1 Notamment, aux termes de la loi de 1935, une « clause de conscience » que le journaliste peut faire jouer pour démissionner, en obtenant généralement de fortes indemnités de départ, en cas de « changement notable dans le caractère ou l’orientation du journal ».
2 Comme l’écrivait Edgar Morin (1961, p. 47): « Au sein de l’industrie culturelle se multiplie l’auteur non seulement honteux de son ouvre mais niant que son ouvre soit son ouvre »
3 Le terme désigne l’économie préétablie de temps et de moyens qui détermine, dans une entreprise de presse, la production des nouvelles (Lemieux, 2000).
4 Ce terme renvoie à la longueur d’un article ou à la durée d’un reportage mais également à son angle, son rythme, son ton, ses schémas narratifs, sa mise en scène, le mode de distribution des tours de parole qui y prévaut ou encore la distance aux protagonistes qui y est instaurée (Lemieux, 2000). C’est à travers le respect de formats de diffusion qu’ils n’ont généralement pas conçus eux-mêmes – ce travail de définition revenant le plus souvent aux supérieurs hiérarchiques aidés de professionnels du marketing – que s’exercent pour les journalistes « base » les contraintes commerciales de leur activité (ibid.).
5 Voir sur ce point, dans le contexte américain, l’étude pionnière de Warren Breed (1955), ainsi que celle de Lee Sigelman (1973).
6 Même les pigistes et les journalistes free-lance, dont il sera question au chapitre 6, doivent, pour vendre leur production aux entreprises de presse, accepter un minimum de « dépossession ». En particulier, il leur faut renoncer à définir les formats de diffusion et admettre que d’autres professionnels vont retravailler, parfois considérablement, leurs produits (Pilmis, 2007).
7 Ce dont témoignent par exemple le développement du marketing rédactionnel et, plus globalement, le pouvoir décisionnel désormais accordé aux acteurs extérieurs à la profession (gestionnaires et managers non issus du journalisme, professionnels du marketing, graphistes). Voir sur ce point, Benson (2000) ; Hubé (2008, p. 301-335).
8 Voir par exemple Fiala et Habert (1989) ; Lagane (1997).
9 Voir à ce sujet les résultats convergents auxquels est parvenue la sociologie française des organisations. En particulier, Dupuy et Thoenig (1985).
10 On se réfère ici au modèle de la pratique journalistique développé dans Lemieux (2000), qui repose sur l’identification de trois ensembles de règles (ou grammaires) auxquels les journalistes et leurs interlocuteurs tendent à s’obliger mutuellement selon les situations dans lesquelles ils s’engagent. 1) La grammaire publique, correspondant aux situations les plus publiques, a pour règle maîtresse la distanciation. Elle se spécifie dans des règles comme la distanciation énonciative, la conservation de l’initiative, le recoupement de l’information, la polyphonie (i.e. le respect du pluralisme) ou encore, la séparation des faits et des commentaires. 2) La grammaire naturelle, qui correspond aux situations les moins publiques, a pour règle maîtresse l’engagement spontané et la restitution. Elle se spécifie dans des règles comme la personnalité (traiter son interlocuteur comme une personne irréductible au rôle qu’elle occupe), l’intimité (le traiter de manière privilégiée) et la restitution (lui rendre quelque chose en échange de ce qu’il a donné). 3) Enfin, la grammaire du réalisme correspond aux situations où les individus s’efforcent, avant tout, de se montrer « réalistes » quant aux limites de leur action (manque de temps, insuffisance de moyens, risques de représailles, etc.). Elle se spécifie en des règles de réalisme économique (respect des formats de production et de diffusion, non-dépassement par la concurrence) aussi bien que de réalisme politique (anticipation des ruptures de coopération, interprétation stratégique du comportement d’autrui).
11 Ce qui explique, comme le montre Éric Lagneau (chapitre 1), que même dans un univers aux pratiques aussi standardisées que l’est une agence de presse, les journalistes ont régulièrement à prendre des risques, qui peuvent les conduire, au final, à commettre des fautes professionnelles.
12 C’est un aspect sur lequel insiste Marie-Laure Sourp-Taillardas (chapitre 3), lorsqu’elle décrit ce qui rend impossible, absolument parlant, la substitution au rubricard de Libération qu’elle étudie, de l’un de ses confrères.
