Le corps dans la tradition grecque des exercices préparatoires de rhétorique
The Body in the Greek Tradition: Preparatory Exercises in Rhetoric
p. 57-68
Résumés
Notre but dans cet article est d’analyser la présence métaphorique du corps dans l’ancienne éducation rhétorique, plus spécialement dans les exercices préparatoires (progymnasmata) qui furent enseignés depuis la période hellénistique jusqu’à la chute de Byzance. La métaphore apparaît dès le nom de ces exercices – qui fait allusion à la nudité sportive grecque –, et se révèle obsédante : les forces et faiblesses du corps, ses passions, l’identité sexuelle véhiculée par le comportement physique, les limites du corps, ses capacités de progrès, le vieillissement, avec une référence permanente aux sports collectifs et individuels, au théâtre, à la danse ou à la guerre, constituent le plus fréquent, et le plus pragmatique, des paradigmes pour le développement des compétences verbales, et non les valeurs proprement intellectuelles ou idéalistes.
Our aim in this paper is to analyse the metaphorical presence of the body in ancient rhetorical education, especially in the preparatory exercises (progymnasmata) which were taught from the end of classical period to the fall of Byzantium. This metaphor is already included in the word “progymnasmata” – which alludes to Greek sportive nakedness – and it even becomes obsessive. In the treatises there are constant references to bodily strength and weaknesses, the ability to progress, passions, sexual identity shown by physical behaviour, physical limits, aging, with frequent allusions to collective and individual sports, to theater, dance and to war. Altogether they build the most frequent, and most pragmatic, paradigm to sustain the development of verbal skills, rather than purely intellectual or idealistic values.
Entrées d’index
Mots-clés : Grèce, éducation, corps, rhétorique, exercices préparatoires, progymnasmata
Keywords : Greece, education, body, rhetoric, preparatory exercises, progymnasmata
Texte intégral
1A priori les quatre traités grecs de progymnasmata (exercices préparatoires, sc. de rhétorique) que nous avons conservés1 ne constituent pas une voie d’accès privilégiée aux représentations du corps et de l’éducation du corps dans l’Antiquité. Ces documents ne sont pour l’essentiel – à l’exception de l’introduction du traité de Théon, sur laquelle nous reviendrons assez longuement – ni des traités d’éducation ni même des traités sur les objectifs des exercices ou les modalités de leur pratique et de leur évaluation. Ce ne sont guère que des modèles, presque des corrigés, privilégiant le « produit discursif fini », si l’on ose dire, et laissant de côté les normes de son élaboration, posées arbitrairement comme des évidences. Pour cette raison, et aussi parce qu’on peine à identifier précisément leurs contextes d’usage – voire leur date –, ils ne sauraient constituer le cœur d’une enquête complète, réunissant tous les éléments divers nécessaires à une investigation de type anthropologique.
2Mais il y a deux raisons de pousser l’enquête un petit peu plus avant. La première tient au fait que, depuis 1997, la documentation s’est renouvelée : nous disposons en effet d’une nouvelle édition de l’un des quatre traités, celui d’Aelius Théon, une édition qui bouleverse complètement notre vision d’ensemble de la question, grâce à l’exploitation méthodique d’une traduction arménienne du vie siècle2. Cette traduction était connue depuis longtemps (Hacob Manandyan en a donné une édition princeps en 1938 à Erevan) mais – faite verbatim – elle demeurait quasiment incompréhensible telle quelle. Il fallait la rapprocher systématiquement du texte grec conservé selon les modalités les plus courantes, à savoir dans quelques manuscrits médiévaux et – pour quelques bribes – par la tradition indirecte. Michel Patillon, avec l’aide de Giancarlo Bolognesi3, a réalisé un délicat travail de rétroversion de l’arménien au grec pour les parties où le texte est conservé dans les deux langues, ce qui a donné des éléments précieux pour la restitution et la compréhension des passages où seul l’arménien subsiste. Cette entreprise éditoriale représente un progrès majeur dans la connaissance des progymnasmata et conforte le statut du traité comme source principale sur leur mise en pratique dans l’enseignement et les principes pédagogiques qui les animaient. Plus précisément, la traduction permet 1) de corriger le texte grec en plusieurs endroits, 2) de rétablir l’ordre originel des exercices et 3) – last but not least – de compléter le traité en fournissant la fin du chapitre sur la proposition de loi ainsi que la série des exercices d’accompagnement (lecture, audition, paraphrase, élaboration, contradiction), qui, dans l’Antiquité tardive, avait été supprimée de la version transmise en grec par un rhéteur soucieux d’en conformer la doctrine à celle du traité canonique à cette époque, les Progymnasmata d’Aphthonios.
