Présentation
p. 7-11
Texte intégral
1La présence des objets dans les sciences sociales prend sa source dans les divers courants qui ont mis au premier plan l’analyse de l’action, en particulier dans les travaux pionniers des pragmatistes américains (Dewey, Mead, Thomas) et de la phénoménologie schutzienne ainsi que dans leurs prolongements interactionnistes (Blumer, Becker, Strauss) et constructivistes (Berger & Luckman). Toutefois, les objets sont restés souvent négligés par le sociologue qui, attaché principalement à l’étude de groupes ou de liens sociaux, est enclin à surestimer les relations interpersonnelles dans l’interaction sociale. Le statut des objets tend à osciller entre celui de contraintes naturelles rigides, d’instruments techniques transmettant la volonté des acteurs, ou de symboles sociaux cristallisant des croyances communes.
2La publication de ce quatrième volume de Raisons Pratiques et la tenue d’un séminaire sur le même thème visent à modifier cet état de chose en confrontant des approches de l’objet et de son engagement dans l’action1. Des travaux récents, issus de disciplines variées (sociologie et économie, anthropologie et psychologie cognitives), suggèrent en effet des points de convergence dans les questions débattues. Ces avancées suscitent d’ailleurs des débats internes aux disciplines de sorte que l’appréhension des objets et de l’action participe d’un renouvellement des catégories d’analyse, en même temps qu’elle facilite des liens et offre des « objets-frontières » (Star) entre des mondes disciplinaires différents.
3Ainsi, l’intérêt récent pour les objets dans les sciences cognitives est étroitement lié aux approches qui privilégient le rôle de l’action et du contexte. Identifiés par le terme de « cognition située », ces courants supposent une attitude critique à l’égard des modèles qui ne prennent pas en compte l’interaction dynamique agent-environnement. Les travaux de Don Norman (Norman, 1988) sont exemplaires d’une démarche qui conduit à rechercher, dans l’espace des objets impliqués dans l’action, un ensemble de ressources venant alléger les tâches cognitives (attention, raisonnement, mémoire) dévolues aux acteurs humains. David Kirsh et Phil Agre (Kirsh, 1990, 1991) ont également contribué à analyser le caractère situé de certaines activités, qui relativise la place d’un programme d’instructions.
4Dans les sciences sociales, l’attention aux objets implique également des formes de réalisme qui rompent avec des figures du social centrées sur des représentations communes. Par une approche privilégiant l’étude des controverses autour d’innovations, Bruno Latour et Michel Callon ont modifié profondément le traitement sociologique des objets scientifiques et techniques (Callon, 1990 ; Latour, 1989, 1991). Ils ont proposé un cadre d’analyse des associations entre humains et non-humains qui assure plus de symétrie dans le traitement des deux types d’entités et rende compte de mises en réseau et d’hybridations. D’autres travaux, consacrés à l’examen des disputes où s’affrontent évaluations et critiques, ont montré la place des objets dans la mise à l’épreuve des argumentations et le rapport entre leurs qualités et le type d’épreuve engagée (Boltanski & Thévenot, 1991). La poursuite de ce programme dans une pragmatique du jugement et des formes de coordination conduit à explorer une gamme plus étendue de modalités d’ajustement des acteurs à un environnement de personnes et de choses (Thévenot, 1990 ; Dodier, 1993). L’attention au jugement et aux formes d’évaluation permet d’établir des ponts avec des approches cognitives de l’action.