13 Les exemples de pratiques prudentielles que donne Florent Champy concernent notamment les professions de médecin, d’avocat, de juge et d’architecte.
14 Motoko Tsurumaki (chapitre 2) met parfaitement en lumière cette dimension de savoir pratique propre au journalisme, lorsque, sous la notion d’« expertise contextualiste », elle décrit un ensemble de compétences fondées, chez les faits-diversiers qu’elle étudie, sur une connaissance approfondie des territoires où se déroulent les faits-divers, et sur une accumulation sur de longues durées de nombreux cas traités.
15 Ainsi, par exemple, comme le montre bien Marie-Laure SourpTaillardas (chapitre 3), les tendances du journaliste qu’elle étudie, à agir dans la grammaire naturelle avec ses sources sont impossibles à maîtriser entièrement par lui de manière réaliste.
16 Se fait jour ici la différence entre le journalisme et les autres métiers industriels : non que l’accès à la grammaire naturelle et à la grammaire publique soit impossible aux travailleurs de l’industrie sur le lieu même de leur travail, mais cet accès, à la différence de ce qui s’observe dans le journalisme, ne fait pas figure alors de contrainte pratico-logique de l’activité. Cette remarque fait apparaître, cependant, que même les métiers les plus « dépossédés » industriellement tendent toujours à faire place à un minimum d’autonomie, c’est-à-dire à un minimum de tension grammaticale. Pareille perspective pourrait conduire à redéfinir l’aliénation au travail comme l’« impossibilité pour les individus de s’extraire actuellement de formes de vie contraintes » et donc d’accéder, actuellement, à l’expérience d’une autonomie (Lemieux, 2009, p. 146).
17 Contrairement à ce que suggère l’approche de Le Bohec (2000). Voir aussi, sur ce type de réductionnisme, Paradeise (1985).
18 Ce « nécessairement » est à entendre comme une contrainte définitionnelle : si l’on s’accorde à appeler journalisme l’activité consistant à recueillir des informations au sujet d’événements récents, à les mettre en forme et, éventuellement, à les commenter, et à rendre le tout accessible à un public, alors tout journalisme, quelle que soit sa forme concrète, est générateur du type de contradictions pratiques qui est invoqué ici. S’il ne l’est pas, c’est qu’il s’éloigne de cette définition. Cette perspective, à n’en pas douter, renoue avec une approche « substantialiste » de l’activité professionnelle, c’est-à-dire qu’elle prend au sérieux le contenu même de cette activité (en arguant que ce qui nous permet de reconnaître dans une activité, une activité professionnelle d’un certain type, est précisément son contenu et non pas seulement une rhétorique ou un label). Mais ce substantialisme ne doit pas être assimilé, pour autant, à un essentialisme : on peut juger que les activités professionnelles ont des contenus qui les rendent descriptibles comme activités d’un certain type, sans pour autant prétendre qu’elles ont une « essence » intemporelle (Champy, 2009).
19 Comme le montre Olivier Pilmis (chapitre 6), la nécessité pour la communauté journalistique de maintenir, dans ses pratiques, un accès aux grammaires publique et naturelle est le principal motif autour duquel s’élabore le travail mené par certains pigistes pour anoblir leur condition et la présenter comme la meilleure sauvegarde de l’« esprit » de la profession.
20 Ce reproche peut être adressé aux travaux, par ailleurs fort éclairants, de Gaye Tuchman (1978) ou de John Soloski (1989). Pour ces auteurs, c’est la logique professionnelle des journalistes qui leur permet de conquérir des marges de manouvre face aux politiques de contrôle organisationnel mises en place par leur hiérarchie-Tuchman évoquant à ce propos le caractère nécessairement « fléxible » des entreprises de presse, soit l’impossibilité de les régir intégralement par un contrôle hiérarchique strict. La position ici défendue converge avec ce diagnostic, à cette différence près qu’elle insiste sur les fondements pratiques de la revendication journalistique à l’autonomie, là où l’approche de ces auteurs tend à situer l’origine d’une telle revendication uniquement dans des croyances partagées-autrement dit, dans une culture.
