Le basculement du « monde » domination symbolique et conflits de légitimité sociale dans le roman proustien1
p. 289-306
Texte intégral
1La perspective du travail que j’ai mené sur le roman de Proust a été celle de la mise à jour de l’analyse que mène l’auteur lui-même d’un « conflit social » particulier qui s’est joué au tournant du siècle dans les hautes sphères de la société française. À cette époque, l’aristocratie, qui avait vu progressivement se restreindre son pouvoir politique puis économique, conservait néanmoins la suprématie sociale. Cette dernière forteresse allait être l’objet d’une tentative d’assaut de la part de certaines couches bourgeoises. Les séquences mondaines d’À la Recherche du temps perdu mettent en scène cette lutte de légitimité. Loin d’envisager l’espace mondain sous la seule dimension du loisir ou de la futilité, attitude qu’on lui a souvent imputée, Proust le reconstruit au contraire comme celui d’enjeux sociaux centraux. La bourgeoisie nouvelle du roman avait choisi un plan d’attaque, la Culture, détectée par elle comme le point de faiblesse de cette haute aristocratie, figée depuis des siècles dans la croyance en sa supériorité naturelle, et demeurée à l’écart de la montée des savoirs et des nouvelles professions. Elle avait aussi retenu une stratégie, la lutte symbolique, c’est-à-dire tout un travail sur les représentations sociales et les visions du monde. Dans ses salons, cette bourgeoisie allait participer à « l’invention » de l’art nouveau, s’enflammer pour le combat politique, proposer la figure de l’intellectuel et de l’artiste engagé. Mais son habileté allait encore consister à accomplir ce véritable « travail de salon », dans un premier temps en silence car loin du « monde », hors du champ aristocratique, à partir de ses seules ressources, la valorisation de talents nouveaux, d’idées nouvelles. Loin d’avoir mimé la Maison aristocratique, ainsi qu’une lecture trop rapide du roman peut le laisser penser, le salon de la bourgeoisie nouvelle aura en fait « miné », à distance, les croyances qui la fondaient. Au début du roman, la Maison aristocratique et le salon bourgeois vivent à une distance « sidérale » l’un de l’autre. Ce n’est que très progressivement et par étapes que le rapprochement s’opérera, pour aboutir au bout du compte à un renversement de légitimité.
2La théorie proustienne des rapports sociaux peut ainsi se lire comme une « fable » qui conte l’histoire des rapports entre l’aristocratie et la bourgeoisie sur une période de quelques décennies. Cette fable est construite comme une succession d’analyses structurales de l’espace social à des moments particuliers du déroulement temporel. Proust personnifie d’une certaine manière chacune des deux classes à travers les personnages centraux d’Oriane de Guermantes et Sidonie Verdurin. Mais cette personnification est avant tout métaphorique et non l’expression d’une inscription de l’auteur dans un paradigme relevant de l’individualisme méthodologique. Il montre comment chacun des personnages a connu des modifications de trajectoire à travers les mutations qui ont affecté l’ensemble de l’espace social. Il montre aussi comment certains ont essayé de prendre en mains l’orientation de leur parcours et mis en place des stratégies sociales qui se révéleront plus ou moins efficaces. La duchesse de Guermantes et Mme Verdurin seront ainsi des agents sociaux particulièrement actifs. Celle-ci s’engagera dans une trajectoire d’ascension, tandis que celle-là tentera de ne pas chuter. Leurs deux destins seront ainsi organisés comme deux formes qui vont se correspondre presque terme à terme. L’auteur les construit, les donne à lire c’est-à-dire à comprendre, à travers une succession de tableaux révélant chacun un état de leur classe à un moment donné du déroulement temporel du récit. Dans chacune de ces séquences, il étudie les places respectives des uns et des autres dans le champ social de référence, il examine les types de jeu qui y sont accomplis.
LES PRÉMISSES DE DEUX DESTINS
3C’est par le côté bourgeois que Proust a choisi d’ouvrir sa première scène mondaine. Le tableau du premier dîner Verdurin démarre sur une allusion à Wagner que le jeune pianiste convié ce soir-là jouait à merveille – en particulier, la « Chevauchée des Walkyries » ou le prélude de Tristan. On aimait aussi souvent entendre chez les Verdurin la belle Sonate pour piano et violon de Vinteuil. Il est signalé au sujet de celle que l’on appelait déjà la Patronne parmi les siens, qu’elle vient d’une riche famille « entièrement obscure mais respectable », mais avec laquelle elle a volontairement coupé les ponts. Son « salon » ou du moins ce qu’elle essaye de faire passer pour tel se caractérise par son petit nombre d’invités et leur faible valeur sociale. Le soir de cette première scène, quelques personnes étaient réunies pour écouter la musique de Vinteuil : la tante du pianiste (« qui avait probablement tiré le cordon »), Odette, ancienne « petite ouvrière » dans la couture, engagée dans une carrière de demi-mondaine, qui avait amené Swann, Cottard et Brichot, respectivement médecin et universitaire. Il y avait aussi un peintre M. Biche, qui n’avait pas grande allure et auquel Mme Verdurin prodiguait ses conseils. Elle avait décrété un certain nombre de lois. Ayant fait de nécessité vertu, ce n’était ni le nombre ni la position sociale des convives qui était appréciée mais leur valeur individuelle et leur intelligence personnelle. Pour compenser le petit nombre il fallait faire clan et si la discussion était encouragée car exprimant la valeur individuelle, il fallait aussi faire corps en exprimant des jugements et des positions homogènes. La Patronne orientait ses troupes, organisait les discussions, les canalisait. Les conversations pouvaient paraître parfois intelligentes, lorsque l’un ou l’autre parlait de son métier, ou parfois grossières ou vulgaires. La qualité formelle du salon était à l’image de sa qualité sociale, hétéroclite. De très belles choses côtoyaient de moins belles. L’appartement des Verdurin, « un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin », était situé rive droite, rue de Montalivet.
