L’étoffe des spectres
p. 29-50
Résumé
Comment donner à voir l’invisible ? Cette enquête comporte deux volets. Elle examine d’abord les procédures, verbales et visuelles, utilisées par Eschyle pour porter sur la scène tragique des créatures par définition sans visage : les Érinyes, dont la tradition indique qu’il s’agit de leur première apparition devant un public. Le second document, purement verbal, consiste en un passage du poème du pseudo-Hésiode, Aspis, le Bouclier. On y analyse la façon dont est décrite une entité horrible, Achlus, censée incarner l’abolition de la vision.
Texte intégral
1Pourquoi faire appel aux spectres dans cette exploration d’une portion de l’imaginaire des anciens Grecs ? Le mot « spectre » n’est pas grec, et si le latin spectrum peut à l’occasion traduire le grec eidolon1 pour désigner les simulacra, ces particules impalpables qui, selon la théorie épicurienne de la vision, se détachent des êtres et des choses pour venir s’incruster sur notre pupille et nous les donner à voir, il ne sera guère question d’eidola, du moins pas en ce sens. Malgré le risque d’anachronisme, les spectres qui sont ici convoqués pour chapeauter ce texte sont les bons vieux fantômes de la vie ordinaire, ceux que le dictionnaire Robert définit successivement comme :
- apparition, plus ou moins effrayante, d’un esprit, d’un mort… par anal. Image, vision vague et effrayante ; figure fantastique, sinistre.
- personne maigre et hâve dont l’aspect effrayant fait penser à un cadavre.
2Signalons également l’une des acceptions du terme en physique : « matérialisation des lignes de force d’un champ, des trajectoires des éléments d’un fluide en mouvement ».
3Ces variations sur l’effrayant, nous en rencontrerons diverses modalités, dans un parcours qui se propose de revenir sur la question de la « visibilisation » de l’invisible2. L’enquête comporte deux volets, qui paraissent complémentaires. On s’interrogera d’abord sur la façon dont Eschyle porte sur la scène tragique des créatures par définition sans visage, les Érinyes, dont la tradition indique qu’il s’agit de leur première apparition devant un public. Le second document sera purement verbal : on verra comment un poète inconnu, dont l’œuvre, Aspis, le Bouclier, a été associée à celle d’Hésiode, décrit une entité horrible, Achlus, censée incarner l’abolition de la vision.
La fabrique des Érinyes
4Les Érinyes d’abord, créatures effrayantes, insupportables au regard.
5Une définition de la Souda explique l’expression Ἐρινύων ἀπορρώξ, « rejeton des Érinyes » ou « enfant d’Érinyes », par ἐπὶ τῶν ἀπροσώπων καὶ δυσειδῶν : « se dit des gens sans visage et pénibles à regarder ». De son côté l’Onomasticon de Pollux (IV, 141) nous apprend l’existence d’un masque tragique d’Érinye. Il figure dans la section des masques spéciaux, mentionnés après la série des masques tragiques codifiés, (l’homme blond, le vieillard, le serviteur, etc.). Ces ἔϰσϰευα πρόσωπα, accessoires « hors catalogue », comprennent, entre autres, le masque cornu d’Actéon, celui de Phinée aveugle, ceux de Gorgo, Diké, Thanatos, Lyssa et l’Érinye… Les Érinyes, créatures repoussantes, qui n’ont pas visage humain, dont la vue est pénible, voire insoutenable, paraissent donc sur la scène tragique, et se voient, à ce titre, dotées d’un visage scénique.
6Il y a là une contradiction qui ressortit au problème de la « visibilisation » de l’invisible, et plus précisément, dans le contexte du théâtre, de la matérialisation, à finalité spectaculaire, d’entités réputées irregardables.
7D’où la question : comment et de quoi les Érinyes sont-elles faites ? qui, posée dans le contexte de la trilogie d’Eschyle, cadre de leur première apparition au théâtre, revient à s’interroger sur le processus de leur fabrication, en tant que personnages. C’est-à-dire en tant que prosopa — nom du visage et du masque, qui rapidement désigne le personnage dramatique et littéraire —, elles qui n’ont pas de prosopon, pas de face envisageable. Pour reconstituer le déroulement de cette poiésis, nous ne possédons qu’un texte écrit, dont on doit supposer qu’il correspond aux paroles que le public entendait. Tout ce qui faisait la représentation, ce qu’Aristote appelle l’opsis (ce que la mise en scène donne à voir), ainsi que la dimension sonore du spectacle, phonation, chant, musique, tout cela nous échappe et ne peut faire l’objet que d’hypothèses. Les metteurs en scène contemporains ont toute latitude pour travailler à partir du texte, interpréter, innover, recréer. Mais dans une perspective qui se veut anthropologique nous devons nous en tenir aux rares notations textuelles qui peuvent suggérer des indications scéniques, en nous efforçant de ne pas extrapoler.
