Une utopie narrative
La coupe de Nestor en Iliade XI
A Narrative Utopia. Nestor’s Cup in Iliad XI
p. 43-63
Résumés
La coupe de Nestor décrite en Iliade XI n’est dotée, contrairement à d’autres, d’aucune généalogie. Elle est aussi atypique par la scène qu’elle accompagne : une scène de liesse là où l’on attendrait des soins prodigués à Machaon, le médecin blessé, et alors que l’armée achéenne est mise à mal. De ce bonheur intempestif Patrocle s’exclut, mais entend le long récit que Nestor fait de son initiation ancienne comme hippota Nestôr et les conseils du vieux sage pour le combat à venir. La scène a son écho au chant XVI avec la reprise littérale des conseils de Nestor par Patrocle et avec l’apparition de la coupe d’Achille. Devenu hippeus par le récit de Nestor, Patrocle chassera les Troyens du camp Achéen. Les deux coupes signalent la Ringkomposition qui organise la deuxième longue journée de l’Iliade (XI-XVIIIa). Utopique, la coupe de Nestor devient fonctionnelle par la reprise contrastée que produit la mention de la coupe d’Achille. Décrite au moment même où se met en place le retournement de l’action (paliôxis) qu’effectuera Patrocle initié par Nestor, elle sert à analyser la tension propre à l’épopée, entre plaisir festif de l’écoute et contenu désastreux du récit.
In contrast with other objects in the Iliad, Nestor’s cup has no genealogy. Its function in the narrative is atypical too. Indeed, it appears in a cheerful banquet, at the very moment when the Achaeans are close to disaster and Machaon needs to be cured. Patroklos refuses to enter this untimely rejoicing scene but listens from the outside to the epic of Nestor’s initiation as hippota Nestôr and to the advice of the old counsellor for the upcoming battle. The scene is echoed in XVI as Nestor’s advice is repeated by Patroklos and Achilles shows his own cup. Being himself a hippeus thanks to the tale of Nestor, Patroklos succeeds in repelling the Trojans from the camp. The two cups are the iconic index of the Ringkomposition that organizes the second long battle day (XI-XVIIIa). First highly non-functional and utopian, Nestor’s cup gains its function through its contrast with Achilles’ cup. Since the cup is described at the very moment of Patroklos’ return to the battlefield, which will achieve a turnaround in the action (paliôxis), the episode of the cup analyzes the tension between the festive pleasure of hearing and the violence of what is heard that pervades epic performance.
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Mots-clés : iconicité, narrativité, cycéon, coupe de Nestor, Ringkomposition
Keywords : iconicity, narrativity, kykeon, Nestor's cup, Ringkomposition
Texte intégral
1Les objets précieux, chez Homère, circulent dans le temps et dans l’espace. On dit qu’ils ont par là une « biographie »1. Mais l’un des plus spectaculaires, la coupe de Nestor, n’a quasiment pas d’histoire. Il nous est simplement dit que Nestor l’a apportée de chez lui (Iliade XI, 632). Sans doute, il l’y rapportera, car il est par définition le héros du retour réussi. Mais on ne sait rien de son origine : elle était simplement là. On ne sait pas si cette coupe lui fut ou non donnée, comme celle que le roi de Calydon, Œnée, selon le récit que fait son petit-fils Diomède au Lycien Glaucos, reçut autrefois de Bellérophon, grand-père de Glaucos, et que Diomède déclare avoir laissée chez lui à son départ, contrairement à ce que Nestor a fait de la sienne (VI, 216-221)2, ou celle qu’Achille utilise pour ses libations à Zeus lors du départ de Patrocle au combat et qu’il va prendre dans le coffre que lui a offert Thétis (XVI, 225), ou encore celle que Priam destine à Achille pour racheter, avec de nombreux autres dons, le corps d’Hector et qui lui fut donnée en Thrace lors d’une ambassade (XXIV, 234 sq.)3. Aucun événement, aucune transmission ne font sa valeur comme marque d’honneur et de reconnaissance entre partenaires qui symbolisent et, simultanément, actualisent par l’événement du don une relation réglée devant durer à jamais, autant que dure l’objet donné4. Cette coupe vaut en soi, par sa nature propre, par le fait que seul son propriétaire peut la manier sans peine et par sa mention dans le récit. C’est la seule qui soit décrite en détail, en quatre vers (XI, 632-636), autrement que par des épithètes formulaires (« vase d’or à double coupe » pour celle qu’offrit Bellérophon5, « ouvragée », pour celle d’Achille, « très belle » pour celle de Priam). Sa présentation constitue un moment d’arrêt et d’émerveillement dans le récit. Elle est certes fonctionnelle au sens où par sa beauté, par sa forme inhabituelle, par sa singularité, puisque seul Nestor, malgré son âge, peut la soulever facilement, et par le breuvage qui y est déversé, non du vin seulement, mais un mélange qu’on ne trouve que là dans le poème, le « cycéon » (XI, 641), elle contribue au succès d’une scène d’hospitalité, l’accueil du fils d’Asclépios, Machaon blessé par une flèche de Pâris, dans la baraque du vieux roi qui l’a ramené du combat pour le sauver et le guérir. Mais comme la coupe, cette scène heureuse est elle aussi un monde clos, surprenant, qui interrompt le récit. Elle n’a aucun équivalent dans l’Iliade.
2L’hypothèse présentée ici est que si cet objet magnifique n’a contrairement à d’autres pas d’histoire c’est parce qu’il est lui-même une condensation de l’histoire. Son existence et sa présentation dans le texte concentrent un temps long qui relie des époques différentes en raison de la qualité de son propriétaire. Nestor est le seul héros du poème à avoir vécu sur plusieurs générations et donc à avoir connu et combattu des héros de l’antiquité qui étaient plus forts que « les hommes qui sont maintenant sur la terre », comme il le dit à Achille au chant I (v. 272). Nestor se transmet la coupe à lui-même dans un présent renouvelé où il garde sa vigueur d’autrefois pour soulever la coupe pleine, et le poème nous transmet cette histoire. D’où une seconde hypothèse : la scène de liesse, qui intervient au moment où se noue l’action centrale du poème, celui où Patrocle, qui refuse de participer à cette liesse, entend Nestor lui raconter son épopée de jeunesse et les arguments qui convaincront Achille de le laisser combattre à sa place, propose une présentation décalée de la performance épique, comme moment double, à la fois heureux, hors action, et récit d’un destin violent.
La scène chez Nestor : paradoxes
3Que cette scène soit un accident inattendu du récit est confirmé par la réaction d’Agamemnon quand, deux chants plus tard, il voit réapparaître Nestor armé, ayant quitté sa baraque. Le roi blessé, replié en arrière du combat avec les autres rois atteints comme lui, lui demande pourquoi il a abandonné la mêlée (XIV, 41-43) :
Prenant la parole, le puissant Agamemnon lui dit :
« Ô Nestor fils de Nélée, grande splendeur des Achéens,
Pourquoi as-tu laissé le combat tueur d’hommes pour venir ici ? »
4Il ne pouvait imaginer la scène heureuse d’un Nestor recueillant Machaon chez soi qui s’est insérée entre le moment où, de fait, Nestor a quitté la bataille (XI, 516-520, 597 sq.6) et son retour. Nestor ne se donne même pas la peine de l’informer. Il répondra en invoquant la gravité de la situation et, comme d’habitude, formulera un conseil. Le texte prend ainsi soin de mettre en relief, non sans humour, l’incongruité de l’épisode festif du point de vue des acteurs engagés dans la guerre.
