Pompe en noir et blanc : présentation officielle des dames à la cour de Suède
p. 203-219
Texte intégral
1Les rituels de pouvoir ont des caractéristiques qui déroutent, un sujet que l’historien David Cannadine et l’anthropologue Maurice Bloch ont traité dans le livre Rituals of Royalty (Cannadine 1992 : 1). « Pour quelle raison exactement les cérémonies impressionnent-elles ? Et quelles sont les pierres qui en forment réellement le soubassement1 ?» J’aborderai ici ce type de questions en décrivant comment les femmes et la classe sociale ont marqué un rituel accompli chaque saison, à Stockholm, jusqu’en 1962. Des femmes, jeunes et plus âgées, membres de l’establishment politique et social, étaient introduites à la cour en faisant une profonde révérence aux dames de la famille royale. Mon propos est de suivre l’évolution de la présentation à la cour et son arrêt définitif et d’en esquisser la structure formelle2. Je commencerai par une discussion générale, suivie d’un bref exposé historique, avant de décrire les différents éléments de la présentation à la cour et sa décomposition progressive.
2L’histoire de la présentation a des composants contradictoires et inhabituels qui soulèvent la curiosité, outre le fait que les femmes en sont les acteurs principaux. Au lieu de limites tranchées de la dichotomie public-privé, apparaît une ligne floue, comme en témoignent en particulier des mots comme officiel, qui signifie quelque chose qui a été prescrit par une institution supérieure. Dans mon exposé, j’emploie public dans le sens accessible à tous. Je considère les termes non-privé et privé comme différents aspects de l’intime et de l’isolé qui appellent leurs contraires, et j’essaierai d’illustrer certaines significations variables et transgressives de ces dichotomies. La présentation des dames était un événement non privé qui appartenait à la sphère publique, mais, en même temps, c’était une sorte d’affaire interne, presque secrète, de la couche supérieure de la société. Cette cérémonie montre aussi que le sens du concept public a varié historiquement. Au cours du XXe siècle, la presse, elle-même instrument créateur de « public », a joué un rôle important pour donner de la visibilité à la présentation à la cour en tant que rituel, en rendant compte de cet événement apparemment fermé et en démontrant ses différentes connections avec le public et le privé.
3La dissolution de l’ancien régime en 1865 et les changements sociaux et économiques firent que l’accès à la cour est élargi. L’ascendance ne constituait plus le seul ticket d’entrée dans la bonne société. Les puissants de cette nouvelle ère, maintenant d’origine roturière, les ministres des cabinets, les entrepreneurs, les capitalistes de l’industrie et les financiers recevaient des invitations pour les différentes manifestations de la cour et ils ouvraient en même temps les portes à leurs épouses3.
4La présentation donnait aux dames le droit de porter le symbole-statut de distinction – la robe noire de cour et sa réplique en blanc pour les galas – lorsque cette tenue était de rigueur. Les dames présentées sortaient leur robe de cour de leur placard en certaines occasions, notamment lors des bals de la cour, des galas dans les théâtres royaux, des cérémonies de félicitations et des mariages royaux. Pendant les premières décennies du XXe siècle encore, les dames proches de la cour et de la famille royale suivaient aussi les règles vestimentaires à l’occasion des deuils qui devinrent un autre instrument de distinction.
5Au début de la Seconde Guerre mondiale, le sentiment d’être supérieur persistait encore assez ouvertement dans l’aristocratie ; la conscience de sa distinction n’avait pas diminué, mais se maintenait de façon relativement voilée vis-à-vis des gens de l’extérieur4. En tout état de cause, le comportement, le langage, la politesse et l’élégance discrète étaient des signes décisifs d’une certaine position sociale et d’une appartenance à un groupe. Pour cette élite consciente de sa naissance, la famille royale et la cour étaient le moyeu de la vie sociale et de toute carrière publique.
6La cérémonie de présentation était principalement une affaire de femmes ; son importance diminua progressivement. Pendant toute cette période, un siècle et demi environ, l’événement perdit un peu de son caractère public, mais sans jamais devenir totalement privé. Son côté « officiel » provenait du fait que la cour restait l’instance supérieure qui stipulait en détails l’orchestration du processus – depuis les étapes préliminaires avec la demande de présentation, les visites, la séquence de la présentation elle-même, jusqu’au port d’une tenue uniforme et obligatoire.
7La présentation des dames à la cour faisait partie de la catégorie des rituels qui marquaient des transitions dans le cycle de la vie, c’était un rite de passage qui, avec le temps, se chargea d’implications complexes en raison des changements de la société. Dans cette perspective, la présentation était à la fois « un processus et un paradoxe » (Meyerhoff 1982), une affaire interne à une classe, un rituel d’acceptation sociale et une expérience culturelle. Les formes obsolètes et la sélection sur une base de classe semblent un paradoxe dans un monde en évolution rapide. Les contradictions apparaissaient à un premier niveau, l’ordonnance excessivement formaliste, le retour cyclique et le vêtement uniforme et à un autre niveau, celui des sentiments et des émotions, des attentes et des battements de cœur investis dans ce rituel de plus en plus désuet.
8Le but principal de la cérémonie de présentation était d’abord l’introduction d’un individu ou d’un groupe auprès de la famille royale afin que cette personne, homme ou femme, soit connue et reconnue à la cour. On utilise plusieurs termes pour désigner la manifestation principale qui se passait soit au palais royal, soit en d’autres lieux qui accédaient alors à un statut public grâce à la présence royale : cour, défilé et présentation, parfois suivis par le mot « dame ». Le terme français de « cour » (faire sa cour) fut anciennement utilisé pour toutes les occasions où hommes et femmes présentaient à la cour leurs respects aux membres de la famille royale, pour les félicitations, les actions de grâces (par exemple après une naissance royale), à Noël, au jour de l’an ou lors d’un retour de voyage de la famille royale. La présentation des nouveaux venus, officiellement inconnus à la cour, se faisait à ces moments-là.
