Deux points de vue modernistes sur le devenir de l’aristocratie : D. H. Lawrence et W. B. Yeats
p. 331-340
Texte intégral
1Les observateurs immédiats de la période de l’entre-deux-guerres y ont volontiers lu le déclin de la noblesse anglaise. Cette lecture catastrophiste indiquait le morcellement, sinon la dilapidation du patrimoine qui avait jusque-là garanti la perdurance de cette élite (Greenleaf 1983 : 223). Elle se fondait aussi sur le recul de son influence politique et de son implication dans les affaires collectives – un mouvement précipité par l’affaiblissement de la communauté rurale.
2L’hypothèse du déclin de l’aristocratie fut aussi basée sur la perte de son prestige et du mode de vie qui faisait son originalité. Elle se serait vulgarisée en investissant tardivement le monde du commerce et de la finance où la bourgeoisie l’avait précédée (Bédarida 1976 : 150). Ce faisant, elle niait sa spécificité en donnant à penser qu’une assimilation des deux classes était possible. Car l’argent qui circule est sans odeur et sans caractère, contrairement à la propriété terrienne, garante de la tradition, et de l’héritage culturel. C’est que, comme Pierre Bourdieu l’a indiqué, l’aristocratie se distingue par son appropriation et sa préservation du passé qui la légitime (Bourdieu 1979).
3Plus récemment, les commentateurs de la période ont souligné le maintien des acquis de l’aristocratie et la perdurance de son influence (Stevenson 1984 : 337). De sorte que, par exemple, la vente de terres et la rationalisation de son patrimoine (rationalization of household) ont permis à une classe riche de se perpétuer entre la Première et la Seconde Guerre mondiale (Stevenson 1984 : 337). De surcroit, Bédarida souligne la persistance d’une conscience d’élite dans la culture anglaise, et la survivance du mode de vie qui y est associé (Bédarida 1976 : 152).
4Nous souhaiterions nous intéresser ici à la représentation des élites dans la littérature anglaise de l’entre-deux-guerres. Ce choix entraînera nécessairement un déplacement des termes du débat vers le symbolique. Mais c’est une licence qu’on peut s’accorder d’autant plus facilement que Stevenson dans son étude de la période repousse déjà le phénomène vers le domaine de la représentation. Ainsi, il parle d’un mythe de la vieille aristocratie terrienne inclus dans le mythe de la génération perdue (Stevenson 1984 : 331). Ce changement de point de vue favorisera l’émergence d’une problématique qui recoupe les deux concepts clés de la théorie de René Girard : le mimétisme et le sacrificiel1. Nous nous référerons tour à tour à deux auteurs marquants de la période : Lawrence et Yeats. En guise de transition, nous serons amenés à emprunter des arguments à la prose de Djuna Barnes.
D. H. LAWRENCE
5Lawrence, qui fait œuvre de prophète, semble discerner dans la mutation du mode de vie aristocratique la manifestation d’un devenir historique : il y lit l’accession à la modernité, et la fracture entre l’ordre ancestral et le monde nouveau.
6Dans Lady Chatterley’ Lover, Lord Clifford a endossé la logique du progrès à outrance. Gagné aux arguments de la technologie, il a poussé l’entreprise de mécanisation et d’automatisation jusque dans sa vie privée, par l’acquisition d’un fauteuil roulant motorisé (Lawrence 1961 : 231-246).
7Si Clifford est bien l’incarnation de cette noblesse dégradée (entendons par là qu’il a conservé ses titres et ses quartiers de noblesse mais que ceux-ci ont perdu leur valeur), alors sa compromission est signifiée par sa propension à assimiler le discours de la modernité qui signifie sa perte. Cette compromission peut aussi se mesurer au déplacement de l’activité vitale chez le personnage du pôle physique et sensuel au pôle mental.
8Dans le roman, nous dit André Topia, le paravent tombe entre la cité minière et l’Éden aristocratique, dévoilant ainsi à Clifford les conséquences de son entreprise sur le patrimoine naturel :
« Cette promiscuité contre nature accélère le processus de dégénérescence des deux classes, chacune dans une direction opposée : celle des ouvriers vers l’animalité, celle du maître vers une folie technologique. » (Topia 1988 : 112.)
9Ainsi Lawrence dissocie clairement les enjeux de la modernité et ceux de l’aristocratie. On retrouve dans son discours des termes proches de ceux de Ferdinand Tönnies qui définit aussi un seuil historique dans le passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft. S’appuyant sur cette classification, Bradbury énonce de la manière suivante les termes de la modernité.