4La première séquence dans laquelle Oriane est mise en scène est rapidement esquissée. Il s’agit d’en donner les contours. Elle n’est encore que princesse des Laumes et ne deviendra duchesse de Guermantes qu’à la mort de son beau-père quelques années plus tard. On la voit chez Mme de Saint-Euverte, petit salon de noblesse récente où l’on donnait une matinée musicale. Oriane arrive en retard, elle peut se le permettre étant donné le grand honneur qu’elle accorde à son hôtesse par sa présence. Elle était venue, attirée par la réputation culturelle de ce salon, qui tentait par là de pallier sa faible valeur sociale. Mais déjà il est dit d’elle qu’en matière de musique, elle est plutôt rétrograde par rapport par exemple à une Mme de Cambremer « déjà wagnérienne », encore plus par rapport à la musique nouvelle qui est jouée là ce soir-là, une sonate de Vinteuil, musicien encore inconnu des grands salons aristocratiques et dont on dit déjà qu’il a été découvert par une certaine Mme Verdurin. Oriane, qui n’aime que les valeurs sûres, est déroutée par cette musique nouvelle. Elle est cependant contente cet après-midi-là de retrouver Swann ce riche bourgeois juif et raffiné, qui possédait quelques amis parmi la société la plus huppée. En devenant l’amie de Swann elle passait parmi les siens pour très audacieuse. Ce qu’elle appréciait chez lui c’était la culture et l’intelligence. Cette première esquisse de la future duchesse expose quelques élément clés : sa position très élevée, sa culture peu étendue et rétrograde – le lieu de faiblesse de l’aristocratie est ainsi désigné d’emblée – mais elle a de l’audace en ne craignant pas de se montrer dans un salon de petite noblesse – dont elle appréciait justement la qualité intellectuelle et artistique – et en s’autorisant une amitié bourgeoise.
UNE ARISTOCRATIE D’« ESSENCE DIVINE »
5On retrouvera les deux femmes une bonne vingtaine d’années plus tard (l’affaire Dreyfus en constant contrepoint permet un repère temporel), au tournant ou au début du siècle. La « deuxième Oriane » correspond à l’épanouissement de toutes les potentialités de la première. La duchesse de Guermantes, son nouveau titre, est la figure dominante d’une aristocratie à son zénith. Cinq scènes illustreront cette époque grandiose : une « soirée d’abonnement à l’Opéra », une « matinée » et une « soirée » chez sa tante Mme de Villeparisis, un « dîner » chez elle, une « soirée » chez sa cousine la princesse de Guermantes. Ces tableaux très denses (traités sur trois volumes du roman : Le Côté de Guermantes I, Le Côté de Guermantes II, Sodome et Gomorrhe) se suivent temporellement de façon très rapprochée. Ils se déroulent sur une période d’un an à dix-huit mois (certains éléments contradictoires ne permettent pas d’être plus précis). À cette époque il y avait, précisait le narrateur étonné d’être invité par la duchesse, « entre moi et les Guermantes (c’est-à-dire entre la bourgeoisie et l’aristocratie) la barrière où finit le réel » (CGII : 376)2. Dans la scène de l’Opéra, l’auteur analyse la structuration de l’espace. En bas dans la lumière était placé le tout-venant, les gens vulgaires de la bourgeoisie. En haut, au balcon, en surplomb, dans la demi-obscurité, pouvant voir sans être vues, se tenaient les « blanches déités » de l’aristocratie. Dans cette peinture, très comique, cette caste n’appartient pas au monde des humains, elle est du côté du divin. C’est une distance « sidérale » qui sépare les deux mondes, aussi grande que celle qui oppose le « minéral » au « vivant », est-il précisé.
6À partir de ces cinq scènes tout le champ de l’aristocratie de cette époque est reconstitué. Les Guermantes y étaient en position dominante, « plus précieux et plus rares » et plutôt plus libéraux. Physiquement aussi les Guermantes étaient différents « avec ces cheveux clairs et ces yeux bleus à fleur de tête ». Mais dès le début de ce long développement un personnage retient l’attention, celui de la tante d’Oriane, la marquise de Villeparisis. Elle était née Guermantes, mais s’était peu à peu laissée marginaliser à force de comportements non conformes. Le déclassement de la marquise avait été progressif, « certes si à un moment donné de sa jeunesse Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d’appartenir à la fine fleur de l’aristocratie s’était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s’était mise à accorder de l’importance à cette situation après qu’elle l’eut perdue » (CGI : 187). Par bravade ou pour choquer son milieu qu’elle trouvait guindé, Mme de Villeparisis aimait mélanger les genres. Chez elle maintenant « telle snobe ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires ». Ainsi à peine pénètre-t-on dans l’univers des Guermantes que l’on est aussitôt confronté au problème du déclassement.
7Parmi les Guermantes la position « théorique » la plus élevée était celle du prince et de la princesse, cousins du duc et de la duchesse et du baron de Charlus, frère du duc. La princesse avait sa « baignoire » à l’Opéra où elle recevait la princesse de Parme et la duchesse. Mais alors que cette grande dame, très classique, apparaissait dans une tenue d’apparat, Oriane pour se démarquer de ce vieil habitus aristocratique se permettait d’arriver dans une « tenue toute simple ». Par ce genre de comportement, par la façon dont elle savait se faire rare et lançait des invitations selon des principes qui ne relevaient pas d’un ordre directement compréhensible, la duchesse avait acquis auprès des siens une aura particulière.
