De l’aristocratie culturelle à la noblesse d’État
Les députés de la génération des « jeunes turcs » du parti radical
p. 341-349
Texte intégral
1L’histoire de l’élite politique française au XXe siècle est scandée par deux périodes de renouvellement important, où une caste dirigeante paraît évincée par une autre : d’abord au tout début du siècle avec l’avènement de cette république radicale que les essayistes de l’époque nommaient la « république des professeurs », qui remplacent les notables ruraux du XIXe siècle ; ensuite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les techniciens du gouvernement, formés à l’administration et à l’économie, ceux que l’on a ensuite appelé les technocrates, prennent le pas, dans la distribution des responsabilités ministérielles, sur les députés orateurs, formés à la rhétorique et aux lettres.
2C’est le moment où s’impose le pouvoir d’une nouvelle couche dirigeante que Pierre Bourdieu (1989) a nommée, pour la décrire, « noblesse d’État » : la création de l’EΝΑ (École nationale d’administration), les gouvernements de techniciens compétents comme celui de Pierre Mendès-France en 1954, la lente prééminence du pouvoir exécutif sur l’Assemblée en sont les signes. On peut même prolonger l’analogie qui sous-tend le titre de Pierre Bourdieu : au pouvoir idéologique, dogmatique des clercs qui, par le verbe, gouvernaient la République, grands prêtres des cérémonies parlementaires et des rites commémoratifs, succède une caste de guerriers, héros de la modernisation, chevaliers de la guerre économique contre la concurrence étrangère et le déclin français.
3Une génération de dirigeants, ministres, députés et hauts fonctionnaires a marqué cette transition : c’est celle des élites nées autour de 1900 (Jean Mistier, Jean Zay, Pierre Mendès-France), entre 1895 (Jules Moch, Pierre Cot, René Mayer) et 1915 (Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas, Maurice Bourgès-Maunoury, André Boulloche). Parmi eux, le groupe qui a exprimé le plus tôt et de la façon la plus cohérente cette ambition réformatrice est celui des « jeunes turcs » du parti radical, au début des années trente.
4L’étude de ce groupe et de sa génération politique devrait nous permettre d’éclairer les origines de la noblesse d’État et de comprendre les raisons du passage d’une aristocratie à une autre : j’essaierai en particulier de montrer que l’analyse des transformations culturelles est souvent plus opératoire que l’examen traditionnel des évolutions sociales ou constitutionnelles.
DE L’ÉLOQUENCE À LA COMPÉTENCE
La réforme de l’État : une idée ancienne
5L’idée de confier le pouvoir d’État à des techniciens compétents, de créer une élite gouvernante formée à la gestion et aux sciences économiques n’est pas une invention des jeunes députés des années trente. Depuis 1880 au moins, chaque nouvelle génération politique a formulé la critique d’une classe gouvernante bavarde, malthusienne, incompétente, qui devait laisser la place aux jeunes, mieux formés. C’est déjà ce qui distingue, au début du siècle, Poincaré et Barthou de leurs devanciers de la « première génération républicaine », celle de Gambetta et de Jules Ferry. Poincaré, avocat d’affaires, habitué aux questions boursières et industrielles, au style oratoire précis et technique, et Caillaux, inspecteur des finances et économiste reconnu, en sont les meilleurs représentants.
6La génération suivante, née entre 1865 et 1890, reprend la même dénonciation. Deux exemples : Blum, conseiller d’État, pourtant de formation et de culture très littéraires, refuse les facilités de l’éloquence ampoulée de ses contemporains ; il charpente de minutieuses démonstrations juridiques, qui n’admettent aucune digression, et qu’il prononce d’une voix grêle à la tribune de l’Assemblée ; Tardieu quitte volontairement en 1932 un milieu parlementaire qu’il méprise parce qu’il a « cessé de croire à la possibilité, soit pour la France de tolérer, soit pour les Chambres de corriger le régime » (Tardieu 1936 : I, 8) ; il consacre ses loisirs à dénoncer dans ses livres la profession parlementaire et veut, contre les dangers d’un régime dirigé par des médiocres, montrer comment, c’est le titre d’un de ses livres, refaire la Révolution.