10Le plus puissant facteur de modernisation dans le monde occidental aurait été selon lui la prise de conscience de sa propre modernité. L’émergence d’une nouvelle perception de la temporalité modifia alors l’appréhension de l’Histoire. Le mot « moderne », auparavant décrié, prit soudain une connotation positive. Le passé, au contraire, devint ce dont il fallait se détacher. Ainsi les traditions tombèrent en désuétude justement parce qu’on cessait de les honorer (Bradbury 1971 : 3-19).
11Le processus de sécularisation qui accompagna ce mouvement conduisit inévitablement à l’affaiblissement de la pensée religieuse qui justifiait la tradition en l’appuyant sur des précédents, décrivait le monde comme donné à l’origine, et fixait les codes de conduites avec au besoin la menace contraignante du salut ou de la damnation.
12Cette même dichotomie se donne à voir dans les romans de Lawrence. L’orientation résolument progressiste de ses personnages modernes (tels que Gerald Crich, propriétaire des mines dans Women in Love) les fait tendre vers le non-sens dans une absurde fuite en avant. À l’inverse, la pleine réalisation de son humanité est fonction, chez le protagoniste lawrencien, de sa capacité à retourner vers le passé lointain pour y puiser les ressources d’un savoir et d’un sentir ancestraux. Dans sa « Lettre de Paris », D. H. Lawrence reconnaît l’existence d’une aristocratie de la vertu, mais il nie que cette institution puisse perdurer. Car sitôt qu’elle tente de se pérenniser, elle meurt asphyxiée dans ses signes extérieurs de richesse. On notera que dans le même texte, il place toute sa conviction dans le pouvoir de l’intuition, et affirme le bien-fondé de la connaissance instinctuelle de l’ordre véritable des choses :
« Ce en quoi je crois c’est en l’ancienne aristocratie homérique, quand la grandeur était en l’homme et que celui-ci habitait une simple maison de bois. À cette époque-là, les chefs qui portaient la grandeur en eux-mêmes, comme Ulysse, étaient les chefs et les aristocrates, d’instinct et de choix. » (Lawrence 1988 : 254.)
13C’est que le rapport au passé est bien pour Lawrence un signe d’élection. Et pour étayer ce propos, nous emprunterons à Bourdieu cette notion que l’art de vivre aristocratique naît de cette capacité à s’approprier la nature et à asseoir ainsi son identité – donc à capitaliser – sur ce passé qui se trouve pour ainsi dire naturalisé en privilège (Bourdieu 1979 : 319).
14L’intérêt que l’auteur manifeste pour l’aristocratie nous renvoie à une quête des origines constamment poursuivie au travers de l’œuvre. C’est dire qu’essentiellement une aristocratie ne peut être nouvelle, mais uniquement recommencée.
15Ainsi, dans une lettre à Lady Cynthia Asquith, Lawrence reproche à sa noble destinataire d’avoir renoncé à la connaissance instinctive (soul-knowledge), ce sens inné de la distinction qui permet de discerner ce qui compte de ce qui ne compte pas : « If all the aristocrats have sold the vital principle of life to the mere current of foul affairs, what good are the aristocrats ? » (Lawrence 1978b : 115).
16On retrouve là l’écho de la philosophie des racines dont le romancier se fait le porte-parole, et qui prend pour prémisse l’existence d’une vérité essentielle, préconsciente, avant le verbe et la raison.
17Dans « The Ladybird », Lawrence met en scène deux personnages aux prises avec leur noblesse et la légitimité de leur autorité. C’est à l’occasion d’un débat sur les forces dynamiques de l’Histoire que le comte Dyonis en vient à nier la toute-puissance de l’amour. Il y substitue les termes de « Obedience, submission, faith, belief, responsibility, power » (Lawrence 1978 : 47) et évoque alors la légitimité de ce pouvoir transcendant (id. Ibid. : 48). Le peuple, constitutivement inférieur, devrait reconnaître la supériorité essentielle d’une aristocratie et consentir à lui abandonner tout pouvoir. Ayant placé sa destinée entre les mains d’un seul homme, le corps collectif s’astreindra à la vassalité :
«Vassals. Not to any hereditary aristocrat, Hohenzollern or Habsburg or Psanek–smiled the Count–but to the man whose soul is born single, able to be alone, to choose and to command. At last the masses will come to such men and say: You are greater than we. Be our lords. Take our life and our death in your hands, and dispose of us according to your will...» (Lawrence 1978a: 49.)