LE « GÉNIE » DE LA FAMILLE OU LE « SENS DU JEU »
8Mais les originalités d’Oriane étaient à l’époque parfaitement maîtrisées. Proust utilise une expression drôle et juste, le « Génie3 de la famille », pour désigner cet habitus intégré depuis des siècles au plus profond des Guermantes, ce sens inné du jeu social qui les faisait se comporter exactement comme il convenait en dehors même de toute conscience de leurs actes. Ce « Génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future ». Pur esprit, invisible mais hautement présent, il surveillait le moindre geste de chacun d’entre eux. Malgré son immatérialité le Génie était « évidemment tapi tantôt dans l’antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire “Madame la duchesse”. » S’il veillait à tout mais pouvait aussi prendre les formes les plus diverses, « parfois il n’(était) qu’intonation, mais parfois il était aussi tournure, air de visage... » (CGII :441). Le Génie à cette époque fonctionnait parfaitement bien, tel un pilote automatique traçant la route d’une embarcation. Il permettait à la duchesse d’être originale mais par un processus de compensation, il rectifiait de lui-même ce qui aurait pu passer pour des incartades.
9La scène du dîner chez la duchesse qui est développée dans le roman presque sur un volume entier (CGII) illustre bien la domination symbolique qu’exerçait encore à l’époque la haute aristocratie. Le narrateur inconnu de tous les convives représentait ce soir-là la petite touche d’originalité qui conférait aux dîners de la duchesse « ce charme particulier ». Si Oriane était une aristocrate « éclairée », elle n’en était pas pour autant une « femme à salon ». Il n’était pas question que chez elle des hommes de lettres ou de sciences accaparent le devant de la scène. Elle avait parfois « des hommes très doués dans leur métiers, médecins, peintres ou diplomates mais qui n’avaient pu réussir dans leur carrière parce que leur intimité avec les Guermantes avait empêché qu’ils fussent reconnus par leur pairs. » Car constate Proust « dans les corps fortement constitués » on est « impitoyable pour tout élément étranger » ; « l’étranger c’était le médecin mondain ayant d’autres manières, d’autres relations » et le médecin qui « donnait des dîners mixtes où l’élément médical était noyé dans l’élément mondain, [...] signait sa perte » (CGII : 459), c’est-à-dire que lorsqu’il y avait un poste important à pourvoir « c’est le nom d’un médecin plus normal, fût-il plus médiocre, qui sortait de l’urne fatale »4. Chez les Guermantes il fallait être libre d’esprit « avec ce charme indéfinissable odieux à tout “corps” tant soit peu “constitué” » (CGII : 460) et « l’“Esprit Guermantes” faisait taxer de raseur, de pion, ou bien de garçon de magasin, tel ministre éminent auprès duquel la duchesse baillait ».
10Il y a là une analyse tout à fait pertinente de cette coupure « culturelle » entre l’aristocratie et la bourgeoisie encore très marquée à cette époque et bien spécifique au cas français. Alors que les salons bourgeois et de noblesse récente avaient encouragé et accompagné les changements de cette fin de siècle, l’aristocratie était restée enfermée dans sa tour d’ivoire. Et ce contrairement à ses homologues anglaises et allemandes qui avaient participé aux affaires et à l’administration politique depuis déjà longtemps. Comme l’a bien montré Norbert Elias (1985, 1991), la spécificité française avait été celle d’un équilibre des pouvoirs que la monarchie avait su établir entre une aristocratie entièrement mobilisée autour des enjeux de cour et une bourgeoisie robine exerçant des fonctions administratives. Pour se démarquer de ceux dont les professions exigeaient l’acquisition de compétences, donc des comportements de labeur, les aristocrates valorisaient le dilettantisme et les seules formes de production intellectuelle qui étaient autorisées à un membre de la noblesse étaient les Mémoires rappelle Elias5.
11La « vacuité » de la culture aristocratique est bien analysée à travers le regard « naïf » du narrateur à l’issue du dîner chez la duchesse. Il ne comprenait pas ce qui s’était passé durant le repas ; il avait même pensé que c’était sa présence qui avait perturbé l’assemblée, l’empêchant d’être « elle-même ». Il s’attendait à assister à quelque chose de merveilleux, à la révélation d’une culture d’une qualité supérieure et finalement c’était lui qu’Oriane cherchait à mettre en valeur auprès des siens, lui qui par sa culture lui servait à elle de faire-valoir ! Et dans un très joli passage, il prend soudain conscience du caractère éminemment « terrestre » d’une aristocratie qu’il croyait jusqu’alors participer du « divin ». En perdant sa « croyance » c’est aussi le charme que l’aristocratie avait pour lui qui se fissure. « Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés » (CGII : 544), constatait le narrateur avec une certaine tristesse.
12À la fin de cette séquence on a en main tous les éléments pour comprendre l’espace social aristocratique, son fonctionnement, les places réciproques et les caractéristiques de ses principaux protagonistes. On saisit tout le travail personnel entrepris par Oriane. C’est elle qui s’était accordé, qui était en position de s’accorder, le plus de marge de liberté. Si la princesse était « la » plus grande dame de l’aristocratie, cela n’était vrai qu’au niveau théorique. Oriane avait su se construire comme référence sociale de fait encore supérieure, car plus complexe, plus rare et plus désirée. C’est sans doute sa relative précarité financière (le duc et la duchesse résidaient dans la même maison que des bourgeois) qui l’avait rendue plus vigilante aux risques de déclin social et l’avait poussée à cette difficile tentative de modernisation de son capital culturel. En cela elle était un des rares éléments dynamiques de sa caste.
ARTS, SCIENCES ET POLITIQUE LA CONSTRUCTION D’UN SALON INTELLECTUEL
13Après la séquence très vaudevillesque de la première époque où Proust caricature à gros traits le premier salon Verdurin, durant longtemps il ne l’évoque plus qu’en contrepoint du salon d’Odette qui occupe plus souvent le devant de la scène. Swann a fini par l’épouser. Malgré son origine de demi-mondaine, sa vigilance, l’argent et la réputation sociale de Swann ont permis à Odette de constituer un salon de bonne qualité. Elle recevait Bergotte, écrivain célèbre et sa situation mondaine était bien supérieure à celle de la Patronne. Les chemins de l’ascension sociale de Mme Verdurin avaient été plus détournés, plus complexes, la démarche empruntée toute différente mais déjà annoncée comme efficace. De façon très consciente, elle n’avait jamais fait allégeance aux valeurs officielles. Elle avait « l’art de savoir “réunir”, de s’entendre à “grouper”, de “mettre en valeur”, de “s’effacer”, de servir de “trait d’union”. Mme Verdurin était elle-même un salon » (JF : 601).
