisie commerçante. La nouvelle noblesse s’approprie toutes les propriétés liées à la logique de l’économie des biens symboliques, le culte de la gratuité, de toutes les actions qu’il faut faire pour rien, sport, art, culture, le culte de la générosité. Et c’est là qu’on retrouverait le rôle du système scolaire. Si nous avons une nouvelle noblesse qui est dotée de la plupart des propriétés de l’ancienne et en particulier des dispositions nécessaires pour pratiquer l’économie des biens symboliques qui est l’instrument de légitimation par excellence (par exemple, à travers les fondations et l’usage qu’elles font de ce que les Américains appellent parfois guilt money), c’est que les nouvelles aristocraties ont acquis à l’école une forme de capital, le capital culturel garanti par l’État, qui est prédisposé à fonctionner comme capital symbolique (notamment grâce à l’idéologie, typiquement charismatique, du don naturel) et qu’ils ont appris, en partie à l’école, l’art des échanges symboliques qui, me semble-t-il, joue un rôle de plus en plus important dans la perpétuation du pouvoir et dans sa légitimation.
35II faudrait examiner comment, à travers quel processus de transition et de transformation, la noblesse d’État a remplacé la noblesse. Mais, en montrant, comme j’ai essayé de le faire ici, que la noblesse (de « sang » ou d’école) est une forme de capital symbolique, je voudrais avoir montré que l’idée de noblesse d’État n’est pas une métaphore et qu’elle est fondée en théorie.
Notes de bas de page
1 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985.
Auteur
Collège de France, École des hautes études en sciences sociales, Paris
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