Les arènes des habiletés techniques
Arenas of Skill
Arenen der Geschicklichkeit
p. 115-139
Résumés
On the basis of an ethnographic inquiry in a firm, the author examines how individual skills are exhibited in the use of objects. He analyses the way in which judgments on skill emerge in the work with machines. And he shows that these “arenas of skill” have a feedback effect on the use of objects. Under the pressure of such judgments, persons try to exploit the plasticity of these objects, in order to enhance their own qualities. This personal use leads to erase external marks and to reinforce the characteristics associated with the individual. These “arenas of skill” lead to a relationship with to rules concerning objects, quite different from the one observed in the legal field.
Der Autor untersucht die Valorisierung individueller Fähigkeiten in der Handhabung von Objekten auf der Grundlage einer ethnographischen Erhebung in einem Betrieb. Er untersucht, wie Urteile über die Geschicklichkeit im Rahmen der Handhabung von Maschinen entstehen. Er zeigt auf, wie diese “Arenen der Geschicklichkeit” ihrerseits wieder Rückwirkungen auf den Gebrauch der Objekte haben. Unter dem Eindruck dieser Urteile suchen die Personen die Plastizität der Objekte zu nutzen, um ihre eigenen Fähigkeiten zu valorisieren: Entfernen der Schutzvorrichtungen, Öffnen der in Kontakt stehenden Oberflächen und Transformation der Objekte. Dieser personalisierte Gebrauch der Objekte hat eine Relativisierung der äusseren Bezugspunkte zur Folge, um dasjenige zu unterstreichen, was dem Individuum eigen ist. Diese “Arenen der Geschicklichkeit” rufen einen objektspezifischen Bezug zu den Regeln hervor, der gänzlich von jenem unterschieden ist, welcher im juristischen Bereich anzustreffen ist.
Texte intégral
1Il paraît difficile d’étudier l’usage des techniques en négligeant sa dimension agonistique, sauf à imaginer un monde où les personnes n’engageraient aucune de leurs aptitudes propres dans le maniement de ces objets1. Les jugements sur les capacités individuelles à manipuler des techniques imprègnent des arènes innombrables, dans des entreprises, des laboratoires, des hôpitaux, ou des champs de bataille, bien au-delà des seuls moments – sports, jeux, spectacles et tests – qui leur sont exclusivement consacrés. L’usage des techniques révèle des différences entre les individus et suscite des jugements sur ces différences. Malgré les développements récents consacrés à l’usage des objets (Suchman, 1987 ; Norman, 1988 ; Conein, 1990 ; Collins, 1992) les sciences sociales ont peu pris en considération cette force distinctive des objets techniques, qui ne concerne pas leur consommation, mais bien leur manipulation.
2En particulier, elles ont laissé dans l’ombre l’influence des jugements portés par des tiers (reproches, dénigrement, défis, encouragements, etc.) sur la manière dont les personnes manipulent les objets. Le souci des individus de mettre en valeur leurs capacités, et ses répercussions sur l’usage de l’objet, ont été gommés des analyses. En outre, les indications relatives à ces capacités paraissent sans importance pour les agents dans le cours de l’activité technique. On regrettera ici une réelle dissymétrie dans les travaux. Les auteurs montrent souvent dans le détail comment les agents évaluent l’objet, et anticipent ses réactions. Mais ils abordent très peu les moments d’évaluation des capacités des autres personnes avec lesquelles chaque agent doit s’ajuster. On peut faire pourtant l’hypothèse que ces moments d’évaluation d’autrui, voire de soi-même, jouent un rôle important dans le maniement des objets.
3C’est cette question du jugement sur les « habiletés techniques », ces capacités individuelles engagées dans le maniement des objets, que nous voudrions réintégrer dans une sociologie de l’usage des techniques. Nous mettrons l’accent sur la dimension « pragmatique » de ces jugements en examinant comment ils sont rendus dans des situations particulières, et sur des individus concrets2.
4Notre point de départ sera l’activité technique, définie, par référence à Simondon (1989), comme l’ensemble des interventions des hommes nécessaires pour réguler les rapports d’un objet technique avec son environnement, de telle sorte qu’il ne se détruise pas, et réalise un certain équilibre malgré les variations de son milieu. Dans certaines circonstances, cette activité technique rencontre des audiences (des collègues, des chefs, des magistrats, etc.), qui assistent à cette activité, ou prennent connaissance de ses traces, à travers des médiations diverses (des observations directes, des rapports, des comptages, des images, des enregistrements de résultats). Ces ensembles d’audiences et de médiations constituent les arènes dans lesquelles se déroule l’usage des objets. Nous nous intéresserons ici plus précisément aux arènes des habiletés techniques, caractérisées par la mise en valeur des aptitudes individuelles, via l’aisance, la rapidité, l’habileté, la familiarité aux objets, l’assurance, l’audace, notamment, dont témoignent les individus en se mesurant aux objets3. Nous examinerons les effets en retour de ces arènes sur le maniement des objets.
5Nous essaierons dans notre analyse de suivre la constitution concrète des arènes, plutôt que d’en présumer l’existence. Celles-ci peuvent se déployer selon des géométries extrêmement diverses. Dans notre enquête, réalisée dans une entreprise, il s’agira surtout d’arènes locales : quelques personnes qui se rassemblent autour d’un ouvrier, un chef qui lance un reproche, une suite d’auditeurs qui se crée progressivement autour des récits d’exploits ou d’accidents qui circulent dans une usine. Mais il peut s’agir, dans d’autres cas, de réseaux de gens liés par des supports informatiques (Turkle, 1986), ou de spectateurs disséminés sur la planète et attentifs à la retransmission d’un même événement (Wolfe, 1982).
Méthode d’enquête
6Cette étude repose sur une enquête ethnographique menée dans une entreprise de fabrication de fûts métalliques4. Elle est constituée principalement d’observations du travail sur des lignes de fabrication, et de commentaires des salariés, recueillis sur place pendant l’activité technique ou lors de discussions ultérieures (pauses, déjeuner). Nous avions trois stratégies d’observation. La première consistait à suivre le même salarié pendant une période (une ou plusieurs journées) : un régleur qui se déplace entre les différentes machines d’une ligne, un chef d’équipe, un ouvrier de maintenance appelé en cas de pannes. Nous voulions ainsi reconstituer le spectre des exigences très hétérogènes qui se mêlent dans l’activité technique d’une même personne.
7Notre deuxième stratégie consistait à partir des événements plutôt que des personnes. Nous restions pendant quelques jours sur une ligne de fabrication et nous observions le traitement des incidents : un salarié en face-à-face avec une machine, deux ou trois personnes se regroupant autour d’un problème, le déplacement de plusieurs équipements et l’immobilisation d’une grande partie de l’atelier pour modifier totalement un segment de machines, etc. Nous pouvions ainsi avoir accès à la diversité des liens qui se nouent autour des machines pour assurer leur fonctionnement. Enfin, j’ai travaillé moi-même à quelques postes n’exigeant pas de compétences excessives pour observer, sous forme de petites expériences, quelques processus d’apprentissage dans le cours de l’activité technique.
8L’observation détaillée de l’activité technique impose de se centrer temporairement sur un lieu précis, et donc sur une classe restreinte d’objets. C’est pourtant grâce à des comparaisons d’objets que l’on peut éviter d’extrapoler à l’ensemble de « la technique » des observations valables uniquement pour des types limités de technologie. Comme le fait remarquer Simondon (1989), de nombreuses analyses du rapport de l’homme à la technique ne valent malheureusement que pour la catégorie à laquelle se réfère l’auteur : les machines thermodynamiques, les outils de l’artisan, la chaîne de montage, etc. C’est également grâce à une démarche comparative que l’on pourra dépasser la forme d’exemplification généralement en cours dans la sociologie de l’innovation technique, qui consiste à allier le récit d’une histoire singulière et un langage théorique valant en toute généralité pour « les techniques » (Law, 1986 ; Callon, 1988 ; Latour, 1992). Dans ce texte, nous avons donc entrepris de retrouver, à propos des arènes de prouesses, un déplacement comparatif parmi la diversité des objets. Notre enquête privilégie des machines relativement classiques de la métallurgie (cisailleuses, presses, cabines de peinture, vemisseuses, sertisseuses, dégrilleuses, soudeuses, etc.), insérées dans des lignes de montage partiellement automatisées. Mais elle n’est en même temps que le noyau empirique de départ pour contribuer à une analyse comparée de l’ensemble des objets techniques.