5C’est à partir de la recherche d’objectivité scientifique que les articles de Latour et Licoppe abordent les objets. Latour reconstitue la chaîne de référence d’énoncés scientifiques sur l’avancée ou le recul de la forêt amazonienne en suivant pas à pas les étapes par lesquelles des objets sont, à chaque fois, matières pour ce qui suit et formes pour ce qui précède, depuis les mottes de terre manipulées par les pédologues jusqu’aux figures compatibles avec les centres de calcul des laboratoires. L’intérêt du travail de Licoppe est de se placer à une période où la balance du gain et de la perte est encore problématique. En étudiant la rhétorique des récits d’expérience de physique dans la France du xviiie siècle, Licoppe montre que le fait expérimental hésite entre deux statuts : celui de curiosité, appréciée pour les singularités et mises en spectacle ; celui de fait reproductible au moyen d’instruments fiables ne nécessitant que des aptitudes simples de manipulation. Avec le statut de la preuve change celui des objets. Madeleine Akrich propose une voie de passage entre une sociologie des sciences et des techniques qui nous montre des objets techniques saisissant les humains, et une sociologie du jugement et de l’action qui s’intéresse à la façon dont l’utilisateur saisit les objets dans des appréciations et des usages. L’enquête sur la conception d’un coffret d’abonné ouvrant l’accès à domicile à un réseau multimédia permet d’étudier les exigences de coopération entre le dispositif et l’usager, et d’analyser les moyens par lesquels se construisent l’ajustement, différent selon le degré de coordination, et la répartition des capacités. Pierre-Michel Menger s’intéresse également à la relation entre objet et coordination, mais dans un tout autre espace, celui des gestes artistiques lourdement lestés d’équipements techniques qu’accomplissent les créateurs de musique contemporaine. L’utilisation de « machines à créer » modifie les investissements et les profits escomptés et mobilise des qualifications diverses dont l’organisation bouleverse les conventions de l’activité créatrice. La tension que connaissent les compositeurs entre équipement standardisé et geste créatif trouve un écho dans l’interrogation de Nicolas Dodier. Il étudie en effet le mouvement inverse à celui de délégation aux choses qui marque la conception d’objets techniques fonctionnels. Il s’intéresse à la reprise sur soi, par l’ouvrier, d’une aptitude enfermée dans l’objet. L’examen porte sur des jugements concernant des prouesses techniques réalisées dans des arènes du travail. Au lieu de clore la question sur l’espace uniquement social d’un collectif, l’auteur l’éclaire par une analyse des différentes modalités d’interaction avec des objets industriels qui dépendent notamment de la marge d’ajustement que suppose leur conduite. L’article de Laurent Thévenot porte sur la différenciation des états des choses selon leur mode de saisie. Partant du lieu où sont extraites des qualités propices à des garanties publiques, l’article suit la réduction, dans des laboratoires d’essai, d’objets usuels à des propriétés normalisatrices, puis les démêlés avec des utilisateurs dans des services d’après-vente. La prise en compte de l’usage, des accommodements et des repères familiers qu’il suppose, montre les limites d’une saisie de l’environnement dans un découpage d’objets génériques. L’attention aux usages, aux modalités d’ajustement et aux opérations d’évaluation, permet d’établir des liens avec les recherches sur la cognition située. À partir de l’étude des jugements portés sur des objets par des experts, Christian Bessy et Francis Chateauraynaud étudient l’engagement des objets dans un rapport corporel. L’ajustement aux choses est abordé en termes de « prises » que l’objet offre à celui qui s’en saisit, prises communes ou prises singulières qui supposent d’avoir plié son corps pour accéder aux « plis » de la matière. L’authentification des objets est ainsi présentée par les auteurs comme un lieu d’articulation entre jugement et ajustement corporel, un va-et-vient entre une objectivation qui qualifie et une emprise.
6L’un des objectifs de ce volume étant d’examiner certains points de rencontre entre sciences sociales et sciences cognitives pour construire une confrontation des idées et des méthodes, les analyses de Norman sur la psychologie des objets quotidiens et les artefacts « intelligents » nous ont paru une manière exemplaire de rendre cette liaison féconde. En introduisant l’idée que les objets ne sont pas seulement des aides pour accomplir une tâche mais qu’ils modifient à la fois la structure de l’action et l’apparence du monde, Norman élargit considérablement la portée des recherches sur les objets. Par ailleurs, sa contribution participe d’un mouvement plus large dans les sciences cognitives où la mise en situation de l’action est considérée comme un phénomène essentiel. Le thème de l’« action située » offre l’occasion d’un échange entre sciences cognitives et sciences sociales. Par exemple, la critique du plan entreprise par une sociologue, Lucy Suchman, est commentée et discutée par des chercheurs provenant de l’intelligence artificielle : Phil Agre et David Kirsh, plus récemment Alonso Vera et Herbert