3La seconde raison de poursuivre l’investigation est que les exercices, au moins au début du cycle, se fondent sur un corpus de textes qui servent de modèles et dont le choix et l’exploitation pédagogique fournissent des éléments assez précis sur les valeurs qui sous-tendent l’ensemble de la formation.
4Ces deux raisons nous aideront à organiser les quelques réflexions qui suivent, sur le corps dans la tradition des progymnasmata. Nous évoquerons pour commencer l’apport tout particulier du traité d’Aelius Théon tant pour sa partie déjà connue que pour sa version restaurée ; nous évoquerons ensuite le matériau relatif au corps et à la santé que l’on peut extraire du corpus « littéraire », mais aussi philosophique et scientifique, sélectionné pour être imité et critiqué tout au long des progymnasmata.
1. Les principes d’une formation « secondaire » d’époque hellénistique et romaine : la prise en compte du corps chez Aelius Théon
5Il faut partir d’une évidence : ce cycle de formation, intercalé dès la fin de la période hellénistique sans doute entre la classe du grammatikos et celle du rhéteur, qui vise donc un public d’adolescents correspondant grosso modo à celui de notre enseignement secondaire, est dénommé progymnasmata en référence directe à la préparation physique des jeunes gens et, qui plus est, à la pratique spécifiquement grecque de la nudité sportive. On ne peut pas ne pas songer à l’identification isocratique de la paideia avec l’hellénisme4, dans la mesure où la pédagogie des progymnasmata doit beaucoup à la philosophia isocratique5, laquelle se veut aussi spécifiquement grecque que la nudité sportive.
6Nudité sportive et sans doute militaire, ce qui est cohérent, dans la mesure où, dans la tradition grecque, la formation secondaire est poursuivie par l’éphébie, la version ancienne de notre service militaire. On sait que la formation rhétorique est structurée de manière à être utilisée pro et contra. L’éloquence – prolongation de la guerre par d’autres moyens, pour parodier Clausewitz – est aussi bien un instrument d’unification de la collectivité que de régulation de l’affrontement entre ses membres. L’un des emplois au sens propre du mot progymnasma se rencontre chez Athénée6, qui raconte que les Spartiates sont le seul peuple grec à avoir gardé, à titre de progymnasma, l’usage de la pyrrhique, danse d’échauffement et de préparation au combat, peut-être aussi d’intimidation, et analogue alors au fameux haka des rugbymen néo-zélandais d’aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que le trait le plus frappant de l’introduction générale qu’Aelius Théon a mise en tête de son traité est le caractère à la fois hellénique et holistique de la formation proposée :
Les orateurs anciens, et surtout les orateurs réputés, pensaient qu’on ne doit en aucune façon aborder l’art oratoire sans avoir au préalable quelque pratique de la philosophie et sans s’être imprégné de la hauteur de vue qu’elle confère (p. 1 Patillon-Bolognesi = PB)7.
7La formation technique aux diverses pièces de l’édifice discursif suppose donc au préalable une formation philosophique, dit Aelius Théon, philosophie qu’il faut interpréter au sens isocratique de culture générale, qui seule peut conférer la μεγαλόνοια, la hauteur de vue.