Ce que les objets révèlent des humains
9Dans l’entreprise Palard, les salariés rivalisent fréquemment dans le maniement des machines. L’observation de ces moments permet de dresser une liste indicative des qualités concernées par les prouesses techniques, à partir des scènes dans lesquelles les hommes mesurent leurs capacités, et se mesurent les uns aux autres5. En raison de l’importance du contact tactile dans le guidage des objets techniques au niveau des commandes, l’« habileté », l’« adresse » et l’« aisance corporelle » sont des ingrédients essentiels des prouesses techniques.
Considérons par exemple la « défileuse » sur la ligne de sérigraphie. C’est une machine qui prend une à une des tôles rangées en pile, et qui les engage sur la ligne à un rythme rapide (80 feuilles par minute). Lorsqu’on procède aux premiers essais pour une nouvelle série, on règle la presse par tâtonnements sur les premières feuilles. Si l’on branche la défileuse en automatique, on est obligé de lancer, et donc de perdre, beaucoup de feuilles entre deux commandes « marche » et « arrêt », même en allant très vite. Par contre, en manuel, on peut arriver si l’on est adroit à envoyer les feuilles quasiment une à une. Certains ouvriers arrivent à travailler en manuel et le plus finement possible, et d’autres n’y arrivent pas, ou n’osent pas. Sur la même ligne, une autre opération prestigieuse consiste à attraper les feuilles à la volée, entre la presse et la vemisseuse, pour vérifier en cours de route et sans arrêter la machine si le réglage tient toujours, ce qui, étant donné le rythme de défilement, suppose une adresse certaine, et d’avoir trouvé le coup.
10Sur certaines machines la force physique est indispensable pour produire violemment les compatibilités entre les éléments qui doivent s’agencer les uns aux autres. Par exemple, lorsque des couvercles se coincent dans une machine, les individus rivalisent pour les extraire avec force. L’un essaye, mais rien n’y fait. Un autre arrive, et réussit à retirer le métal, brisé, tordu. Si personne n’est assez fort, il faut démonter la machine, et enlever les couvercles, mais au prix d’une considérable perte de temps. Pour adapter les uns aux autres des éléments rétifs, il faut savoir tirer, taper, enfoncer, tordre. L’« expérience » est une autre qualité, qui traduit l’ampleur du stock de configurations que l’opérateur a mémorisé, au fur et à mesure des incidents qu’il a eu à corriger. C’est dans cette réserve qu’il va puiser pour résoudre les problèmes actuels. L’expérience peut être stockée sous des formes extrêmement diverses dont la comparaison ouvre les interrogations classiques des sciences sociales et cognitives sur les supports de mémorisation : mémoire explicite traduisible dans le langage, schèmes intériorisés dans des habitudes, des usages ou des réflexes. L’exigence de « sang-froid » et de « calme » correspond à la nécessité de rester attentif à tous les repères disponibles, quelle que soit la vitesse de leur défilement, et même en situation de crise, lorsque les événements déferlent. Il convient par exemple, lorsqu’on intervient pour dégager des couvercles coincés sur un convoyeur, d’aller vite, sinon les couvercles se heurtent, partent dans toutes les directions, et se conduisent d’une manière particulièrement imprévisible. Mais il ne faut pas se focaliser sur les couvercles, car la chaîne et les courroies continuent à tourner, et l’on risque d’être blessé dès qu’on l’oublie. Les personnes dont les ouvriers disent qu’elles « paniquent » sont celles qui n’arrivent pas à garder ce champ d’attention ouvert. Elles ne voient plus qu’un seul repère dans l’urgence de leur action.
Sur l’une des lignes de fabrication, la T3, le chef avait eu deux accidents graves, dont il lui restait deux doigts coupés. Il était à quelques années de la retraite, et intervenait très peu sur les machines, déléguant ce travail à son régleur. Les ouvriers de la ligne faisaient volontiers des commentaires sur sa personnalité. En particulier, ils mentionnaient qu’il avait tendance à se focaliser exclusivement sur l’incident à résoudre, dès qu’il y en avait un, et oubliait tout le reste : « Il a les mains là et la tête ailleurs », « Mon chef il paraît calme comme ça mais c’est une véritable bombe », « C’est une bombe à retardement », « C’est ça les gens nerveux, ils voient quelque chose, il faut tout de suite qu’ils le fassent, sans réfléchir ». Le régleur lui avait confisqué la clef d’accès à une machine difficile. Tout le personnel de la ligne reconnaissait faire extrêmement attention dès qu’il s’agissait d’intervenir dans une machine pendant que le chef faisait jouer simultanément les commandes manuelles, par exemple pour débloquer par à-coups un fût coincé.
11Le « courage » devant l’inconnu, l’accident ou la mort, est requis également pour assurer la régulation des objets techniques lorsque des entités menaçantes (éléments coupants et contondants, produits toxiques, rayonnements) environnent l’opérateur. Les arènes des habiletés techniques distribuent les individus entre les pôles de l’adresse et de la maladresse, de la force et de la faiblesse physiques, de l’expérience et de l’ignorance, du calme et de la nervosité, du courage et de la pusillanimité. Les qualités éprouvées lors du maniement des objets techniques sont donc extrêmement hétérogènes. Certaines d’entre elles sont éprouvées depuis l’aube des temps, et continuent à l’être. C’est le cas par exemple du courage, mêlé à l’adresse, que l’on trouve vanté autant chez Homère (1965), à propos du maniement des arcs et des lances, que dans les ateliers de l’entreprise Palard. De nouveaux espaces de prouesses surgissent avec de nouvelles générations d’objets, comme le montre Sherry Turkle (1986) à propos des hackers acharnés à tirer des performances inconnues des ordinateurs mis sur le marché.
Épreuves et jugements
12Il n’existe pas, dans l’entreprise Palard, de dispositif unique de mise en équivalence des habiletés des différentes personnes. Il existe une hiérarchisation des personnes dans une nomenclature de qualifications, mais on ne saurait tenir celle-ci comme l’expression d’un jugement partagé sur les aptitudes individuelles. L’hypothèse d’une hiérarchie « informelle » des individus dans les ateliers, liée à une culture partagée est elle aussi insuffisante, car elle présuppose un dispositif introuvable de positionnement stable des individus les uns par rapport aux autres. Nous admettrons donc que les habiletés techniques des individus sont jugées à travers une multitude d’actes commentés et recommentés, qui rappellent de manière récurrente, et par fragments, dans le cours des activités, quelles sont les qualités respectives des individus, du point de vue de locuteurs variés. La dynamique des arènes s’organise autour de deux types d’actes qui entretiennent des rapports complexes : les épreuves et les jugements.
13Dans le cours de l’activité technique, certains moments sont constitués en épreuves, au sens où une organisation se met en place, qui vise à tester l’habileté d’une personne. L’activité technique n’est plus seulement un équilibrage des ensembles techniques, elle devient en même temps un théâtre des habiletés techniques. Certaines mises à l’épreuve s’enclenchent progressivement dans le cours de l’activité. Peu à peu une audience se met en place, et circonscrit une scène. C’est le cas des « scènes de prouesses ». L’activité acquiert alors peu à peu cette intensité particulière que procure l’interrogation de spectateurs sur les aptitudes individuelles.
Par exemple, juste avant le chargement dans les camions, il existe dans l’entreprise Palard un poste difficile qui consiste à fixer des colliers autour des couvercles de certaines séries de fûts. Le chef de l’atelier place en général deux ouvriers le long de la chaîne pour réaliser ce travail, chacun prenant un fût sur deux. Un jour, le 11 mars 1988, un ouvrier s’absente soudainement, en pleine marche. L’autre tente de faire à lui tout seul le travail prévu pour deux. Il doit trouver immédiatement l’ajustement entre chaque collier et chaque fût, quelles que soient les variations infimes de forme qui créent des résistances, il doit donner des coups de marteau pour enclencher le déclic du placement du collier, mais juste au bon endroit, un seul coup est permis étant donné la vitesse. Plusieurs ouvriers observent la scène, forment un cercle, encouragent la vedette du moment, et applaudissent : il réussit à maintenir la cadence malgré l’absence de son collègue.