8Les Érinyes commencent à se manifester à la fin des Choéphores, où leur venue est verbalisée par Oreste s’adressant au chœur. Celui-ci est composé des captives troyennes qui servent Clytemnestre et qui, sur son ordre, sont venues avec Électre au tombeau d’Agamemnon, revêtues de voiles de deuil, faire au mort des offrandes et des libations — d’où leur nom de « choéphores ». C’est là qu’Oreste retrouve sa sœur et prépare avec elle leur vengeance. Une fois le meurtre de sa mère accompli, Oreste ne tarde pas à ressentir les indices du délire et fait part au chœur de ce qu’il voit ou croit voir :
Ἀᾶ, δμωαὶ γυναῖϰες, αἵδε, Γοργόνων δίκην,
ϕαιοχίτωνες καὶ πεπλεϰτανημέναι
πυϰνοῖς δράϰουσιν …
Ah ! Ah ! captives, là, des sortes de Gorgones, en robes sombres, entrelacées de serpents serrés… (1048-1050).
9Cette vision, transmise au public par les paroles d’Oreste semble suscitée par la dernière phrase du chœur « tu as délivré la cité argienne en tranchant d’un coup bien porté la tête de ces deux serpents » (1046-7). Peu auparavant, au vers 1024, Oreste avait évoqué les premiers symptômes de ses troubles : « Phobos est prêt à chanter devant mon cœur – πρὸς δὲ ϰαρδίᾳ ϕόβος : la préposition indique que le phénomène vient de l’extérieur. Ce qui était déjà suggéré en 1022-1024 : « c’est comme si avec des chevaux, je tenais les rênes en dehors de la course ; mes ϕρένες difficiles à gouverner m’emportent vaincu »3. Bien que les phrenes soient les organes internes, siège des sentiments, Oreste se sent dominé par une force extérieure, Phobos, l’Épouvante, que l’éditeur du texte peut choisir de personnifier : il lui suffit d’une majuscule4. Dans les vers suivants, pourtant il essaie de se justifier et, « encore maître de ma raison », dit-il, indique son intention d’aller se purifier à Delphes.
10C’est à ce discours inquiet que le chœur répond, comme pour disculper Oreste, lui rappelant qu’il vient de délivrer Argos de la tyrannie, « en tranchant, d’un coup bien porté, la tête des deux serpents δυοῖν δραϰόντοιν εὐπετῶς τεμὼν ϰάρα » (vers 1047).
11L’image de deux serpents, utilisée pour désigner Clytemnestre et Égisthe5, au lieu des « deux tyrans » du vers 973, et celle de la tête coupée semblent fonctionner comme les embrayeurs de la vision d’Oreste. Ce sont les mots du chœur, porteurs de sonorités visuelles chargées de références, qui agissent sur le héros, de l’extérieur, provoquant une hallucination. Ce processus de création, par le verbe, de cette première vision, a valeur de paradigme de la contagion qui dès lors se déclenche, réaction en chaîne de mots provoquant des images dont l’énoncé suscite de nouvelles images, en un va et vient entre Oreste et le chœur, qui atteint aussi l’auditoire pour le rendre visionnaire à son tour.
12Les premiers mots d’Oreste, δμωαὶ γυναῖϰες, « femmes captives »6, apparemment un vocatif interpellant le chœur, composé d’esclaves de Clytemnestre, semblent également servir de support à sa vision ; car on peut le comprendre également comme un nominatif et l’intégrer à l’énoncé qu’Oreste fait de sa vision : « Des femmes captives, là, des sortes de Gorgones, en robes sombres, entrelacées de serpents serrés »7. De fait cette troupe de femmes en vêtements sombres (vers 11), formera à nouveau le chœur dans la pièce suivante, en endossant le rôle des puissances vengeresses. Il ne faut pas choisir entre ces deux interprétations de la construction grammaticale et conserver l’ambivalence sémantique que permet la langue grecque. Cette ambivalence est essentielle à la construction du délire hallucinatoire d’Oreste, oscillant entre lucidité et délire, et s’avère constitutive de la nature des Érinyes qui sont à la fois le moteur et le contenu de ses visions8.
13Ce qu’Oreste voit et indique aux captives est Γοργόνων δίϰην9 : « (quelque chose) à la manière des Gorgones ». Cette façon d’énoncer – un accusatif adverbial – correspond à une tentative de la part d’Oreste d’approcher, de cerner ce qu’il voit. Au début des Euménides, nous le verrons, la Pythie usera d’approximations analogues.
14Cependant le mot δίϰην vaut aussi pour son sens « juridique », comme en 990, δίϰην, en fin de vers, qui se référait au bon droit d’Oreste, et au problème fondamental de la trilogie qui est celui de la diké : cause et justice. Le syntagme Γοργόνων δίϰην sonne aussi comme « justice de Gorgones, cause de Gorgones », ou « droit de ces simili-Gorgones ».