18Le comte Dyonis définit cette allégeance comme un acte de choix, sacré et véritable, à l’inverse de la démocratie. De manière caractéristique le problème de la légitimité renvoie à une question de pouvoir et on retrouve l’argument du contrat de Hobbes. Mais il fait également le lien avec la modernité définie comme usure du modèle hiérarchique traditionnel. De sorte que son érosion, son aplanissement a fait triompher le désir du vulgaire. Et ce qui est rejeté ici, c’est précisément l’expression vaine des tendances populaires. Ces désirs sont jugés ineptes par Lawrence, et ils ne méritent pas d’être considérés.
19On voit se dessiner une problématique du désir, de la volonté et de leur subordination. Elle est illustrée dans l’œuvre par de nombreuses allégories dont je ne donnerai que quelques exemples particulièrement prégnants. Le lecteur nous autorisera donc ce qui pourrait passer pour une digression car cet argument va nous mener au cœur même de notre sujet.
20Dans Women in love, Gérald Crich, propriétaire des mines, force sa jument à rester immobile au passage d’un train en la meurtrissant de ses éperons (Lawrence 1957 : 104). Birkin, son alter ego justifie son attitude par ce raisonnement :
«A horse has no one will. Every horse, strictly, has two wills. With one will, he wants to put himself in the human power completely-and with the other, it wants to be free, wild.» (Lawrence 1957: 132.)
21Plus loin, ce problème de la subjugation de l’autre est rattaché au domaine privé du sentiment : Birkin et Ursula observent un chat qui fait violence à une chatte errante parce que l’animal refuse sa compagnie. Birkin approuve. À ses yeux, le mâle est animé par :
«[...] the desire to bring this female cat into a pure stable equilibrium, a transcendent and abiding rapport with the single male. Whereas without him, as you see, she is a mere stray, a Huffy sporadic bil of chaos. It is a volonté de pouvoir, if you like, a win to ability, taking pouvoir as a verb.» (Lawrence 1957: 142.)
22Les conséquences politiques sont évidentes : l’ordre naturel justifie l’assujettissement de la plèbe pour son bien. Toute l’argumentation repose sur le problème des désirs humains. Ceux-ci sont-ils authentiques, non conditionnés ? Sont-il, en somme, issus d’un cœur noble ? Ils mériteraient alors considération. Mais tel n’est pas le cas. La démocratie est un esclavage, et le vulgaire y est possédé par l’esprit de possession (l’auteur emprunte manifestement à Nietzsche cette morale des maîtres et des esclaves).
23À l’opposé, le sens de la distinction repose sur le libre exercice du choix. C’est l’authenticité de son désir – un désir pur, sans compromission – qui place l’aristocrate hors du commun. Il doit donc prévaloir. En effet, son privilège ne saurait être convoité puisqu’il est une essence indissociable de son être. Il est sans égal, et sans comparaison possible avec les valeurs marchandes transmissibles qui déchaînent l’ambition et la frénésie de la possession. Là encore, on ne peut manquer de citer Pierre Bourdieu :
« Les noblesses sont essentialistes : tenant l’existence pour une émanation de l’essence, elles ne considèrent pas pour eux-mêmes les actes mais ne leur accordent de valeur que dans la mesure où ils manifestent directement l’essence en vertu de laquelle ils sont accomplis. Cet essentialisme les voue à se prouver qu’elles sont à la hauteur de leur essence. » (Bourdieu 1979 : 23.)
24C’est la rupture entre l’ordre ancien et le monde nouveau que l’auteur situe en cet endroit. Car l’aplanissement des hiérarchies s’oppose au sens de la distinction qui dresse des barrières providentielles entre les hommes, sans quoi ils s’égorgeraient. Le moderne exprime des doutes sur la légitimité des privilèges et des statuts qui sanctionnent la valeur individuelle. On est entré dans l’ère du soupçon.