14Dans la scène précédente, l’homme se mesure aux objets devant une audience. Dans d’autres scènes, plusieurs ouvriers sont engagés ensemble dans une scène où ils se mesurent les uns aux autres. L’action devient un agon (Caillots, 1958), une compétition, au sens où elle met en équivalence la valeur respective de plusieurs personnes. Une hiérarchie momentanée apparaît. L’épreuve désigne un vainqueur et un perdant. On peut par exemple doser le rythme d’une chaîne pour voir jusqu’où un collègue peut tenir. On peut maîtriser le flux des objets de telle sorte qu’ils viennent plus ou moins percuter un voisin de chaîne.
Considérons par exemple une plate-forme où l’on stocke temporairement les fûts en attendant que les machines en aval soient en état de fonctionner. Un ouvrier prend les fûts à leur sortie de chaîne et les envoie à son collègue qui les stocke sur deux rangées. Il les fait rouler au même rythme, imperturbablement, contre les jambes de son coéquipier, malgré les difficultés rencontrées par celui-ci pour gerber correctement les fûts. Par moment l’ouvrier qui stocke arrive à manier suffisamment vite les fûts pour relâcher la pression de ceux qui arrivent à ses pieds. Jusqu’au moment où il ne peut plus suivre, et interpelle son collègue pour qu’il allège et régule le rythme par un petit stock tampon intermédiaire.
15Dans certains cas, l’épreuve est nettement préparée avant l’enclenchement de l’action. Tout un dispositif est alors mis en place pour tester un individu. C’est le cas par exemple des rites d’accueil des nouveaux venus dans des équipes de travail (Dejours, 1993, p. 91), ou des périodes d’essai sur de nouveaux postes. Dans d’autres cas, la mise à l’épreuve d’une personne est totalement intégrée aux autres évaluations de l’environnement auxquelles procèdent régulièrement les agents. Comme le fait remarquer Gilbert de Terssac (1992) à propos d’industries de process, l’appréciation des aptitudes des autres salariés est une opération qui fait partie de l’organisation progressive de la répartition des tâches autour des objets. Dans ce schéma, chacun devient une audience pour l’autre et recueille dans le cours de l’activité les indices de ses potentialités. On retrouve à la limite le même processus dans le face-à-face de l’agent avec l’objet : l’agent se dédouble lui-même dans toutes ces opérations d’auto-évaluation par lesquelles il explore, en même temps qu’il est engagé dans une activité technique, ses propres qualités, de telle sorte qu’il puisse apprécier correctement à l’avenir dans quelle mesure il peut compter sur lui-même. L’activité technique est alors émaillée de petits tests de soi6.
16Les épreuves peuvent être enfin de caractère ludique, lorsque le théâtre de l’habileté est autonomisé par rapport au reste de l’activité technique. Tout un ensemble de jeux d’adresse prennent ainsi forme autour des machines, où la mise en valeur des aptitudes s’exprime dans des prouesses inutiles. Une scène caractéristique est la farce par simulation d’incident.
Sur la ligne B2, par exemple, la fabrication d’une série de fûts blancs suppose qu’un ouvrier chauffe au chalumeau le vernis pour le faire sécher, avant le passage dans la sertisseuse. Un ouvrier de la ligne s’installe en silence, visiblement habitué à ce poste pour lequel le chef ne lui donne aucune indication. Son jeu favori, pendant le temps que dure la série, est de profiter de son avance, ou d’un arrêt de ligne, pour demander à quelqu’un de s’approcher, puis il donne soudainement à la flamme l’ampleur nécessaire pour qu’elle frôle la personne sans la brûler. De la même façon, il provoque régulièrement sa voisine sur la ligne. Chaque scène de ce genre provoque peurs, rires, allusions sexuelles et exclamations (« Tu vas faire flamber la baraque ! ») dans l’assemblée des personnes présentes autour du poste.
17Les chariots automoteurs qui s’arrêtent au dernier moment, les couteaux ou les marteaux qui frôlent les collègues, les mélanges de produits savamment dosés pour exploser avec mesure, etc. : tous ces objets peuvent servir pour ces scènes de quasi-incidents volontaires. Le ressort de ces scènes est double : il met en valeur l’habileté du faiseur de farce, en jouant sur la finesse d’un maniement qui suppose d’apprécier les infimes différences entre le faux incident et le vrai ; et il éprouve en même temps les qualités de la victime, dont le courage ou la peur, la présence d’esprit ou la panique, ressortiront de l’instant. La peur de la victime redouble en même temps la mise en valeur des qualités de son agresseur, puisqu’elle témoigne du caractère surprenant des capacités de celui qui sait ramener en temps voulu les objets dans leur droit chemin.
18Dans les arènes d’habileté, les jugements prennent la forme de marques d’estime pour les personnes. Certaines d’entre elles sont explicites : reproches et compliments qui émaillent l’activité technique, récits de prouesses ou d’échecs colportés dans les moments de bavardage (vestiaires, cantine, pauses, etc.)7. D’autres actes sont équivoques. C’est alors le travail des commentaires qui constitue ces actes comme des marques d’estime. Le silence du chef ou des collègues malgré les incidents sur la machine est par exemple souvent interprété par les opérateurs comme marque d’estime pour leurs capacités profondes. À l’inverse, le fait que le chef fasse ouvertement des reproches, même s’ils sont mérités, sera interprété comme une marque de défiance pour les capacités de la personne. Par rapport à d’autres formes de jugement, la particularité des marques d’estime est qu’elles « visent la personne », c’est-à-dire ses potentialités, et qu’elles touchent par conséquent en elle un noyau central, même si elles s’expriment parfois par des indices très ténus. Ce sont des jugements de capacités, et non de responsabilité. Tous les actes qui ont un rapport avec l’aide sont également susceptibles d’entrer dans cette interrogation sur les capacités respectives des personnes. Le conseil, l’aide spontanée, la proposition d’aide peuvent être interprétés dans la situation comme prétention à posséder une habileté supérieure. Plus généralement, l’interprétation des actes de langage et des gestes silencieux comme tentative de marquer une hiérarchie crée une mine de commentaires potentiels sur les prétentions des acteurs dans un espace des habiletés mal défini, et fortement réversible. L’incertitude sur la valeur des hommes se traduit par un redoublement des interrogations sur les plus petits détails livrés à la perspicacité des regards.
19Une marque d’estime plus stabilisée est le placement des personnes autour des objets techniques. De nombreux auteurs ont mentionné l’existence de classements non écrits entre les postes, le prestige variant en fonction de l’affectation (Bernoux, Motte & Saglio, 1973 ; Sainsaulieu, 1977). L’affectation à un poste peut être interprétée comme marque d’un jugement sur les qualités techniques de l’individu. Les comparaisons entre individus s’appuient sur des hiérarchies entre les postes. Sur une ligne de production, on va trouver des postes que le chef ne confie qu’à des ouvriers dignes de confiance, les postes « de tête » par exemple, dont dépend toute la ligne en aval. Des distinguos subtils forment la base d’un travail de comparaison raffiné : on compare la quantité de réglage entre machines, la variété des séries, la quantité d’incidents à résoudre, la finesse des réglages, le degré de réversibilité des erreurs, etc. Lors des mutations les opérateurs s’interrogent sur la hiérarchie secrète des capacités qui justifie les reclassements. Une dernière indication, encore plus stabilisée, peut être tenue pour marque d’estime : la position de la personne dans la nomenclature codifiée des qualifications. L’assimilation entre qualification et aptitudes ne va pas de soi. Elle est patente dans des énoncés du type suivant, formulé par le régleur de la T3 pour justifier l’interdiction faite aux « agents de fabrication » d’accéder aux parties mobiles des machines : « Les OS ne connaissent pas les machines, il faut les protéger. »
20Le rapport entre jugements et épreuves est complexe. Dans certaines circonstances, le jugement s’appuie explicitement sur une épreuve concrète. Par exemple, des marques d’estime prolongent directement une scène : les applaudissements fusent à l’issue d’une scène de prouesses, des mises en cause de la personne jaillissent à la suite d’un incident (« Quel bon à rien ! », « Qui m’a donné un margeur pareil ? »). Dans d’autres cas, le jugement s’exprime au contraire brutalement, avec une référence tout au plus allusive à des épreuves passées.