15La vision se précise avec ϕαιοχίτωνες, « en robes sombres », composé où l’élément ϕαιός, gris, appartient au lexique de la lumière et du paraître. Le dernier qualificatif πεπλεϰτανημέναι πυϰνοῖς δράϰουσιν, « entrelacées de serpents serrés », nous reconduit aux Gorgones ainsi qu’aux deux serpents du couple Clytemnestre et Égisthe.
16La vision est insoutenable, et Oreste dit ne pas pouvoir rester. Le dialogue avec le chœur porte sur le statut de son apparition : « ce sont des δόξαι, des semblances, qui te font tournoyer » (1051-52)10, dit le chœur – « Non, répond Oreste, ce ne sont pas des δόξαι ».
17Le statut des Érinyes se dessine ainsi entre ϕαίνειν et δοϰεῖν, entre apparaître et semblance, et la réponse d’Oreste les matérialise peu à peu : σαϕῶς αἵδε, elle sont là clairement, les chiennes en courroux de ma mère, μητρὸς ἔγϰοτοι ϰύνες.
18La voix des animaux et tout particulièrement les aboiements des chiens sont une manifestation sonore des Érinyes, expliquera plus tard l’Oreste d’Euripide11. Mais sans doute les auditeurs d’Eschyle le savent-ils déjà. En ce cas l’allusion aux chiens suffirait à opérer dans leur esprit une matérialisation auditive des Érinyes, avant que la réponse du chœur ne relance la vision : c’est là l’effet du sang, αἷμα, disent les Choéphores, comme en un essai d’explication positiviste, terme qui déclenche, au contraire, de la part d’Oreste, un nouveau détail visionnaire : « de leurs yeux dégouline un sang répugnant ».
19« Vous ne voyez rien, moi je vois – ῾Υμεῖς μὲν οὐχ ὁρᾶτε τάσδʼ, ἐγὼ δʼ ὁρῶ », déclare enfin Oreste, en quittant la scène (v. 1061). Ces dernières paroles opposent deux catégories de vision, celle du héros, celle des autres, chœur et public. Mais le chœur occupe une place intermédiaire : il a participé, en dialoguant avec Oreste, à l’apparition très progressive des Érinyes. Sa réaction, dubitative, aux premières exclamations d’Oreste, ont amené celui-ci à préciser son hallucination et à la transmettre verbalement, produisant chez les auditeurs une première visualisation. Mais le rôle du chœur ne se limite pas à celui d’un simple interlocuteur. La présence physique de ce groupe de femmes endeuillées, nous l’avons indiqué, a pu participer au déclenchement du délire, comme si elles anticipaient le rôle qu’elle tiendront dans la pièce suivante. Oscillant, au grè du vacillement de la raison d’Oreste, entre leurs deux statuts, de Choéphores et de porte-figures des Érinyes.
20Nous pouvons déjà esquisser une amorce de réponse à notre question : comment Eschyle fait-il apparaître les Érinyes ? Verbalement, en un premier temps. Il s’agit d’une fabrication poétique, à coup de mots chargés de références textuelles, orales et mythiques, qui font se lever des images dans l’esprit des spectateurs. Gestuellement aussi, car il est certain que les mouvements d’Oreste traduisent son épouvante. Le verbe στροβοῦσιν, employé par le chœur – « quelles vaines apparences te font ainsi tournoyer » (1052) – est le seul indice explicite des manifestations physiques de la folie d’Oreste. Il laisse entrevoir une gesticulation désordonnée, conforme à un code corporel de la possession – le tournoiement –, qui mettait sous les yeux des spectateurs, très concrètement, l’effet de la vision d’Oreste retransmise par ses paroles. Quant aux évolutions dansées du chœur, accompagnant le mélodrame de la sortie, rien ne permet de se le représenter. On sait pourtant que les déplacements des choreutes, le mouvement des pieds et le jeu des pas était considéré comme le medium d’une mimesis des plus expressives.
21Le processus de visualisation, toujours très progressif, des Érinyes se poursuit dans la pièce suivante, les Euménides.
22La scène s’ouvre à Delphes, devant le temple d’Apollon, où la Pythie arrive. Tranquille, elle fait sa prière comme à l’ordinaire, puis entre dans le temple. Et là, il y a quelque chose à voir. Contrairement à la pièce précédente, où les Érinyes ne se manifestaient qu’à Oreste, figures d’un délire qu’il laissait imaginer au chœur et au public, il y a désormais quelque chose qui s’inscrit dans le monde extérieur et relève de la perception, mais, en un premier temps, pour la seule Pythie.
23Sa réaction est à la fois gestuelle, visible pour le public, et verbale : « Oh ! horrible à dire, horrible pour les yeux à voir – ἦ δεινὰ λέξαι, δεινὰ δ̓ὀϕθαλμοῖς δραϰεῖν » (vers 34). Son exclamation décrit le passage du dire au voir : elle adopte le point de vue des auditeurs et non le sien, inverse, car elle a vu avant de dire. Ses paroles opèrent une préparation, une propédeutique du public. Le verbe qui dénote le voir n’est pas anodin, c’est δραϰεῖν, le verbe du regard dardé ; c’est un signal : « attention, il y a du serpent – δράϰων ».