14Cette deuxième Mme Verdurin est concentrée dans une seule scène qui se situe à la même époque que les sous-séquences de la deuxième Oriane. Le narrateur était invité ce soir-là à dîner dans un manoir en Normandie loué pour l’été.
« J’avais oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la musique “nouvelle”, évolution d’ailleurs démentie par eux, et qu’ils continueraient à démentir jusqu’à ce qu’elle eut abouti, comme ces objectifs militaires qu’un général n’annonce que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne pas avoir l’air battu s’il les manque. Le monde était d’ailleurs, de son côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à les considérer comme des gens chez qui n’allait personne de la société mais qui n’en éprouvent aucun regret. » (S G : 870.)
15Puisque le temps lui était imposé comme contrainte externe, étant donné la distance sociale à parcourir entre le point de départ de son salon et celui d’arrivée escomptée, Mme Verdurin avait fait en sorte de feindre de se mettre hors temps, faisant des choix de gens, de thèmes d’intérêt, prétendument hors mode. Une de ses plus grandes réussites résida en effet dans ce jeu qu’elle sut engager avec le temps, à travers des anticipations sur la valeur qu’allaient prendre ses mises. Elle avait de plus fait tout cela avec finesse, c’est-à-dire sans avoir eu l’air de rechercher la notoriété de son salon.
« Le salon Verdurin passait pour un Temple de la musique. C’était là assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Enfin certains jeunes gens du Faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition. » (SG : 870.)
16Elle avait réussi à rendre prestigieux un musicien au demeurant toujours assez confidentiel. Dans le même temps elle était parvenue à faire connaître son salon, resté pourtant à l’écart du monde. Il est à nouveau souligné ici qu’un bon niveau culturel à cette époque était plus le fait de la bourgeoisie que de l’aristocratie dont seuls quelques éléments éclairés, comme ici ces « mères intelligentes », avaient saisi l’enjeu6. Mme Verdurin aussi avait saisi que l’inculture de la noblesse représentait son talon d’Achille. Ce n’est pas au hasard que Mme Verdurin avait choisi le domaine artistique comme terrain d’investissement. Il représentait un lieu peu institutionnalisé, peu structuré de l’espace social, où les coups de force symboliques étaient possibles. C’était aussi en y privilégiant l’avant-gardisme que ceux-ci risquaient d’être rentables. Et c’était encore en raison de ce travail de lutte cognitive à accomplir, où il s’agissait d’imposer un goût, c’est-à-dire une vision, que le fonctionnement en clan serré s’était imposé. Pour tenter d’imposer de nouvelles visions, pour faire croire, il fallait croire, en bloc (Bourdieu 1992).
17Les prises de position du salon Verdurin, qui palliaient des positions encore peu élevées, avaient aussi comme terrain d’attaque la politique. C’est dès le début et dans un grand isolement que la Patronne avait choisi le camp de Dreyfus et elle s’était montrée intransigeante avec les opinions de ses fidèles. C’était un choix plus risqué que celui retenu par Odette, l’anti-dreyfusisme.
« Certes le petit clan Verdurin avait actuellement un intérêt autrement vivant que le salon avant tout bergottique de Mme Swann. Le petit clan était en effet le centre actif d’une longue crise politique arrivée à son maximum d’intensité : le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaient pour la plupart tellement antirévisionnistes, qu’un salon dreyfusard semblait quelque chose d’aussi impossible qu’à une autre époque un salon communard. » (SG : 743.)
18Mais en bonne joueuse elle avait eu là, comme pour la majorité de ses choix culturels, un grand sens de l’anticipation. À travers une grande partie du roman l’auteur montrera le rôle de révélateur ou d’opérateur d’anomie qu’allait jouer « l’Affaire » en brouillant toutes les frontières sociales habituelles. Oriane, qui avait encore à cette époque un sens social très aiguisé, avait bien perçu cela : « C’est très joli l’affaire Dreyfus, mais alors l’épicière du coin n’a plus qu’à se déclarer nationaliste et vouloir en échange être reçue chez nous » (FUG :222). Proust semble nous montrer que Mme Verdurin par son « travail de salon » et à travers son investissement dans l’affaire Dreyfus avait participé au mouvement d’« invention des intellectuels » comme groupe social autoproclamé (Charle 1990), même s’il ne le dit pas dans ces termes-là. Presque tous les personnages importants du roman prendront position par rapport à l’Affaire, prises de position qui sont aussi révélatrices de leurs positions dans le champ social. Puis l’évolution des prises de position de certains participera ou témoignera de l’évolution du champ. C’est ainsi que le prince « nationaliste et antisémite par principe » finira dreyfusard. Le duc, moins nationaliste et moins antisémite, passera aussi de l’« anti » au « pro » ; la duchesse également. Robert de Saint-Loup était lui dreyfusard (par réaction à son milieu) ; il finira « anti », etc. Quant à Mme Verdurin, sa clairvoyance et la sûreté de son jugement prodreyfusard, qui ne variera pas, seront reconnues par tous.
19La Patronne avait reproduit à la Raspelière le même rituel qu’à Paris. Tous les mercredis elle composait ses dîners avec un savoir-faire affiné par les années. Cette nouvelle analyse d’une soirée Verdurin, entreprise dans la deuxième partie de Sodome et Gomorrhe, est construite sur le même modèle que la précédente. Les convives sont énumérés et mis en scène les uns après les autres avec leurs caractéristiques. On apprend ce qu’étaient devenus les « fidèles », quels étaient les « nouveaux ». Cottard et Brichot avaient mené de brillantes carrières dans leur institutions respectives, la Faculté de médecine et la Sorbonne, et ne rêvaient plus que de couronner leur réussite professionnelle par une touche mondaine. C’est pourquoi leur fidélité à Mme Verdurin avait été totale tant ils étaient persuadés que son salon avait toujours été l’un des premiers.