Sur la B2, le chef d’équipe intervient beaucoup sur les incidents. Dès que la ligne s’arrête, le chef ou l’un de ses régleurs bondit sur la machine en cause, ce qui donne parfois lieu à des tensions soudaines. Par exemple, lors d’un incident sur une sertisseuse bloquée pour une raison mystérieuse, le 18 mars 1988, le chef pousse son régleur le plus récent qui a commencé à examiner les commandes. Il lui lance « Pousse-toi ! » et lui prend sa place. Il répare la panne : « C’est les variantes dans la tôle ! », dit-il. Plus tard, à déjeuner, le régleur impliqué dans cette scène, et qui supporte mal cette compétition, la jugeant dérisoire et source de discordes entre les ouvriers, mentionne que « devant les machines il faut savoir jouer des coudes ». Il ne sera pas recruté à la fin de sa période d’essai.
21Quel que soit le degré d’explicitation des épreuves concrètes censées appuyer un jugement sur les capacités d’une personne, et qui plus est lorsque aucune épreuve n’est mentionnée, les personnes peuvent réagir aux jugements par des épreuves réactives, censées révéler leurs vraies potentialités. Toute une série de figures prennent ainsi place dans le théâtre des habiletés : déplacements des hiérarchies, comme lorsque les personnes cherchent à étendre leurs zones d’intervention sur une machine ; défis par rapport aux prétentions implicites d’habileté, contenues dans des ordres, des conseils, ou réprimandes ; validations des jugements antérieurs déposés dans les placements ou les titres par le spectacle des capacités actuelles, comme dans le cas du chef de la B2 qui intervient sur les machines et écarte les autres personnes ; protestations contre les hiérarchies stabilisées en mettant en scène des renversements d’aptitudes. L’arène des habiletés techniques prend forme dans ce creuset des épreuves et des jugements : d’un côté des épreuves qui visent à infléchir les jugements des audiences ; de l’autre des jugements produits et exprimés avec une référence souvent oblique à des épreuves concrètes ; enfin des épreuves réactives qui font travailler des marques d’estime considérées tout au plus comme des prétentions à l’habileté. Observons maintenant de plus près le rapport aux objets qui tend à s’établir dans ces arènes.
La plasticité des objets
22L’individu engagé dans une arène de l’habileté technique est confronté à deux exigences. Il doit tout d’abord satisfaire une exigence fonctionnelle : réussir à guider les objets techniques. Mais il doit également satisfaire une exigence d’individualisation de la performance vis-à-vis de ses audiences. Il doit faire en sorte d’être jugé véritablement l’auteur de la performance. C’est à cette condition que la réussite de l’activité technique sera censée révéler ses qualités propres. Cette exigence n’est pas simple à satisfaire, tant l’activité technique est distribuée entre une série d’êtres humains et non humains, qui agissent de concert, et qui portent chacun une part de la performance. L’entrée de l’individu dans l’arène transforme son rapport aux objets techniques. Il ne réalise une véritable prouesse que quand il prend sur lui, et donc sur ses qualités propres, la plus grande part de l’activité technique. Les arènes de l’habileté technique orientent ainsi l’activité vers des voies caractéristiques d’exploration des objets que nous allons maintenant examiner : le dépouillement des protecteurs ; l’ouverture des surfaces de contact entre l’homme et la machine ; la transformation des objets techniques.
23Certains éléments dans les objets techniques sont plus particulièrement chargés de repérer ou d’orienter les conduites humaines. Détaillons-les pour bien comprendre leur rôle dans les arènes des habiletés. Les uns exercent une force de rappel. Ils sont mûs par les machines de manière autonome et obligent les humains à aligner leur conduite selon certaines contraintes, par l’intermédiaire d’une force brutale. Face à ces forces, les hommes ne peuvent que subir : leur bras est emmené, leur corps est poussé, leur main est tirée. Leur mouvement ne mobilise ni activité consciente, ni volonté, mais seulement la soumission à des effets sur le corps. C’est le cas, par exemple, des menottes de sécurité sur certains modèles de presse, qui, attachées aux mains des utilisateurs, relèvent brutalement les bras dès que la presse va frapper la pièce, de telle sorte que l’ouvrier ne puisse pas se faire écraser. Les moments de crise de la machine tendent à accentuer cette forme de guidage du mouvement. C’est la situation typique de l’ouvrier qui prend du retard sur le flux de la chaîne de montage : la force de rappel des pièces qui arrivent est de plus en plus pressante, l’ouvrier sent les pièces cogner contre son corps, il est obligé de travailler à contretemps des mouvements de la machine, des éléments le heurtent pour le rappeler à sa place correcte. La séquence est une lutte entre l’homme et la machine jusqu’à ce que l’homme apaise la crise, ou qu’il soit au contraire vaincu par les forces de rappel, obligé d’arrêter la machine, ou blessé.
24Les objets dessinent par ailleurs une carte des guidages souples dans lesquels se meuvent les hommes. Contrairement au cas précédent, il s’agit ici de situations dans lesquelles les opérateurs gardent une marge de manœuvre. Ils ne sont pas soumis à la force de rappel des choses, mais ils se meuvent dans un environnement qui établit les voies les plus aisées pour leurs déplacements. Par exemple, ils ne pourront franchir certains obstacles, ou contourner certaines étapes qu’au prix d’une transformation importante des objets. Le guidage est ici « négatif » : double commande qui oblige à mettre le corps dans une certaine position pour ne pas accéder à certains éléments de la machine, sauf à se contorsionner ; asservissement interne qui oblige l’opérateur à réaliser telle opération avant telle autre ; carter de protection qui interdit de mettre la main à tel endroit. Dans d’autres cas, les individus seront incités à suivre certaines directions en raison de la forme, la couleur, la texture, la disposition des objets. Le guidage est ici « incitatif » : couleur rouge et forme caractéristique des boutons d’urgence que l’on peut actionner en tapant sans nuance ; bruit des alarmes ; couleur des repères qui doivent se détacher du fond sur lequel ils sont inscrits, etc.8. L’opérateur délègue alors une partie du guidage de son action à ces objets, il n’a pas besoin d’y être véritablement attentif. Il peut, d’une certaine façon, se laisser aller à leurs effets.
25L’engagement d’un homme dans l’arène des habiletés peut le conduire à dépouiller les objets de ces intermédiaires chargés de surveiller son comportement et de faire obstacle le cas échéant à ses mouvements. L’existence de protecteurs a par exemple pour conséquence de faire entrer les défaillances de l’individu dans le champ des possibles. Leur présence rappelle à l’utilisateur et à ses audiences qu’un innovateur a imaginé qu’il pourrait commettre telle maladresse qui pourrait mettre en danger le fonctionnement de la machine, ou sa propre intégrité corporelle. L’objet protecteur (carter, grillage, doubles commandes, menottes, etc.) rappelle qu’un concepteur a assimilé l’opérateur à une classe d’individus aux aptitudes limitées. Faire sauter un protecteur, c’est marquer que l’on détient suffisamment de compétences techniques pour ne pas être traité comme d’autres individus. Les individus compétents, ou qui veulent passer pour tels, dépouillent leurs machines de protecteurs pour eux superflus, reléguant leur utilité à des opérateurs plus ordinaires.
Par exemple, sur la ligne de sérigraphie, le conducteur-imprimeur travaille sans carter sur la défileuse, et les installe dès qu’un novice est affecté à ce poste. Le vernisseur, quant à lui, est constamment à l’affût pour empêcher un jeune ouvrier, qu’il qualifie de « bon vouloir » mais « tout fou », et « voulant tout faire », d’accéder à des machines trop dangereuses pour lui.
26Il en est de même lorsque les protecteurs ne sont pas greffés sur les objets techniques, mais portés par les individus eux-mêmes, ce qu’on appelle les « protections individuelles » : baudriers, lunettes de sécurité, gants, etc. Enlever les gants lorsqu’on manipule des feuilles coupantes ouvre simultanément deux espaces de prouesses : l’individu marque ainsi que les prises fines qu’il sent sur une feuille à mains nues sont pertinentes dans son maniement – il en aura besoin, par exemple, pour apprécier l’épaisseur et la régularité de la couche de peinture déposée sur la feuille – ; il marque en même temps que son adresse le met à l’abri des accidents qui menacent les plus maladroits lorsqu’ils manipulent ces feuilles. Le dépouillement de soi, le travail à mains nues sans protections inutiles fait entrer la personne dans une arène d’habileté9. Les protecteurs sur les machines ou les protecteurs individuels bloquent au contraire l’arène. Tant que les protecteurs sont là, tant que ces capteurs traitent par eux-mêmes les instabilités de l’environnement, il est impossible de distinguer les individus selon leurs aptitudes. Les hiérarchies sont écrasées.
