Avertissement
p. IX-XIII
Texte intégral
1Mes deux précédents ouvrages1 consacrés à la littérature géographique arabe visaient, le premier à replacer cette production dans la perspective de la littérature et de la culture arabes telles qu’elles s’élaborent aux trois premiers siècles du califat abbasside de Bagdad, le second à entamer l’étude du contenu de ces œuvres. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui m’ont incité à commencer par les peuples étrangers ; elles me paraissent, je l’ai dit, pleinement fondées sur la chronologie même de la maturation de la géographie arabe. Mon but désormais, dans la mesure de mes forces, est de réserver ma vision au monde musulman stricto sensu. Ce qui emporte deux remarques.
2La première est que, s’agissant de monde musulman, la part essentielle, sinon exclusive, de nos observations sera empruntée à ceux-là mêmes qui ont fait, de ce monde musulman, l’objet, exclusif cette fois, de leurs œuvres. Je veux parler de l’école dite, par commodité, des masālik wa 1-mamālik (les routes et royaumes), ou encore de l’atlas de Balẖī, en l’espèce ceux qui, brodant sur le canevas d’une représentation imagée des principaux pays relevant de l’Islam, ont développé, de la carte au commentaire et du commentaire à la description étoffée, une peinture de l’Islam et de lui seul : Iṣṭaẖrī, Ibn Ḥawqal et Muqaddasī2. Je rappelle à ce propos une des bases de mon analyse : ces auteurs et les autres constituent tous ensemble, entre les années 850 et 1000 après J.-C, un corpus parfaitement homogène, de par les origines des auteurs sans doute, pour nombre d’entre eux, mais, plus encore, de par leur appartenance culturelle. Il s’agit, au vrai, d’une littérature moyenne : moyenne socialement, moyenne aussi par ses options politico-religieuses, toutes orientées vers la conviction, la théorie et le désir d’un Islam rassembleur au delà de ses différences, moyenne enfin au plan du savoir. Sur ce dernier point, je relèverai que les auteurs de masālik wa l-mamālik, plus que les autres encore, sont tout à fait représentatifs d’une connaissance à mi-chemin de l’expérience populaire et de la littérature savante de l’adab, d’une culture dont les racines plongent à la fois dans le quotidien le plus humble et les données livresques, d’un savoir soucieux de décrire le vrai comme de prouver, bien ou mal, que ce vrai peut être transmis selon les canons du pur et beau langage. Passionnants à ce titre, et plus que tous autres, les émules de Balẖī, en ce que, plus que tous autres, ils nous mettent à l’écoute de cette culture moyenne, et que, si cette culture est, grâce à eux, suffisamment élaborée pour que nous y percevions, à travers l’écriture, consciente ou non, certains concepts fondamentaux communs aux hommes de ce temps, cette même culture n’est pas, en revanche, suffisamment élaborée pour que, justement, nous soupçonnions, à travers lesdits concepts, l’intervention gauchissante et peut-être marginalisante d’un esprit hors du commun.
3Un des tests les plus probants de l’unité de cette littérature est, précisément, celui de concept de monde musulman, et nous ne nous étonnerons pas, en l’espèce, que ce soient les auteurs de masālik wa l-mamālik qui symbolisent, ici plus encore qu’ailleurs, cette unité. La seconde des deux remarques que j’annonçais plus haut tient, de fait, en une interrogation : sommes-nous fondés à parler de monde musulman, en d’autres termes, et selon les bonnes règles d’une étude de mentalités : ce monde musulman n’est-il, pour l’exposé du contenu des œuvres, qu’un découpage commode, arbitrairement choisi par moi aujourd’hui, ou répond-il, dans l’esprit des hommes qui peuplaient alors ce monde, à quelque chose de profondément et réellement ressenti ? La réponse n’est pas douteuse : d’auteur à auteur, et du iiie / ixe siècle à la fin du IVe/Xe, on suit, d’une façon admirablement précise et graduelle, la gestation, l’émergence, l’éclosion enfin du concept. Suivant, avec le décalage propre aux phénomènes culturels, le cours même de l’histoire, la mamlakat al-‛Arab et la mamlakat al-‛Ağam des premiers écrits rassemblent toutes deux, chez les géographes de l’école de Balẖī et plus particulièrement chez Muqaddasī, le « domaine » des Arabes et celui des non-Arabes en un domaine unique, dit de l’Islam : mamlakat al-Islam, parfois, tout simplement : al-mamlaka; non pas même « notre domaine, à nous musulmans », mais, avec un D majuscule, si j’ose ainsi m’exprimer : le « Domaine »3.