20Le choix d’un médecin et d’un universitaire fait vingt ans auparavant par Mme Verdurin, c’est-à-dire de la science et de la culture comme autres spécialités de son salon, avait été judicieux. Elle les savait encore peu investies par l’aristocratie, mais comprenait aussi le poids de ces nouveaux savoirs dans la société moderne telle qu’elle était en train d’émerger. Le peintre Biche du premier salon était devenu le célèbre Elstir (dont même la duchesse a déjà acheté des toiles). On y trouvait encore quelques éléments nouveaux de bonne qualité individuelle, un philosophe, un sculpteur, ainsi que la princesse Sherbatoff, pathétique et déchue, mais dont le nom fait encore illusion parmi cette société. Il y avait aussi à dîner ce soir-là les propriétaires, les Cambremer, petits nobliaux de province, flattés à l’idée d’être présentés à Charlus, présentation pour eux inattendue autant qu’inespérée. Mme Verdurin avait en effet accepté ce personnage dont elle ignorait l’identité sociale qui accompagnait Morel, jeune violoniste inconnu, convié à exercer ses talents. Et alors que pour elle les Guermantes représentaient ce qu’il y avait de plus attirant mais aussi de plus inaccessible, elle en recevait un sans en avoir conscience. Elle avait même honte de lui devant ses autres invités, ce qui entraîna des quiproquos du plus haut comique. Ce n’est qu’à l’issue de la soirée qu’elle allait comprendre qui était Charlus.
21À cette époque l’aristocratie et la bourgeoisie étaient encore tellement éloignées qu’elles avaient l’une de l’autre une vision complètement erronée.
« Le sculpteur fut étonné d’apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses mœurs (...) ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait [...]. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine étaient entièrement ignorées. » (SG : 902.)
22Le baron de son côté éprouvait une certaine honte à aller chez les Verdurin, mais son attirance pour Morel avait été plus forte et il l’avait suivi.
« Charlus pour qui dîner chez les Verdurin n’était nullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu, était intimidé comme un collégien qui entre pour la première fois dans une maison publique et a mille respects pour la patronne. » (Ibid.)
23Plusieurs anecdotes viennent encore traduire cette incommunicabilité entre les deux classes. Les Verdurin ne connaissant pas les règles hiérarchiques placent le marquis de Cambremer à une place plus honorifique que le baron de Charlus. Celui-ci rit de cette maladresse et conclut que de toutes les façons cela n’avait aucune importance « ici ». Ce soir-là, malgré leur difficulté à communiquer, le rapprochement symbolique entre les deux classes à été mené par l’intermédiaire du plus légitime des aristocrates. Au niveau du sens de cet épisode, on peut estimer que Charlus, dans sa faiblesse personnelle, a introduit le ver dans le fruit. Les scènes suivantes vont en découler, presque mécaniquement.
24On retrouve la troisième Mme Verdurin quelques mois après le précédent épisode (au début de La Prisonnière). Les Verdurin avaient depuis un certain temps déjà déménagé vers la rive gauche, quai Conti, dans un splendide hôtel particulier (« ancien hôtel des ambassadeurs de Venise ») où objets et meubles étaient d’une grande qualité, renforçant dans cette symbolique spatiale le travail symbolique mental effectué dans leur salon. Pour « lancer » son nouveau protégé, Charles Morel, Charlus convie tout le Faubourg Saint-Germain à une soirée musicale chez Mme Verdurin. Lancée par Charlus cette invitation fut honorée par presque tous. La musique était bonne, mais ces dames ne l’appréciaient pas et, ne sachant quelle attitude exprimer, applaudissaient bruyamment. Mme Verdurin pour sa part savait déjà manifester dans son corps une certaine retenue. C’est sans doute ce soir-là que le « monde » a vacillé. Une fois qu’il était venu le Faubourg allait revenir chez Mme Verdurin. On était alors au début du nouveau siècle, « l’affaire Dreyfus n’est finie que depuis deux ans » apprend-on en effet incidemment.
LE BASCULEMENT DU MONDE ET L’EFFONDREMENT DE LA CROYANCE
25À cette troisième Sidonie Verdurin correspond une troisième Oriane, « quelque temps plus tard » (La Fugitive), mais tout cela se situe sur une courte durée. La duchesse, qui n’avait jamais fait de concessions, qui, ayant conscience de ce que cela aurait signifié, avait été la seule du Faubourg à ne pas être allée à la soirée Verdurin, va soudain faillir. Le « Génie » de la famille est comme « déprogrammé ». Dévorée de curiosité elle va accepter de recevoir Gilberte, la fille d’Odette et de Swann, que beaucoup de dames du Faubourg invitaient désormais. Cette troisième Oriane et la quatrième qui va lui succéder ne sont peintes que rapidement, en évocation, il n’y a plus grand-chose à dire d’elle sinon que par un petit acte anodin, la dernière digue qui protégeait le Faubourg Saint-Germain va céder. À travers deux mariages « impensables » il fait alliance avec la bourgeoisie. On apprend que Gilberte va épouser Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse, et Mlle d’Oloron, la fille adoptive de Charlus, nièce de Jupien, épouse le fils Cambremer, dont la mère est née Legrandin. Et comme pour souligner la dérision de telles alliances, l’auteur annonce les catastrophes qui vont bientôt les marquer. Mlle d’Oloron mourra de la grippe peu après son mariage tandis que son mari était déjà un inverti ; Robert de Saint-Loup lui aussi préférera les hommes puis mourra à la guerre.