9Les cours se firent plus rares au XIXe siècle en même temps qu’elles se réduisaient progressivement à la seule présentation formelle des femmes aux altesses royales - jeunes filles célibataires et épouses ainsi que veuves remariées des aristocrates et des membres mâles les plus importants de la liste officielle - lors d’une unique grande présentation annuelle, de préférence en janvier ou en février. Le roi cessa d’apparaître à la présentation des femmes, sauf exception rarissime des présentations de galas. Plus la cérémonie devint l’affaire des femmes, moins elle eut d’importance pour les hommes, présentés à d’autres occasions, par exemple lors d’audiences. Un nombre croissant d’hommes appartenant à l’élite se trouvaient aussi absorbés par une vie professionnelle de plus en plus pressante à mesure qu’avançait le XIXe siècle.
10La présentation à la cour était officielle parce qu’une invitation, ou plutôt une convocation, émanait de la cour ; elle devenait publique si la presse la mentionnait, mais pas publique au point que n’importe quelle femme ait pu faire elle-même une demande d’introduction ou que cela ait été accessible au grand public. Le peuple de la rue n’avait pas accès aux salons royaux, mais il participait en tant que spectateur intéressé lorsque les carrosses et plus tard les limousines grimpaient la colline du Palais et pénétraient dans la cour.
11La cérémonie introduisait, dans le cercle des femmes adultes, une jeune aristocrate en âge de se marier, vêtue de la robe de cour spéciale ; elle réintégrait les jeunes mariées, les adultes, dans la (bonne) société et introduisait dans le grand monde des femmes qui n’avaient pas l’expérience de la vie sociale (femmes et filles de la nouvelle élite qui tenait les rênes du pouvoir sans appartenir à la noblesse). Au XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe, la présentation pouvait avoir une importance décisive pour les filles de familles de revenus modestes et sans perspective de moyens d’existence. La présentation à la cour donnait une visibilité à l’existence et à l’identité de la jeune célibataire dans un cercle limité, dominé par l’aristocratie - la haute société. C’était une ouverture intéressante également en vue d’un mariage, notamment pour les jeunes filles possédant un nom illustre, mais sans fortune. A Stockholm, la présentation était le moment culminant de la saison où les jeunes célibataires jouaient leurs cartes maîtresses. Des dames plus âgées, qui, traditionnellement, servaient d’intermédiaires pour les mariages des classes aisées, prenaient discrètement des contacts efficaces et se chargeaient souvent d’introduire les jeunes femmes de province. Les mêmes jeunes femmes étaient re-présentées après leur mariage pour confirmer leur nouveau statut et jouir à nouveau de leur entrée à la cour. Aussitôt admise à la cour, la dame avait elle-même le droit d’y introduire des débutantes, des jeunes mariées ou des veuves remariées. Chaque changement dans la vie exigeait une nouvelle présentation.
12Pendant les cent cinquante années où cette présentation des femmes seules eut lieu à la cour de Suède, tout était traditionnel et réglé dans les moindres détails. Aux XIXe et XXe siècles, les formes ont parfois légèrement évolué, sans toutefois faire vaciller le rituel ni dédramatiser la mise en scène théâtrale.
PRÉSENTATION PUBLIQUE ET REPRÉSENTATION SOCIALE
13Au temps de Gustav III, l’espace royal était, dans certaines limites, accessible au public. Le grand lever du roi et les repas avaient lieu en présence de spectateurs. Hommes et femmes participaient aux réceptions à la cour. Assis sur un balcon sous le plafond, munis de billets d’entrée, des spectateurs assistaient, à haute distance, aux bals royaux. Dans la rue la plèbe mangeait des yeux l’élite établie qui allait et venait pour les réunions variées au palais, des événements qui consolidaient la cohésion politique et idéologique de la couche dominante.
14Carl XIV Johan interdit les repas en public et critiqua les réceptions de cour qu’il jugeait dépourvues de sens et passées de mode. Sa femme, Désirée, adorait le grandiose et jouissait de la manifestation de son pouvoir sur la fière noblesse suédoise s’inclinant devant elle, la fille d’un bourgeois de Marseille. Cependant les cours pour hommes et femmes devinrent moins fréquentes et prirent plus le caractère d’assemblée sociale où gentilshommes et dames, en bonne et due forme, présentèrent leur respect à la famille royale aux occasions spéciales. Les cérémonies de présentation de femmes uniquement furent plus fréquentes, importantes et régulières depuis le règne d’Oscar Ier.
15Carl XV imposa une démocratisation apparente du rituel élitiste, en réalité un véritable stratagème machiavélique. Le roi était obligé de se rapprocher de l’univers de la finance pour chercher un soutien auprès d’hommes puissants et en pleine ascension sociale. Il choisit d’y arriver en jouant sur la vanité des épouses d’industriels bourgeois et de magnats de la finance. Elles devraient être introduites à la cour lors des présentations régulières. Les dames de la cour, fières de leur naissance, désapprouvaient et un conflit éclata. Elles perdirent leur cause, mais proposèrent que ces « intruses » soient privées du droit de porter les manches de cour sur leur robe, ce que le roi refusa. Les manches en treillis constituaient un symbole puissant et gardaient son caractère de signe de reconnaissance, malgré le fait que quelques dames de plus avaient acquis le droit de les attacher à leur robe.
16Cet événement peut paraître anecdotique, mais il était tout à fait sérieux parce qu’il montrait des tendances à la dissolution et il devint plus difficile de soutenir que le rituel de présentation n’était qu’un problème interne à l’aristocratie. Admettre des femmes qui n’appartenaient pas à la noblesse montrait que le pouvoir réel appartenait à d’autres mains. L’élite allait changer et cela devint encore plus évident vers la fin du siècle.