5La longue scène (XI, 618-804) est complexe. Elle est doublement motivée. D’une part, elle est due à la demande insistante faite en pleine bataille à Nestor7 par le roi Idoménée de ramener aux navires sur son char le médecin Machaon, fils d’Asclépios, que Pâris vient de blesser d’une flèche, comme il avait auparavant blessé Diomède8. Le blessé est en effet précieux (XI, 514-515) :
Un médecin vaut beaucoup d’autres hommes,
515 S’il faut inciser et extraire une flèche ou poudrer de drogues prévenantes.
6L’argument est surprenant si l’on considère la suite : Machaon, le médecin percé d’une flèche, ne sera précisément pas traité selon cette médecine, et il restera inactif pendant tout le reste de l’Iliade. Du fait de ces blessures (qui touchent en série Agamemnon, Diomède, Ulysse, Machaon, Eurypyle), les Achéens sont en grande difficulté. Un désastre s’annonce. L’autre motivation de la scène vient de l’ordre donné à Patrocle par Achille d’aller identifier le blessé que Nestor emporte sur son char et qu’il n’est pas sûr d’avoir reconnu (XI, 599-617).
7Ces deux raisons produisent une forte hétérogénéité, avec deux temps nettement disjoints. Tout d’abord, l’accueil surprenant de Machaon par Nestor dans sa baraque, après un moment inédit où les deux guerriers font dehors sécher la sueur qui couvre leurs manteaux en s’exposant au vent. Puis, au lieu des soins attendus apportés à la blessure du médecin, la blessure paraît oubliée9 et on assiste à une scène heureuse, où une captive, Hékamédè, prépare une mixture inconnue ailleurs dans l’Iliade, le « cycéon », et en emplit la coupe magnifique de Nestor. Après avoir bu, les deux convives, dans un état de liesse, échangent des paroles qui les charment (XI, 643). La blessure ne sera mentionnée à nouveau que beaucoup plus tard, au début du chant XIV, mais sans mention de soins spécifiques. Entre temps, la porte centrale du mur achéen est brisée par Hector (chant XII), les Troyens déferlent mais sont contenus par l’intervention de Poséidon (chant XIII). En XIV, il est dit que Nestor était encore en train de boire quand il perçoit les cris de la bataille (XIV, 1 sq.). Il se décide à sortir de sa baraque pour voir ce qui se passe et demande à Machaon de rester à boire et d’attendre que Hékamédè s’occupe de laver le sang qui a coulé de la blessure, ce qui, donc n’avait pas été fait. Aucune drogue n’est mentionnée.
8Pour revenir au chant XI : juste après l’évocation du bonheur partagé de Nestor et de Machaon qui ont étanché leur soif, survient Patrocle (XI, 644). Il refuse de se joindre à eux en invoquant la nécessité de rejoindre au plus vite Achille. En fait, il reste à écouter un long discours de Nestor, où après une évocation du désastre achéen et une critique de la férocité d’Achille, le vieillard raconte longuement des grands exploits de sa jeunesse (v. 670-762), lui rappelle les conseils que lui avait prodigués son père Ménesthée avant le départ pour Troie (v. 765-793) et lui donne des arguments pour qu’Achille le laisse combattre à sa place (v. 794-803). Patrocle ne fera son rapport à Achille qu’au début du chant XVI. Entre temps, il est occupé à soigner Eurypyle, lui-même blessé par Pâris. Il répétera à Achille presque mot pour mot le conseil de Nestor, sans dire qu’il le tient de lui (XVI, 36-45 en reprise de XI, 794-803). L’autre sera convaincu.
9Une scène paradoxale, unique. La lire de manière à comprendre la place qu’y tient l’objet incomparable qu’est la coupe requiert une opération double, qui accentue deux traits apparemment opposés du texte. Il s’agit à la fois d’analyser la spécificité de l’objet, la coupe merveilleuse, et de son contexte narratif immédiat, comme moment atypique, singulier, et de se demander quelle fonction à l’intérieur du récit général revêt ce suspens, ce moment d’abord non fonctionnel, et donc de le réinsérer dans une forme de continuité. Le récit manifeste par là sa complexité. Il n’est pas seulement le déroulé d’une intrigue, ou, pour reprendre une définition de Platon et d’Aristote qui voient tous deux dans la poésie « l’imitation d’une action », la construction d’un enchaînement linéaire et cohérent d’actes et de discours, selon le modèle qui a longtemps prévalu dans la critique homérique quand elle recherchait ou cherche encore à identifier dans les poèmes des séquences narratives homogènes, quitte à décréter que le texte est défaillant quand ces séquences semblent s’interrompre. Un de ses caractères, au moins, est plutôt l’alternance entre arrêts et progressions stratégiques des acteurs humains et divins vers leurs buts, avec leurs succès et leurs échecs10. Le temps du récit n’est pas continu11, mais devient la succession de ces deux modes, leur contraste, où les mêmes acteurs et parfois des objets similaires ou parfois uniques, une coupe, ou un bouclier, une armure, un tissage, un arbre, un monument, une fontaine12, prennent deux fonctions opposées, valant à la fois pour eux-mêmes et comme éléments d’une action.
10Par sa construction, le poème nous incite à relier et à confronter ces deux modes, qu’il emploie alternativement. D’une part, parce que son style formulaire au sens large, comme emploi d’un matériau répétitif langagier (les formules) et discursif (les scènes typiques), crée un lien étroit, sur un plan paradigmatique, entre les occurrences relevant d’un même type et fait du coup apparaître d’autant mieux les différences, et, sur un plan syntagmatique d’autre part, parce que la reprise est un mode structurant du récit épique, notamment dans les ensembles étroits ou étendus qui sont composés en une forme annulaire. Un élément qui lors de sa première occurrence paraît atypique, comme l’est le bonheur inattendu qu’en plein combat désastreux pour les Achéens produit l’hospitalité de Nestor, devient rétrospectivement fonctionnel par sa reprise, même lointaine, dans le segment correspondant de la construction annulaire. Or il apparaîtra que la coupe de Nestor, à la fin du chant XI, et celle d’Achille au chant XVI participent d’une correspondance de ce type.
L’accueil de Machaon
11La scène est déviante par l’ensemble de ses aspects : la captive qui la prépare, la coupe et le breuvage.
Hékamédè (XI, 623-627) :
Entrés dans la baraque, ils s’assirent sur les lits.
Hékamédè aux tresses parfaites leur prépara un cycéon.
625 Le vieillard l’avait gagnée depuis Ténédos, ravagée par Achille ;
Elle était la fille d’Arsinoos grand de cœur. Les Achéens
La lui avaient choisie, car il était le meilleur de tous au Conseil.
12Le nom Ἑκαμήδη associe plusieurs sens. Signifiant « qui contrôle la distance »13, il renvoie à la fonction de son maître « Nestor », autorité chargée d’assurer le salut par le « retour », le nostos (dans l’épisode, il vient de faire revenir Machaon du combat). Par ailleurs, il rappelle les magiciennes Hécate et Médée. Le rapport avec Nestor réapparaît au vers 740, dans le récit de sa première guerre : sa première victime est le fils d’une Ἀγαμήδη, qui connaît les plantes comme pharmaka. Douglas Frame, dans son grand livre sur Nestor14, repère à juste titre dans le nom du père Ἀρσίνοος un trait propre à Nestor, le conseiller, célèbre pour son esprit (v. 627). La captive a été accordée par une décision dont le texte souligne la justesse (en opposition à la querelle des rois sur le partage des captives au chant I). Elle est une prise d’Achille. Le rappel de ce fait introduit sur un mode subliminal un lien avec l’arrivée de Patrocle, mandaté par Achille. Il est annoncé que la scène utopique des deux convives est bien en rapport avec l’action du poème. Le bonheur de Nestor, qui l’exclut pour un temps de la guerre, lui a été procuré par Achille.