4Au reste l’effacement joue-t-il parfois en sens inverse, au profit de l’autre mot, al-Islām, pris dans l’acception de « monde musulman »4. On pourrait, à ce propos, considérer avec détachement les scrupules des savants contemporains qui tiennent à distinguer, de l’Islam en tant que religion et ses manifestations dans l’ordre du culte ou de la pensée, le monde musulman défini comme l’espace géographique où l’Islam est majoritaire, sinon exclusif. Nos auteurs n’avaient pas de ces scrupules mal placés et le code linguistique employé par eux était, en sa souplesse même, parfaitement clair, qui appliquait le même mot au phénomène religieux et au monde — pas entièrement musulman : ils le savaient et l’écrivaient mieux que personne — qui relevait d’un pouvoir politique fondé sur cette croyance.
5Mamlaka ou Islām, peu importe. Et peu importe aussi qu’avec le même retard déjà signalé, ce concept arrive à sa pleine clarté au moment même où l’édifice qui l’inspire se craquelle avant de laisser place, l’an mil et le Turc venus, à des pays musulmans, à des espaces musulmans, à des mondes musulmans peut-être. L’essentiel, encore une fois, est que notre corpus lui-même nous invite à la description d’un monde saisi comme un ensemble, cohérent au delà des vicissitudes politiques, des aléas de la route caravanière ou de la mer, des fluctuations du rite, parfois du dogme. Le concept et le mot de mamlaka existent, ils tiennent l’un à l’autre. A nous de les saisir quand il est encore temps : car ils vont bientôt disparaître de notre géographie.
6Cette longue promenade en pays musulman, aux approches de l’an mil, nous l’entamerons en questionnant d’abord le milieu naturel. On s’étonnera sans doute qu’une étude globalement intitulée « géographie humaine du monde musulman » s’intéresse ainsi, par priorité, à ce qui n’est pas l’homme, à savoir le sol, l’eau, l’air, les plantes et les bêtes. En fait, comme je m’en suis déjà abondamment expliqué5, l’homme est partout présent dans cette littérature. Rien de moins gratuit, dirions-nous aujourd’hui, que la vision qu’il porte sur les choses et les créatures vivantes qui l’entourent. La roche, l’animal ou l’arbre sont saisis moins en eux-mêmes qu’à travers les rapports qu’ils entretiennent avec nous : leur utilité ou leur nocivité, ou, plus subtilement, l’interrogation qu’ils nous adressent sur leur place — et la nôtre — en ce monde, et sur le projet du Créateur à travers eux. Non, rien n’est décidément moins indifférent que cette géographie. Et si nous commençons par la terre, c’est qu’elle est, vue sous cet angle, l’élément à la fois le plus inerte et principiellement le plus nourricier, le plus obscur peut-être et en tout cas le plus vital, celui dont nous sommes si évidemment pétris tout en la ressentant, parfois, comme un corps étranger qui nous agresse par l’un ou l’autre de nos sens. Ainsi, après la terre conçue comme entité dans l’univers, après la terre conçue comme le domaine des hommes réparti entre les fils d’Adam, toutes choses déjà étudiées6, ce ne sont plus les yeux seuls que nous porterons sur elle, mais aussi nos pas, nos mains, notre cœur même.
7Milieu naturel de la mamlaka, ai-je annoncé il y a un instant. Pourtant, ce milieu n’est pas un tout isolé, pas plus que la mamlaka n’est, dans le monde, coupée des peuples qui l’entourent. La nature de l’Islam, pour parler comme nos géographes, est, selon les cas, celle qu’il partage avec l’étranger ou la sienne propre. L’une et l’autre nous intéressent ici, évidemment, quitte à souligner, le cas échéant, les appartenances communes à la mamlaka et au dehors. La seule nature que nous récuserons ici sera celle qui relève exclusivement de l’étranger : au demeurant en avons-nous déjà traité7.