17Le but principal de la présentation se profila plus nettement au XIXe siècle – de légitimer la présence de dames choisies à la cour – en même temps que des contre-courants menaçaient d’ébranler la monarchie et la noblesse. L’ancien régime avait disparu avec l’introduction du Parlement à deux chambres en 1866, mais les idéaux et les valeurs aristocratiques ainsi que l’unité du groupe se maintenaient. La noblesse compensait les pertes de privilèges externes et légaux en accordant plus d’importance aux cérémonies et aux rituels internes, privés, ou officiels comme la présentation à la cour qui resta, un siècle encore, au centre de la culture féminine de l’aristocratie.
18Du point de vue des femmes, l’intérêt de maintenir la présentation exclusivement aristocratique s’accroissait au fur et à mesure que la noblesse voyait son influence diminuer. Un problème grave pour la noblesse suédoise du XIXe siècle consistait en l’existence d’un excédent de femmes. Il n’y avait pas assez d’hommes de leur rang sur le marché matrimonial d’autant plus que, depuis le XVIIIe siècle, des bourgeoises trouvaient à se marier dans la noblesse – par amour ou par argent. Tout un marché du travail était aussi menacé – la cour, qui avait été réservée aux femmes de la noblesse, une noblesse qui se voyait s’appauvrir de plus en plus à cause des nouvelles lois de taxation, des successions et de la chute des revenus tirés de l’agriculture et de l’industrie. Les filles célibataires (et pauvres) qui étaient acceptées comme demoiselles d’honneur, diminuaient le poids qui chargeait les épaules d’un père ayant plusieurs filles à marier. Les demoiselles d’honneur avaient un travail prestigieux, recevaient un salaire en monnaie, payaient des impôts, avaient un petit appartement dans le palais (une liberté inhabituelle pour une jeune fille du XIXe siècle), une femme de chambre personnelle, le chauffage, le vin et les bougies comme avantages accessoires, outre le contrôle direct du meilleur marché du mariage : la cour. Les femmes de l’ancienne élite avaient des raisons tout à fait pragmatiques de s’opposer à l’intrusion de femmes d’origine roturière à la cour.
19Ce ne fut qu’après la Seconde Guerre mondiale que la présentation collective et annuelle perdit nettement sa signification. La dernière cour de dames toutes en robes de cour noires eut lieu en 1950. Avec la mort de Gustav V s’éteignit un ensemble de traditions enracinées dans un XIXe siècle obsédé par les conventions. La monarchie ne dépendait plus depuis longtemps de l’aristocratie. Gustav VI Adolf et sa femme, Louise, commencèrent à moderniser l’étiquette de la cour. Les successions au trône ont, en général, apporté des bouleversements plus importants que le changement de régime politique de 1932 (l’arrivée des sociaux-démocrates). La reine espérait qu’une simplification mettrait une sourdine aux critiques ou, comme l’a dit Pierre Bourdieu, atténuerait l’intolérance au déploiement traditionnel des signes de statut de distanciation sociale (Bourdieu, Delsaut 1975 : 7-36). La robe de cour uniforme, noire, cessa d’être obligatoire pour les présentations, mais l’époque moderne n’ébranla point le principe conservateur de sélection. Entre 1952 et 1962, les dames se présentaient dans un ordre rituel traditionnel, mais portaient des robes du soir à leur guise, ce qui provoqua une vague de prospérité pour les grandes et petites couturières. Les débutantes devaient suivre les diktats de la mode pour le nouveau, l’ostentatoire et le cher – antithèse de la vieille robe de cour. Les robes élégantes que toutes pouvaient porter et copier irritèrent davantage que l’emblème de classe simple, sans ambiguïté et exclusif, qu’était la robe de cour. La présentation à la cour perdit de sa magie et la presse commenta ironiquement cet étalage de mode.
20Jusqu’à l’extrême fin, la plupart des jeunes femmes, dans ce coin reculé du paysage social, ont considéré la cérémonie comme un privilège et une étape importante de leur vie d’adulte, sans mettre en question que c’était le statut et la position d’un père ou d’un mari qui décidaient du droit d’une femme à être présentée jusqu’en 1962, date à laquelle la reine Louise abolit la présentation et, ainsi, cette restriction obsolète. Le déploiement ostentatoire des liens d’affinité s’estompait dans la société égalitaire suédoise. Cependant, un groupe exclusif a encore accès au capital symbolique, grandement valorisé, fondé sur les anciens noms nobiliaires, les emblèmes héraldiques, les longues généalogies, les traditions de cour et autres signes de distinctions. Sur les autels familiaux, commémoratifs et nostalgiques, on trouve des photographies encadrées de jeunes femmes et de dames vêtues de l’impressionnante robe de cour noire. La signature d’un photographe attitré de la cour de Sa Majesté en accroît la valeur. Les manches de cour, les dentelles, la traîne et les longs gants blancs sont considérés comme des trésors de famille5.
L’UNIFORME ÉNIGMATIQUE
21D’un point de vue de l’histoire rétrospective, la robe uniforme spéciale que portaient les femmes à cette occasion semble un élément important avec le portrait photographique pris dès les années 1930 pour immortaliser l’instant solennel de la vie d’une femme de la classe supérieure. Une mystique spectaculaire subsiste encore aujourd’hui autour de ces portraits, pour la plupart en noir et blanc. Pourquoi les femmes de l’élite ont-elle accepté de s’effacer en tant qu’individus en s’habillant de façon identique ? De plus, avant la présentation annuelle, elles se faisaient elles-mêmes photographier avec des poses et des gestes emphatiques. Que cherchait à montrer cette masse de portraits en noir et blanc, cycliquement récurrents6 ?