26Pendant un temps les bourgeoises d’un côté, les aristocrates de l’autre se retrouvèrent alternativement, chacune son jour, chez Gilberte, « comme si le contact de Mme Bontemps ou de Mme Cottard avec la princesse de Guermantes ou la princesse de Parme eût pu, comme celui de deux poudres instables, produire des catastrophes irréparables » (FUG : 668). « Mais cela ne dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en comble » (FUG : 669). Et alors que Mme Verdurin, par un travail incessant, avait mis plus de vingt ans à engranger dans son salon un très léger bénéfice social, Charlus puis Oriane par leurs incartades et en quelques mois, vont ouvrir les vannes d’une aristocratie d’ailleurs toute prête à se laisser envahir. C’est la lecture métaphorique qu’on peut faire des événements, mais ce n’est pas de cette façon simpliste que l’auteur analyse le changement social. Il laisse à penser que pour l’aristocratie il y eut deux stratégies possibles devant la montée des nouvelles couches bourgeoises, celle de la fermeture et du rigorisme (les Courvoisier, le prince et la princesse de Guermantes), celle de l’ouverture et de l’innovation (Oriane), mais que les deux devaient échouer.
27Les années passent, la guerre a éclaté. Dans le bouleversement général, la quatrième Mme Verdurin verra sa position s’affermir. Elle est devenue la reine du Tout-Paris (Le Temps retrouvé) et tient salon dans un grand hôtel parisien où elle s’est réfugiée. Durant ces années de guerre elle avait en quelque sorte profité du désordre généralisé pour émerger comme personnalité dominante, donnant l’illusion qu’elle avait, par ses prises de position, le pouvoir de rendre obsolètes les valeurs et critères d’évaluation d’avant-guerre. Elle avait resserré ses mises sur les domaines de l’information et de la réflexion intellectuelle. Chacun aspirait dans cette époque troublée à se tenir au courant et tenter de comprendre l’évolution de la situation politique. Avant tout le monde elle s’était positionnée parmi les personnes les mieux informées, les plus intéressées par les événements, opérations militaires et prises de position politiques. Rien ne lui échappait. Chaque matin elle se plongeait avec avidité dans la lecture de tous les journaux ; elle avait un avis sur tout.
« Pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu’il y avait dans le communiqué du soir, ce qu’on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait [...]. Dans la conversation Mme Verdurin pour communiquer les nouvelles, disait “Nous” en parlant de la France. » (TR : 729.)
28Cependant les principes qui présidaient à l’organisation de son salon n’avaient pas changé, ils s’étaient seulement affinés. L’intelligence, les capacités d’analyse et de compréhension étaient les qualités requises pour y participer, comme au temps de l’affaire Dreyfus. À cette époque et durant fort longtemps son salon avait évolué en deçà de la scène sociale. Après, il avait attiré un à un les éléments de l’aristocratie. Si Mme Verdurin avait pu acquérir pendant ces années de guerre cette position d’informatrice privilégiée, c’était grâce à tout ce travail symbolique accompli avec méticulosité durant si longtemps. La justesse de ses jugements en matière d’art et de politique avait été reconnue par tous.
« Du reste pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu’elles s’en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois. [...] Mme Verdurin disait : “Vous viendrez à cinq heures parler de la guerre”, comme autrefois “parler de l’Affaire”, et dans l’intervalle : “Vous viendrez entendre Morel”. » (TR : 730.)
29Le temps passe ; on est au début des années vingt. La guerre, après l’affaire Dreyfus a achevé le laminage de l’ordonnancement social antérieur. C’est le temps des bilans. Le narrateur reçut un jour un carton d’invitation pour une matinée chez le prince de Guermantes dont l’adresse l’étonna. Ainsi on apprend que celui-ci venait de se faire construire un magnifique hôtel particulier avenue du Bois (l’actuelle avenue Foch), dans ce quartier de « nouveaux riches ». Par ce simple détail, le narrateur sentit subitement s’altérer en lui l’image magique qui était celle qu’il avait toujours gardée du prince.
« C’est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que, s’ils veulent que nous croyions en eux, il faudrait d’abord qu’ils crussent en eux-mêmes, ou au moins qu’ils respectassent les éléments de notre croyance [...] un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser, et du prince de Guermantes maintenant qu’il avait percé lui-même les éléments de notre croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand chose. » (TR : 857.)
30Et au rapport de fascination que le jeune homme avait entretenu avec cette famille, va succéder chez l’homme mûr un détachement amusé !
31En arrivant à pied à cette matinée le narrateur rencontra Charlus. Il eut de la peine à le reconnaître tant il paraissait diminué par une récente attaque ; il était accompagné de Jupien qui veillait désormais affectueusement sur lui. Le baron, retrouvant Mme de Sainte-Euverte, celle-là même envers laquelle il avait toujours exprimé le plus profond dédain, la salua jusqu’à terre.
« Il saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu’il saluait (les articles du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la mémoire), peut-être par une incoordination des mouvements [...]. Il la salua avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes [...]. Et un enfant, sans la fierté qu’ils ont, c’était ce qu’il était devenu. » (77 ? : 861.)
32La dame fut très flattée par ce salut mais en même temps elle en tira un certain dépit car ce qui constituait le fondement de son admiration pour Charlus s’évanouit :
« Or cette nature inaccessible et précieuse qu’il avait réussi à faire croire à une Mme de Sainte Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l’anéantit d’un seul coup... » (TR : 861.)
33Ce simple geste dont l’auteur laisse volontairement l’origine floue, une volonté, mais d’un esprit troublé par la maladie, ou une incohérence des mouvements de l’homme diminué, eut pour effet soudain d’altérer chez cette dame sa « croyance » en la supériorité naturelle, « essentielle », de Charlus, comme avait aussi disparu le « charme » du prince pour le narrateur, c’est-à-dire son charisme, par le simple fait qu’il était allé habiter avenue du Bois ! Ces quelques réflexions placées ici sur le phénomène de la croyance comme étai de la structure sociale sont tout à fait importantes7. La légitimité de la noblesse reposait dans sa croyance et la croyance des autres en sa supériorité « naturelle ». Que la croyance faiblisse et cette légitimité s’effondre.