25Nous pouvons prolonger ce raisonnement par un commentaire plus général. C’est Lionel Trilling – critique littéraire et non pas historien – qui fait la distinction entre snobbery et pride of class (Trilling 1964). La fierté aristocratique se justifie par des actes (... ability to fight and minister) et diffère radicalement en cela de la jouissance passive d’une pride of status qui constituerait selon Trilling le vice des sociétés bourgeoises démocratiques. Les questions d’identités bourgeoises portent sur l’appartenance : suis-je intégré dans tel cercle auquel je m’associe ? Puis-je me prévaloir de tel statut, celui que je côtoie jouit-il lui-même véritablement de ce statut ? Me voyant en sa compagnie, va-t-on m’élever au sien ? Ces questions nous renvoient à l’étymologie de snobisme : à savoir, l’absence de noblesse (sin nobile). Elle implique des phénomènes capitaux pour notre étude : la circularité, la réflexivité et la médiatisation de la valeur. Il n’en est pas à ma connaissance d’exemple plus éclatant que celui que nous offre Djuna Barnes dans Le Bois de la nuit (1957). Et s’il peut nous sembler quelque peu éloigné des mœurs britanniques, en revanche, il se rattache largement au contexte du modernisme, ne serait-ce que par sa peinture d’une bohème artistique frappée d’anomie. L’auteur y évoque aussi la dérive des American expatriates en quête de distinction (on sait qu’Eliot et Pound ne sont pas des moindres).
26Barnes dresse dans son roman la généalogie troublante d’un personnage coupé de son histoire : la vitalité de Guido Volkbein, juif d’ascendance italienne, semble reposer sur un passé de persécuté. Il éprouve une fascination pour la noblesse militaire qui, jadis, humilia son peuple. Plus encore, il s’identifie avec la race de ses maîtres et bourreaux. Or, Guido est un philistin, un antiquaire, un trafiquant de tableaux. Sa vie durant, il a recueilli les signes extérieurs de richesse – médailles, armoiries, blasons – dilapidés par l’aristocratie. Ainsi, ces biens matériels, qui sont les derniers signes d’identification d’une noblesse à laquelle il n’appartient pas, tombent entre ses mains et son statut se mesure alors à ces reliques. Il lègue donc à son fils Félix une noblesse d’emprunt, construite de toutes pièces. On retrouve ici les problèmes de la légitimité et de la descendance, car cet héritage n’épargne nullement à Félix les tourments du vulgaire. La question de l’identité le hante. Il ne peut s’appuyer sur son patrimoine pour combler la vacuité ontologique imposée par sa judaïcité (c’est l’archétype du juif errant qui transparaît à cet endroit : perpétuellement déraciné, il est sans cesse contraint d’abandonner sa terre et ses possessions).
27Félix est désireux de rencontrer un authentique représentant de la classe supérieure. À cette fin, il se mêle a une cohorte de saltimbanques qui répondent aux titres ronflants de princesse Nadja, baron von Tink et duchesse de Broadback. Mais leurs noms de scène ne font que parodier la grandeur de la vieille Europe. Le modèle authentique de cette aristocratie de carnaval ne fait qu’une brève apparition au souper auquel Félix est convié et cela seulement pour jeter ses invités à la rue. À défaut de la proie convoitée, Guido doit se contenter de son ombre carnavalesque.
28Ce portrait exemplaire nous permet de rattacher les deux pans d’un raisonnement qui va au cœur de notre sujet. Car il désigne d’une part le mimétisme déjà évoqué, ce désir d’être l’autre qui anime le personnage. Mais simultanément, il souligne la fatalité de l’exclusion qui fait de Félix un bouc émissaire. Or, ces deux éléments se trouvent constamment combinés dans l’œuvre de W. B. Yeats – œuvre tout aussi prophétique que celle de Lawrence. C’est pourquoi nous souhaitions nous interroger sur la manière dont cet auteur conçoit le sens de la distinction, et sur la place qu’il affecte à l’homme seul dans la collectivité.
W. B. YEATS
29Dans ses poèmes, Yeats oppose à l’ignorance crasse des bourgeois de Dublin l’excellence de l’aristocrate, rattachée à la tradition italienne du mécénat (Genet 1989). « In Memory of Major Robert Gregory », par exemple, se présente comme un poème élégiaque dédié à la mémoire du fils de Lady Gregory, mort au combat. Mais le Major n’est qu’un prétexte à l’évocation des modèles de l’idéal aristocratique.
30Ainsi Lionel Johnson :
That loved his learning better than mankind,
Though courteous to the worst ; much falling he
Brooded upon sanctity.
Till all his greek and latin learning seemed
A long blast upon the horn that brought
A little nearer to his thought
A measureless consummation that he dreamed.
(Yeats 1969: 148.)
31On reconnaît là l’attirance de l’homme de caractère pour une solitude essentielle, combinée à une volonté d’atteindre au divin. Cette attirance est associée à l’évocation de la chasse à courre. Il nous semble retrouver ici, au travers du symbole du cor (horn), la notion de sacrifice aux intérêts collectifs chère à l’âge d’Auguste, et souvent allégorisée dans les termes de la vénerie.