27La suppression des objets secondaires ouvre également de nouveaux champs de commandes, et avec eux de nouveaux espaces de prouesses. Des commandes apparaissent au fur et à mesure que la machine est dépouillée de ses surfaces protectrices. L’excellence est alors acquise lorsqu’on fait fonctionner la machine à découvert, de telle sorte que le faisceau de commandes disponibles ait été considérablement enrichi. À la limite, seule reste une carcasse fonctionnelle, dépouillée de tous les éléments qui n’avaient d’autre fonction que de canaliser l’opérateur dans certaines directions. Les forces de rappel et les guidages souples de l’homme ont disparu : la presse fonctionne avec tous ses rouleaux à découvert, la moto est débarrassée de tous ses carters et enjoliveurs10. Dans le même temps, les utilisateurs transforment ainsi la gamme des repères fournis par la machine. Ils négligent ceux qui ont été installés par les concepteurs : les clignotants, les signaux, les instruments de mesure codifiés. Ils en découvrent d’autres dans la carcasse ainsi apparente (des bruits nouveaux, la disposition des pièces les unes par rapport aux autres, la couleur de ces pièces, etc.). Ils montrent leur capacité à inventer des repères individuels. Ils brisent l’opacité de l’objet et découvrent de nouvelles commandes. La machine n’est pas pour eux une boîte noire, mais une boîte « grise », à l’intérieur de laquelle ils tracent des surfaces et des chemins d’accès. Inversement les utilisateurs qui s’en tiennent aux commandes prévues pour les octants imaginés par les concepteurs, et aux scripts déposés dans les objets (Akrich, 1987, 1990), en restent à un éventail d’intervention limité, et sont relativement misérables dans l’arène des habiletés. Ils prennent l’objet technique comme une boîte noire, mise au point par d’autres, et refermée sur elle-même, hors d’atteinte. L’effort pour accéder toujours plus au coeur de la machine trouve une illustration frappante dans le cas des hackers étudiés par Turkle (1986). Pour les hackers, les logiciels commerciaux sont considérés comme périphériques par rapport à l’objet. La communication avec le « cœur de la machine » est réalisée lorsque l’usager travaille directement en langage machine.
28L’ouverture de l’objet technique élargit le champ des éléments internes à portée de l’utilisateur. Une nouvelle étape peut ainsi être franchie dans la plasticité de l’objet. L’usager peut non seulement diriger la machine par de nouvelles commandes, mais aussi transformer l’intérieur de l’objet, en changeant certains éléments, ou en modifiant leur agencement. La machine s’individualise de plus en plus dès lors qu’elle est ouverte aux interventions. Elle se transforme au fur et à mesure des retouches apportées à son fonctionnement. La machine devient « évolutive ». Le couple utilisateur-objet technique s’autonomise d’autant plus par rapport à ses premiers concepteurs.
Par exemple, selon les ouvriers de l’entretien dans l’entreprises Palard, la soudeuse de la ligne B2 n’a de commun que son bâti avec la soudeuse originale livrée par le fournisseur, qui refuse d’ailleurs de se prononcer sur la possibilité d’installer un nouveau transformateur pour pouvoir augmenter la cadence, dans de telles conditions. Sous la poussée des utilisateurs la machine peut ainsi être rendue méconnaissable par rapport à l’exemplaire mis en circulation11.
Personnalisation de l’usage et mise en valeur des habiletés
29Outre ces modifications d’objets, une autre possibilité s’offre à la personne qui veut mettre en valeur ses capacités dans l’arène des habiletés. Pour accentuer la part d’elle-même dans le succès, elle peut renforcer ses voies personnelles de maniement de l’objet, au détriment des repères produits par des instances extérieures (concepteurs, encadrement, collègues, etc.). Tous les éléments qui sont découverts par la personne, contribuent à la rapprocher de la performance soumise aux audiences. Nous sommes ici, tout d’abord, dans le domaine des gestes intimes et des convenances personnelles mis en évidence par Thévenot (1990) et qui naissent d’un ajustement progressif entre les personnes et les choses au cours de l’usage. Interrogés sur ces liens aux objets, les personnes elles-mêmes auront les plus grandes difficultés à les qualifier. Mais cette opacité n’est pas un écueil, au contraire, dans l’arène des habiletés. Nous sommes aussi dans le domaine des repères individuels, mis au point par les personnes par l’interprétation active des incidents auxquels elles sont confrontées dans l’activité technique. Ces repères peuvent être qualifiés, montrés, voire enseignés et diffusés par l’individu. Mais c’est lui qui est à l’origine de leur découverte. En ce sens, ils s’opposent aux repères extérieurs proposés par d’autres instances : règlements, modes d’emploi, procédures, conseils ou ordres formulés par un supérieur hiérarchique ou par un collègue, usages en œuvre dans un métier.
Considérons par exemple un poste simple qui consiste à passer un peu d’acétone sur des couvercles pour ramollir le métal. Il se trouve que les platines ne sont pas assez fortes pour être soudées directement sur certaines séries de couvercles (les couvercles « blancs »). Il y a quelques années, « quelqu’un » a eu l’idée de passer de l’acétone pour ramollir le métal. Pour ces séries, on place donc une personne qui doit étaler un peu d’acétone avec un pinceau, avant que la presse ne fixe la platine sur le couvercle. Quelle quantité ? « On voit qu’il n’y en a pas assez car ça change de couleur », mentionne le chef comme instruction principale, consigne difficile à utiliser de prime abord face à du blanc sur blanc ! Puis il ajoute : « Il vaut mieux en mettre trop que pas assez. » Je constate que lorsqu’il n’y a pas assez d’acétone, le couvercle « flashe » : la platine ne s’est pas fixée, et le couvercle est noirci, ce qui néanmoins n’enraye pas la machine, mais un ouvrier doit évacuer le couvercle en aval. Par contre quand il y en a trop, le couvercle brûle, d’une flamme d’une trentaine de centimètres. Visiblement, rien de fâcheux ne s’ensuit, mais on ne sait jamais. Pour trouver un juste milieu entre ces deux extrêmes, j’apprends progressivement à reconnaître la légère nuance grisée, et à apprécier la largeur de la tâche d’acétone sur le couvercle qui corresponde à une fixation correcte de la platine. Je me constitue mes repères individuels, sur la base des consignes formulées par le chef.
30Ces gestes intimes, ces convenances personnelles, ces repères individuels, déposés dans une mémoire consciente ou implicite, ne proviennent pas d’instances extérieures. Ils constituent les appuis d’un usage personnalisé de l’objet. Face aux succès de l’activité technique, les audiences auront d’autant plus tendance à clore l’attribution du succès sur la personne elle-même. Le succès (mais également l’échec) rejaillira sur ses qualités propres. La personnalisation de l’usage fait converger l’imputation sur les capacités de l’individu.
31Comme l’a remarqué Thévenot, la familiarité avec l’objet crée des difficultés pour la justification de l’action, dans la mesure où la personne ne peut pas s’appuyer sur des conventions « collectives » pour rendre compte de son action. Ce mystère du rapport familier à l’objet joue à l’inverse dans le sens d’une mise en valeur de la personne devant des audiences qui constatent le succès de l’activité technique. Le spectacle d’une habileté véritable suppose que l’observateur ait des difficultés à reconstituer les repères intermédiaires de l’action. C’est bien cette invisibilité des intermédiaires qui conduit l’observateur à imputer les résultats de l’activité technique à des capacités détenues en propre par l’utilisateur. L’usage des objets techniques devient alors hermétique à l’observateur. Cet hermétisme devient spectacle lorsque l’individu réussit à mettre en scène le contraste entre les déplacements infimes de son corps vis-à-vis des commandes et les effets démultipliés à travers la machine. Le théâtre de l’habileté est un jeu sur le contraste entre des « petites causes », si petites qu’elles en sont invisibles, et des « grands effets ». Le mystère de la réussite est une composante du prestige individuel. Puisque rien ne permet de comprendre, extérieurement, le processus de la réussite c’est que l’utilisateur de la machine a un accès à l’objet que lui seul maîtrise. Et si parfois il ne peut même pas en expliciter les repères, c’est que son corps sait les reconnaître par lui-même, en dehors de toute activité consciente. Il possède donc des aptitudes intériorisées de maniement de la machine, ce que traduisent des expressions définitives du type « je sais », « je vois », « je sens », avancées par les personnes pour expliquer leur succès dans le maniement des machines. Une manière de théâtraliser le caractère personnel de l’habileté consiste enfin à styliser le geste habile à l’intention des spectateurs.