LE SALON DE L’AVENUE DU BOIS OU LA MONTÉE DE L’ANOMIE
34Durant cette soirée, une autre rencontre étonna l’homme presque âgé qu’était devenu le narrateur, celle avec son ancien camarade Bloch. Autrefois celui-ci n’aurait jamais été convié chez le prince et la princesse qui ne recevaient « ni juifs, ni bonapartistes, ni républicains ». Bloch lui posa mille questions sur les personnes présentes. Après avoir identifié la princesse, il dit la trouver beaucoup moins belle qu’il ne l’avait imaginée d’après les descriptions qu’on lui en avait toujours faites. « Je fus obligé de dire à Bloch qu’il ne parlait pas de la même personne... » (TR : 955). Et ce n’est qu’à ce moment qu’on apprend le destin de Mme Verdurin. Cette donnée, structuralement capitale, est glissée là comme incidemment, accentuant l’effet comique de la situation. L’auteur, sans insister plus, nous révèle la dernière transformation du champ mondain. Son mari étant mort quelques années auparavant elle avait épousé le duc de Duras, « qui avait été une transition utile », veuve à nouveau, c’était cette fois-ci le prince de Guermantes, ruiné par la défaite allemande, qu’elle avait épousé et « renfloué » !
35Dorénavant la personne de Mme Verdurin, nouvelle princesse de Guermantes ne sera à peu près plus évoquée ; durant cette réception où elle est maîtresse de maison à part entière, elle sera presque inexistante. Étant arrivée à ses fins, elle n’avait plus à « travailler » l’espace social, à lancer des idées et des modes. Elle n’avait plus qu’à maintenir un léger entretien symbolique, pour tenter par exemple, sans grande conviction, de réécrire l’histoire. C’est ainsi que désormais elle racontait les événements de telle façon qu’on pouvait la croire liée aux Guermantes depuis très longtemps. Et tandis que la scène se déroule dans le salon de Mme Verdurin-Guermantes, c’est presque exclusivement sur Oriane que va dorénavant porter l’éclairage. En étant attentif à son comportement mais surtout en entendant les réactions des convives à son égard, le narrateur allait prendre conscience du déclin de cette aristocratie qu’il imaginait autrefois posséder la pérennité du minéral. Le « Génie » des Guermantes semblait toujours présent dans tous les gestes d’Oriane, mais il tournait à vide. Que pouvait-il bien encore induire ou protéger ?
36Suivent alors les plus beaux morceaux, les passages les plus explicites sur les multiples mouvements qui avaient agité cette société. En voyant à cette matinée de nombreuses personnes dont la présence eût été impensable autrefois chez le prince, le narrateur prit conscience de la radicalité de la transformation de sa « maison » devenue « salon ».
« Un certain ensemble de préjugés aristocratiques, de snobisme, qui jadis écartait automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s’harmonisait pas avec lui avait cessé de fonctionner. Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. » (TR : 957.).
37Si le terme n’est pas utilisé par Proust, l’analyse qu’il fait de cet ultime salon comporte une théorie de l’anomie. Le mélange social qui caractérisait ce dernier salon Verdurin-Guermantes, avait pour conséquence sa transformation en une scène où le spectacle se lisait en différents langages. Ce salon était devenu « anomique » au sens étymologique du terme (nomos comme règle mais aussi comme division, vision), c’est-à-dire que le nomos y était effondré (« ses ressorts brisés »), ce qui entraînait la possibilité que n’y domine plus une seule vision du monde, un seul système de références. Chacun lisait ce qui s’y passait avec sa propre vision. Il y avait en fait deux systèmes d’interprétation qui coexistaient, l’ancien et le nouveau. Ce qui donnait lieu à des quiproquos comiques.
« Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de choses parce qu’elle connaissait des actrices, etc., les dames aujourd’hui vieilles de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire. [...] De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d’État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : Est-ce même la peine d’inviter Oriane ? Elle ne viendra pas. » (TR : 959.)
38Continuant à railler Mme de Cambremer toujours aussi « bas-bleu », la duchesse avait par contre toutes les faiblesses pour des femmes qui comme Rachel étaient artistes et se moquaient des prétentions petites-bourgeoises d’ascension sociale.
39Les risques pris par la nouvelle princesse auront tous été payants alors que ceux pris par la duchesse auront contribué à sa décadence. Ce n’est pas tant que la première ait été plus intelligente que la seconde mais Γ habitus de classe d’Oriane était désormais décalé. Elle avait acquis une connaissance superficielle des arts nouveaux et laissait percer sa maladresse en les commentant. Durant longtemps elle avait mené une stratégie audacieuse tentant d’intégrer les valeurs de la modernité. Mais le renouvellement normatif général, qu’elle n’assimilait que lentement, s’accélérant, elle multiplia des « prises de risques » qui à ses yeux n’en étaient pas puisqu’elle était toujours persuadée qu’elle détenait une fois pour toutes le pouvoir de « décréter » la valeur sociale.
« Mme de Guermantes, au déclin de sa vie, avait senti s’éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n’avait plus rien à lui apprendre. L’idée qu’elle y avait la première place était aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu’elle jugeait inébranlable... » (TR : 1004.)