24Trois vers font allusion à sa réaction physique : elle se dit projetée hors du temple, sans forces, incapable de tenir debout, sans agilité des jambes, « je cours avec mes mains » (vers 37). Faut-il pour autant la mettre à quatre pattes, car elle précise : « une vieille qui a peur n’est plus rien, retombée en enfance (ἀντίπαις) », ou supposer que, vacillante, elle se raccroche aux parois12 ? L’essentiel est que son épouvante soit donnée à voir et à ressentir au public, à travers son désarroi corporel en même temps que dans ses exclamations saccadées, en une double désarticulation.
25Son trouble ne l’empêche pas de se lancer dans un récit un peu bavard (la Pythie est un être verbal), qui ménage les spectateurs, mélange de suspense et de circonspection.
26Elle décrit d’abord, sans le nommer : « un homme chargé d’une souillure, accroupi en suppliant, les mains dégouttantes de sang, avec une épée frais sortie d’une blessure, et un long rameau d’olivier… » ; puis : « En face de l’homme, une troupe stupéfiante (θαυμαστὸς λόχος) ; ça dort (εὕδει), des femmes assises sur des sièges (γυναιϰῶν ἐν θρόνοισιν ἥμενος) » : constatation posée, plutôt calme, qui devrait rassurer. Mais elle se reprend, dosant savamment la description : « pas du tout, ce ne sont pas des femmes, c’est plutôt des Gorgones que je dois dire », renvoyant les spectateurs à la fin des Choéphores. On peut supposer que le public frémit.
27Nouvelle rectification : « et non ce n’est pas ça ! ce n’est pas à des types gorgonéens que je vais les comparer ». La Pythie cherche une comparaison appropriée, mais son vocabulaire, εἰϰάσω, τύποις, appartient clairement au registre de la représentation figurée : les mots eikon et tupos – qui dit le façonnage – situent son effort de représentation mentale et verbale sur le plan de la fabrication figurative.
28Le premier élément d’approximation utilisé par la Pythie : des Gorgones, reprend la comparaison d’Oreste à la fin des Choéphores et situe la vision dans l’ordre du non visible, catégorie du non-regardable. Méduse et ses sœurs, dont la vue et les regards pétrifient instantanément les êtres vivants, ne sont pas contemplables. Cependant elles sont déjà familières au public qui connaît leurs faces insoutenables, abondamment reproduites en peinture et en sculpture… paradoxe de la figuration.
29Ce qui entraîne une rectification, et, en un discours haché, comme hésitant et traduisant la recherche, la poursuite de l’identification : « J’ai vu un jour, déjà, de Phinée, en peinture, les ravisseuses du repas »… L’évocation fait appel aux souvenirs de l’auditoire, et l’entraîne, explicitement cette fois, sur le plan des images – γεγραμμένας, dessin et peinture. Les Harpyes, dont le nom n’est pas prononcé, ne sont traditionnellement ni invisibles ni irregardables… sauf pour leur victime, l’aveugle Phinée. Ces créatures innommées sont ainsi furtivement entrevues, à travers le souvenir d’une peinture, à mi-chemin entre leur invisibilité – pour l’aveugle qu’elles tourmentent – et la « visibilisation » qu’en a réalisée un jour une figuration que la Pythie se remémore fugitivement : un souvenir d’image… d’aveugle.
30Mais leur figure hideuse n’est évoquée que pour être immédiatement écartée, en une dénégation de la Pythie, qui revient à la chose qu’elle tente de décrire trait par trait, en en faisant le portrait : « pas d’ailes, à voir, celles-ci, et noires, et en tout point d’aspect dégoûtant ». Les Harpyes en effet sont ailées et le public le sait. Le verbe βδελύσσω, « inspirer du dégoût », est souvent en relation avec la nourriture13, ce qui suggère que l’image des « ravisseuses de repas », tout juste esquissée et refoulée, flotte encore quelque peu (selon certaines versions les Harpyes, au lieu de subtiliser le repas du pauvre aveugle, souillent ses mets de leurs excréments). Puis elle passe aux plans sonore : « elles ronflent », et olfactif : « elles émettent des souffles repoussants »14. Et la vision se précise en une focalisation sur le visage : « de leurs yeux ruisselle une coulure odieuse ». Cette humeur répugnante fait-elle écho aux libations des Choéphores, qui ont elles-mêmes servi de métaphore euphémistique au sang versé (Choéphores, 1058) ?
31Quant à leur parure – ϰαὶ ϰόσμος, nouvel euphémisme – elle se compose de serpents.