Par exemple, sur la ligne de sérigraphie, le conducteur faisait toujours un petit geste supplémentaire lorsqu’il attrapait les feuilles à la volée. Ce geste personnalisait son mouvement, et renforçait de surcroît l’impression de facilité pour les observateurs de la scène, en montrant que le conducteur pouvait se permettre des gestes mutiles malgré la vitesse des objets.
32Lors des prouesses véritables, le rôle des composantes externes de l’activité (les objets secondaires prévus pour servir d’intermédiaires entre l’individu et l’objet principal, les repères extérieurs disposés par des instances autres que l’individu) tend donc à s’effacer. Les appuis décisifs de l’individu sont soit en lui, dans son corps, soit entre l’objet et lui, mais forgés par lui-même. L’issue des actions repose alors entièrement sur les qualités de l’individu. Le lien ainsi créé entre les humains et les objets techniques s’exprime dans le langage de la psychologie. C’est dans ce langage que les personnes rendent alors compte des succès et des échecs. La psychologisation du lien aux machines correspond à cette focalisation sur les individus caractéristique des arènes de l’habileté. Dans un environnement marqué par la raréfaction des composantes externes, l’utilisateur est face à ses propres capacités. L’opérateur dira ainsi qu’il a « confiance en lui » pour marquer que telle situation, aussi éloignée des règles de sécurité, aussi dépouillée des objets protecteurs soit-elle, sera très certainement surmontée. Inversement, l’inquiétude se marque dans un manque de « confiance » ou d’« assurance ». Le fait pour un opérateur de chercher à s’appuyer sur des repères extérieurs est l’indice d’une absence de « confiance en soi », d’une « peur ». Par exemple, l’aide-conducteur sur la ligne de sérigraphie dit du margeur qu’« il a peur de travailler en manuel », « il n’a pas confiance en lui », alors que lui déclare avoir d’emblée « osé travailler en manuel ». L’individu engagé dans des prouesses fait tout reposer sur ses propres qualités, il psychologise son rapport à l’environnement.
Caractéristiques des objets et formes d’engagement des personnes
33Les voies de la personnalisation du lien entre l’individu et l’objet technique varient considérablement selon les machines. On peut suivre ces différences selon trois entrées : les commandes, l’affichage des repères, la forme des échanges avec l’environnement. Considérons tout d’abord les commandes. Certaines machines sont peu sensibles à l’engagement corporel des utilisateurs. Il s’agit en particulier des machines digitalisées (cf. Collins, 1992). Le contact entre la machine et l’homme se fait par l’intermédiaire de touches, qui peuvent prendre deux états clairement distingués : « marche »/« arrêt ». Nulle finesse n’est requise pour apprécier le moment de bascule entre les deux positions. La commande n’est sensible qu’à des discontinuités grossières du contact. Elle se prête ainsi à l’application de règles et de messages codifiés qui peuvent être transmis dans un langage binaire. Les repères individuels sont peu mobilisés au niveau des commandes. À l’opposé on trouve des commandes très sensibles à des gradients fins d’engagement corporel : le levier de la défileuse en fonctionnement manuel, la manette de réglage de la pression de la peinture dans la cabine de peinture, le bouton de réglage du « calage » des feuilles sur la presse de la lithographie, etc. Seuls des repères individuels permettent alors de doser le contact tactile avec la machine, pour discriminer ses effets. L’objet technique peut basculer dans un état nouveau, alors que la modification de l’état dans lequel se trouve l’opérateur est imperceptible. Les repères extérieurs sont largement insuffisants. L’individu doit découvrir par lui-même les réactions de l’objet à son contact à travers des prises subtiles12. Dès qu’un objet devient sensible à des gradients fins d’engagement corporel, il requiert une habileté de la part de son utilisateur pour pouvoir fonctionner correctement. Par exemple, selon la manière dont l’ouvrier oriente son coup de poignet initial, le fût qu’il fait rouler à vingt mètres part dans deux directions totalement opposées, décrivant dans l’un ou l’autre cas des courbes de trajectoires radicalement différentes.
34Considérons maintenant l’espace des repères, visuels, olfactifs ou tactiles qui se détachent de l’ensemble de l’objet technique pour acquérir une pertinence pour l’individu. On peut opposer des objets techniques qui livrent leurs repères sous forme de plages continues, et des objets qui les livrent sous forme de repères discontinus. Dans le premier cas, il est difficile d’isoler les repères, la machine offre peu de prises au regard. L’utilisateur doit découvrir progressivement, au fur et à mesure des incidents qui émaillent son guidage de l’objet technique, les repères pertinents plus fins, derrière l’impression première d’une surface lisse : les nuances grises, par exemple, dans la figure blanche sur fond blanc créée par l’acétone sur un couvercle de fût. Ces repères sont individuels, la personne les acquiert par interprétation et accumulation des cas dans sa mémoire interne. C’est alors à ses qualités personnelles que l’on attribuera la réussite des manœuvres. Et lorsque des observateurs examinent le fonctionnement de la machine, ces repères restent pour eux privés, inaccessibles. Inversement, les repères discontinus sont accessibles à tous. Leur caractère d’évidence diminue l’aura de prestige qui entoure celui qui sait voir ce que d’autres ne peuvent pas voir. L’engagement des aptitudes est traduisible en des repères publics. Le mystère de la manœuvre est plus facile à lever.
35Un objet technique interagit avec un éventail limité d’entités dans son environnement, son milieu associé, et ignore les autres entités qui circulent autour de lui (Simondon, 1989). Les possibilités de prouesse sur une machine dépendent des caractéristiques de ce milieu associé, et de la forme des échanges qui s’instaurent avec la machine, c’est-à-dire des différents types de sensibilité de la machine à son environnement. Certaines machines sont constituées intérieurement, et insérées dans un réseau sociotechnique de telle sorte qu’elles ne sont sensibles qu’à quelques rares éléments. Les réseaux « alignent » les entités associées aux machines (Callon, 1988 ; Latour, 1989). Sur ces machines, que l’on peut qualifier après Simondon de fermées, le travail de vérification et de production des compatibilités est plus simple, toutes choses égales par ailleurs, que sur des machines ouvertes, sensibles simultanément à de nombreux paramètres. La fenêtre d’influence des objets fermés est concentrée sur quelques entités. Ce sera le cas par exemple des machines rivées à des réseaux indéplaçables, qui préparent le milieu associé, de telle sorte qu’il soit compatible a priori avec la machine. Les associations sont déjà frayées par le travail de réseaux : normes de compatibilité entre objets techniques, guidage de la machine par d’autres objets (les rails qui servent d’intermédiaire entre la locomotive et le paysage, les circuits qui canalisent l’électricité, etc.). À l’opposé, on trouvera les objets qui évoluent dans un environnement non préparé. À la limite, il s’agira d’un milieu géographique, c’est-à-dire un milieu associé extrêmement peu préparé (Simondon, 1989). Ici, l’homme doit résoudre constamment de nouveaux problèmes de compatibilité, le milieu associé n’est pas préparé à ce que l’objet technique entre en contact avec lui : le navire rencontre en pleine mer des vents et des vagues incontrôlés, le long-courrier de Saint-Exupéry évolue dans un espace qui n’est pas balisé surtout si la radio tombe en panne (Saint-Exupéry, 1939). On doit envisager bien sûr toute une gradation dans le repérage préalable et la préparation des éléments : mer inconnue, chemins, routes, chenal, couloirs aériens, télécommunications par satellites, rails. Les objets techniques sont inscrits dans des réseaux qui possèdent une force de préparation plus ou moins grande.
D’un côté on trouvera par exemple la T3, la ligne de fûts pour laquelle les machines, une fois réglées, sont généralement compatibles avec toutes les tôles qui arrivent de l’amont, sans que les opérateurs aient à se soucier d’autres paramètres. De l’autre côté, on trouvera des machines sensibles à des variations imperceptibles dans la qualité du métal comme sur la B2, à l’humidité de l’air comme sur la ligne de sérigraphie, à la qualité de la peinture, mais également, si l’on étend la notion de milieu associé aux êtres humains, aux variations des goûts des clients, ou aux réactions des ouvriers en aval face au surcroît de travail imposé par des produits légèrement défectueux.