7On a même un début de mise en œuvre de cette aspiration au renouvellement du personnel politique : la Chambre « bleu horizon » de 1919, où, à la faveur d’un basculement électoral à droite et d’un discours rénovateur (moderniser et reconstruire le pays après le traumatisme de la guerre, en faisant appel à un personnel dirigeant nouveau), on voit arriver au Parlement des députés choisis pour leur parcours professionnels, ce que les journalistes d’alors, faute de disposer du terme de « société civile », appellent « les compétences ». Louis Barthou (1923) décrit avec ironie cette invasion :
« Jamais on ne vit un tel renouvellement du personnel parlementaire [...]. Les combattants n’étaient pas les seuls nouveaux. Il y avait les compétences. Puissants industriels, commerçants tous notables, administrateurs hors pairs, armateurs de tous premiers pavillons, agriculteurs de toute science et de toute pratique, financiers hardis et avisés, économistes riches en théories et en expériences, grands mineurs, grands forgerons, grands cheminots, grands électrochimistes, grands ingénieurs, grands filateurs, patrons de grandes marques d’automobiles et d’aviation, avaient quitté leurs bureaux, leurs usines, leurs magasins, leurs laboratoires. »
8Notant que, chose quasi inédite, pour le choix des ministres, « les compétences furent même prélevées hors du Parlement ! » il conclut : « Pour tout dire, le politique professionnel avait perdu la faveur de la France » mais, il défend sa corporation en rappelant que « on peut être heureux dans ses propres affaires et mal gérer les affaires publiques » (Barthou 1923 : 23-31).
9Mais ces tentatives tournent court. L’époque de Poincaré est celle des avocats d’assise et des brillants orateurs, qui ne sont guère des hommes d’action, celles des Briand, des Ribot et des Jaurès. L’époque de Blum est mieux représentée par un Herriot ou un Laval que par Tardieu qui reste un marginal. Quant aux députés de 1918, ils ont très vite laissé l’initiative, avant même les élections suivantes, aux politiciens professionnels qui continuent à conduire les débats.
Le groupe des « jeunes turcs »
10Ce qui change entre 1945 et 1965, c’est que cette idéologie réformatrice devient réalité et amène une transformation profonde du mode de recrutement du personnel politique.
11Autour de la figure emblématique de Pierre Mendès-France, le groupe des « jeunes turcs » est le meilleur exemple de ce changement. Il s’agit bien d’une génération intellectuelle : une dizaine d’années séparent les trois principaux leaders, Pierre Cot (né en 1895),Jean Zay (1904) et Pierre Mendès-France (1907). Cot, le plus connu au Parlement à cause de l’éloquence de ses discours, est un peu leur porte-parole à l’Assemblée ; Zay est l’intellectuel et l’idéologue du groupe ; Mendès en est l’économiste et tient le rôle du jeune prodige : il est avocat à 19 ans, député à 25 et ministre à 30 ans. Tous trois représentent la gauche du parti radical et s’en veulent les rénovateurs, avec d’autres jeunes politiciens moins célèbres : on cite en général Jacques Kayser, Bertrand de Jouvenel, Gaston Bergery, Jean Mistier, François de Tessan ou Léon Martinaud-Deplat. Leur programme est notamment tracé par les discours de Mendès-France dans les congrès radicaux (en particulier le célèbre discours de Toulouse de 1932). On y trouve les thèmes de la réforme de l’État, de la modernisation économique et d’une meilleure et plus juste redistribution des revenus. À ce titre, la thèse de doctorat de Pierre Mendès-France, qui analyse l’expérience monétaire du gouvernement Poincaré de 1928 (stabilisation et dévaluation) présente dès 1929 les grandes orientations du groupe, à la fois plein d’admiration pour une intervention réussie de l’État dans l’économie et réticent sur les conséquences sociales de cette politique monétaire.