8Même souci d’unité de l’être humain dans l’affirmation d’une synergie nécessaire entre la production et la réception du discours, exprimée à la fois par une analogie avec la peinture et grâce au composé ἐγγυμνάζεσθαι, qui renferme l’idée d’un exercice appliqué à un geste particulier par opposition à des exercices sans objet, comme les exercices d’échauffement :
De même que les apprentis peintres ne tirent aucun profit de l’étude des œuvres d’Apelle, de Protogène ou d’Antiphilos s’ils ne se mettent eux-mêmes à peindre, de même les futurs orateurs ne retirent aucun bénéfice des discours de leurs devanciers [...] si chacun ne s’adonne pas personnellement à (ἐγγυμνάζηται) des exercices d’écriture (p. 4 PB).
9La même transitivité relie la formation individuelle, l’activité culturelle et les progrès de la sociabilité comme si la personne à exercer n’était pas seulement celle de l’enfant, mais l’ensemble du corps social. Cette phrase en particulier est remarquable :
La prosopopée est un exercice qui concerne non seulement l’histoire, mais encore l’éloquence, le dialogue et la poésie, et qui trouve beaucoup à s’employer dans les conversations de la vie courante et dans la fréquentation des livres (p. 2 PB).
10Deux mots en grec sont mis en parallèle à propos de l’utilité de la prosopopée : les ὁμιλίαι, les conversations avec des familiers et, pour les livres, les ἐντεύξεις, c’est-à-dire à la fois des rencontres, puisque les livres proviennent de personnes moins connues, mais aussi les relations, les conversations qui s’engagent avec ces livres une fois que l’on a fait connaissance avec eux.
11La formation délivrée par les progymnasmata s’inscrit donc dans un cadre très vaste où le corps n’est pas le moindre des paramètres ni une référence mineure : l’apprentissage – selon Aelius Théon – doit être progressif à l’instar d’une ἄσκησις physique (p. 8 PB), la mémoire est traitée comme un muscle au départ faible et qui se renforce progressivement, pourvu qu’on commence par les exercices les plus faciles (ibid.). Quant aux lectures, elles sont qualifiées non seulement de fréquentations mais de τροφή, de nourriture de l’esprit (p. 4 PB).
12On perçoit donc très nettement, à l’arrière-plan de la paideia isocratique décrite ici, l’idéal à la fois aristocratique et grec de la καλοκαγαθία8, d’excellence globale de l’humain, dans toutes ses dimensions, physiques, d’abord, puis, intellectuelles, morales et sociales, le corps représentant le premier obstacle, la première contrainte à maîtriser : les difficultés, les obstacles rencontrés, ainsi que les efforts nécessaires pour les surmonter sont subsumés sous le terme de πόνοι, dont on sait qu’il réunit les épreuves dans leurs aspects tant psychologiques que physiques.
13Certains niveaux de l’élaboration stylistique, comme le travail sur le rythme de la phrase engagent plus directement encore le corps de l’élève. Selon une tradition qui remonte à Damon et au livre IV de la République de Platon, les rythmes – qu’ils s’appliquent à la danse ou à la chaîne parlée ou chantée – à la fois expriment et produisent des caractères moraux9, le courage ou la lâcheté, la rudesse ou la douceur. Aelius Théon écrit (p. 16 PB) :
Il faut veiller aussi à l’arrangement des mots et enseigner tout ce qui permet d’éviter un arrangement vicieux (τὸ κακῶς συντιθέναι), en particulier l’expression métrique et rythmée comme l’est le plus souvent celle de l’orateur Hégésias, celle des orateurs dits asianistes, et comme le sont certains passages d’Épicure...
14Deux références méritent d’être explicitées ici. La référence à Hégésias et à l’asianisme, la bête noire de Denys d’Halicarnasse10 mais aussi du Ps.-Démétrios de Phalère11. Il s’agit d’une éloquence très travaillée, très ornée, aux effets très voyants, assimilée à la corruption morale et esthétique ainsi qu’au brouillage des marqueurs de l’identité sexuelle, bref une éloquence aussi efféminée que l’étaient les sectateurs de Cybèle en Phrygie ou à Rome.