22La robe de cour en noir ou en blanc est un long chapitre s’étendant sur deux siècles de l’histoire culturelle de la Suède. Elle fascine et impressionne bien qu’elle ne soit désormais plus portée par les dames de la cour ou par celles qui en avaient le droit7. Le vêtement de base était une longue robe noire (ou blanche pour les galas), avec un grand décolleté sur lequel s’attachaient les manches dont nous avons parlé, de soie blanche bouffante, couverte de tulle entrelacé de rubans noirs comme un treillis ou une cage. Toutes les dames devaient porter de longs gants blancs jusqu’aux coudes. En quelques occasions spéciales, une longue traîne de trois mètres était accrochée à la taille. Toutes les dames, celles qui étaient présentées, celles qui présentaient et celles qui attendaient, portaient la robe de cour à certaines occasions, le but étant de les reconnaître comme des soldats d’une même armée. L’uniforme était un signe d’identification pratique, utilisé par d’autres que les militaires.
23Dans l’histoire des femmes, cependant, la robe uniforme de la cour de Suède, portée avec obéissance par les dames de la haute société, est un phénomène contradictoire et mystérieux. Les religieuses et les infirmières, les petites sœurs des pauvres et les soldats de l’Armée du salut ont traditionnellement porté des robes identiques qui pouvaient signifier ascétisme, humilité, retraite et anonymat. L’action altruiste était plus importante que la personne. La robe de cour suédoise exprime le contraire : la classe, la distinction, la noblesse et une féminité sensuelle et consciente. Une femme en robe de cour montre qui elle est et non ce qu’elle fait. Elle souhaite donner une impression brillante.
24La robe de cour était faussement modeste, sa simplicité dépouillée était devenue un symbole d’une classe digne de confiance, chargé de signes subtils de discrimination. Dans le cadre de la sévère étiquette de cour, la robe était embellie par les expressions du rang, de la féminité et du raffinement. La robe variait relativement peu, de rares concessions à la mode étaient seules autorisées. Elle était porteuse de messages de tradition et d’ancienneté, les valeurs fortes du groupe, ce que soulignait le fait que certaines garnitures obligatoires, comme les manches en treillis et la traîne, se transmettaient par héritage ou emprunt d’une femme à une autre. L’ornement autorisé et facultatif était un col de dentelles qui devait être ancien, authentique, fait à la main et obtenu de préférence par héritage. On portait des bijoux - mais il fallait mieux n’en pas porter qu’exhiber des faux. Tout concourait à indiquer qui l’on était.
25La robe de cour avait une signification symbolique pour ceux qui participaient à la vie de la cour et à la haute société. Trait charismatique de la culture de l’élite, tant que la robe a été utilisée, elle n’exigeait pas d’explication. Tous savaient à quoi elle ressemblait et ce qu’elle exprimait. Avec la robe de cour, les femmes témoignaient de leur intimité avec leur propre groupe et de la distance à l’égard des gens de l’extérieur.
26Peintres et photographes tiraient le portrait des dames royales, des dames en attente de présentation, de celles qui les introduisaient et des débutantes, toutes vêtues de la robe de cour. Ces images montraient des femmes conscientes de l’importance du cérémonial et du charme charismatique de l’habit.
27Dès la naissance de l’art de la photographie, les jeunes femmes ont fait faire leur portrait pour indiquer qu’elles venaient de franchir une étape importante de leur vie : les jeunes premières communiantes, les jeunes fiancées, les jeunes mariées pleines d’espoir, et, de nos jours, les étudiantes sérieuses avec leur brillante toque blanche8. Chaque transition a été l’objet de ritualisation qui s’inscrivait aussi sur le vêtement. La présentation des dames à la cour était un rite de passage qui répondait à ces critères et, pour une femme, leur signification était renforcée par les étapes de la cérémonie et ses préparatifs. Photographier une débutante ou une femme expérimentée en robe de cour faisait partie intégrante de l’univers des signes de la haute société, du système codé dont l’initié possédait la clé.
28Dès le milieu du XIXe siècle, les photographes professionnels envahirent le marché des portraitistes. Sur les murs des maisons, les parades généalogiques étaient complétées par des portraits d’hommes en uniforme ou en habit, de femmes en robe du soir ou en robe de cour. A partir de 1930, les images stéréotypées de la cour, les portraits en noir et blanc se firent plus fréquents dans les espaces privés et dans les médias.
29Il y a peu de photographies de la cérémonie de présentation elle-même dans la documentation réunie par le Nordic Museum en 19509. Le rapport qui l’accompagne, écrit par un conservateur du musée, est bref, distancié et dénué d’intérêt. Il y manque un point de vue perspectif féminin de l’intérieur, présent néanmoins chez les participantes qui ont raconté ou écrit leurs souvenirs de leur présentation à la cour dans des journaux, des mémoires ou dans la presse. En dépit de sa forme officielle et institutionnalisée, la présentation était une cérémonie fermée et entourée de mystères. Les journalistes et les photographes de presse n’étaient pas autorisés à pénétrer dans les salons du palais où se réunissaient les femmes qui étaient introduites et prenaient le thé ; ils étaient maintenus au contraire dans une zone frontière entre l’espace public et le palais, i.e. la cour d’entrée et la voûte occidentale où ils prenaient des photos des femmes sortant des voitures et entrant dans le palais. Mais nous savons par des descriptions écrites et orales vécues de l’intérieur, comment le rituel était structuré, quelles étaient les étapes et les mesures prises dans les coulisses jusqu’à la représentation principale sur la scène. Nous avons des souvenirs concrets avec les tenues complètes qui ont été conservées ou avec des garnitures, des manches en treillis, des dentelles et des traînes que l’on a pu trouver dans les tiroirs secrets des femmes ou dans les musées. Et avec les portraits de groupe de plusieurs générations de femmes en robe de cour noire.