12Plusieurs éléments expliquent l’importance prise par ce groupe de jeunes députés. D’abord l’accueil très favorable que font les dirigeants plus âgés à leur projet : Blum, en particulier, qui de longue date se plaint du manque de spécialistes et de techniciens en politique – il déclare dès 1901 : « Un parti politique ne peut vivre et réussir qu’autant qu’il aura formé des spécialistes » (Mayer 1969 : 387) ; mais aussi par la majorité des hommes d’État qui, de Daladier à Reynaud, admirent leur talent, ne voient guère d’autre relève et sont conscients de participer à un régime à bout de souffle. Il y a ensuite l’occasion qui est donnée, très tôt, à leurs leaders, de mettre en œuvre ce programme et donc de personnifier l’aile marchante de la classe politique : Cot et Zay entrent au gouvernement de Léon Blum en 1936, Mendès-France en 1937. Enfin, ils occupent une position très favorable au centre gauche de l’échiquier politique : ils peuvent à la fois séduire des modérés par leur situation centriste et les extrêmes par leur attitude novatrice et la rupture qu’ils préconisent avec la politique traditionnelle. Cela explique d’ailleurs les évolutions postérieures très divergentes des membres du groupe : on en retrouve certains du côté de la droite vichyste (Jouvenel, Bergery), d’autres proches de l’extrême gauche (Cot, Kayser). De même cela éclaire la connivence, en apparence contradictoire et paradoxale, qu’entretient, pendant toute la quatrième République, Pierre Mendès-France avec à la fois l’aile marchante du parti socialiste (Alain Savary, Gaston Defferre) et les rénovateurs du parti gaulliste (Christian Fouchet, Jacques Chaban-Delmas). En fait, le parti radical n’est pour ces jeunes rénovateurs que l’instrument le plus commode de diffusion de leur conception de l’État.
Les autres groupes de rénovateurs
13À côté du groupe des jeunes turcs, nombre de tendances moins structurées ou moins exclusivement politiques montrent que cette pensée réformatrice est bien la caractéristique d’une génération. Il faut citer d’abord le groupe X-crise, club de réflexion de polytechniciens nés autour de 1900. Pierre Rosanvallon a analysé leur rôle dans la mise en place de la politique keynésienne de l’après-guerre (Rosanvallon 1989 : 586). Plus technique et moins politique, au départ, ce groupe, à la façon des jeunes turcs, diffuse dans tous les partis l’idée de l’intervention d’un État régulateur de l’économie : Jules Moch vers le parti socialiste, Louis Vallon vers les gaullistes.
14Même vision, d’ailleurs, d’un État technicien (et dirigé par des ingénieurs) chez un autre groupe de hauts fonctionnaires, celui que l’on retrouve dans les principaux postes ministériels pendant l’occupation, autour de Pétain : ainsi les polytechniciens Berthelot, Bichelonne, Gibrat, les préfets Bousquet et Sabatier, tous nés aux environ de 1900.
15C’est enfin la même vision d’un État rénové qui prépare le succès définitif de cette conception sous la cinquième République, à travers le groupe de hauts fonctionnaires de la même génération, issus de la Résistance : les chrétiens sociaux Buron, René Mayer (Conseil d’État) et Jean Monnet, les gaullistes Debré (Conseil d’État), Chaban-Delmas et Couve de Murville (inspection des Finances), Palewski et Fouchet (corps diplomatique).
16On a donc bien une relève politique qui profite d’une série de moments de rupture, d’ailleurs symptomatiquement qualifiés de « révolutionnaires » (le Front populaire, la « révolution nationale » de Vichy, la Libération) pour s’imposer : l’idéologie de la rénovation de l’État, déclinée sous des variantes politiques diverses, est leur point commun ; leur principale caractéristique sociale est que ces groupes tendent à remplacer une élite politique (les avocats et les intellectuels de l’entre-deux-guerres) par une autre (les hauts fonctionnaires de la quatrième République et de la cinquième République).