15La référence à Épicure est évidemment à double détente. Elle a d’abord une valeur descriptive et Aelius Théon enchaîne sur une citation. Il est vrai également que la Lettre à Ménécée, par exemple, est pleine d’ornements stylistiques très voyants. Mais Aelius Théon se laisse aller aussi à la polémique : on connaît l’hostilité de l’école épicurienne à l’égard de la rhétorique, il est plaisant pour notre pédagogue d’épingler une contradiction flagrante chez un philosophe.
16Dans la partie récemment exhumée grâce à la collaboration de M. Patillon avec G. Bolognesi, se trouvent également des éléments intéressants pour notre sujet : la lecture, par exemple, n’est pas un simple exercice d’oralisation, c’est un exercice d’incarnation (p. 103 PB)12. Le texte doit être « mis en corps » avec des gestes appropriés non seulement à l’affaire et à la circonstance, mais à ce que l’on peut savoir des conditions de son énonciation dans le passé par l’orateur célèbre qui l’a créé.
Et par-dessus tout nous l’accoutumerons à avoir une voix et de beaux gestes appropriés aux sujets (au pluriel) du discours. C’est là en effet ce qui met en évidence l’art du discours. Aussi est-ce avec le plus grand soin que nous présenterons et imaginerons ce qui concerne l’orateur, ses actions, son crédit, son âge, son état, le lieu du discours et l’affaire dont il traite, en sorte que nous arrivions le plus possible à croire que ce discours nous concerne réellement. C’est ainsi du moins que l’acteur tragique Pôlos se faisait si bien l’interprète des personnages qu’il jouait, qu’il allait, dit-on, jusqu’à pleurer vraiment dans la représentation des dispositions de l’âme (p. 103 PB).
17Ce qu’il s’agit de recréer n’est pas seulement la prestation initiale de l’orateur prononçant le discours dans les conditions d’origine, mais la réalité pragmatique de cette première fois, en essayant d’obtenir le même effet auprès du public actuel. Bien plus, la maîtrise attendue de l’élève – que ce soit au niveau verbal ou physique – est telle qu’il doit réussir à passer de cette incarnation théâtrale à sa transcription, ou, pour mieux dire, sa transposition dans des conditions pragmatiques différentes, c’est-à-dire à faire passer les mêmes illocutions par un medium différent et à destination d’un public différent mais pour obtenir un effet aussi fort. Le texte le plus spectaculaire à cet égard est celui-ci – qui laisse rêveur sur le niveau de compétence de certains élèves. Il s’agit de l’exercice de paraphrase – toujours dans la partie reconstituée récemment grâce à la traduction arménienne :
Lorsque, au contraire, nous opérons directement sur les énoncés sur lesquels nous nous exerçons, l’exercice atteint la perfection même lorsque, tout en lisant un discours de Lysias, on s’applique à en exprimer les pensées à la manière de Démosthène ou, inversement, tous les développements de Démosthène à la manière de Lysias... (p. 109 PB).
18Si l’on s’enquiert plus précisément de l’arrière-plan philosophique, au-delà de la pédagogie et du système de valeurs humanistes légués par Isocrate, on détecte assez facilement une épistémologie où la perception physique joue un rôle fondamental et sur laquelle l’influence aristotélicienne, puis stoïcienne, paraît avoir été prépondérante. Le mot et l’idée semblent relever de la même réalité matérielle, ce qui conforte le rôle du corps comme lieu exclusif de l’intellection13.
19En somme, non seulement le corps et l’ascèse sportive servent de références constantes à la description de la formation rhétorique, mais le corps est aussi l’origine et le réceptacle des représentations échangées par le langage humain.
20Ce n’est pas dire qu’il n’y ait pas une hiérarchie entre le corps et l’esprit : le modèle platonicien est lui aussi présent. Quand on dénombre les références aux autorités théoriques, par opposition aux modèles littéraires, on en compte quatorze à Platon, c’est-à-dire à peine moins qu’à Isocrate, cité dix-sept fois. Au demeurant, on aurait tort de postuler que l’influence de Platon, en vertu de la paronomase σῶμα = σῆμα14, implique une dévalorisation du corps : on a vu au contraire que La République témoigne du grand intérêt, de nature politique, que le philosophe porte à son éducation.