32La Pythie conclut qu’elle se trouve devant une espèce inconnue : « leur race, je ne l’ai jamais vue, (la race) de cette troupe ». Il ne lui reste plus qu’à faire appel à Apollon : « Loxias tout puissant ! ». Elle quitte la scène, immédiatement occupée par Apollon. Le dieu identifie immédiatement les « vierges maudites, vieilles enfants d’un antique passé, que n’approche jamais ni dieu ni homme, ni bête. Elles sont nées pour le mal et ont en partage les ténèbres maléfiques et le Tartare souterrain, exécrées des humains et des dieux olympiens » (68-73). Mais il promet de prendre l’affaire en main, rassurant Oreste et le public.
33Jusqu’alors les spectateurs n’ont vu que la Pythie et ses réactions. Par rapport aux Érinyes, qu’ils n’abordent que par la Pythie, et par Apollon, ils ne sont encore qu’auditeurs. Ils voient par l’entremise des yeux et des paroles de ces deux protagonistes, la prêtresse et son dieu15.
34Après leur sortie, le spectre de Clytemnestre apparaît et va réveiller le chœur, non sans peine et très progressivement.
35À ses reproches et à ses plaintes les créatures, encore endormies, répondent par des grondements et des cris inarticulées – μυγμός et ὠγμός – que le fantôme de Clytemnestre enregistre et signale, tout en essayant de les arracher à leur torpeur. Ces premières manifestations sonores, perçues par l’auditoire, se transforment peu à peu en paroles articulées : « attrape, attrape » – λαβέ, λαβέ – alternées avec le chant modulé ἰού, ἰού. La reine morte interprète, à juste titre, ces exclamations, comme les manifestations de leurs songes. Dans leur sommeil, les Érinyes rêvent qu’elles poursuivent encore et toujours leur victime, comme on voit le faire à des chiens endormis. Car elles sont les chiennes de Clytemnestre, ces chiennes en courroux dont la reine a menacé Oreste juste avant le matricide et que le meurtrier a identifiées au début de son délire (Choéphores, 924 et 1054). Ce dialogue haletant entre l’ombre de la morte et les dormeuses entassées qui rêvent à voix haute, la première tentant de réveiller les secondes (« repousse du pied le sommeil », vers 141), constitue le cadre d’émergence des Érinyes. Un espace onirique, ensanglanté, nourri de souffrances, de haines et de gémissements, qui construit un niveau intermédiaire entre l’au-delà invisible d’où proviennent ces entités ainsi que le fantôme de la défunte, et la réalité de la scène où elles vont se matérialiser devant les spectateurs16. La voix du spectre de Clytemnestre, apparition brève, les arrache aux profondeurs de leurs rêves, que le public entrevoit à travers leurs cris, pour les hisser jusqu’au jour et les mettre en mouvement17.
36Elles se relèvent au moment où elles commencent à chanter. Et c’est lorsqu’elles se sont redressées pour former le chœur, que le public, raconte la tradition, se lève, lui aussi, en proie à la panique : « Certains disent que, à l’apparition des Euménides, le chœur qui s’avançait, épars, épouvanta le peuple au point que les gens faibles – τὰ νήπια – s’évanouirent (ἐϰψῦξαι : rendirent l’âme) et qu’il se produisit quelques fausses couches τὰ δ̓ ἔμβρυα ἐξαμβλωθῆναι ».
37Le récit de la Vie d’Eschyle qui rapporte cette anecdote18 est une œuvre tardive. Que l’histoire soit vraie ou fausse (la présence au théâtre de femmes, enceintes de surcroît, laisse sceptique) n’importe guère. L’essentiel est ce qui est imaginable et vraisemblable. Les Érinyes provoquant la terreur des spectateurs appartiennent à la logique de la performance et de son efficacité. Le public doit réagir comme Oreste et comme la Pythie. Voir les Érinyes, qui sont à la fois le moteur de la folie d’Oreste et le contenu de son délire, ne peut être ressenti et vécu que comme une participation à Phobos, Épouvante ou Panique, qui jusque là agissait sur le seul Oreste et inquiétait le chœur des Choéphores. Le poète tragique réalise une triple opération : extériorisation, matérialisation et contagion de la folie.
38L’auteur de la Vie d’Eschyle explique que ce sont les mouvements du chœur qui ont suscité la panique et quelques avortements spontanés. Peut-être est-ce le terme lochos, employé par la Pythie pour désigner la troupe des Érinyes, qui a suscité ce détail19.
39Selon Pollux (4, 110), c’est leur nombre qui aurait terrifié le public, car le chœur comptait cinquante choreutes, tandis que les Érinyes n’étaient que trois, comme le seront plus tard les Furies, Mégère, Alecto et Tisiphone. Trop c’est trop ?
40À la fin de la pièce, Athéna évoquera les faces effrayantes des Euménides : ϕοβερὰ πρόσωπα, faisant nécessairement allusion aux masques offerts aux regards des spectateurs.