21 En l’occurrence, le type d’expertise journalistique que Motoko Tsurumaki appelle « naturaliste », en même temps qu’il standardise les pratiques et réduit considérablement, de ce point de vue, les marges
de manouvre des journalistes, leur offre des capacités de distanciation critique nouvelles vis-à-vis des pouvoirs locaux. Cette dernière dimension permet aux intéressés de surmonter leurs réticences de départ face à la réforme de leurs pratiques imposée par la hiérarchie.
22 On parle ici d’une pluralité « virtuellement produite », dans la mesure où l’introduction de règles d’engagement (grammaire naturelle) ou de distanciation (grammaire publique) dans les pratiques productives reste commandée, du point de vue de ses initiateurs, par une perspective exclusivement réaliste. L’autonomie acquise par les travailleurs est donc en grande partie virtuelle, puisqu’elle se présente comme une délégation de responsabilité qui n’est pas accompagnée d’une délégation de pouvoir (en l’occurrence, d’une capacité à relativiser certaines règles de réalisme). De ce fait, cette « autonomie » est moins productrice d’une incertitude pratique (sur le modèle des activités prudentielles) que d’une forme de vie contrainte.
23 Il est vrai que même dans les métiers les plus industriels, l’incertitude pratique n’est jamais totalement supprimable (Dodier, 1995). De ce point de vue, c’est beaucoup plus une question de degré d’autonomie au travail qui oppose métiers les plus industriels et activités les plus prudentielles. Plus exactement, c’est la question de savoir si l’incertitude pratique est comprise dans la définition de l’activité. C’est la question de savoir, en d’autres termes, si l’incertitude pratique est une dimension légitime de l’activité.
24 D’autres formes pathologiques seraient celles qui réduiraient au minimum l’accès des journalistes à une autre grammaire que la grammaire naturelle ou que la grammaire publique. Ces cas, intéressants à imaginer pour réfléchir a contrario sur le pluralisme grammatical à l’œuvre dans l’activité journalistique (Lemieux, 2000, p. 182), semblent assez théoriques, du fait de l’importance prise dans le journalisme moderne par la dimension industrielle-laquelle implique un ancrage fort des pratiques dans la grammaire du réalisme.
25 On peut penser ici à certains journaux de collectivités territoriales ou d’entreprise qui respectent si peu la grammaire publique que la plupart des contemporains (et les concepteurs mêmes des journaux en question) sont incapables d’y voir un travail « journalistique » authentique, qualifiant plutôt cette production de travail de « communication ».
26 Voir l’introduction générale.
27 On entend par là le fait qu’un individu qui aperçoit, dans son environnement, une raison de s’auto-contraindre qui lui permet de réaliser la limite de son action, passe outre néanmoins et ne s’auto-contraint pas (Lemieux, 2009, p. 147-149).
28 On peut renvoyer par exemple aux attitudes adoptées par certains agents, des caisses d’allocations familiales face à certains usagers en détresse (Dubois, 1999).
29 Ce type de renversement doit constituer, pour le chercheur, une invitation à ne jamais réifier la réalité sociale. Car si, comme on l’a dit plus haut, les capacités d’un individu seul à s’opposer aux réformes de sa pratique qu’impose sa hiérarchie sont des plus limitées dans un univers industriel comme l’entreprise de presse, il n’en va pas de même des capacités collectives des individus, au travail dans ces mêmes univers.
30 Voir par exemple la façon dont l’introduction de bureaux paysagés au Monde y a rendu les pratiques plus « réalistes » (Lemieux, 2000, p. 156).
31 31. Voir, dans cet ouvrage, les remarques de Motoko Tsurumaki (chapitre 2) sur les effets qu’ont l’isolement physique des faits-diversiers dans certaines rédaction et, au contraire, leur « mélange » avec les autres types de journalistes, dans d'autres.
32 Voir notamment Ruellan et Thierry (1998).
33 Voir, dans cette perspective, la comparaison opérée par Franck Esser (1998) sur le fonctionnement de quotidiens régionaux allemands et anglais, en rapport avec la façon dont sont matériellement organisées leurs rédactions respectives. Sur les chances d’agir que fournissent, en télévision, certains dispositifs matériels et organisationnels, voir Lemieux (2000, p. 247-279).
34 C’est précisément sur ce dernier point, comme le souligne Philippe Riutort (chapitre 4), que la trajectoire biographique de l’individu joue un rôle explicatif.