21Bien plus, l’apparente concurrence Platon/Isocrate recèle en vérité un large éclectisme : dans le corrigé d’un exercice de thèse sur l’existence ou non d’une providence divine, Aelius Théon cite à l’appui l’autorité d’une série de trois sages, qui sont Platon, Aristote et Zénon. Il n’y a pas de contradiction, ni même de tension entre ces influences si diverses : nous sommes à une date assez tardive, déjà, le ier siècle de notre ère selon M. Patillon. La dissymétrie politique entre la Grèce et Rome, combinée à la généralisation de la théorie de l’imitation, ont conduit à une sorte de globalisation de l’héritage classique constitué comme un tout, transmis comme un système clos sans cesse réactivé dans une compétition tacite avec la culture ambiante. L’éducation au logos isocratique, qui subsume lui-même toutes les compétences nécessaires au citoyen comme être individuel, social et collectif, intellectuel, moral et physique, procède de l’assimilation par l’élève d’un corpus de textes unifié par son appartenance à la période classique. Libre à l’élève, ensuite, quand il sera plus grand, de faire ses choix philosophiques.
2. Les représentations émanant de la culture de référence
22Le corpus littéraire étudié véhicule aussi, naturellement, un certain nombre de valeurs en relation avec le corps, ses ressources, ses limites et ses appétits propres. Donnons-en quelques exemples, empruntés largement, cette fois, à l’ensemble des quatre traités.
23La chrie, exercice qui consiste à insérer dans une narration et à commenter une anecdote et/ou une parole mémorable, fournit un contenu éthique très riche : de là vient d’ailleurs son nom d’« utilité ». De ce point de vue, le corpus des progymnasmata se signale à la fois par un moralisme assez conventionnel et une sorte de parrhêsia cynique. La sexualité, en particulier, est évoquée presque crûment. Aelius Théon cite comme chrie caractéristique une parole de Sophocle âgé à qui l’on demandait avec indiscrétion où il en était avec le sexe et s’il était encore capable d’honorer une femme. Le vieillard répondit – et c’est cette réponse que les élèves devront expliquer et commenter :
Sois correct, l’ami. Je suis absolument ravi d’y avoir échappé. C’est comme si je m’étais libéré d’un maître furieux et sauvage (p. 9 PB).
24Dans le texte grec de cette chrie, le désir sexuel est assimilé à un δεσπότης, un maître ou un tyran, qui compromet la liberté de celui qui en est le sujet, d’autant plus que ce dernier est jeune, conformément à la première phrase du développement sur l’êthos des jeunes au livre II de la Rhétorique d’Aristote :
Les jeunes sont, de caractère, enclins aux désirs et portés à faire ce qu’ils désirent. Parmi les désirs du corps, c’est surtout au désir sexuel qu’ils sont enclins à céder, et ils sont incapables de le maîtriser15.
25Il y a pire : selon Sophocle dans cette même chrie, le maître qu’est le désir non seulement aliène son esclave mais fait son malheur.
26Mais une culture telle que la culture grecque, forgée sur des siècles, enrichie, assouplie par la pratique dialectique, ne pouvait pas rester cantonnée dans un moralisme aussi simpliste. Le versant positif du corps, y compris du corps en proie au désir, est lié au fait qu’Éros est un dieu et que ce dieu a le don de poétiser largement la réalité, au-delà même de l’objet du désir, dans une sorte de préfiguration de la cristallisation stendhalienne. Chez Aphthonios, le modèle de récit qui est proposé à l’imitation de l’élève est une légende étiologique anonyme :
Lorsque vous admirez la beauté de la rose, pensez à la blessure d’Aphrodite. La déesse s’était éprise d’Adonis et, de son côté, Arès s’était épris d’elle [...] : un dieu désirait une déesse et une déesse poursuivait un homme : désir semblable malgré la différence des races. Mais, jaloux, Arès voulut perdre Adonis, il pensait que la mort d’Adonis serait une solution pour son amour. Arès frappe Adonis. La déesse apprend le forfait et vient à la rescousse. Mais voilà que dans sa hâte elle se lance au milieu d’une roseraie, se prend dans les épines et se pique au talon. Le sang qui coulait de sa blessure mua la couleur de la rose en sa propre teinte et la rose, qui était blanche à l’origine, devint telle qu’on la voit aujourd’hui (Corpus rhetoricum I, p. 114 Patillon).