30Un rendez-vous avec Jaeger, Uggla et d’autres photographes de Stockholm à la mode faisait partie des préliminaires d’une présentation. Des photographes de province venaient au château faire un portrait de la jeune demoiselle ou de la comtesse en robe de cour. La dame en robe de cour noire constitue un genre en soi au sein de l’art du portrait photographique. La photographie était encadrée, placée de façon à être vue sur le grand piano, le bureau ancien, ou l’écritoire, ou dans les embrasures de la fenêtre et elles y sont toujours. Le portrait était un des nombreux trophées culturels que l’élite exposait dans ses salons. Le concept de « trophée culturel » a été employé par Pierre Bourdieu (Bourdieu, Delsaut 1975) pour les meubles et les accessoires anciens lors d’une discussion sur la façon dont une classe, un bon goût, un style et un style de vie se reflètent dans la maison dont le salon constitue le centre et le symbole (Bourdieu 1970 : 17-28). La photographie de présentation appartient à ces objets cultes, signe d’honorabilité sociale et source de prestige, confirmation concrète de la situation de classe des femmes (et de leur famille)10.
31D’innombrables portraits de femmes ont été pris et publiés dans les quotidiens et les hebdomadaires destinés surtout aux lectrices. Les photos étaient exposées dans les vitrines des studios de photographe pour être examinées minutieusement et commentées par les passants. De larges cercles de lecteurs avaient un aperçu d’un monde imaginaire où d’humbles jeunes filles de province, des femmes assez ordinaires et, exceptionnellement, quelques grandes dames pour un bref moment devenaient la proie des médias. La présentation périodique annuelle acquérait un statut officiel grâce aux femmes habillées de robes de cour qui se traduisait par les premières de couvertures appréciées dans les hebdomadaires. Décennie après décennie, les magazines de la haute société, les hebdomadaires des femmes au foyer de la classe moyenne et des jeunes publiaient des articles sur la présentation à la cour, richement illustrés par les traditionnels portraits de cour. Tout le monde avait la possibilité de vivre une expérience du rituel par procuration11. D’un point de vue scientifique, les chroniques mondaines ont une dimension supplémentaire, elles sont une ouverture sur la culture de classe dans laquelle les femmes de l’élite jouaient un rôle important de trait d’union capital pour le soutien des institutions, l’entretien et le maintien des réseaux sociaux12.
32Le message de l’image photographique de la femme en robe de cour était une transgression. Le portrait divulgué dans les médias et exposé dans les vitrines n’était pas une affaire privée. Il différait des autres photos de famille en ce que les signes de la cour, surtout les manches et la dentelle, étaient visibles. Il fallait de préférence voir la traîne, reposant sur le bras gauche ou dans les portraits en pied, étalée sur le sol, dévalant effectivement plusieurs marches. On pouvait trouver dans le studio du photographe tous les accessoires nécessaires pour une mise en scène exacte, des colonnes, des tapis orientaux, des draperies, des chaises rococo, des tabourets. Les femmes de haut rang montaient sur une estrade et s’asseyaient dans un fauteuil qui ressemblait à un trône. Parcourir ces images permet d’étudier le mélange de tradition et de mode, d’ingéniosité féminine et de conscience symbolique, mais aussi d’une nostalgie mortifère. Les portraits sont également des descriptions ethnographiques d’un moment important de la vie d’une femme de la haute société, une « expérience cruciale » selon le terme de Victor Turner pour qualifier les événements d’une existence marqués par le cérémonial, le rituel ou les fêtes (Turner 1982 : 11).
RONDE DES VISITES ET VIE DE QUARTIER
33La présentation à la cour était un processus long dont le centre rituel, l’introduction auprès des femmes de la famille royale, était la partie la plus brève et, en même temps, le moment culminant. Il suivait les règles, maintes fois testées, d’un manuscrit ancien et les rôles étaient assignés à chacun selon un modèle défini. Le principal souci était que celles qui allaient être présentées aient vraiment répondu aux critères de cette introduction. L’introductrice annonçait par écrit à la grande maîtresse de la cour, la plus élevée hiérarchiquement des dames du palais, quelles jeunes femmes et quelles épouses elle souhaitait présenter. Une convocation était envoyée du Palais. Ensuite, commençait la ronde des visites, obligatoires et par ordre de préséance, aux femmes les plus élevées du royaume. Au XXe siècle, dans la plupart des cas, il suffisait de déposer une carte de visite à leur domicile ou de l’envoyer par la poste.
34Dans la première décennie du XXe siècle, les visites de cour laissaient des traces visibles dans la vie du quartier. Les jours de visite, dans les quartiers élégants de la capitale, le papier de soie intercalé dans les cartes de visite tournoyait et des attelages conduisaient les jeunes femmes, escortées par une femme plus âgée, déposer leur carte selon l’ordre de la liste. Le quartier du Grand Hôtel était particulièrement animé, car la noblesse campagnarde, sans résidence urbaine, y habitait pendant toute la saison. Entre les deux guerres, on remarque une certaine modernisation due aux changements socio-politiques. Les femmes inactives se faisaient plus rares dans la haute société et la plupart des célibataires devaient demander un après-midi de congé pour faire leurs visites ; en outre, les épouses des ministres du cabinet social-démocrate qui, depuis 1932, faisaient partie du rang le plus élevé du royaume, avaient résolument rationalisé le système de visites. Mme Sandler et Mme Hansson recevaient ensemble dans la résidence officielle du ministre des Affaires étrangères à Blasieholmstorg, simplification qu’elles trouvaient naturelle et probablement pratique car leurs maisons n’étaient pas assez grandes et assez représentatives.
35L’annonce par écrit, la convocation à la présentation, les visites personnelles comminatoires auprès de la grande maîtresse de la cour et de l’épouse du grand maréchal du royaume, l’envoi de cartes selon la liste de la cour se sont maintenus jusqu’à la dernière présentation de 1962.