Les objets, la coupe (XI, 628-637) :
D’abord, elle avança vers eux une table,
Belle, aux pieds cyanés, bien lisse, puis, sur elle,
630 Une vannerie de bronze, et des oignons dessus, condiment du breuvage,
Et du miel jaune, et en plus l’aliment d’une sainte farine15,
Et en plus une coupe très belle, que le vieillard avait apportée de chez lui,
Traversée de clous d’or. Quatre étaient
Ses anses ; des deux côtés de chacune, deux colombes,
635 En or, se nourrissaient. Dessous, deux étaient les bases.
Tout autre la bougeait de la table avec mal
Quand elle était pleine. Nestor le vieillard sans mal la levait.
13La table aux pieds sombres, de « cyan », et la coupe sur laquelle elle est posée, avec l’éclat de ses clous d’or, constituent une polarité parfaite, qui rappelle celle de l’armement d’Agamemnon au début du chant, avec ses dragons couleur de cyan en haut de l’armure (v. 26) et les clous d’or de l’épée (v. 29 sq.)16, mais pour en inverser le sens, dans une icône pacifique. Quant à la coupe, sa structure réalise une harmonie achevée. Le chiffre quatre indique la stabilité et la complétude (cf. les quatre sources dans la grotte de Calypso, Odyssée V, 70 sq., ou la métaphore du « carré » pour dire, avec Simonide, fragment 542 PMG, un homme vertueux), stabilité renforcée par la symétrie des deux colombes entourant chacune des anses. Le nombre indique aussi deux buveurs, et donc la convivialité17, alors même que seul Nestor sait la manier ; il est maître du banquet. Cette dualité en haut de la coupe, avec les colombes venues du ciel, a son correspondant dans la base (πυθμένες), qui est elle-même dédoublée (v. 635, dont l’interprétation est difficile : la question était débattue dans l’Antiquité).
Le breuvage et la liesse (XI, 638-643) :
Dedans, la femme pareille aux déesses remua pour eux le mélange
Dans du vin de Pramnos18 ; dessus, elle râpait du fromage de chèvre19
640 Avec une râpe de bronze ; dessus, elle saupoudrait une farine blanche.
Elle les invita à boire quand elle eut composé le cycéon.
Quand les deux eurent en buvant laissé s’en aller la soif aride,
Ils se charmaient des mots qu’ils se disaient l’un l’autre.
14Le « cycéon », mélange qui se fige plus on le remue selon Héraclite (fragment 125), ne se trouve pas ailleurs dans l’Iliade. Circé en prépare un en Odyssée X, 234. Les scholies témoignent d’un vif débat ancien sur la nature médicale ou non du breuvage. Certains s’étonnent que Machaon accepte de le boire (scholies BT20) :
C’est à tort que Machaon, et cela tout en étant médecin, porte à sa bouche le cycéon, qui est constitué de vin noir – comme est celui de Pramnos –, de fromage râpé et de farines. Ces ingrédients sont inflammatoires et ennemis des blessés.
15Pour d’autres, Machaon n’aurait pas été blessé, ou alors superficiellement (ce sera l’opinion de Wilamowitz). S’il l’a été en profondeur, la vertu coagulante du mélange est pour d’autres encore appropriée car elle arrête l’écoulement du sang. D’autres enfin, soulignent (à raison) qu’il ne s’agit pas d’un remède au sens strict, puisque Nestor en consomme aussi. De fait, il ne s’agit visiblement pas d’une médecine appropriée à la blessure causée par la flèche de Pâris, mais d’une boisson réparatrice mettant en état de joie21.
16L’absence de médecine indique que le médecin n’a pas à être soigné comme les autres mortels. Cette singularité est mise en relief par le contraste entre la scène de banquet et le traitement précis, technique, que Patrocle, prenant pour un temps le rôle de médecin, appliquera à peine plus tard à Eurypyle blessé, qu’il croise alors qu’il se hâtait de rejoindre Achille. Il s’arrête pour le soulager et le soigne (XI, 844-848) :
Là, il l’étendit et, d’un couteau, incisa la cuisse pour en sortir
845 L’arme rapide, très âpre. D’elle, il nettoyait le sang noir
Avec une eau tiède, et appliqua une racine amère
Tueuse de tourments broyée dans ses mains22. En lui,
Elle arrêta tous les tourments. La blessure sécha, le sang s’arrêta.
17Patrocle, dans ce rôle qui le retardera pendant plusieurs chants, est déjà le substitut d’Achille, avant de le devenir par les armes. Comme Eurypyle le lui rappelle, il tient sa compétence médicale d’Achille, qui la tenait de Chiron (XI, 831 sq.). La mise hors jeu du médecin d’origine divine, Machaon, enfermé dans un bonheur festif23, active une autre lignée médicale, directement liée à l’action.
Coupe de Nestor/coupe d’Achille
18La coupe de Nestor, objet presque sans histoire, et celle qu’utilise Achille en XVI, avant que Patrocle n’aille, sous ses armes, repousser les Troyens du camp achéen qu’ils ont envahi, n’ont pas le même statut dans le texte. L’une est décrite, l’autre non, l’une n’a pas d’origine, l’autre vient de Thétis, l’une sert à un échange festif heureux qui se suffit à lui-même, l’autre a une fonction stratégique en ce qu’elle sert à une libation accompagnant une prière à Zeus, prière essentielle pour la marche du poème, puisque l’auditeur sera immédiatement informé de la réponse en partie négative de Zeus, qui a décidé la mort de Patrocle. Mais le rapprochement entre les deux coupes, du chant XI et du chant XVI, est requis. L’une renvoie à l’autre et, par la différence, éclaire le sens de l’autre.
19Un trait commun, déjà, relie les deux coupes. Elles sont l’une et l’autre singularisantes : leurs deux propriétaires ont l’exclusivité de leur usage. Nestor, on l’a dit, est le seul humain capable de lever facilement la sienne (XI, 636-637) :
Tout autre la bougeait de la table avec mal
Quand elle était pleine. Nestor le vieillard sans mal la levait.
20Quant à Achille, il est le seul à boire dans la coupe que lui a donnée Thétis24. Contrairement aux usages normaux de l’objet, elle ne renforce aucun lien social. Elle l’isole des autres humains (XVI, 225-227) :
Là était pour lui une coupe ouvragée. Aucun autre
Humain n’y buvait le vin couleur de feu,
Et à aucun autre dieu il n’en versait de libation, qu’à Zeus le Père.
21Les deux singularités ne sont pas du même ordre. L’une est conviviale, l’autre isole Achille.
22Par sa vigueur étonnante, réservée au seul banquet, Nestor, le combattant qui se plaint à plusieurs reprises de la faiblesse due à son grand âge25, entre, de manière singulière, dans une série d’oppositions qui déterminent la qualité d’un héros. La polarité majeure dans le poème est que l’on est bon ou au combat ou en paroles, par les conseils que l’on donne, ou, exceptionnellement, les deux26. Dans son long discours à Patrocle, Nestor reprend ce topos récurrent. Il lui rappelle que selon son père Ménécée, il l’emporte par la puissance de sa parole alors qu’Achille est physiquement plus fort que lui (XVI, 786-789) :
Mon enfant, par la naissance Achille t’est supérieur,
Mais tu es plus âgé. En force, il est meilleur, de beaucoup.