40C’était presque pour se distraire qu’elle s’était mise à recevoir toutes sortes de gens, des artistes, comme sa tante de Villeparisis l’avait fait autrefois. « Elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer tel ou tel ». Et alors qu’Oriane était « la seule d’un sang vraiment sans alliage, elle qui étant née Guermantes, pouvait signer Guermantes-Guermantes », elle était perçue par les jeunes gens récemment reçus chez elle et qui ne savaient pas « ce qui avait précédé », comme quelqu’un « d’une moins bonne cuvée, d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée » (TR : 1004). Oriane avait ainsi laissé s’embrumer son image, à force d’être amie avec n’importe qui, d’abord par défi, puis par négligence, ou par inconscience. Cela se traduisait selon le narrateur par un certain affadissement de sa personnalité. Dans cette ultime scène, il ne retrouvait pas chez elle « l’esprit » qu’il lui avait toujours connu ; elle paraissait fatiguée et disait énormément de bêtises. Parfois seulement ses beaux yeux pétillaient et elle pouvait faire quelques « sorties très spirituelles». Son évolution se percevait aussi dans la façon qu’elle avait maintenant de recevoir. Elle avait désormais non plus une « maison » comme auparavant, mais plutôt un « salon ».
« Elle me vanta surtout ses après-déjeuners où il y avait tous les jours X... et Y... Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à “salons” qu’elle méprisait autrefois. » (TR : 1026.)
41Mme Verdurin qui « était elle-même un salon » avait atteint la Maison Germantes, mais était-ce toujours d’une maison aristocratique qu’il s’agissait puisque Oriane était devenue « une femme à salon » ? L’auteur ironise à propos de ces mouvements de mobilité croisée, en annonçant des parcours devant à nouveau s’inverser. La fille de Gilberte, dont il est dit qu’elle deviendra duchesse de Guermantes, « se mariera avec un obscur homme de lettres faisant retomber d’un coup l’œuvre ascendante d’Odette et de Swann ».
42Le caractère pathétique des dernières scènes du roman a souvent fait taxer Proust de nostalgique. Mais les bouleversements sociaux analysés dans le roman correspondent à son contexte historique. Leur appréhension ne correspond nullement à un jugement de valeur ni à une nostalgie d’une époque révolue. Contrairement aux représentations évolutionnistes dominantes à l’époque, Proust exprime une conception plus cyclique de l’Histoire. Le dérèglement social qu’il constate comme une dimension dominante de l’époque, n’est pour lui qu’une expression particulière du caractère lluide, mouvant de la réalité sociale. A certaines périodes le principe du monde comme « horlogerie bien huilée » domine. La rigidité du code pouvant contenir l’édifice, les rapports sociaux se reproduisent à l’identique. À d’autres moments, pour des raisons multiples, c’est la mobilité qui l’emporte. Dans la première phase du cycle analysé dans la Recherche, les classes sociales sont bien distinctes, l’aristocratie fonctionne comme une pompe refoulante et repousse « naturellement » tous les éléments étrangers. Dans la phase suivante les groupes sociaux sont amenés à se rencontrer et à échanger (mariages), pour enfin se confondre dans un troisième temps. Mais le « monde est réglé par des lois » et sa fluidité comme sa non-pérennité sont parmi celles-ci :
« Une situation mondaine tout comme autre chose n’est pas créée une fois pour toutes mais aussi bien que la puissance d’un empire se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuelle continue [...], la création du monde n’a pas lieu au début, elle a lieu tous les jours. » (FUG : 348.)
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BIBLIOGRAPHIE
10.3406/ahess.1977.293828 :Bourdieu, Pierre, 1977a, « Sur le pouvoir symbolique », Annales, économies, sociétés, civilisations, 3, mai-juin : 405 411.
– 1977b, « La production de la croyance, contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, 13, février : 3-43.
– 1992, Les règles de l’art, Paris, Le Seuil.
Charle, Christophe, 1990, Naissance des « intellectuels », 1890-1900, Paris, Éditions de Minuit.
– 1991, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Le Seuil.
Elias, Norbert, 1985, La société de cour, Paris, Flammarion.
– 1991, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy.
Sennett, R., 1992, La ville à vue d’œil, Paris, Plon.
Notes de bas de page
1 Une version antérieure de ce texte a été publiée dans Actes de la recherche en sciences sociales, (105, décembre 1994 : 60-70) sous le titre : « De la “maison” au salon : des rapports entre l’aristocratie et la bourgeoisie dans le roman proustien ». Le travail auquel il correspond a donné lieu aussi à un ouvrage intitulé Proust sociologue (Paris, Éditions Descartes 1997).
2 Initiales et pages du volume du roman : Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983. JF, À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; CGI, Le côté de Guermantes I ; CGII, Le côté de Guermantes II ; SG, Sodome et Gomorrhe ; FUG, La fugitive ; TR, Le temps retrouvé.
3 « Génie » au sens étymologique signifie aptitudes, dispositions innées.
4 « Une partie des élites universitaires traditionnelles ou les plus professionnelles (juristes, médecins, quelques scientifiques ou littéraires de renom) parviennent à se fondre au sein des élites dominantes ou à s’allier à elles, en jouant les experts, les conseillers ou les idéologues, mais c’est au prix du renoncement à leur autonomie ou à la perte de la véritable excellence aux yeux de leurs pairs. » (Charle 1990.)
5 Elias (1985 : 100). Sennett (1992) évoque aussi comment sous Louis-Philippe toute une partie de l’aristocratie avait manifesté une prise de distance vis-à-vis d’un régime qui ne valorisait que les réussites individuelles, les « carrières » et l’argent. On avait alors parlé d’« émigration intérieure » pour désigner ces comportements de moquerie et de mépris par rapport aux ambitions individuelles, comportements qui s’étaient transformés chez de nombreux aristocrates en habitus de classe.
6 Cf. Christophe Charle : « Les corps reposant sur une forte sélection scolaire sont presque entièrement aux mains des roturiers. De même la noblesse n’exerce plus d’activités intellectuelles que dans les secteurs marginaux, les plus traditionnels ou sur un mode amateur » (1991 : 238).
7 « Les prises de position idéologiques des dominants sont des stratégies de reproduction tendant à renforcer dans la classe et hors de la classe, la croyance dans la légitimité de la domination de classe » (Bourdieu l977a : 411). Et aussi du même auteur (1977b).
Auteur
Institut de recherche interdisciplinaire en socioéconomie, Centre national de la recherche scientifique, université de Paris-Dauphine
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