32Yeats évoque aussi la mémoire de John Synge, sacrifié à la cause irlandaise (« That Dying Chose the Living World for Text »), de sorte qu’il compense l’individualisme de Johnson. Lui aussi exulte dans la solitude, dans un lieu qui est « passionate and simple like his heart ». Enfin apparaît George Pollexfen, dernier exemple d’une authenticité de l’être assise sur des fondations solides. A son propos, la persona narrative déclare :
And solid men, for all their passion, live
But as the outrageous star incline
By opposition square and trine
Having grown sluggish and contemplative.
(Yeats 1969: 149.)
33Le Major Gregory, sujet du poème, combine les compétences des trois personnages : « soldier, scholar, horseman », traits distinctifs des élites selon le poète.
34Yeats salue donc la pose de l’homme noble qui se tient seul dans l’adversité, et il célèbre son absolue différence, qui le place en butte à l’opinion. Mais le poète est aussi choqué par l’opprobre dans laquelle l’être d’exception est tenu, car il voit là le signe de sa dégradation dans le monde moderne. Yeats est ainsi frappé par le scandale de Parnell qu’on discrédite à cause de sa relation adultérine avec Mrs. O’Shea (Genet 1989 : 191-194).
35De même, les réactions hostiles suscitées par la pièce de Synge, The Playboy of the Western Word, l’irritent (Genet 1989 : 32, 192).
36C’est le même motif qui se trouve dupliqué dans de nombreux poèmes : celui de l’homme seul, distingué de la masse, mais pourtant cerné par cette foule qui le met au banc de la communauté :
They must to keep their certainty accuse
All that are different of a base intent;
Pull down established honour ; hawk
for news
Whatever their loose fantasy invent...
(«The Leaders of the Crowd 1918»,
in Yeats 1969: 207)
37Un des sens profonds de l’œuvre de Yeats consiste précisément en une réflexion sur l’aristocratie, qui la rattache en dernière analyse à une pensée sacrificielle. Car la calomnie, le discrédit jeté sur les valeurs traditionnelles et ceux qui les incarnent, sont pour Yeats les manifestations du sacrificiel qui se nourrit de la crédulité des foules. « The Second Corning » en est un exemple lumineux. S’il faut bien voir dans cette pièce une vision eschatologique de la fin de l’ère chrétienne, celle-ci se définit alors comme désagrégation d’un ordre toujours polarisé autour d’un centre.
Things fall apart; the center cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world.
(Yeats 1969: 211.)
38Or c’est ce centre qui permettait de contrôler, de maîtriser la violence. Bien sûr, on est renvoyé à une pyramide dont l’apex est traditionnellement occupé par la gent aristocratique. Mais l’image suggère aussi l’encerclement du bouc émissaire. Ici, la violence se répand car elle n’est plus polarisée en un point précis. En conséquence ;
The ceremony of innocence is drowned;
The best lack all conviction, while the worst
Are full of passionate intensity.
(Yeats 1969: 211.)
39Le sens de la cérémonie et du degree shakespearien qui prévenait la généralisation de la violence se perd donc. Les modernes doutent, ils sont défaits par le relativisme. Ils ont perdu leur idéal. Les foules, au contraire, se laissent manipuler. Les derniers points d’ancrage de la noblesse sont des bastions assiégés : la tour de Ballylee et la demeure de Coole Park.
A spot whereon the founders lived and died
Seemed once more clear than life; ancestral trees,
Or gardens rich in memory glorified
Marriages, alliances and families
And every bride’s ambition satisfied.
Where fashion or mere fantasy decrees
We shift about-all that great glory spent
Like some poor Arab tribesman and his tent.
(«Coole Park and Ballylee»,
in Yeats 1969 : 279.)