Dis-lui avec justesse des mots denses, conseille
Et commande-le. Il obéira, pour le bien.
23Mais le poème mentionne, plus rarement, une autre polarité : être bon au combat et/ou au banquet. Lorsqu’au chant IV il passe en revue son armée en vue de l’assaut qui doit punir la rupture du traité de paix par les Troyens, Agamemnon fait tout d’abord l’éloge du roi de Crète Idoménée, qui possède les deux excellences de bon guerrier et de bon buveur (IV, 257-263) :
Idoménée, je t’apprécie au-dessus des Danaens aux vifs poulains,
Que ce soit au combat, ou pour un ouvrage différent,
Et aussi au festin, quand, le vin des Anciens, couleur de feu,
260 Les meilleurs des Argiens le mélangent dans les cratères.
S’il est vrai que les autres Achéens au crâne foisonnant
Boivent leur ration, ta coupe à toi est toujours
Remplie, comme la mienne, pour que tu boives dès que l’ardeur te pousse.
24À l’inverse, au roi athénien Ménesthée et à Ulysse il reproche d’être meilleurs buveurs que combattants, alors qu’ils devraient tenir leur rang dans la bataille autant qu’ils aiment profiter de son vin (IV, 343-346) :
Car vous êtes tous les deux les premiers à entendre l’appel à mon festin,
Chaque fois que les Achéens préparent le festin des Anciens.
345 Là, il vous est plaisant de manger les viandes grillées et, dans vos coupes,
De boire le vin douceur de miel, dès que vous en avez l’envie.
25Nestor, s’il peut manquer de force au combat (cf., entre autres nombreux passages, IV, 313-316, dans le portrait que lui dresse Agamemnon lors de sa revue des chefs), est maître incontesté des discours avisés (cf. II, 370). La scène du chant XI ajoute une nouvelle qualité, inconnue jusqu’alors, sa maîtrise du banquet. C’est donc un Nestor décalé que l’on voit ici à l’œuvre. Il sera certes bon conseilleur dans la scène, en donnant à Patrocle le moyen de convaincre Achille de le laisser combattre, mais cet avis sera donné dans un contexte inédit.
26La prouesse physique du roi Nestor soulevant sa coupe pleine, soulignée par les mots « le vieillard » en IX, 637, renvoie comme le souligne Jonas Grethlein27 à son statut exceptionnel de seul héros qui vient d’un autre âge, ayant vécu trois générations (cf. I, 250 sq.). Il a gardé la force des héros anciens au nombre desquels il était autrefois et qui étaient tels qu’« Aucun des hommes qui sont maintenant sur la terre ne pourrait les combattre » (I, 271 sq.), selon un thème récurrent dans l’Iliade, qui signale ici une différence de nature entre les générations héroïques, mais qui ailleurs note une différence entre l’âge des héros et celui du public. Mais cette vigueur ancienne, Nestor ne la garde que pour boire, et non au combat.
27Cette permanence étonnante de la force physique pour la boisson tranche avec l’avantage que procure normalement à Nestor sa longévité. Il est d’ordre intellectuel. La maîtrise du temps opère avec la parole. Par l’esprit, Nestor détient une puissance qui fait de lui le porteur d’une temporalité qui excède le temps que couvre l’action du poème tant dans le passé que dans le futur (par le retour en Grèce qu’il saura mettre en œuvre pour lui, au-delà de la mort de son fils Antiloque, racontée dans le Cycle). Et de fait, Nestor manifestera au cours de la scène ce type de maîtrise symbolique : d’abord, celle d’un passé lointain, avec le récit qu’il fait à Patrocle de son ancien apprentissage du combat de chars, à savoir de la manière dont il est devenu hippota Nestôr, « Nestor le cavalier », puis une maîtrise de l’avenir, avec sa proposition, décisive, d’une solution qui doit permettre de surmonter le refus de combattre chez Achille, solution qui sera reprise avec succès par Patrocle au chant XVI.
28Mais si le récit des enfances du héros, de son initiation guerrière appartient bien à la culture des banquets, et devrait donc s’accorder avec l’usage de la coupe, il faut tout de suite remarquer que Patrocle, à qui le récit d’apprentissage est adressé, reste en dehors du cercle festif que la coupe concrétise : il refuse de venir s’asseoir avec Nestor et Machaon, tant il craint l’irritation d’Achille, qui lui a seulement demandé de s’informer sur l’identité du blessé ramené par Nestor (v. 648-653). Et pourtant, bien qu’il dise devoir revenir chez Achille en toute hâte, il reste longtemps à écouter l’épopée de Nestor. La performance épique du vieillard se fait donc hors normes, en dehors du cercle social du banquet, même si la présence emphatique et miraculeuse d’un tel cercle est soulignée dans le texte. Quant au contenu des propos qu’échangent les deux convives en se charmant l’un l’autre, Nestor et Machaon, nous n’en savons rien. Leurs échanges ne comptent pas pour l’action, contrairement aux propos destinés à Patrocle. Il suffit qu’ils aient lieu dans un moment de félicité. En dissociant de manière inattendue le discours efficace adressé à Patrocle (le récit de Nestor, puis son conseil) et la présentation de la scène conviviale et notamment de la coupe, le texte semble développer une réflexion sur la relation complexe entre plusieurs fonctions du langage, qui peut être, séparément, narratif et argumentatif, ou bien iconique28. Il faudra y revenir.
29Dans le cas d'Achille, le fait qu’il soit le seul humain à utiliser sa coupe ne constitue pas une prouesse, mais signale une élection. La coupe lui était destinée par Thétis, et elle établit une relation privilégiée entre le héros mortel et Zeus. Elle concrétise et rend opérant le lien particulier qui s’est noué au chant I entre Thétis, Achille et Zeus quand, répondant à la demande de la déesse venue pour cela le trouver sur une cime écartée de l’Olympe, le dieu décide de venger Achille, qu’Agamemnon vient d’humilier, par la destruction de nombreux Achéens. Mais si elle fait lien entre Achille et Zeus, la coupe signale aussi la distance. Alors qu’au chant I, le dieu avait pris une décision favorable à Achille, ici, en réponse à la libation et à la prière du héros, il a une réaction double, pour une part négative. Il nous est dit qu’il accorde à Patrocle la victoire sur les Troyens, qui seront chassés du camp, mais non pas son retour du combat ; il devra mourir (XVI, 249-252) :
Il [Achille] dit cela pour le prier, et Zeus l’avisé l’écouta.
250 Une chose, le Père la lui donna, l’autre chose, de la tête il la refusa.
Repousser des bateaux la guerre et le combat,
Il le lui donna, mais il lui refusa de rentrer sauf du combat.
30Cette réponse double signale le point de renversement du poème : il sera mis fin au désastre des Achéens par la contre-offensive qu’entreprendra Patrocle, mais leur victoire finale sera commandée par la mort de Patrocle et par le désir de vengeance d’Achille qui débouchera sur la mort d’Hector. Le « plan de Zeus », tel que le dieu l’a exposé dans sa totalité à Héra au chant XV et qui, donnant le cadre général de l’Iliade, enchaînait linéairement colère d’Achille, retour au combat de Patrocle, mort de son fils Sarpédon, mort de Patrocle, puis mort d’Hector comme condition de la défaite finale troyenne, s’actualise donc à ce moment précis.