36Dès que plusieurs points de sensibilité interviennent simultanément, il convient de distinguer les cas d’indépendance ou d’interdépendance des paramètres. Dans le premier cas, celui d’une machine intérieurement cloisonnée, une intervention sur l’un d’entre eux n’a pas de répercussion sur les autres, la recherche de l’équilibre est simplifiée au point qu’il s’agit plus d’une surveillance terme à terme de repères séparés, que d’un travail d’équilibrage proprement dit. Sur ce type de machine, l’habileté technique est moins en jeu, car l’opérateur surveille les repères les uns après les autres, selon des configurations facilement réductibles à des règles. Les individus pourront avoir affaire, à l’inverse, à des objets techniques intérieurement décloisonnés. Ce sont des machines dans lesquelles la modification d’une entité se répercute sur d’autres paramètres, intérieurs et extérieurs, avec des effets en retour. L’utilisateur est obligé d’apprécier un ensemble d’ajustements en interactions réciproques. Dans un tel objet, la compatibilité avec un élément extérieur est plus difficile à formuler selon des règles. Il s’agira plutôt pour l’utilisateur de voir s’il peut trouver, en jouant simultanément sur plusieurs paramètres, un équilibre de l’ensemble technique qui intègre une variation de cet élément dans le milieu associé. La même commande, par exemple, devra être réglée de telle sorte qu’un équilibre se réalise entre les différents paramètres auxquels l’objet technique est sensible. Il faudra trouver la « fenêtre » efficace.
Par exemple, sur la ligne de sérigraphie de l’entreprise Palard, sur une presse dont le rouleau est un peu endommagé, des taches apparaissent en haut et en bas de la feuille. Lorsqu’on tire la feuille d’un côté, on diminue une tache d’un côté, mais une autre apparaît de l’autre côté, et inversement. Il faut donc découvrir le bon réglage entre deux effets contraires.
37Dans d’autres cas les différentes commandes ont des effets en retour les unes sur les autres. Les voiles des bateaux en sont un bon exemple : « Il avait bordé l’artimon et orienté le perroquet de fougue au plus près, de façon à contrarier les voiles les unes par les autres, et à avoir peu d’arrivée et moins de dérive. » (Hugo, 1980, p. 268). Lorsque les machines ouvertes sont autorégulées, ce travail d’équilibrage est à nouveau délégué aux objets et les arènes d’habileté se déplacent vers l’exploration de nouvelles aptitudes, dans de nouveaux milieux. Les capsules spatiales, par exemple, cassent dans un premier temps l’arène des prouesses des pilotes d’avion (Wolfe, 1986) mais d’autre formes d’exploits apparaissent ensuite parmi les cosmonautes, projetés dans des espaces où l’incertain règne à nouveau.
Le statut des règles de droit dans les arènes d’habiletés
38La personnalisation de l’usage des objets, et sa mise en valeur dans les arènes d’habileté a des conséquences importantes sur le statut des règles, et notamment des règles de droit13, dans l’activité technique. Une prouesse se construit en effet contre les règles existantes : « utiliser telle procédure », « ne pas intervenir sur une machine en marche », « ne pas accéder aux parties mobiles de la machine », etc. Elle possède une dimension subversive par rapport aux législateurs de l’activité technique. Comme les objets intermédiaires, les règles s’appliquent à des classes d’individus auxquels un législateur a attribué a priori tel ensemble d’aptitudes. Elles aussi assimilent les utilisateurs concrets à des « actants ». Elles présupposent les limites des utilisateurs des techniques. Elles obligent ceux-ci, pour leur bien et pour celui des machines, à se plier à des instances législatrices. Une forme de prouesse consiste à montrer que ces règles ne s’appliquent pas à soi. En particulier l’utilisateur montrera qu’il est au-dessus des consignes de sécurité, trop compétent dans le maniement des objets techniques pour relever de ces obligations. Qu’elle soit volontaire ou imposée par d’autres exigences (produire plus, aller plus vite, etc.) la prise de distance par rapport aux règles existantes offre des prouesses en spectacle. Dans cette arène on ne juge pas un individu comme dans les arènes du droit, attachées à sanctionner des infractions14. L’individu qui s’aligne sur les règles de droit montre dans l’arène des habiletés qu’il n’a pas assez de capacités pour faire face par lui-même aux incertitudes des ensembles techniques. Misérable dans l’arène des habiletés, il est jugé correct du point de vue des arènes juridiques. Celui qui dédaigne les règles montre au contraire qu’il a suffisamment de qualités individuelles pour traiter les moments les plus critiques de la machine. Son excellence dans l’arène des habiletés s’accompagne d’une infraction au droit. Arènes des habiletés et arènes du droit induisent ici des formes de jugement quasiment opposées sur les individus.
39Les règles de droit sont donc très présentes dans les arènes des habiletés techniques, mais elles n’ont pas le même statut que dans les arènes du droit. On l’observe en particulier dans le domaine de la sécurité sur les machines, à la fois très fourni en textes réglementaires, et concerné par les prouesses. Dans les arènes du droit (les tribunaux, les visites d’inspection du travail, les visites des comités d’hygiène-sécurité), les règles de droit valent comme des obligations s’appliquant à des catégories d’individus. Elles doivent être respectées par tout individu appartenant aux catégories prévues par les textes. Dans les arènes des habiletés techniques, les règles constituent des repères pour placer les individus autour des machines en fonction de leurs qualités. Plus on monte dans la hiérarchie des habiletés techniques, moins on est censé respecter les règles de sécurité. Lorsque les équipes de travail sont engagées dans cette course à la reconnaissance de l’habileté, les règles juridiques sont appliquées différemment selon les individus. Le principe d’égalité devant la règle perd tout son sens. Rappelons-nous par exemple que le conducteur-imprimeur de la sérigraphie dose l’accès aux machines de ses subordonnés selon le jugement qu’il porte sur leurs aptitudes individuelles. Ce contraste entre des obligations généralisées et des indications individualisées est au centre des tensions relatives aux problèmes de sécurité sur les machines.
Conclusion
40Nous avons montré dans cet article que l’engagement des individus dans des arènes d’habileté infléchit l’usage des objets dans deux directions principales : une recherche de plasticité des objets (dépouillement, ouverture, transformations), une mise en valeur des voies personnelles d’accès aux objets. La prouesse suppose une redistribution des composantes de l’activité technique, pour accentuer ce qui est porté par l’individu. Elle est ce mélange paradoxal de familiarité extrême avec l’objet technique et de reprise par l’homme d’une partie de ce qui avait été délégué à l’objet. Elle se traduit en particulier par un effacement des repères extérieurs et des objets jugés secondaires, de telle sorte que l’individu soit considéré à l’origine des performances réalisées dans l’activité technique, par l’intermédiaire d’appuis véritablement individuels : repères individuels explicites, schémas intériorisés devenus implicites. C’est à cette condition que les succès techniques, mais aussi les échecs, pourront être imputés aux capacités de l’utilisateur, plutôt qu’aux concepteurs engagés dans la fabrication de l’objet technique ou aux diverses instances chargées de distribuer l’activité technique entre ses diverses composantes. Dans ces arènes d’habileté, la valeur des hommes se construit grâce aux objets techniques, mais contre les « scripts » des comportements humains inscrits dans ces objets.
41Ces processus de redistribution des composantes humaines et non humaines de l’activité technique font apparaître un couplage entre les aptitudes individuelles et le statut des instructions. Les sciences sociales et cognitives ont plutôt mis l’accent, jusqu’à présent, sur les aptitudes « communes » à l’œuvre dans des processus généraux d’interprétation des instructions lors de la manipulation des objets. Ce niveau d’analyse apporte une contribution précieuse à un « engineering cognitif » soucieux de limiter les efforts d’ajustement entre des usagers ordinaires et les objets auxquels ils ont affaire. Mais un second niveau d’analyse sur les aptitudes et sur les règles apparaît lorsqu’on intègre le fait que les usagers eux-mêmes prêtent une attention différente aux instructions, et plus généralement à tous les repères extérieurs, selon le poids qu’ils accordent à leurs capacités personnelles dans la résolution progressive des problèmes posés par l’activité technique et l’incertitude qui lui est associée.