36C’était une époque mouvementée. La future présentation était traitée avec un grand sérieux, c’était une épreuve ardente à surmonter face à une assistance sélectionnée ; on était jugé sur son art de maîtriser le corps et les vêtements, de contrôler et de coordonner son savoir-faire. Les débutantes s’exerçaient aux mouvements chorégraphiques exacts dont le port de la traîne et la révérence étaient les plus compliqués. Les femmes d’expérience, plus âgées, enseignaient aux jeunes les différents tours dont certains semblaient relever davantage de la salle de gymnastique que des salons du palais. Une révérence profonde et rapide, se lever doucement avec les paupières baissées, rester immobile une seconde, regarder la reine droit dans les yeux, continuer avec calme et dignité. Le professeur de danse recommandait de faire des exercices de « genoux pliés » en face de son miroir à la maison, ou, pour s’entraîner à l’équilibre, d’avancer la jambe droite, de tourner autour avec la jambe gauche, de plonger avec le poids sur la droite, de croiser les jambes, de déplacer le poids sur la gauche, de glisser vers l’avant, vers l’arrière et de se relever. Il est difficile de savoir si les histoires de chutes tête la première et les faux pas sont authentiques. Elles montrent toutefois que la présentation était un sujet sérieux et que les femmes avaient réellement peur de se trouver dans une situation embarrassante, peut-être de trébucher sur l’ourlet de la robe en face des dames de la famille royale.
37La présentation elle-même, moment crucial de la représentation théâtrale, habilement mise en scène par des spécialistes était étonnamment rapide. Le lieu changeait parfois. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les dames s’alignaient en un demi-cercle suivant leur rang, les débutantes à la droite de la présentatrice. Les traînes étaient étendues sur le sol. Les portes s’ouvraient, la reine et les dames de service entraient dans le salon. Elle les saluait et toutes s’inclinaient en une profonde révérence. Accompagnée par la grande maîtresse de la cour qui les présentait et les nommait (ainsi que leurs noms de jeunes filles), la reine s’approchait de chacune d’entre elles. Peu après, la reine saluait les dames et quittait la pièce.
38Entre les deux guerres, l’élément scénique devint plus évident, en même temps que la distance augmentait entre les participantes. Auparavant, chacune se trouvait au même niveau dans le salon, mais ensuite fut introduite une marque hiérarchique qui n’avait pas d’équivalence dans l’atmosphère du monde extérieur à la cour. Les dames de la famille royale furent alors placées sur une estrade dans une salle de bal appelée la Mer blanche, les postulantes passaient devant, faisaient une rapide révérence et quittaient la salle. Dans la salle suivante, on servait le thé. Les changements n’étaient pas appréciés par tout le monde, les habituées de la cour pensaient que la présentation se passait trop rapidement : en une heure et quart, quatre-vingt-sept dames avaient été présentées.
39Les présentations annuelles des dames continuèrent pendant la Seconde Guerre mondiale. En certaines occasions, la cérémonie fut annulée à cause d’événements internes, i.e. la mort d’un membre de la famille royale. Après 1945, un nouveau changement survint dans la mise en scène. Plus de cent femmes portant la même robe noire et blanche s’alignaient dans la salle des Colonnes et se plaçaient en fonction du rang et de la position du père ou du mari. Quand les grandes portes s’ouvraient sur la salle de Victoria, chacune saisissait la traîne de celle qui se trouvait devant elle. Les dames de la famille royale se levaient avec les dames de service derrière elles. Le maître des cérémonies frappait le sol de son bâton, annonçait le nom de la dame qui s’avançait dignement et s’inclinait en une révérence parfaite.
40Puis les dames se réunissaient dans la galerie Bernadotte où elles s’examinaient et commentaient leurs robes, leurs dentelles et leurs bijoux et lorsque l’ordre était donné elles se mettaient sur deux rangs. Les dames de la famille royale et les dames de service passaient, conduites par le grand maître des cérémonies. Chacune faisait à nouveau une révérence de cour, comme « une grande vague houleuse noire et blanche » selon un témoin. Le thé et les gâteaux étaient servis sur de petites tables dans la salle de la Mer blanche. Entre 1952 et 1962, la reine et les princesses se tenaient dans un salon, les dames passaient, exécutaient une révérence et poursuivaient vers le salon suivant. La révérence collective était annulée et, changement incroyable, seules les dames de service portaient la robe de cour noire.
41La présentation des dames en robe de cour blanche était inhabituelle au XXe siècle. Par conséquent, on attendait beaucoup de l’annonce, en novembre 1932, d’un gala en blanc pour souhaiter la bienvenue en Suède à la princesse Sibylle. Peu de présentations ont été décrites en détail comme celle-ci. Les journaux publièrent des interviews sur la procédure et les détails des parures de cour blanches.
42Les lecteurs, ignorant les règles de la cour, furent informés que tout le monde ne pouvait prétendre à la présentation. À cette occasion, ils lirent qu’il fallait être suédoise, mariée, appartenir à une famille noble déjà introduite ou être l’épouse d’un homme au rang de colonel. Aucune femme célibataire n’y fut admise cette fois.
43En septembre de la même année, survint une situation politique nouvelle avec l’accession au pouvoir des sociaux-démocrates, pour la première fois. Les épouses des ministres du cabinet durent immédiatement jouer un rôle public, nouveau pour elles, pendant les fêtes royales de novembre. La soirée de gala au palais se transforma en une démonstration d’entente féminine. Les premières femmes du mouvement des ouvriers, menées par l’épouse du Premier ministre et celle du ministre des Affaires étrangères, passèrent à travers tout le mécanisme de la présentation traditionnelle aux côtés des dames de la vieille noblesse suédoise. La femme du ministre des Affaires étrangères confia dans une interview qu’il était évident que même une vieille démocrate devait suivre les anciennes cérémonies. Cette entente ad hoc par-dessus les frontières de classe a peut-être été facilitée par le fait que l’habit et les cérémonies ont une attraction si forte sur les femmes qu’aucun obstacle idéologique ne fut soulevé.