41C’est qu’en portant sur scène les Érinyes, Eschyle est le premier à leur donner un visage20. Tel Dédale qui, en inventant la statue, est le premier à faire connaître la figure des dieux, Eschyle donne figure à des puissances appartenant à l’univers mental et verbal des croyances religieuses, connues par des récits, honorées peut-être dans des rituels, pouvant se manifester sur le plan de visions délirantes ou en rêve, mais qui probablement ne faisaient pas encore l’objet de représentations figurées21.
42Ainsi s’expliquent l’effroi d’Oreste et la surprise horrifiée de la Pythie. Athéna elle-même, à son arrivée, aura comme un sursaut – elle en sait moins qu’Apollon : « à voir cette troupe nouvelle sur terre, je ne tremble pas, non, mais mes yeux sont stupéfaits – θαῦμα δ̓ ὄμμασιν πάρα ». Et de poursuivre : « vous ne ressemblez à aucune créature ; les dieux ne vous voient pas parmi les déesses, et vous n’avez rien de l’aspect des mortelles » (vers 406 sqq.). Il ne lui vient nullement à l’idée de les comparer à la Gorgone – qu’elle porte sur son égide22 – comme le font, dans leurs approximations hésitantes, Oreste et la Pythie. En cherchant à décrire ce qu’ils voient, ils font appel à cette figure familière, appartenant au déjà-vu, bien qu’in-visible en principe, alors que les Érinyes sont encore tout à la fois invisibles et « in-vues ».
43Pour représenter la Gorgone, pour visibiliser l’impossible vision, les artistes avaient eu recours à l’hybridation, en fabriquant un monstre composite, à partir de pièces et de morceaux empruntés à des espèces vivantes : un corps de femme, des ailes d’oiseaux, des griffes, un muffle de lion, des oreilles bovines, des crocs de sanglier et des serpents… Soit un procédé graphique représentant le non visible par le non vu, par un amalgame insolite, inouï, non attesté sur terre, de parties animales existant par ailleurs, mais associées différemment.
44La tradition figurative de la Gorgone trouve son parallèle dans les explications scientifiques qui rendent compte de la représentation mentale des créatures fantastiques, Centaures, Chimère, Sirènes… Les atomistes expliquent que ces êtres imaginaires, fruit de la phantasia, sont formés de l’assemblage aberrant de simulacres – eidola qui, se détachant de créatures vivantes – portion de cheval, d’homme, ou de chèvre – viennent s’entrechoquer et se souder au vu du récepteur23. La conception épicurienne des apparitions ou des rêves, matérielle et concrète, confère à ces rêveries une consistance qui suffit à justifier la crainte qu’elles peuvent inspirer à certains.
45Pour fait apparaître les Érinyes, créatures d’un autre monde, qui se déclareront « les tristes enfants de la Nuit », habitantes des demeures souterraines (416-417), Eschyle doit innover. Il procède par approches successives, d’abord verbalement, à l’aide de sonorités et de mots porteurs d’images et de références mythiques éveillant des visions dans l’esprit des spectateurs, qui enregistrent en même temps les réactions corporelles des acteurs. En un second temps, la fiction se fait plus concrète, le spectacle superpose aux images internes des éléments visuels, produits d’une fabrication matérielle, qui utilise costumes, masques et sonorités. Un tas de chiffons noirs, entassés sur le sol, émet des cris inarticulés, gronde, grogne, gémit et se redresse pour exhiber en fin de course une face terrifiante.
46Il opère ainsi la mise en scène d’une somatisation du vide, ce qui constitue le cas extrême de l’épiphanie scénique. L’acteur, rappelons-le, quand il fait revivre un héros du passé, un être infiniment plus consistant que les Érinyes, supposé avoir vécu sous le regard des hommes d’autrefois, n’est que porte-parole et porte-manteau, et doit s’effacer derrière son rôle, au point que rien n’existe plus que la figure ressuscitée. Les choreutes qui incarnent les Érinyes s’effacent tout autant, mais c’est pour donner corps et présence à des puissances invisibles et impalpables.
47Pour matérialiser les Érinyes, enfin, des peploi noirs ou gris, équivalents du suaire de nos fantômes, un suaire qui n’est pas forcément le linceul d’un cadavre mais un bon vieux drap de lit, qui se soulève et se gonfle d’un volume mystérieux et inquiétant ; des linges analogues aux vêtements que doit enfiler l’homme invisible pour se manifester. Leur masque fonctionnant également comme les bandages moulant la tête du même homme invisible, mimant un non-visage, effrayant par son étrangeté.
48D’où la nécessité des étoffes, des tissus pour faire apparaître l’invisible par application du matériau le plus fin, le plus souple et le plus malléable. Le tissu destiné à mouler le corps et dont la fabrication est pour les Grecs l’un des signes de la civilisation, joue un rôle fondamental dans cette réussite de la culture grecque qu’est le théâtre. Il est le matériau d’un plasma, d’un façonnage sur le néant. Les masques aussi sont faits de chiffons et de plâtre, comme le rappelle une plaisanterie d’Aristophane sur le visage en lambeau de l’un de ses personnages, une vieille coquette maquillée à outrance24.