27La violence secrétée par le triangle amoureux, la tragédie des relations non réciproques à l’image de l’Andromaque de Racine – ici : Arès aime Aphrodite qui aime Adonis, l’assassinat d’Adonis par Arès jaloux, et la blessure de la déesse partant au secours de son jeune et fragile amant, cette violence tragique est sublimée par le truchement d’une nuance venant enrichir la carnation d’une fleur. Le sang répandu devient, ou redevient le sang visible au travers d’un pétale ou de la peau d’un être vivant, comme si l’amour était à la fois maladie et remède, mort et vie.
28Plus largement – et le modèle isocratique est ici évident – la beauté, qu’elle soit idéale ou corporelle, est à la fois le grand consolateur et le grand moteur de l’activité humaine. Dans un corrigé où se trouve confirmée l’histoire de Daphné – une histoire triste elle aussi, puisque la jeune fille, poursuivie par Apollon, va mourir et se métamorphoser en laurier –, l’élève est invité à défendre la passion fugitive d’Apollon, un immortel, pour un être mortel, paradoxe qui pourrait tout aussi bien faire l’objet d’une critique. Mais ici, le professeur écrit :
Parce que Daphné était exceptionnellement belle à voir, il est tout à fait vraisemblable que le Pythien se soit épris d’elle. En effet, tout ce qu’on connaît de bon sur terre vient des dieux. Et s’il est vrai que de tous les biens sur terre la beauté est le plus heureux (εὐδαιμονέστερον) parce que la beauté est un don des dieux, alors le dieu était amoureux de cette beauté, car tout le monde aime ce qui est un don des dieux.
29On reconnaît là l’écho de réflexions qu’on peut lire, par exemple, dans l’Éloge d’Hélène, où la beauté est le plus fédérateur de tous les biens, celui qui pousse chacun – homme ou dieu – à tirer le meilleur de lui-même, et par conséquent le plus efficient facteur de bonheur.
30Mais revenons à des éléments plus concrets. Parmi les liquides corporels, il y a aussi la sueur. Nous avons évoqué une conception holistique de l’éducation : éducation physique, culturelle et sociale, pour résumer, mais on pourrait ajouter une quatrième dimension, écologique. Aphthonios donne comme exemple de chrie de parole, par opposition à la chrie d’acte ou à la chrie mixte : « Platon a dit que c’était la sueur et la peine (ἱδρώς, πόνοι) qui faisaient pousser les plants de la vertu ». La sueur devient l’eau nourricière de la végétation et la vertu un phénomène végétatif naturel, dans un continuum entre la nature et l’humain, où l’on doit voir à nouveau, sans doute, un reflet de l’immanentisme stoïcien. La même idée se retrouve dans une fameuse chrie de parole d’Isocrate, citée par Aphthonios et d’autres : « Isocrate a dit que la racine de l’éducation était amère, mais que ses fruits étaient doux ». C’est la nourriture du corps qui devient le métaphorisant de l’éducation, mais le continuum nature-culture est le même, comme encore dans ce vers d’Homère (Od. XVIII, 130), où l’être humain est un rejeton minable, le plus petit produit de la terre-mère :
Οὐδὲν ἀκιδνότερον γαῖα τρέφει ἀνθρώποιο
La terre ne nourrit rien qui soit plus faible que l’homme (Aphthonios, CRhet. I, p. 118).
31C’est là une maxime rangée parmi les maximes hyperboliques, car la proposition est de toute évidence exagérée. Mais elle montre que les pédagogues de l’Antiquité n’hésitaient pas à faire réfléchir leurs élèves sur les aspects les plus sombres de la condition humaine et sur son caractère modestement animal, sinon végétal. Il y a quelque chose de pascalien – le pari en moins – dans cette invitation à regarder en face l’inanité de l’être humain.