8Quelques mots encore pour clore ces préliminaires, sous forme d’une question générale de méthodologie. Comment lire ces textes ? D’abord, c’est l’évidence, à plusieurs niveaux. Ils peuvent, de vrai, par l’écriture la plus simple et la plus claire, nous présenter le monde, le décrire ou le noter, comme on voudra, sans autre souci que d’objectivité. Ils peuvent aussi le représenter, à eux-mêmes ou à nous, mais ici il importe de voir clair, autant que faire se peut, entre l’écriture volontaire et celle qui ne l’est pas, entre la représentation parfaitement consciente et celle qui vient des hésitations, des réticences, voire des silences, entre ce que le texte se propose de dire et ce qu’il trahit sans le vouloir, entre l’effort délibéré de réflexion pour discerner, au delà du donné présenté, une organisation, un sens, une structure, et l’étonnement où serait, aujourd’hui, cette géographie, si nous lui présentions cette organisation, ce sens, cette structure pris à ces mêmes textes, mais sans qu’elle y eût jamais pensé. De ce point de vue, et pour s’en tenir à ce seul exemple, les mécanismes, les automatismes de l’écriture peuvent tout aussi bien naître d’un propos délibéré de s’attacher systématiquement à tel ou tel point de la description et d’en donner, chemin faisant, une explication voulue comme telle, que révéler, à l’insu même de l’auteur, une préoccupation qui ne parvient peut-être pas à sa conscience claire.
9Je viens de dire : l’auteur. Bien entendu, sous ces textes, percent des hommes, que nous connaissons plus ou moins bien, preque toujours, du reste, uniquement à travers leurs écrits eux-mêmes. Mais ce ne sont pas les individus, sauf exception, qui nous intéressent. Si le corpus est parfaitement homogène, comme j’ai cru pouvoir l’établir, alors on peut, on doit considérer ces textes comme écrits, au delà de telle ou telle personne, par une seule et même personnalité de base : celle d’un musulman moyennement cultivé, dans l’esprit qu’on a dit, vers les années 850-1000 de J.-C. C’est ce principe qui guidera notre lecture : sauf cas de contestation ouverte entre auteurs, que la probité imposera de signaler, on sera fondé, non seulement à créditer cet auteur unique et moyen d’un ensemble de récurrences régulièrement observées d’auteur à auteur, mais, tout aussi bien, à élaborer, sur la base de notations relatives à un objet déterminé de la description — mais cette fois diversifiées, fragmentaires et distribuées entre plusieurs œuvres —, un tableau global dudit objet, ou même encore, dans le cas d’une notation particulière à un auteur, à poser que celle-ci relève de l’ensemble du corpus, dans la mesure, on y insiste, où elle n’est contredite ni par une autre affirmation ponctuelle, ni pas l’isotopie d’ensemble dudit corpus.
10Notre but, donc, est d’abord de livrer une image : celle du milieu naturel, dans le monde musulman aux approches de l’an mil. La réalité, du terrain ou de l’histoire, ne sera abordée que dans la mesure où elle nous permettra d’apprécier la distance, plus ou moins grande, entre cette image et elle. Ici, les références seront réduites au minimum jugé indispensable. Au demeurant, l’entreprise dépasserait les forces d’un homme seul, qui devrait être compétent dans des domaines aussi divers que la géographie physique, la climatologie, l’hydrologie, la zoologie, la botanique, que sais-je encore ? Les spécialistes, je n’en doute pas, compléteront le dossier qui leur est proposé.
Notes de bas de page
1 La géographie humaine du monde musulman…, Paris-La Haye, t. I : Géographie et géographie humaine dans la littérature arabe…, 2e éd., 1973 ; t. II : La représentation de la terre et de l’étranger, 1975.
2 A un moindre titre Ya’qūbī, qui est une sorte de préfigurateur de l’école (cf. sur ce point notre tome I, cité note précédente, p. 285 sq.).
3 Sur les détails de cette évolution, cf. notre t. II, cité, p. 525-528.
4 Cf. MUQ, 2, 10, 19, 23 (n. q de 22), 24, 35, 36 (2 ex.), 37, 46, 57, 76, 280 (n. a) et passim (notamment 101 : «eaux de l’Islam », 116 : «parcourir l’Islam », 175 « l’eau la plus légère en Islam », 241 : « les montagnes des Musulmans ») ; cf. aussi, par exemple, IṢṬ, 133 (ḤAW, 401) ; ḤAW, 472.
5 Cf. op. cit., t. I, p. x-xi, 278-282 et passim, t. II, p. xi-xii, 74, 85 et passim.
6 Chap. I et II de notre t. II, op. cit.
7 Cf. notre t. II, op. cit., p. 88 (et n.8)-89.
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