31Par ailleurs, le dieu ne fait pas connaître sa réponse. Son refus se manifeste et se consolide par un signe de la tête (v. 250 ἀνένευσε), mais ce signe n’est pas perçu, alors que le geste analogue du dieu au chant I, geste positif (I, 527, κατανεύσω, 528, νεῦσε), puisqu’il signalait sa décision irrévocable d’accéder à la demande de Thétis, provoquait un ébranlement de l’Olympe. Le dieu avait même pris la peine d’expliciter pour Thétis la valeur absolument contraignante du geste qu’il accomplit (I, 524-527). Ici, l’orant ne peut savoir s’il a été écouté29. Le déroulement de l’action se chargera de l’informer.
32Rien de tel avec la coupe de Nestor. Elle n’exprime et ne réalise que des relations interhumaines réussies, marquées par une perfection immédiate, momentanée, sans portée pour le futur et qui contraste avec le désastre ambiant. Elle est faite pour la convivialité, puisque Nestor et son hôte Machaon y boivent tous les deux. Il n’est pas question de libations. Son usage inhabituel, avec le cycéon, qui ne relève pas du banquet traditionnel, même si son effet est bien celui du banquet et des chants qu’on y chante d’habitude, le « charme », l’état de grâce, de charis, des convives. Elle n’a aucun impact sur l’action du poème.
Scène de Nestor et construction annulaire du deuxième long jour de combat
33Le contraste entre les deux coupes n’est pas seulement sémantique, dans la mise en relation de deux variantes lointaines d’une même dimension paradigmatique. Il a aussi une valeur syntaxique au sens où il aide à comprendre le déroulement global de cette deuxième longue journée de combat et, par là, le renversement de l’action générale du poème que prépare la scène chez Nestor. Patrocle va opérer ce renversement en retournant au combat et en menant la contre-offensive des Achéens. Il ne serait pas venu voir Nestor si celui-ci n’avait pas recueilli Machaon blessé chez lui. Or, comme l’a bien établi Douglas Frame30, le récit des exploits de jeunesse du vieux roi a une valeur d’initiation décisive pour la progression du poème. En racontant son initiation passée, Nestor définit un modèle pour Patrocle. Il raconte comment il est devenu hippota Nestôr. En désobéissant à son père qui l’avait d’abord écarté du combat contre les Épéens parce qu’il était trop jeune31, il s’est définitivement qualifié par ses victoires inattendues comme guerrier conducteur de char. Il passe du statut de voleur de troupeaux32 à celui de guerrier héroïque adulte combattant sur un char. Mais le récit ne sert pas seulement à raconter longuement le passé, comme le pensent les interprètes qui insistent sur la logorrhée du vieillard. Il a en plus une efficacité performative en ce qu’il produit l’initiation de Patrocle. Ce sera, en effet, grâce à ses chevaux que Patrocle pourra au chant XVI chasser les Troyens hors du camp achéen. Les épithètes qui le définissent au chant XVI confirment cette transformation. À quatre reprises dans le chant, Patrocle est interpelé par le poète avec le vocatif Πατρόκλεις ἱππεῦ, « Patrocle, homme de chevaux33 ! ». La formule n’apparaît que dans ce chant. Elle est employée pour la première fois au moment décisif du dialogue avec Achille, qui lui avait reproché de pleurer comme une petite fille, dans le vers qui introduit sa reprise quasi littérale des conseils de Nestor (v. 20) :
Dans un lourd gémissement34 tu lui dis, Patrocle, homme de chevaux…
34Au vers 126, Achille, qui lui a donné son accord, s’adressera à lui avec le vocatif Πατρόκλεις ἱπποκέλευθε ; l’épithète, « routier de chevaux », ne se trouve qu’au chant XVI35. Auparavant, Patrocle pouvait être dit « aimé de Zeus », « issu de Zeus », « irréprochable », « fils de Ménécée », mais n’était jamais qualifié en rapport avec les chevaux. La contre-offensive victorieuse des Achéens menés par Patrocle actualisera une excellence autrefois acquise par Nestor.
35L’analyse de la figure mythique de Nestor par Douglas Frame permet de saisir la raison de son rapprochement avec Patrocle. Il est éminemment un frère36, seul survivant d’une phratrie de douze exterminée par Héraclès (IX, 689-693, dans le récit de sa jeunesse) :
… Tant nous étions peu à Pylos, et en maltraitance.
690 Car Héraclès, dans sa force, était venu nous maltraiter
Les années d’avant, et tous les meilleurs furent tués.
De Nélée sans reproche, nous étions douze fils.
J’étais le seul qui restait, les autres étaient tous morts.
36Comme d’habitude, l’Iliade n’est qu’allusive. Elle passe sous silence les conditions de ce massacre et le caractère fantastique du combat, avec la figure de Périclymène, frère de Nestor, vaincu par Héraclès alors qu’il s’était métamorphosé en insecte. Nestor est éminemment un substitut37. Il tire sa puissance de durer de ce qu’il représente à lui seul une phratrie guerrière complète de douze qui a disparu (comme les enfants de Niobé, mais, cette fois, de douze mâles). Or l’initiation de Patrocle par le récit épique du vieux roi et par ses conseils vise précisément à en faire un substitut d’Achille, qui est son cadet : c’est précisément en lui conseillant de se substituer à Achille que Nestor conclut sa longue tirade.
37Pour être efficace, l’initiation doit attendre son heure, à savoir le chant XVI. « Homme de cheval », Patrocle le deviendra une fois que l’action divine et humaine pendant le deuxième long jour de bataille de l’Iliade aura produit la possibilité d’un combat de chars. Cela demande une transformation qui est l’un des thèmes majeurs du récit. En effet, l’assaut des Troyens contre le mur du camp, rendu possible par la blessure de héros achéens (chant XI), est d’abord bloqué par le fossé (chant XII) : les assaillants doivent abandonner leurs chars, ce que ne fera pas Asios, pour son malheur ; Sarpédon, puis Hector partiront à l’assaut du mur à pied. Le mur sera brisé, mais Poséidon contient l’offensive en intervenant, profitant de ce que Zeus, présent sur le Mont Ida, détourne son attention du combat et regarde vers des peuples lointains au nord. Une fois que Zeus aura repris en mains le cours des choses au début du chant XV et chassé brutalement son frère Poséidon du champ de bataille, l’intervention d’Apollon, qui, sans effort, comble le fossé et, sur une partie, aplanit le mur (XV, 355-367), permettra aux Troyens d’entrer dans le camp avec leurs chars, ce qu’ils avaient été empêchés de faire au chant XII. L’irruption des Troyens avec leurs chevaux provoque la déroute des Achéens, dont un navire commence à brûler (XVI). Cette invasion sera la cause de la contre-offensive, d’abord victorieuse, de Patrocle, en XVI. Les deux attaques troyennes, d’abord sans (XII) puis avec les chars (XV, XVI) forment un doublet qui correspond au mouvement circulaire du récit de la journée. La scène de Nestor, placée juste avant la première à la fin du chant XI, annonce la nature de l’action troyenne qui sera véritablement dangereuse pour les Achéens et qui provoquera le retour de Patrocle, devenu « homme de chevaux », en substitut d’Achille.