49C’est donc leur vêtement, le costume des Érinyes qui opère le tissage final des phainomena, constituant l’étoffe des spectres.
50Bien que la progression ait été soigneusement dosée, l’apparition des Érinyes a pu produire un effet épouvantable sur un public ignorant du code dramatique et ne connaissant jusqu’alors que la visualisation mentale produite par le chant et la récitation épique25.
51Si on dresse la liste des ingrédients qui entrent dans la recette eschyléenne de la fabrique des Érinyes, on relève : deux serpents, de la tête coupée, des femmes captives, des étoffes gris foncé, de l’entrelacs de serpents, des Gorgones, du tournoiement, des chiennes, du grouillement, du sang, des larmes de sang répugnant. Le sang constitue l’élément fondamental, récurrent dans la trilogie d’Eschyle et chez les autres tragiques, Sophocle et Euripide, puisque c’est la thématique centrale de l’Orestie. Les Érinyes nées du sang de Clytemnestre et avides du sang d’Oreste, se révèlent assoiffées, affamées de sang. Le sang est leur nourriture, leur substance. Elles sont présentées comme des enveloppes à remplir de sang, sangsues, tiques monstrueuses, voire vampires.
52À Delphes leurs composantes sont des Gorgones, des Harpyes, du grisnoir (du sans-couleur, du sombre, une tonalité funèbre), des ronflements, du souffle répugnant, des yeux dégoulinants, des grondements, grognements, cris stridents et lamentations, et enfin les tissus des costumes et des masques, sans oublier l’accompagnement musical que le texte seul ne peut reconstituer. Mais l’intervention de l’aulos est plus que vraisemblable. Inventée par Athéna à la suite de la décapitation de Méduse, l’aulos est « par excellence, l’instrument de la transe, de l’orgiasme, du délire, des rites et danses de possession »26.
53Cette recette d’épiphanie scénique semble, somme toute, assez simple par rapport à celles des sorcières antiques et modernes.
54Pour les masques, accessoires spécifiques de l’épiphanie dramatique, grâce auxquels Eschyle donne un visage aux Érinyes, Athéna prédira : « De ces faces (masques) effrayantes je vois sortir un grand avantage pour les citoyens ici présents, ἐϰ τῶν ϕοβερῶν τῶνδε προσώπων μέγα ϰέρδος ὁρῶ τοῖσδε πολίταις » (990).
55Le bénéfice pour les Athéniens, restés ou revenus sur les gradins, sera la mutation des Érinyes en déesses protectrices, garantes de prospérité, les Euménides. Le profit sera politique et juridique : la création du tribunal de l’Aréopage qui met un terme à l’enchaînement sans fin des vengeances privées.
56Le masque des Érinyes apparaît ainsi comme l’opérateur de deux mutations successives : le passage de l’invisible au visible, la transformation du terrifiant – ϕοβερῶν – en bénéfique. La première mutation étant condition de la seconde : l’épiphanie des Érinyes, jusqu’alors non-visibles, les transmue en divinités fréquentables, mieux encore, bonnes à voir, Bienveillantes.
57L’opération que réalise Eschyle, avec un succès qui peut-être a dépassé ses espérances, est exemplaire du processus tragique qui procède à la purification cathartique de la terreur par le dit et le voir.
Mort et brouillard
58Le deuxième volet de cette enquête sur la fabrication des spectres concerne une autre entité, et une œuvre bien différente, quoique vraisemblablement contemporaine de l’Orestie. Il s’agit de l’Aspis – le Bouclier –, poème pseudo-épique rattaché à l’œuvre d’Hésiode27. Un texte à lire et à entendre (car la lecture n’est pas encore silencieuse), et dont l’efficacité est entièrement verbale.
59Dans le récit du combat opposant Héraclès et Cycnos, fils d’Arès, s’insère une description du bouclier d’Héraclès, œuvre d’Héphaïstos. Ce long développement s’inspire de la fameuse description du bouclier d’Achille dans l’Iliade et retravaille ce passage du texte homérique qui deviendra le modèle de l’ekphrasis.
60Il s’agit d’une description très sophistiquée, qui manifeste une maîtrise certaine des procédés et des effets du genre. L’ekphrasis sera définie par l’enargeia et l’ekplexis, qualités qui visent à faire voir clairement l’objet décrit et à frapper l’esprit de l’auditeur. L’auteur du Bouclier fait preuve d’un goût quasi-baroque pour le macabre, l’effrayant, le monstrueux, voire le sanguinolent, et met en scène quelques figures de cauchemar.
61De toute évidence il est conscient que l’un des rôles de la poésie est de représenter le non-visible. Certes, on peut distinguer deux types de non-visible :
– ce qui n’est pas présent, que le poète ou l’orateur met sous les yeux de ses auditeurs, soit le tout venant de l’in absentia.
– ce qui est par nature invisible, ou irregardable, qui correspond à notre enquête.