32La mort elle-même – selon le même principe –, n’est pas passée sous silence ni même édulcorée. Elle est traitée avec la même liberté de ton que la vie sexuelle, avec un pragmatisme qui s’explique par deux faits : le fait – d’abord – que le corpus de référence comprend une culture traditionnelle et populaire. Nous avons tous été frappés, en lisant les fables d’Ésope, par le caractère brutal de la morale qui s’en dégage si souvent. Ce genre de tonalité se retrouve dans la littérature gnomique depuis le vie siècle av. J.-C., et a été renforcé – il faut rappeler ici que nous sommes sans doute aux débuts de la période impériale, où le courant cynique a joué un rôle important16 – par la pensée et le style « parrhésiastique » de la propagande morale des Diogène et autres Cratès. À cela s’ajoute – quelle que soit notre ignorance sur ses contextes particuliers – que l’éducation dispensée dans le cadre des progymnasmata vise très probablement les classes dirigeantes, d’où une sorte de morgue, d’arrogance parfois brutale à l’égard des esclaves et des pauvres. Mais voici un exemple, où la mort, plus précisément le suicide, est envisagée frontalement.
33L’une des espèces de maxime est la maxime exhortative. L’idée que devra développer l’élève est que si l’on est pauvre, on n’a qu’un choix : le suicide. Et le support sera une maxime tirée des distiques élégiaques de Théognis de Mégare, citée à la fois par Aphthonios et le Ps.-Hermogène :
χρὴ πενίην φεύγοντα καὶ ἐς μεγακήτεα πόντον ῥίπτειν καὶ πετρῶν, Κύρνε, κατ᾽ ἠλιϐάτων
Il faut, pour fuir la misère, Cyrnos, dans la mer aux monstres énormes se précipiter, ou depuis le sommet des roches escarpées (I 175-176, Aphthonios, CRhet. I, p. 119 P. ; Ps.-Hermogène, CRhet I, p. 188).
34La poésie, cette fois, ne propose aucun adoucissement : la mort est présentée sous ses espèces les plus effrayantes, non pas le repos éternel, mais la chute dans une mer garnie de gueules ouvertes ou la longue descente affolante depuis le haut d’un escarpement.
35Nous aurions pu donner beaucoup d’autres exemples, mais les éléments recueillis permettent déjà de dire – avec la prudence liée au caractère « hors-sol » de ce corpus – que les progymnasmata résument les principaux traits de l’idéal éducatif et hygiénique des Grecs, idéal classique dont les deux figures tutélaires – selon la formule d’Henri-Irénée Marrou17 – sont Platon et Isocrate, mais que résumait déjà Aristophane dans les Nuées, v. 1010 et suiv., au décours de la fameuse antithèse entre discours juste et discours injuste : une éducation équilibrée, destinée à forger peu à peu un être humain complet, et qui vaut par cette complétude. Un être humain qui n’est pas seulement un individu de qualité mais un citoyen-modèle, en paix comme en guerre. Le corps est une composante importante de cette éducation, mais surtout une référence, sinon la référence. La vie intellectuelle, la vie culturelle, la vie sociale et morale suivent le paradigme de la vie du corps, avec sa finitude, ses souffrances, ses dérives – sexuelles notamment – mais aussi ses plaisirs, ténus, poétiques ou plus concrets – à condition qu’ils soient contrôlés – et les ressources remarquables, de succès et de gloire, qu’il recèle dans et par l’effort. Nous sommes pour notre part émerveillé devant la richesse, la variété, et surtout la vitalité de cette éducation pragmatique et totale où devraient continuer à s’ancrer nos humanités, à supposer qu’elles veuillent encore mériter ce nom.