38En ce sens, l’épisode de la coupe participe bien d’une construction circulaire qui organise le récit de cette deuxième longue journée38. Cet ensemble, qui voit le retournement de l’action générale du poème avec la contre-offensive achéenne amorcée par Patrocle, a comme caractère constant l’insistance sur la relation entre substituts humains et divins. L’action progresse du fait de ces substitutions. Un dieu remplace l’autre (dans l’alternance narrative des dieux qui dominent l’action générale, Zeus-Poséidon-Zeus, avec, provoquant le retour de Zeus, l’intervention d’Héra) ; de même, un héros, Patrocle, remplace l’autre, Achille ; la journée s’ouvre par les exploits d’Agamemnon, finalement défait (en XI), et se clôt par ceux de son frère Ménélas (en XVII) pour le cadavre de Patrocle, qu’il doit finalement abandonner. Le lien décisif entre les acteurs dominants est pour cette journée la fraternité, ce qui n’était pas le cas pour le récit de la première longue journée des chants II-VII, qui commence par l’évocation de la souveraineté, difficile à maintenir, d’Agamemnon39 : un lien horizontal se substitue au lien vertical d’autorité. Celle-ci ne va pas de soi. Il faut qu’un frère, ou un substitut, l’affirme contre l’autre, avec les désobéissances possibles : Poséidon, le cadet, désobéit à Zeus, puis Patrocle, l’aîné, désobéit à Achille en poussant trop loin sa contre-offensive, ce qui va le condamner. Le renversement en miroir de la séquence a lieu au point central qu’est le réveil de Zeus au début de XV. Le dieu, furieux d’avoir été trompé par Héra qui vient de l’endormir dans une scène d’amour (fin de XIV), lui annonce son plan en explicitant ainsi les raisons de sa « décision » de soutenir la colère d’Achille, décision mentionnée dans la version longue du proème de l’Iliade (I, 5), mais qui, jusque là, restait énigmatique. Il est frappant qu’au centre de la construction annulaire, à son point de renversement, soit évoqué par Zeus le « retournement de la poursuite », la « contre-offensive » (παλίωξις) qui mettra fin à la déroute des Achéens et produira la chute de Troie40. Contenu et forme coïncident.
39Si l’on s’en tient à l’ensemble des actions qui vont du lever d’Aurore au coucher du soleil pour ce troisième jour de bataille (la deuxième longue journée en fait, après le « combat tronqué » du chant VIII), soit du début de XI à XVIII, 242, on observe bien une structure concentrique, commençant par le cri d’Éris envoyée par Zeus au centre de la ligne des vaisseaux achéens, cri redoublé par celui d’Agamemnon prêt à revêtir son armement, et finissant par les cris d’Achille, nu (son armement sera préparé la nuit suivante), et d’Athéna, cris qui dispersent les Troyens. En voici un schéma, où j’ai fait apparaître les places qu’y tiennent les deux coupes, de Nestor puis d’Achille ; elles sont en symétrie :
40Cette présentation demandera à être discutée en détail, établie et analysée pour les significations qu’elle rend possibles. Pour le moment, il suffit de noter que les deux coupes apparaissent à des moments structurellement équivalents, ce qui fait d’autant plus ressortir leur contraste. La mise en symétrie de l’ensemble de l’action de cette seconde longue journée de combat ne sert de fait pas à neutraliser, pour le bénéfice d’une composition statique en diptyque, les irréversibilités, nouveautés et singularités que le déroulement linéaire de l’action produit. La confrontation d’Achille et de Patrocle en pleurs au début de XVI, les moqueries d’Achille, puis son acceptation de la proposition de substitution que lui fait Patrocle restent des événements imprévus, strictement singuliers qui décident du sort des personnages et par là les rendent véritablement individuels. La nature circulaire de la composition met au contraire en relief les différences, qui deviennent, d’un élément à son correspondant, d’autant plus tranchantes qu’elles sont déterminées par ce jeu d’échos. Elle permet de faire ressortir, selon le déroulé de la récitation, l’écart entre le caractère d’abord utopique, non fonctionnel d’un élément, comme la scène heureuse qui lie Machaon et Nestor autour de la coupe, et le sens qu’il prend ex post par sa mise en contraste avec l’élément directement fonctionnel qui est posé comme son équivalent : la coupe d’Achille et le refus de Zeus d’accorder le retour à Patrocle. Le fait que Patrocle refuse de s’asseoir avec Nestor et Machaon souligne l’écart entre fonctionnalité différée et absence de fonction immédiate.
Objet parfait/récit
41La coupe, réalisation iconique d’une perfection heureuse, s’oppose directement au contexte de son usage, à savoir la déroute que subissent les Achéens avec la blessure de plusieurs de leurs chefs, dont Machaon, l’un des deux convives. Mais elle accompagne chez ceux qui l’utilisent des paroles joyeuses qui charment, comme la poésie est censée le faire. Dans une tension fortement soulignée, le chagrin de Patrocle rentrant chez Achille et se faisant réprimander pour ses larmes de petite fille (XVI, 7-11) vient précisément des informations désastreuses qu’il a entendues de Nestor alors même qu’il refuse de partager le bonheur des deux buveurs41, mais qu’il le côtoie. La scène heureuse et utopique jouxte abruptement son contraire, et celui-ci décidera du sort de l’action décisive, glorieuse mais finalement malheureuse pour Patrocle.
42Si ces remarques ne sont pas erronées, la lecture se voit confrontée à la tâche d’articuler entre eux plusieurs modes de représentation, que le texte juxtapose dans leur hétérogénéité. Ils sont au moins trois. D’une part, la clôture que réalise ponctuellement la présentation d’objets parfaits, équilibrés, rassemblant dans l’unité d’une forme des pôles ou des thèmes divers, voire opposés, comme le bouclier d’Achille (chant XVIII), les fontaines de la plaine de Troie (chant XXII), le ruban où Aphrodite a façonné (et non pas représenté) « tous les enchantements » (XIV, 215), la coupe de Nestor, etc. De l’autre, la linéarité du récit, pris dans un enchaînement causal et aussi dans ses ruptures, qui interdit toute forme de totalisation spatiale ; le temps, avec ses surprises, est le vecteur de la représentation ; il reste longtemps ouvert, contradictoire quand s’opposent des temporalités humaines et divines, avant qu’un terme définitif ne soit atteint. Enfin, une troisième forme de totalisation, avec la structure concentrique de la narration, que ce soit dans la structure globale organisant une journée entière, ou, de manière réduite, dans la composition d’ensembles clos sur quelques vers qui, par leur structure compacte, forment les atomes, les « parties minimales » du récit. La coupe de Nestor fait voir que ces trois formes de totalisation ne se neutralisent pas. Elles fonctionnent par leurs différences. Le temps du récit résulte de leur confrontation. La coupe de Nestor, qui produit un monde symbolique en opposition frontale à l’action qui se noue au même moment, anticipe sur la réussite du poème, comme occasion de plaisir, qui saura donner une forme construite, articulée, aux histoires de destruction.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cf. Crielaard 2013, qui plaide pour une « archéologie homérique » au sens d’une « étude de l’usage et du sens de la culture matérielle dans la société homérique ». Archéologie est alors à prendre à la lettre au sens d’un rapport déterminé au passé à travers les objets. Les artefacts aident le « soi » à s’étendre dans l’espace et dans le temps. Pour un élargissement de la notion de « valeur mythique » proposée par Louis Gernet pour noter le prix de ces objets transmis dans le temps, voir le livre fondamental d’Évelyne Scheid-Tissinier (Scheid-Tissinier 1994). « Mythique » est à prendre au sens strict : ce sont les mots prononcés par les personnages et par le narrateur, les muthoi, qui fixent la valeur tant de ceux qui se lient par la transmission que de l’objet ; voir notamment Scheid-Tissinier 1994, p. 54-61.