40L’équivalence du bouc émissaire et de l’aristocrate est avalisée par de nombreuses sources, parmi lesquelles Northrop Frye (1973) mérite un intérêt tout particulier. Il repère en effet dans l’histoire des genres littéraires un déclassement progressif du héros, depuis le mythe jusqu’au roman ironique moderne en passant par les cycles légendaires et le roman bourgeois. Le protagoniste est graduellement dépouillé de ses signes distinctifs. En premier lieu, sa divinité lui est contestée. Puis au fur et à mesure que le surnaturel reflue devant la raison, ses facultés surhumaines s’amoindrissent. C’est alors son statut aristocratique, son rang et sa naissance qui, seuls, le singularisent. Son sacrifice est cette fois maquillé par l’alibi psychologique, de telle sorte que le héros semble succomber à un travers inhérent à sa nature, une tragic flaw. Le stade ultime de cette dégradation se donne à voir dans la littérature moderne, au travers de la figure de l’underdog. Cette vanité absolue de la personnalité moderne correspond chez Yeats aux grandes entreprises de nivellement du XXe siècle. Ce qu’il annonce, c’est un mouvement à rebours de l’histoire vers la condition essentielle d’une société digne et saine ; le sacrifice de soi et la grandeur d’âme.
41Il s’agit d’abord d’un retour inexorable et nécessaire au tragique, entendu comme condition et comme mode d’existence. Le poète en exploite les ressources dans « Lapis Lazuli », par exemple. L’évocation de la Première Guerre mondiale, vécue comme une apocalypse, est mise à distance au moyen d’une joie douloureuse :
Hector is dead and there’s a light in Troy;
We that look on but laugh in tragic joy.
(«Lapis Lazuli», in Yeats 1969: 337.)
42On peut donc parler d’une véritable « nostalgie des origines ». Car au-delà de la catharsis, on est renvoyé plus loin encore dans le passé, vers un ordre capable de polariser la violence, vers une grande vision païenne du monde, enracinée dans une pensée mystique parfois superstitieuse.
43Si l’on fait la synthèse des arguments présentés ici, on dégage une image pessimiste de la noblesse d’époque – image dont le trait saillant est la dégradation de son prestige. Cette représentation correspond à un mode ironique de l’écriture qui pousse les littérateurs à renverser les idoles. Mais simultanément, nos auteurs se définissent par leur mise à distance de l’idéologie du progrès, et leur volonté de restauration d’un ordre aristocratique par le recours au mythe. Théorie des cycles historiques et prophétie du second avènement pour Yeats. Philosophie des racines, et tendances régressives de l’œuvre (Le Serpent à plumes) pour Lawrence. Ces ambivalences semblent refléter le double point de vue des historiens sur le devenir des aristocraties : il hésite entre préservation et dégradation.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Ceux-ci pourraient se résumer de la manière suivante. René Girard accepte que : a) c’est l’imitation de l’autre qui informe les comportements des acteurs sociaux, économiques, etc. ; b) cette imitation est génératrice de conflits, de convoitises, de violence généralisée. Or la première institution à gérer la violence dans le groupe fut celle du bouc-émissaire. Nous avons déjà eu recours à la théorie de René Girard pour illustrer les multiples incidences du culturel sur le littéraire et nous reprendrons donc pour caractériser la théorie de René Girard certaines formulations extraites d’un article de vulgarisation récent. Ainsi, le mimétisme se déduit de la conjecture suivante : « Si c’est le projet, l’ambition, la convoitise, qui orientent le cours de l’existence et lui donnent son plein, sa temporalité, alors l’ensemble de ces motifs, qu’on peut regrouper sous le terme fédérateur de désir, constituent la dynamique de la vie humaine, celle du temps et du devenir. » Or ce n’est pas l’exercice de notre libre arbitre qui nous fait tendre vers ces objets désirables : en vérité c’est l’autre qui décide pour le sujet. L’objet lui-même n’a aucune valeur intrinsèque. Il décevra celui qui le convoite s’il parvient à le toucher. Par conséquent, on reconnaît là « une logique folle qui conduit chacun à désirer les objets inappropriables, parce qu’ils sont seuls capables d’entretenir son désir. Une pareille logique (celle de la mode, de la publicité, des sphères du commerce et de la finance, et notamment de la spéculation) conduit à des rivalités sans limites. Car si tout le monde imite le désir de l’autre, tous les biens deviennent source de violence. » Et c’est cette dernière notion qui nous conduit au grand principe énoncé par Girard : le sacrificiel, qui touche cette fois au corps social. Car « à partir de l’instant où une communauté se crée, elle doit se donner le moyen de gérer sa propre violence, sans quoi elle se condamne à l’extinction (sur le principe de loi du talion) ». Aussi, la première institution à apparaître spontanément pour réguler les affrontements dans la communauté tribale fut celle du bouc-émissaire. La démarche consiste à reporter sur une seule personne toute la responsabilité des maux qui frappent la communauté, et de décharger la violence sur elle lors d’une mise à mal (mise à mort) cathartique.
Auteur
Université de Toulouse-le-Mirail
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