44Plus de 400 Suédoises furent convoquées dans le salon Blanc, après la ronde habituelle des visites. Plus de 1 200 cartes furent envoyées par le premier maréchal de la cour aux dames et messieurs, mais seules les femmes autorisées devaient être présentées. Mari et femme allèrent ensemble à cette fête au palais. Les voitures faisaient la queue dans la cour éclairée par des rangées de torches. Les foules s’agglutinaient pour regarder comme pour les funérailles royales, les mariages et les parades. Les représentations rituelles de l’élite étaient un divertissement gratuit pour le peuple.
45Le défilé des dames commença avec l’annonce de leurs noms. Elles se mirent dans un ordre hiérarchique et prirent la traîne de celle qui les précédait. Cela fit l’effet d’une guirlande de traînes blanches courant à travers les pièces et les escaliers jusqu’à la salle de l’ordre de l’Étoile polaire où attendait la famille royale. Le savoir-faire de la cour triompha dans cette mise en scène superbe.
46La présentation des dames arriva à son terme et les dames poursuivaient jusqu’à la salle du trône où elles s’asseyèrent à des places et des sections précises. La famille royale était placée sur une estrade, les dames avec leurs traînes étalées. La salle étincelait de pompe et de splendeur, par les bijoux, les uniformes et les robes de cour blanches. La presse conservatrice nota avec satisfaction que les épouses des ministres du nouveau cabinet portaient avec dignité leur robe de cour. Il est vrai que les Bernadotte étaient la famille royale la plus moderne d’Europe, mais ils conservaient fidèlement les traditions. La soirée de gala en blanc de 1932 fut unique pour sa mise en scène, sa grandeur et sa pompe et ce fut un succès dans la rude compétition européenne de l’époque. On fit peu de remarques sur la future disparition des maisons royales, l’organisation de la cour, les problèmes sociaux et les frontières nationales de l’Europe.
LA DERNIÈRE PRÉSENTATION ET LES THÉS DE LA REINE
47Le pouvoir politique sans interruption des sociaux-démocrates et la Seconde Guerre mondiale n’ont pas diminué la pompe et la splendeur des cérémonies royales. Des objections aux présentations à la cour, rituel obsolète de la haute société, se faisaient rarement entendre. Les changements, les simplifications et finalement l’abolition se sont faits à l’initiative de la famille royale, souvent en relation avec une succession sur le trône.
48Dans la dernière phase de l’histoire de la présentation, lorsque les dames firent la révérence en robe du soir moderne, la cérémonie fut clouée au pilori par la presse et qualifiée de « stimulant pour la haute société » et d’événement pour les « poules de cour » et sa raison d’être fut mise en question. La présentation des dames était depuis longtemps un sujet interne aux femmes avec des accents de classe obsolètes. La question de son droit à exister devint plus vive au fur et à mesure que l’on voyait les femmes agir pour leur propre compte dans la société ; elles n’avaient plus besoin de la présentation pour accéder à l’élite ou au marché du mariage – ou pour avoir une meilleure opinion d’elles-mêmes. Les règles de cour de la présentation devenaient inefficaces dans la nouvelle société. Que faire du mari et des filles de femmes éminentes de la fonction publique dont le rang officiel autorisait une présentation à la cour ?
49L’atmosphère d’exclusion et de solennité ne se modifia pas avant la fin de la période, allant de pair avec une démocratisation croissante de la société. Le maintien de la pompe et de l’apparat de cette représentation officielle contrastait avec le pouvoir politique réel du roi de plus en plus faible (Cannadine 1983)13. La tendance du monde occidental des années soixante était de prendre ses distances vis-à-vis des défilés, des cérémonies et des rituels ou d’y participer de plus en plus à contrecœur et honteusement (Burke 1990 : 282). Les personnes royales et les cours d’Europe ne mirent pas longtemps à comprendre quels rituels et quelles cérémonies il fallait laisser tomber ou au contraire élargir (Cannadine 1983). De nos jours, aucune présentation formelle de dames à la cour n’a lieu en Suède ou ailleurs en Europe.
50En Suède, il se produisit une rupture importante de l’histoire de la présentation lorsque le rituel fut remplacé par un thé prosaïque au palais pour des femmes sélectionnées. Le grand maréchal du royaume envoya une invitation aux femmes représentant différentes professions. Elles vinrent habillées comme pour l’après-midi, avec chapeau et gants, laissèrent leurs cartes de visite à un valet, firent la queue pour saluer la reine et les autres dames royales. La plupart firent la révérence, mais personne ne réagit si l’une d’entre elles ne faisait qu’incliner légèrement la tête. La presse baptisa l’événement « le thé démocratique de la reine ».
51Après la mort de la reine Louise en 1965, la princesse Sibylle, alors la plus élevée dans la hiérarchie, continua la nouvelle tradition avec des thés pour des femmes ayant une profession. Elle mourut en 1972 et les thés cessèrent. La reine Silvia n’a pas adopté la coutume de faire des réceptions constituées seulement de femmes.