UNE MUTATION CULTURELLE
17Le passage d’une élite politique à une autre a été envisagé, jusqu’à présent, soit sous l’angle institutionnel (renforcement de l’exécutif), soit dans une approche économique (la croissance keynésienne), soit dans une analyse sociale (une nouvelle classe dirigeante). On voudrait montrer que l’étude des mutations culturelles qui accompagnent ce phénomène est aussi éclairante, sinon plus.
Les analyses traditionnelles
18Les changements dans le recrutement de l’élite politique sont bien sûr liés à l’évolution institutionnelle qui voit le déclin du Parlement et conduit à la domination du pouvoir exécutif. Cette évolution s’annonce dès les années trente avec les décrets-lois. En dépit de l’instabilité gouvernementale et de la faiblesse apparente des gouvernants, la prééminence de l’exécutif s’affirme de façon paradoxale et contrairement à la croyance courante, sous la quatrième République : limitation de l’initiative parlementaire, organisation de l’ordre du jour et limitation de la durée des débats, pratique de la délégation de pouvoir. Le déclin du pouvoir législatif s’achève avec la cinquième République, surtout à partir de l’introduction de l’élection du président de la République au suffrage universel.
19Dès lors que l’essentiel du pouvoir quitte le Parlement, les qualités requises d’un homme politique changent : non plus tant l’éloquence et la capacité de convaincre un auditoire parlementaire que la capacité d’agir et la connaissance de l’administration et de l’économie. Mais il faut plutôt inverser les termes de l’analyse : le changement institutionnel, finalement tardif, vient après la mutation culturelle de la classe politique et des électeurs et en est la conséquence. Il a d’abord fallu que s’impose une nouvelle définition du rôle de l’État et de la fonction politique, avant que l’on ne commence à en tirer les conséquences institutionnelles.
20L’analyse économico-sociale du changement de l’élite politique la fait découler du passage à une croissance keynésienne qui se fonde sur la régulation par l’État. Cela exige bien sûr un personnel gouvernemental mieux au fait des réalités économiques. Mais, outre que la forme prise par cette évolution a varié fortement d’un pays à l’autre et n’a pas toujours conduit à cette modification de la sélection des élites, il est difficile de traduire le changement de personnel politique en terme de remplacement d’un groupe social par un autre. Le cursus des députés de la quatrième République ne se modifie guère, à quelques nuances près : il y a un peu plus de hauts fonctionnaires, un peu moins de médecins ou d’officiers, mais toujours autant d’avocats, d’enseignants ou d’autodidactes. L’exemple de la génération des jeunes turcs est significatif à cet égard : Mendès-France ou Jean Zay étaient des avocats aux parcours bien proches de ceux de Poincaré ou d’Aristide Briand ; Jules Moch, René Mayer ou Michel Debré ne représentent pas des « couches nouvelles » accédant au pouvoir. Les députés de la quatrième République sont des héritiers, au moins dans les mêmes proportions que leurs prédécesseurs. Ce n’est donc pas en terme de classe sociale qu’il nous faut analyser la naissance d’une nouvelle aristocratie politique mais plutôt comme une transformation culturelle de la sélection des élites.
Capital culturel et groupes dirigeants
21Tout se passe en effet comme si on assistait à une sorte de dévaluation, de démonétisation d’une culture ancienne, celle des humanités, au profit de nouveaux signes de distinction. Comme pour chaque période de transition, cette évolution favorise un peu la mobilité sociale et il est vrai que, parmi les députés de la quatrième République, les profils de parvenus sont légèrement plus nombreux (en particulier à cause des grands renouvellements du Parlement, à l’occasion du Front populaire et surtout de la Libération) ; mais cette possibilité d’ascension sociale reste limitée : dans la plupart des cas, ce sont les mêmes groupes sociaux qui ont orienté leurs enfants vers des formations plus techniques mais tout aussi élitaires.
22La mutation culturelle se situe à deux niveaux.