Notes de bas de page
1 1) Aelius Théon, Progymnasmata, texte établi et traduit par M. Patillon, avec l’assistance, pour l’arménien, de G. Bolognesi, révisé par L. Pernot et J.-P. Mahé, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1997 ; 2) et 3) Corpus rhetoricum, tome I : Anonyme, Préambule à la rhétorique. Aphthonios, Progymnasmata. En annexe : Ps.-Hermogène, Progymnasmata, texte établi et traduit par M. Patillon, révisé par P. Chiron et A.-Ph. Segonds, 2008 ; 4) H. Fruteau de Laclos, Les Progymnasmata de Nicolaos de Myra dans la tradition versicolore des exercices préparatoires de rhétorique, thèse de doctorat, université Paul Valéry-Montpellier III, 1999.
2 Voir Pierre Chiron, « Les Progymnasmata d’Aélius Théon : les apports de la traduction arménienne », in Lucia Calboli Montefusco, Maria Silvana Celentano (ed.), Papers on Rhetoric, XIII, Perugia, 2016, p. 131-147.
3 Sur cette édition, voir les comptes rendus suivants : RPh 71, 1997, p. 300-301 (Pernot) ; Scriptorium 51, 1997, p. 120 (Cornil) ; AC 67, 1998, p. 336-337 (Donnet) ; AJPh 119, 1998, p. 476-480 (Kennedy) ; CFC(G) 8, 1998, p. 244-252 (de Oliveira Duarte) ; Helmantica 48 n° 147, 1997, p. 471 (Herrera) ; BAGB 1999, p. 361 (Des Places) ; Cassiodorus 5, 1999, p. 325-332 (Milazzo) ; REG 112, 1999, p. 318-320 (Fournet). Voir aussi Michael Winterbottom, « Something new out of Armenia », Letras Clássicas 8, 2004, p. 111-128.
4 Sur cet aspect capital de l’idéologie isocratique, voir notre article « Isocrate et la Perse », Semitica et Classica 1, 2008, p. 53-62.
5 Cf. Jeffrey Walker, The Genuine Teachers of this Art : Rhetorical Education in Antiquity. Studies in rhetoric/communication, Columbia, 2011, chap. III.
6 XIV, 631 a.
7 Nous reprenons la traduction de Michel Patillon, mais sans nous interdire quelques retouches minimes.
8 Félix Bourriot, Kalos kagathos - kalokagathia : d’un terme de propagande de sophistes à une notion sociale et philosophique. Étude d’histoire athénienne, Hildesheim, 1995.
9 Platon, République IV, 424c sq. L’empreinte s’opère à partir de la transmission d’un mouvement. Voir Monique Dixsaut (éd.), Études sur la République de Platon, I, Paris, 2005, p. 109-110.
10 Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétoriques, tome I, Les Orateurs antiques, texte établi et traduit par G. Aujac, révisé par J. Bompaire, Paris, Les Belles Lettres, 1978, I, 1.
11 Cf. Démétrios, Du Style, texte établi et traduit par P. Chiron, révisé par G. Aujac, Paris, Les Belles Lettres, 1993, § 187-189.
12 Sur cette vaste question de la « gestuelle » attachée à l’oralisation du discours, voir entre autres : Ursula Maier-Eichhorn, Die Gestikulation in Quintilians Rhetorik, Frankfurt am Main, 1989 ; Gregory S. Aldrete, Gestures and Acclamations in Ancient Rome, Baltimore, 1999 et Danielle Gourevitch, « La gestatio thérapeutique à Rome », Mémoires du Centre Jean Palerne 3, 1982, p. 55-65.
13 Sur ces arrière-plans, voir l’édition Patillon-Bolognesi de Théon (supra, n. 1), p. 4 et la note 31 p. 125.
14 Cf. Phèdre 250 c ; Cratyle 400 c-d ; Gorgias 493 a ; Phédon 82 a-c.
15 Rhétorique II, 12, 1389 a 4 sq. (trad. P. Chiron, Paris, GF-Flammarion, 2007, p. 329).
16 Cf. Marie-Odile Goulet-Cazé, « Le cynisme à l’époque impériale », ANRW II 36, 4, Berlin, 1990, p. 2720-2833.
17 Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1965 (1ère éd. 1948).
Auteur
Université Paris-Est, IUF
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