52La relation entre la pompe et le pouvoir est complexe et le besoin de rituel des souverains n’a pas diminué avec l’affaiblissement de la position de la monarchie. La présentation est un des nombreux écrans à travers lesquels nous pouvons observer comment une institution limitée, dans ce cas la cour, devient plus invisible en même temps que se transforme la figure du pouvoir. En étudiant une cérémonie particulière, nous pouvons répondre à la question de savoir pourquoi, en pratique, ce rituel féminin particulier a occupé une si grande place et a été décrit avec tant d’enthousiasme. L’exclusivité, le vêtement uniforme chargé d’un statut, la procession solennelle et l’attention des médias donnèrent aux femmes une visibilité qui n’était pas habituelle. Ces facteurs peuvent éclairer les questions posées par David Cannadine (1992) et Maurice Bloch (1992) que j’ai citées au début. Pour quelles raisons exactes ces cérémonies impressionnent-elles ? Et sur quoi reposent-elles ? À l’exception de ceux qui étaient directement engagés à la cour et dans la société, la présentation annuelle impliquait des journalistes, des photographes, des couturières, des coiffeurs et des spécialistes de l’étiquette qui tous faisaient partie du dispositif de célébration qui entourait la présentation. À la ville et à la campagne, les nombreuses lectrices des chroniques mondaines des quotidiens, des articles sur la cour dans les magazines hebdomadaires et de tout ce qui entre dans ce qu’on appelle la presse féminine, ne se fatiguaient jamais de lire, année après année, la même description du rituel, illustré par des portraits identiques de nombreuses femmes habillées toutes pareil appartenant à une petite enclave de la société, des femmes qui, pour un court moment, s’activaient dans une sphère non cachée au public, loin de l’espace social où demeurait la plupart des lectrices.
53Des éléments de culte d’autocélébration de ce groupe possédant un statut hiérarchique se prolongèrent dans la présentation des dames jusque dans les années soixante. Naturellement les groupes dominants utilisent de nos jours différentes techniques de célébration pour se distinguer et les cérémonies exclusives sont particulièrement efficaces (Bourdieu, Delsaut 1975 ; Turner 1982 : 16). La présentation des femmes est l’une de ces vitrines stratégiques (Ohnuki-Tierny 1990) à travers lesquelles on peut focaliser l’attention sur une activité culturelle spécifique, un symbole et, comme ici, un rituel qui permet au chercheur de comprendre les aspects du changement et les modifications des relations entre le privé et le public.
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BIBLIOGRAPHIE
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Turner, Victor (ed.), 1982, Celebration, Studies in Festivity and Ritual, Washington, D.C., Smithsonian Institution Press.
Notes de bas de page
1 Maurice Bloch pose la question : « Tout d’abord pourquoi le rituel royal a t il un pouvoir émotionnel et idéologique qui fasse bouger et s’organiser les participants ? » (Bloch 1992 : 295).
2 Ce texte est fondé sur deux articles : Rundquist 1994a et Rundquist 1994b.
3 Pendant les premières décennies du XXe siècle, une présentation spéciale fut organisée afin d’introduire l’épouse d’un ministre du cabinet, proposée par l’épouse du Premier ministre et introduite par la grande maîtresse de la cour. Pour beaucoup d’épouses des ministres du nouveau cabinet (des socio-démocrates depuis 1932), c’était la première fois qu’elles faisaient une révérence aux Dames royales. Les dames de l’ancienne classe régnante avaient souvent été présentées au moins deux fois, d’abord comme célibataires, puis comme épouses.
4 Se fondant sur plusieurs années d’études ethnologiques concernant ces gToupes en France, les sociologues Monique Pinçon-Chariot et Michel Pinçon se sont demandé si l’on peut parler d’une tribu ou d’un clan à propos des aristocrates et des grands bourgeois. Il semble à propos de citer ici leur conclusion selon laquelle il serait trop facile de stigmatiser l’ancienne élite et de traiter leurs formes culturelles d’obsolètes et leur capital social de ridicule (Pinçon, Pinçon-Chariot 1994 : 27-29).
5 Ces signes extérieurs ainsi que la représentation réelle faisaient partie de la magie de ce rituel (Bourdieu 1982 : 62).
6 La question a été posée par Pollock à propos des images, des tableaux et des représentations de femmes qui devaient être contre le monde qu’ils reflètent ou reproduisent (Pollock 1990).
7 Les dames de la famille royale portaient la robe de cour noire avec des accessoires particuliers à la première session parlementaire du Riksdag. On peut l’interpréter comme un geste d’humilité à l’égard du peuple, qui était le principal protagoniste de cet événement. La robe de cour a été réintroduite dans les cours de Suède, de Norvège et du Danemark, mais uniquement pour les dames de service, devenant ainsi un uniforme strictement professionnel.
8 La coiffure des étudiants prouvait qu’ils avaient réussi leur examen (équivalent du baccalauréat) exigé pour l’entrée à l’université.
9 Cannadine a montré comment l’absence d’images et de tableaux « conféra au cérémonial royal le plus important une sorte de mystère pour tout le monde sauf pour les plus fortunés et les plus instruits » (Cannadine 1983 : 111).
10 Les femmes des rangs les plus élevés ne montrent aucune modestie dans les photographies ; elles disent fièrement au monde qu’elles sont les meilleures (Bourdieu, 1970 : 17-28).
11 Encore aujourd’hui, les membres de la famille royale et de la cour sont créateurs de nouvelles. « Le prestigieux fait partie du spectacle nécessaire de la production des nouvelles », Hall parle des « personnes de l’élite ». Les célébrités servent de modèles. Voir Hall (1973 : 183). J’aimerais ajouter que la lecture des colonnes consacrées à la cour est une forme d’évasion comparable à ce que proposent les romans dits de sexe, de consommation et de futilité (littérature de gare).
12 Les pages mondaines sont des vitrines valables dans l’espace du pouvoir (Domhoff 1978 : 161).
13 Du premier Bernadotte, Carl XIV Johan (1818-1844), à l’actuel descendant, Carl XVI Gustav (1973-), le pouvoir réel du monarque a diminué considérablement. Par des réformes constitutionnelles, le pouvoir a graduellement changé de place, du roi au peuple, et dans ce processus l’autocratie fut abolie, le Parlement de plus en plus puissant, le pouvoir placé sous le contrôle du conseil des ministres, et le rôle du roi dans la vie politique réduit à celui d’un monarque constitutionnel et impuissant chef d’État.
Auteurs
Institutet för folklivsforskning, etnologiska institutionen, Stockholms universitet
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