2 L’emporter en Troade aurait signifié perpétuer un pacte d’amitié entre la famille de Diomède et celle des rois de Lycie, Sarpédon et Glaucos, alliés des Troyens. L’ancien pacte est redécouvert au moment du combat, auquel il met fin pour les deux partenaires.
3 Ce sont les trois coupes qui ont une histoire dans l’Iliade. Une autre est mise en circulation par Achille, comme prix destiné au vaincu au pugilat lors des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle (XXIII, 656, 667, 699). Une transmission échoue : Priam propose une coupe au jeune Achéen qu’il a rencontré la nuit en compensation de son aide s’il le guide jusqu’à la baraque d’Achille (XXIV, 429 ; selon la scholie T aux vers 433 sq., ce serait la coupe venant de Thrace, mais cela reste une hypothèse); le jeune homme, qui est en fait Hermès, refuse. Il n’y a pas de coupe dans les cadeaux de réconciliation qu’Agamemnon propose à Achille au chant IX : la compensation du tort fait à Achille n’implique pas la convivialité.
4 Avec le paradoxe souligné par Georg Simmel dans son célèbre « Excursus sur la parure » (Simmel [1908, 1992] 1999, p. 372-378) : les matières précieuses dont sont faits les ornements spectaculaires censés valoriser des individus, censés leur conférer dans des circonstances précises une identité exceptionnelle, sont en réalité impersonnelles, anonymes et indestructibles : « Mais c’est justement au moyen d’un certain trait d’impersonnalité que se réalise cette accentuation de la personne » (p. 375). Elles survivent à l’événement qu’elles rendent possible. Les objets prennent ainsi une valeur double, comme symbole d’une singularité qu’ils magnifient, et comme beaux objets pouvant entrer dans un processus d’échanges. Ainsi le poème souligne au chant XXIV que « la coupe très belle », offerte en hommage à Priam par ses hôtes de Thrace et que le vieux roi inclut dans la rançon pour le corps d’Hector, était une « grande possession » (v. 235). Mais cette valeur exceptionnelle en fait le prix. Elle lui confère une valeur d’échange, non contre un « équivalent universel » comme le seraient des bœufs, mais d’échange d’exceptionnalités, au sens où à celle que notait le premier don pourra succéder une autre. Entre les deux moments singuliers, il y a la valeur enfermée dans la chambre du palais : « Malgré cela, / Le vieil homme ne l’épargna pas dans son palais. Il voulait dans son cœur/ Libérer son fils » (v. 235-237).
5 Selon le sens probable de l’expression δέπας ἀμφικύπελλον, plutôt que « coupe à double anse » (Aristarque) : le mot κύπελλον pouvant servir de substitut à δέπας, la coupe semble bien être dédoublée ; voir l’article d’Aldo di Luzio dans le Lexikon des frühgriechischen Epos, vol. 1, Göttingen, 1979, s.v. ἀμφικύπελλος.
6 Les deux mentions du départ de Nestor encadrent l’épisode de la faiblesse d’Ajax et de la blessure d’Eurypyle par une flèche de Pâris. Cet anneau narratif relie fortement les deux blessés, Machaon et Eurypyle. Cela est décisif pour le récit : la seconde blessure provoque la longue station de Patrocle chez Eurypyle, qu’il soigne (pendant les chants XII-XV), après qu’il a quitté Nestor et Machaon blessé.
7 Ainsi désigné comme « celui qui permet le retour », avec un sens transitif de la racine *nes- : voir Frame 2009, ch. 2, § 1. 17-22. Keith Dickson conteste l’attribution de cette fonction à Nestor, qui loin de faire revenir serait un retardateur qui compromet le retour : ainsi il retient Patrocle quasiment contre son gré, comme il le fera avec Télémaque en Odyssée III (Dickson 1995). Mais l’épisode de Nestor ramenant Machaon va dans le sens de la reconstruction de Frame, ainsi, évidemment, que l’exploit qu’est le retour réussi et rapide depuis la Troade. Pour Iliade XI, Dickson insiste sur le caractère funeste pour Patrocle de son envoi par Achille chez Nestor (« C’était pour lui le début du malheur », v. 604), mais en oubliant la fonction positive de la visite de Patrocle, sa mise à niveau pour prendre la place d’Achille et ainsi retourner au combat.
8 Dans une anticipation de la mort d’Achille, que Diomède avait provisoirement remplacé comme ennemi majeur des Troyens (chants V et VI).
9 Karl Reinhardt souligne cette absence et refuse à juste titre toute interprétation matérielle : « Vu le souci qu’elle cause, la blessure semble grave – pourquoi, sinon, partir en telle hâte ? – ; ensuite elle est comme absente. Arrivés à la tente de Nestor, les deux commencent par sécher dans le vent sur la plage leurs tuniques couvertes de sueur (quel réconfort après la bataille ! Mais la flèche est-elle encore fichée dans l’épaule ? Si ce n’est pas le cas, qu’en est-il de la blessure ?), puis, dans la tente, ils se débarrassent de leur poussière et s’assoient, servis par Hékamédè, qui sort tout droit d’un conte, et s’entretiennent en se racontant des histoires. De la blessure, sans parler du soin que le vieillard ou son esclave pourraient prendre du très précieux blessé, pas un mot. On peut l’expliquer en invoquant l’innocuité de la blessure (ainsi Wilamowitz), mais une flèche de Pâris n’est normalement pas inoffensive. Il suffit de constater que blessure il y a quand le poète en a besoin, et qu’elle n’est plus là quand il n’en a plus besoin. L’explication vient de la situation. À cause de Patrocle, la situation de Nestor n’a pas à être le traitement d’un blessé, mais un dialogue entre héros » (Reinhardt 1961, p. 259). Mais l’explication ne suffit sans doute pas : le médecin d’origine divine n’est pas un blessé comme un autre (à la différence d’Eurypyle), et la « situation de Nestor » est double.
10 Ces tentatives stratégiques ne sont pas non plus à prendre comme les segments linéaires d’une intrigue générale. Les épisodes actualisent plutôt des attentes (humaines et divines) qui se trouvent confrontées à la réalité qu’impose la décision initiale de Zeus d’entériner la colère d’Achille. Cette décision énigmatique n’est expliquée qu’au début du chant XV. La progression du poème, en raison du caractère définitif de cette décision paradoxale, d’abord non motivée et qui fonctionne comme « principe de réalité », permet un examen de ces attentes, qui relèvent de la culture, des représentations partagées sur les dieux, les normes, etc. Sur cet aspect réflexif du récit, voir mon Homère (Judet de La Combe 2017, p. 26-28).
11 Contrairement à l’idée générale qui guide l’interprétation de la scène et, plus généralement, de la genèse de l’Iliade par Martin L. West. La différence entre le temps que met Patrocle à se rendre de chez Achille à la baraque de Nestor (deux vers, XI, 617 sq.) et celui que prend son retour (pas avant le chant XVI) signalerait selon lui que P, le « poète » auteur de l’Iliade (qui ne saurait être un Homère), a ajouté des chants intermédiaires (XII-XV) sans avoir eu le temps de les harmoniser avec le reste. Si l’on relie directement I-II à XI puis à XVI, on pourrait au contraire « suivre la progression d’une histoire cohérente et logique, racontée avec méthode » (West 2011a, p. 53). Le préalable d’une action continue comme norme que se donnerait le poème épique n’est pas légitimé ou discuté, malgré la perte gigantesque qu’il occasionne.