23Il y a d’abord une transformation de la culture et donc des attentes des électeurs. Le public de la République parlementaire de l’entre-deux-guerres était fait essentiellement de ruraux alphabétisés depuis une ou deux générations. Leur formation de l’école primaire, leur certificat d’études en faisaient un public à la fois attentif, intéressé par les envolées oratoires des candidats et respectueux de la culture magistrale de l’instituteur ou du député. Il y avait une connivence entre une élite formée au discours et son électorat. Les électeurs de l’après-guerre non seulement sont plus urbains mais ont en général prolongé leurs études. Non vers les lycées qui, dans les années trente, restaient les bastions d’une culture fondée sur les humanités et protégés par de puissantes barrières sociales (enseignement payant, longueur des études sans débouchés commodes pour qui ne dispose pas d’un capital) mais vers ce second degré court que représente l’enseignement primaire supérieur, en forte croissance et qui attire l’élite populaire. Moins respectueux et plus fiers de leurs propres références, les nouveaux électeurs sont moins réceptifs aux promesses de l’éloquence : une formation à la fois plus concrète et plus complète les pousse à demander, à préférer les actes aux mots, les projets aux promesses.
24La politique commence à se définir non plus comme un choix entre quelques grands principes défendus de façon plus ou moins éloquente mais comme une compétition pour l’efficacité gestionnaire. À la rhétorique d’Herriot, si appréciée dans la Chambre des années vingt mais qui, sans pourtant avoir changée, paraît ampoulée, parfois un peu ridicule aux yeux des jeunes députés de la quatrième République, succède la mise en scène de l’action : Mendès-France y excelle, qui fixe des calendriers précis à ses projets, annonce des délais très brefs, les tient et fait avant tout état, pour défendre ses options, des réalisations et des résultats obtenus.
25La seconde transformation culturelle réside, pour l’élite politique, dans le passage d’une classe culturelle à une autre : le patrimoine symbolique s’est renouvelé et c’est bien ce qui marque la différence et l’originalité de la génération des jeunes turcs.
26Pour décrire de façon un peu schématique cette mutation, il est commode d’opposer une culture littéraire, telle que la définissait le baccalauréat du début du siècle, à cette culture générale qui est requise, après 1945, dans la plupart des concours de recrutement de fonctionnaires.
27Avant 1920, l’excellence est surtout littéraire et c’est la marque de l’enseignement secondaire : il représente le bagage essentiel d’une petite élite, et l’université, anémiée, ne lui dipute guère cette fonction ; il donne un langage intellectuel commun à chacun de ses membres, fait d’humanisme et de belles-lettres. La culture académique du début du siècle est une culture littéraire, érudite, rhétorique, en apparence désintéressée. Elle semble servir plus à classer, à distinguer des individus ou des groupes sociaux qu’à comprendre ou à expliquer la réalité. Elle n’est pas revendiquée par les seuls « littéraires », sortis ou non de l’École normale supérieure qui en fixe les canons, mais aussi, avec des variantes, par des châtelains férus d’histoire, par l’élite des avocats, lauréats de la « conférence du stage », ou par les hauts fonctionnaires recrutés sur des concours à dominante littéraire.
28Même chez ceux qui, parmi les députés, affichent leur méfiance face à cette rhétorique, même pour un Poincaré ou un Léon Blum qui adoptent un style précis et cherchent à éviter les facilités de l’éloquence académique, l’univers mental, les références et les comparaisons restent avant tout marqués par une formation classique. La sobriété de leurs plumes et de leurs discours résulte d’un effort volontaire d’économie de style, c’est une contrainte qu’ils s’imposent : le premier utilise pour cela la discipline de l’avocat d’affaires confiant dans ses dossiers ; le second préfère la rigueur logique d’un enchaînement de précédents, d’arguments et de jurisprudences, la méthode d’un maître de requêtes au Conseil d’État.