Simon. Dans ce volume, Bernard Conein et Éric Jacopin montrent comment la problématique des objets contribue à renouveler les modèles de contextualisation de l’action. Leur argumentation conduit à montrer que l’intervention des objets dans l’action atténue la portée des approches strictement écologiques de l’action dans lesquelles l’environnement devient l’instance privilégiée du gouvernement de l’action. Si l’environnement de l’action est peuplé d’objets, les objets ne servent pas seulement à guider le mouvement mais aussi à se repérer dans le monde. Une partie de la discussion tourne alors autour du rôle des objets comme éléments de l’environnement. Doit-on supposer, comme le suggère le psychologue Gibson avec la notion d’affordance, une liaison directe, sans inférence, entre l’objet et le mouvement ? Utilisée au départ pour mettre en évidence le rôle d’invariants physiques présents dans l’environnement, cette notion d’affordance peut-elle être étendue aux objets en général sans opérer une réduction de l’action au mouvement ? Ne risque-t-elle pas de négliger la place, soulignée par plusieurs contributions du volume, de l’évaluation dans les processus d’ajustement entre objet et environnement ? Michel de Fornel, Blandine Bril et Valentine Roux proposent une telle extension de la notion d’affordance aux objets. Michel de Fornel souligne que les policiers exploitent certaines affordances des objets pris sur les prévenus comme soutien à leur interrogatoire. En s’appuyant sur les notions de territoire personnel et de format de production empruntées à Goffman, l’auteur fait remarquer l’importance du partage de ces disponibilités perceptuelles par les participants. Bril et Roux, quant à elles, montrent que, dans la taille de pierre, les tailleurs experts utilisent en permanence des indices liés aux propriétés physiques de la pierre pour contrôler leur geste. Basé sur une étude de terrain en cours, menée aux Indes, l’article présente une expérimentation qui s’appuie sur les niveaux d’apprentissage des tailleurs en vue d’examiner les composants du savoir-faire.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Boltanski Luc & Laurent Thevenot (1991), De la justification, Paris, Gallimard.
Callon Michel (1990), « Réseaux technico-économiques et irréversibilité », in R. Boyer (ed.), Figures de l’irréversibilité en économie, Paris, Éditions de l’EHESS.
Conein Bernard (1990), « Cognition située et coordination de l’action : la cuisine dans tous ses états », Réseaux, 43, p. 99-110.
10.3406/reso.1990.1783 :Dodier Nicolas (1993), L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, A.-M. Métailié.
Kirsh David (1990), « Préparation et improvisation » (trad. par B. Conein & M. de Fornel), Réseaux, 43, p. 111-120.
Kirsh David (1991), « Today the Earwig, Tomorrow Man ? », Artificial Intelligence, 47, p. 161-184.
10.1016/0004-3702(91)90054-N :Latour Bruno (1989), La science en action, Paris, La Découverte.
Latour Bruno (1991), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.latou.2006.01 :Norman Donald A. (1988), The Design of Everyday Things, New York, Doubleday.
10.15358/9783800648108 :Thevenot Laurent (1990), « L’action qui convient », in P. Pharo & L. Quéré (eds), Les formes de l’action. Sémantique et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS (« Raisons Pratiques », 1), p. 39-69.
10.4000/books.editionsehess.25282 :Notes de bas de page
1 Ce séminaire international a permis de recevoir, outre des chercheurs ayant contribué à ce volume, Phil Agre et David Kirsh (Université de San Diego), Christian Heath (Université de Surrey, Cambridge Europark), Isabelle Baszanger (CERMES), Claude Braustein (designer, Plan créatif). Il s’est déroulé pendant les deux années universitaires 1991-1993 dans le cadre de l’EHESS et du programme de recherche « Conventions et coordination de l’action » qui est développé à l’Institut international de Paris - La Défense. Ce programme, réalisé en liaison avec le Centre d’études de l’emploi, est soutenu par une aide du ministère de la Recherche qui a contribué à l’invitation de chercheurs étrangers et à la conception du présent ouvrage.
Auteurs
Maître de conférences à l’Université Paris VIII.
Chargé de recherche à l’INSERM.
Directeur d’études à l’EHESS.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les objets dans l’action
De la maison au laboratoire
Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.)
1993
L’enquête sur les catégories
De Durkheim à Sacks
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (dir.)
1994
La couleur des pensées
Sentiments, émotions, intentions
Patricia Paperman et Ruwen Ogien (dir.)
1995
Institutions et conventions
La réflexivité de l’action économique
Robert Salais, Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset (dir.)
1998
La logique des situations
Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales
Michel De Fornel et Louis Quéré (dir.)
1999
L’enquête ontologique
Du mode d’existence des objets sociaux
Pierre Livet et Ruwen Ogien (dir.)
2000
Les formes de l’action collective
Mobilisations dans des arènes publiques
Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.)
2001
La régularité
Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action
Christiane Chauviré et Albert Ogien (dir.)
2002