42Il conviendra d’étudier plus attentivement les rapports entre les arènes d’habiletés et d’autres dispositifs de jugement des hommes. Les jugements sur les habiletés techniques apparaissent très liés, dans certains lieux, à des exigences de virilité, ou d’héroïsme. Dans d’autres contextes au contraire, les arènes d’habileté doivent coexister avec des formes de jugement contradictoire sur l’activité technique. Nous pouvons l’observer en particulier lorsque, sur la même ligne de fabrication, des ouvriers affectés à des postes semblables vont s’engager totalement, ou au contraire mépriser la lutte autour des capacités de maniement des techniques15. Nous avons mentionné dans cet article les rapports complexes entre arènes d’habiletés techniques et droit, qui sont deux modalités contrastées de jugement des individus. Nous avons remarqué à cet égard le statut très différent des règles dans l’un et l’autre cas. C’est plus généralement en balisant l’ensemble des formes possibles de liens aux machines, et des jugements qui leur sont associés, que nous pourrons mieux comprendre la spécificité et les limites des arènes des habiletés techniques.
Bibliographie
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Wolfe Tom (1982), L’étoffe des héros, Paris, Gallimard (1re éd. en anglais 1979).
Notes de bas de page
1 Je remercie Madeleine Akrich, Alberto Cambrosio, Bernard Conein, Alain Cottereau, Pierre Doray, Christian Licoppe et Laurent Thévenot pour leurs remarques concernant une première version de ce texte. J’ai également bénéficié des remarques et des critiques formulées par les participants à plusieurs présentations de ce travail : l’une dans le cadre du séminaire « Objets dans l’action » organisé à l’Institut international Paris-La Défense avec Bernard Conein et Laurent Thévenot (1991-1993), l’autre dans le cadre du séminaire « Science, technologies et sociétés » de l’Université du Québec à Montréal, la troisième au département de sociologie de l’Université de Montréal.
2 Pour une analyse de la pragmatique des jugements lorsqu’ils engagent un sens de la justice, on se reportera à Boltanski et Thévenot (1991). On trouvera dans Dodier (1993), une étude des jugements médicaux, à partir d’une enquête dans la médecine du travail. Nous croisons ici des questions qui sont au cœur de la sociologie du travail : les compétences techniques des salariés, leurs qualifications. L’examen de la manière dont on juge concrètement les habiletés techniques des individus reste toutefois assez marginal dans cette discipline, car les grandes lignes du jugement sont déjà acquis et suffisent à l’analyse : les ouvriers détiennent un compétence technique qui ne leur est pas reconnue par les concepteurs. Les recherches visent à démontrer que sans cette compétence les objets industriels ne pourraient pas fonctionner (Daniellou, Laville & Teiger, 1983 ; Bernoux, Motte & Saglio, 1973 ; Linhart, 1978 ; Jones & Wood, 1984 ; Chabaud & Terssac, 1987).
3 Chaque usage peut être soumis à plusieurs sortes d’arènes. Certains usages de l’objet échappent à ces effets d’arènes : le face à face intime entre l’homme et les choses par exemple (Thévenot, 1990), ou les interactions hommes-machines dès lors où elles ne comportent pas d’évaluation des personnes (Suchman, 1987). C’est à partir des moments où véritablement s’enclenche un jugement sur l’homme aux prises avec les objets techniques que s’ouvre notre domaine d’enquête.
4 L’entreprise Palard (un pseudonyme) emploie environ 300 personnes. Elle reçoit des bobines de tôles qu’elle transforme en fûts d’une contenance comprise entre 5 et 225 litres. Outre deux lignes d’impression des feuilles de tôles (sérigraphie, lithographie), elle est organisée en six lignes de fabrication parallèles spécialisées dans des gammes de fûts différentes, employant chacune entre 5 et 20 personnes. Un service de maintenance d’environ 30 ouvriers et techniciens est spécialisé dans la réparation et l’entretien des machines.
5 On trouvera mention de ces moments agonistiques dans plusieurs observations ethnographiques en usine. Bernoux, Motte et Saglio (1973, p. 107) décrivent par exemple des scènes de « joutes », Dubois et al. (1976) observent des scènes de « fonçage », et Sainsaulieu (1977, p. 20) mentionne même des moments de « frénésie collective » autour du rythme.
6 Par exemple, un ouvrier va tester sur une chaîne de fabrication jusqu’où il peut rattraper un retard, afin de loger par la suite au bon moment les opérations de préparation qui viennent s’intercaler dans l’activité (remplir des bacs, remplacer des éléments, changer un réglage…).
7 Dans son roman L’Étoffe des héros, Wolfe (1982) décrit fort bien la production d’une hiérarchie dans le milieu des pilotes d’essai, à travers les exploits et les échecs racontés dans les bars et les dîners. Wolfe note que ces récits constituent l’essentiel des discussions entre pilotes. La vie elle-même, dans son ensemble, devient une grande arène des prouesses techniques.
8 Norman (1988) dégage plusieurs processus de guidage souple des usagers dans la conception d’un objet technique : ses « affordances » qui définissent pour l’utilisateur ce pour quoi il paraît être conçu ; le lien « naturel » (natural mapping) qui est établi entre les commandes et leurs fonctions (en raison de la disposition des commandes notamment).
9 Cette économie des moyens utilisés peut prendre l’allure d’un jeu où l’on impose des limites de plus en plus draconiennes à l’activité technique. Comme le raconte le narrateur du roman de Levi, La clé à molette, juché sur un poteau électrique : « Pour faire les soudures, au lieu de m’asseoir à califourchon, comme font les types raisonnables, je restais debout ou peut-être même sur un seul pied. » (Levi, 1980). Les spectacles de cirque jouent de cette montée savamment dosée vers une ascèse radicale de la performance.
10 Pour une telle attitude méprisante à l’égard de l’enrobage des machines, voir le Traité sur le Zen et l’entretien des motocyclettes de Pirsig (1978). Elle n’est pas absente non plus de la philosophie des techniques de Simondon (1989). Ce mépris pour le boursouflage des objets techniques par la prolifération d’objets secondaires surajoutés est en effet caractéristique de son idéal d’intégration fonctionnelle des différents éléments au sein d’un « individu technique ». On remarquera que depuis 1976, la juridiction française en matière de sécurité au travail, anticipant les opérations de dépouillement des machines, met l’accent sur la sécurité « intégrée », c’est-à-dire sur des protections qui ne peuvent pas être détachées du fonctionnement de l’objet.
11 Les possibilités de dépouillement, d’ouverture et de transformation des objets techniques varient considérablement d’un cas à un autre, en fonction du degré de plasticité de l’objet. L’informatique ouvre ici de grandes possibilités pour les arènes de l’habileté. Comparativement aux machines mécaniques, les ordinateurs fonctionnent en effet à partir d’entités faciles à créer, à modifier, et faire disparaître.
12 Pour une analyse de l’expertise des objets à partir des « prises » qu’ils offrent dans leur maniement, voir Bessy & Chateauraynaud (1992).
13 En suivant Hart (1976), je donne ici une extension assez grande à la notion de « règle de droit », en intégrant non seulement les lois et les règles administratives, mais également toutes les règles édictées par des autorités reconnues compétentes par le système de droit, telles que les règlements intérieurs d’entreprise ou les consignes d’utilisation des machines.
14 Pour une caractérisation du « jugement de droit », voir Thévenot (1992). L’auteur fait justement remarquer que ce jugement s’articule facilement, dans les entreprises, avec des jugements « industriels » basés sur le respect des instructions techniques codifiées.
15 Pensons à la ligne B2, par exemple, où parmi les trois régleurs, l’un d’entre eux refuse cette compétition au coude à coude autour des machines. Pour lui, elle ne fait que casser la solidarité entre les ouvriers contre la pénibilité du travail, et instaure une hiérarchie futile entre les individus.
Auteur
Chargé de recherche à l’INSERM.
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Les objets dans l’action
De la maison au laboratoire
Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.)
1993
L’enquête sur les catégories
De Durkheim à Sacks
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (dir.)
1994
La couleur des pensées
Sentiments, émotions, intentions
Patricia Paperman et Ruwen Ogien (dir.)
1995
Institutions et conventions
La réflexivité de l’action économique
Robert Salais, Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset (dir.)
1998
La logique des situations
Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales
Michel De Fornel et Louis Quéré (dir.)
1999
L’enquête ontologique
Du mode d’existence des objets sociaux
Pierre Livet et Ruwen Ogien (dir.)
2000
Les formes de l’action collective
Mobilisations dans des arènes publiques
Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.)
2001
La régularité
Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action
Christiane Chauviré et Albert Ogien (dir.)
2002