29Enfin, la réticence des ingénieurs vis-à-vis du milieu parlementaire est le meilleur signe de l’exclusion culturelle dont ils se sentent injustement victimes. Quand elle domine encore l’Assemblée, cette tonalité littéraire met justement mal à l’aise les techniciens et les ingénieurs. Jean Le Cour Grandmaison explique que « tout cela se déroule comme un rite creux et on conçoit que la vie dans ce faux décor doive vite écoeurer et annihiler le malheureux élu » (Lassus Saint-Geniès 1980 : 44). Les biographes soulignent l’absence d’éloquence du professeur de mathématiques Paul Doumer (Barthou et al. 1922 : 149) qui « ne croit à la vertu ni des humanités, ni des élites ». Parlant de François de Wendel, Jean-NoëlJeanneney explique que « son ton n’est pas celui d’un parlementaire. Aucun hasard dans sa parole. On sent percer le chiffre sous chaque mot » (Jeanneney 1977 : 414).
30Mais c’est jules Moch qui exprime le mieux cette distance culturelle qui oppose un ingénieur, pourtant des plus brillants et des plus cultivés, au milieu politique :
« Cette aversion des débats où l’on jongle avec des mots – République, Liberté, Démocratie, Laïcité, etc. – a été une de mes faiblesses dans la vie politique : des jeunes, ne disposant pas d’appui technique ou doctrinal, m’ont devancé dans la direction du parti ou du pays. Je le note sans modestie mais sans vanité : je suis resté un ingénieur projeté dans la vie politique. » (Moch 1976 : 94.)
31Après la guerre, au contraire, les artifices de l’éloquence font figure de provincialisme anachronique. Un nouvel ensemble de références a remplacé celles de l’ancienne aristocratie culturelle. Ainsi l’erreur impardonnable ne réside plus tant dans l’ignorance d’un fait d’histoire ou dans une faute de langage, mais dans la méconnaissance des mécanismes économiques. Au Parlement, on limite sévèrement la durée des discours pour éviter ces digressions historiques qui font perdre un temps précieux qu’il faut conserver pour l’action. La nouvelle culture de l’honnête homme est cette culture générale fixée par la haute fonction publique. On peut la décrire comme une somme de connaissances moins spécialisées mais plus directement utilisables. Il s’agit surtout d’éviter les lacunes, les points d’ignorance, en particulier en économie et en sciences humaines, qui avaient souvent déconsidéré les dirigeants d’avant-guerre. La culture générale permet de faire face, dans les conversations mondaines ou les débats politiques, aux objections les plus inattendues. Surtout, elle organise les connaissances d’une façon plus déductive et problématisée et se veut instrument de raisonnement permettant de trouver des solutions concrètes : c’est une culture d’administrateur qui tient à résoudre des difficultés de gestion, là où la culture humaniste du début du siècle procédait plus par analyses spéculatives, par références et par analogies. L’une cherche dans le discours et dans l’image le moyen de convaincre, de faire comprendre une orientation politique ; l’autre dans la logique des sciences humaines le moyen de résoudre des questions pratiques.
32De l’éloquence à la compétence, du dire au faire, c’est une révolution plus culturelle qu’économique ou sociale que représente la mutation accomplie par la génération des jeunes turcs du parti radical.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Barthou, Louis, 1923, Le Politique, Paris, Hachette.
Barthou, Louis et al., 1922, Ceux qui nous mènent, Paris, Plon-Nourrit.
Bourdieu, Pierre, 1989, La noblesse d’État : grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit.
Jeanneney, Jean-Noël, 1977, François de Wendel en république, Paris, Le Seuil.
Lassus Saint-Geniès, Annick (de), 1980, Jean Le Cour Grandmaison : un homme dans l’action et la comtemplation, Paris, Beauchesne.
Mayer, Daniel, 1969, Pour une histoire de la Gauche, Paris, Pion.
Moch, Jules, 1976, Une si longue vie, Paris, Robert Laffont.
Rosanvallon, Pierre, 1989, « État et société du XIXe siècle à nos jours », in André Bruguière, Jacques Revel (éds), Histoire de France : L’État et les pouvoirs, Paris, Le Seuil.
Tardieu, André, 1936, La Revolution à refaire, tome I, Le souverain captif, Paris, Flammarion.
Auteur
Institut universitaire de formation des maîtres, Toulouse
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