12 Judet de la Combe à paraître.
13 Selon une observation de Philippe Rousseau dans son séminaire.
14 Frame 2009, 2e partie, chapitre 4, § 2. 11.
15 « Aliment » correspond au mot ἀκτή, qu’on ne trouve qu’en fin de vers et dans cette formule (ou avec Déméter comme complément au génitif) et dont le sens est et sans doute était en fait inconnu (cf. Chantraine 1968-1980, s.v.).
16 Avec une formulation différente. L’expression « traversée de clous d’or » se retrouve en I, 246, pour le sceptre des juges par lequel Achille maudit les Achéens dans un serment.
17 Suggestion faite par Cléo Carastro lors d’un séminaire qui préparait la rencontre CorHaLi de 2015 organisée par l’EHESS « Modes iconiques : objets graphiques, objets textuels en Grèce archaïque ».
18 Lieu en fait inconnu.
19 Martin West interprète la forme κνῆ comme non originelle (un monosyllabique à cette position du vers étant extrêmement rare) et renvoyant à un *κνάε plus ancien (Pierre Chantraine y voit une forme athématique, sur un thème en ē, Chantraine 1958, p. 307). L’analyse est importante pour West : elle permettrait de montrer que le texte de l’Iliade (qui daterait selon lui du viie siècle) suppose ici un texte plus ancien relatif à cette coupe légendaire. Ce texte serait antérieur au graffiti de la « coupe de Nestor » trouvée à Ischia, où il ne faudrait donc pas lire une allusion à l’Iliade. Quant à la râpe à fromage, il rappelle qu’elle faisait partie de l’équipement d’un guerrier du ixe siècle, puisque des exemplaires ont été trouvés à côté d’armes dans trois tombes de Lefkandi. Le texte « homérique » du passage témoignerait ainsi de l’existence d’une strate textuelle eubéenne antérieure (« Grated cheese fit for heroes » [1998], repris dans West 2011b, p. 123-127). La discussion sur l’originalité ou non de la coupe de Nestor dans l’Iliade (Homère en est-il l’inventeur ou a-t-il repris un thème ancien ?) non seulement est indécidable mais n’a pas d’objet. « Homère » (dont le nom signifie « l’assembleur ») ne se propose pas d’inventer, mais d’articuler ensemble des expressions, des thèmes sans doute connus pour beaucoup. L’invention est dans le montage.
20 Le reproche est déjà dans Platon, République III, 405 e.
21 Il ne s’agit pas d’une drogue : dans sa reprise du passage, l’Odyssée souligne que Circé ajoute au breuvage des « drogues lugubres », φάρμακα λύγρα, pour que les compagnons oublient leur patrie (X, 235 sq.).
22 Cf. V, 401, pour la guérison d’Hadès, blessé par une flèche d’Héraclès.
23 Tandis que, par contraste, son frère Podaleirios, également médecin, est toujours en train de combattre (XI, 836). Comme souvent, le texte de l’Iliade thématise la surprise que pourrait avoir l’auditeur devant une apparente incongruité ; ici : le fait que Machaon n’est pas vraiment soigné. Eurypyle, qui insiste auprès de Patrocle sur l’indisponibilité des deux fils d’Asclépios (l’un est blessé, l’autre au combat), remarque que le médecin blessé « est couché en besoin lui-même d’un médecin sans reproche » (XI, 835). Il attribue au médecin d’ascendance divine un besoin qui est en fait le sien.
24 Un contraste se crée ainsi entre la coupe et les armes, qu’Achille a prêtées à Patrocle. La coupe fixe le moment où les histoires des deux amis se séparent.
25 Cf. IX, 668 sq., en introduction au récit de ses exploits de jeunesse : « Car il n’y a pas en moi / La force d’autrefois dans mes membres souples. »
26 Au début du chant IX, Diomède, selon Agamemnon, cumule les deux excellences (« Fils de Tydée, au combat, tu es de loin le plus fort. / Au conseil, tu es le meilleur de toute ta génération », v. 54 sq.), alors qu’au chant IV, le roi l’avait vilipendé pour sa faiblesse en le comparant à son père Tydée (v. 368-400). En IX, Diomède lui suggère d’envoyer une ambassade auprès d’Achille. Il est frappant que le conseil ne vienne pas de Nestor : l’ambassade échouera et Diomède sera le premier à s’irriter contre Achille au retour des ambassadeurs.
27 Grethlein 2008, p. 38.
28 L’épopée de Nestor est ainsi à distinguer de l’épopée didactique sur les malheurs de Méléagre que le vieux Phénix raconte à Achille lors de l’ambassade du chant IX pour l’inciter à reprendre les armes. Phénix la présente assis, une fois accomplis les rites du banquet.
29 Comme pour le geste analogue d’Athéna n’accédant pas à la prière de Théanô dans son temple à Troie, en VI, 311 (ἀνένευε). Sur la réalité sensible de ce geste, voir Brouillet 2016, p. 134-138.
30 Frame 2009, 2e partie, chapitre 4, « Nestor’s Homeric Role », § 2, 17.
31 Bryan Hainsworth note avec raison qu’en résistant à son père, Nestor montre à Patrocle qu’il doit aussi résister à la volonté d’Achille (pourtant son cadet) de maintenir les Myrmidons hors du combat (Hainsworth 1993, p. 296).
32 Ce que seraient restés les fils encore vivants de Priam dans son invective contre eux en XXIV, 262.
33 XVI, 20, 744, 812, 843.
34 Les vers 19-20a reprennent I, 363-364 (Thétis questionnant Achille en pleurs et la réponse d’Achille). La reprise fait sens. Nous sommes au tournant du poème, qui va amener Achille à quitter la colère qui a pris effet lors de ce dialogue avec Thétis au chant I.
35 Aux vers 126, 584, 839.
36 Comme Machaon, fils d’Asclépios, est présenté comme frère de Podaleirios (II, 732).
37 Douglas Frame en fait un exemple de la figure mythique du jumeau.
38 Il y a là l’objet d’un autre travail, de longue portée, qui nécessitera une démonstration. Il est possible de montrer que les trois longues journées de combat (II-VII, XI-XVIIIa, XIX-XXII) sont toutes trois construites sur un mode annulaire. Pour une histoire et une analyse du concept de Ringkomposition et pour, entre autres, une présentation de la composition concentrique des chants II-VII de l’Iliade, voir l’étude très précise de Philippe Rousseau (Rousseau 2011a).
39 À part pour la partie centrale des anneaux, dans les scènes troyennes du chant VI, avec la reconstitution du lien fraternel Hector-Pâris, dont Philippe Rousseau a montré le caractère décisif pour le sort de Troie (Rousseau 2011b).
40 En XV, 69 : « À partir de ce moment, [je créerai] ensuite depuis les bateaux une contre-offensive » (ἐκ τοῦδ᾿ ἄν τοι ἔπειτα παλίωξιν παρὰ νηῶν). Il y a une discussion sur le moment noté par ἐκ τοῦ : mort d’Hector (cf. le vers précédent) ou envoi de Patrocle au combat par Achille (v. 64 sq.) ? La reprise du vers en XV, 601 (ἐκ γὰρ δὴ τοῦ μέλλε παλίωξιν παρὰ νηῶν), pour le moment où Zeus verra un bateau achéen incendié, ce qui va provoquer l’action de Patrocle, fait plutôt pencher pour la seconde solution.
41 Les vers XVI, 23b-27 reprennent XI, 658b-662.
Auteur
EHESS
pierre.judet-de-la-combe@ehess.fr
Directeur d'études à l'EHESS, Centre Georg Simmel
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