62Le poète de l’Aspis insiste sur ce second aspect, très présent également chez Homère, comme par exemple la description de la Kère, sur le bouclier forgé par Héphaïstos, et comme, un peu partout, les interventions divines. Il décrit ainsi Persée en vol, motif traditionnel, mais en le figurant « au pied de la lettre », c’est-à-dire en trois dimensions et comme décollé du support métallique. De façon analogue, les Gorgones qui le poursuivent font retentir le bronze sous leurs pas. Cet élément supplémentaire, la sonorisation, provoque une rupture de la convention descriptive d’un artefact. C’est qu’il s’agit d’un objet fabuleux, décoré de figures en position perpendiculaire, qui flottent comme en état d’apesanteur28. Persée est porteur du casque d’Hadès, objet magique qui « contient les ténèbres lugubres de la nuit » et le rend invisible : façon de dénoncer le paradoxe de la description et de la figuration du non visible.
63Mais le sommet de cette description surréelle est le portrait d’Achlus qui s’inscrit dans une lignée de personnifications, eidolopoiïai et somatopoiïai, dont certaines sont des entités divines telles, chez Homère, les Prières – Litai – ou les puissances d’effroi qui escortent la tête de Gorgô, Deimos et Phobos (cette dernière faisant, on l’a vu, la preuve de son efficacité dans l’Orestie d’Eschyle).
64Le pseudo-Hésiode ajoute à cette série, en l’inventant sans doute, une créature fantastique, Achlus. Elle est mentionnée juste après les Kères, « affreuses, terrifiantes, sanglantes, effroyables », qui s’affairent autour des cadavres en jouant de leurs ongles crochus. Le poète consacre quatorze vers à ces figures homériques, tandis que la description d’Achlus tient en moins de sept :
« Près d’elles se tenaient Ombre de Mort, lamentable et horrible, pâle, desséchée, le corps réduit par la faim, les genoux gonflés, des ongles immenses au bout de chaque main. De ses narines des humeurs coulaient ; ses joues dégouttaient de sang à terre. Elle était là, debout, un grincement effroyable à la bouche, une poussière épaisse le long des épaules, toute humide de pleurs »29.
65Le poète ne construit pas sur du vide. Il travaille en s’appuyant sur un mot dont les significations et les valeurs sont très riches. Chez Homère, le substantif ἀχλύς désigne le trouble de la vue qui affecte un guerrier mortellement blessé : « Le souffle l’abandonne, l’achlus se répand sur ses yeux ». Phénomène qui peut se décrire aussi comme un sombre nuage – ϰυανέη νεϕέλη. Le même trouble se produit aussi sous le coup d’une émotion violente : colère et souffrance d’Hector voyant son frère frappé à mort : « l’achlus se répand sur ses yeux »30. C’est également la douleur qui provoque l’achlus dans les Perses d’Eschyle (668) : le chœur, invoquant le spectre de Darios, déplore la brume infernale, stugia achlus, qui flotte sur lui, depuis l’annonce de la défaite et de la mort de toute la jeunesse perse. Une achlus de mort influencée peut-être par celle qui clôture, dans l’Odyssée (XX, 357) la prophétie visionnaire de Théoclymène aux prétendants : « la nuit vous enveloppe, têtes et visages, et jusqu’aux genoux, les gémissements vous consument, vos joues ruissellent de larmes, les murs et les belles poutres dégoulinent de sang. Le porche se remplit de fantômes – eidola ; la cour en est pleine. Ils s’en vont vers l’Érèbe, dans les ténèbres ; le soleil a disparu du ciel ; et la funeste achlus se répand – ϰαϰὰ ἐπιδέδρομεν ἀχλύς ». De fait Eschyle utilisera à nouveau le terme et l’image, dans les Euménides (au vers 379) : le chœur des Érinyes, encerclant Oreste et chantant son délire, évoque les ténèbres – ϰνέϕας – qui l’entourent et l’achlus qui s’abat sur sa maison. Plus tard l’achlus pourra correspondre au vertige provoqué par l’ivresse ou l’amour.
66Mais le mot achlus désigne aussi un phénomène physique. Dans l’Odyssée31, l’achlus fait partie des symptômes de la tempête : « Zeus fait descendre sur la coque une sombre nuée dont la mer s’enténèbre », et dont l’impact est d’ordre visuel, faisant disparaître la vue des côtes et de tous les repères. Inversement, dans l’Iliade, Athéna dissipe le nuage d’une brume prodigieuse, pour inciter les Achéens au combat et leur faciliter la tâche32. La déesse agit là comme un bon coup de vent – les Vents eux-mêmes ne sont-ils pas des dieux ? En dehors de l’épopée, ce phénomène ne requiert pas d’intervention divine. Chez Hérodote, rapportant une inscription de l’Acropole, le terme qualifie les ténèbres de la prison où les Athéniens avaient tenu enchaînés leurs prisonniers chalcidiens. Pour Aristote, un adjectif dérivé d’achlus qualifie une variété de brume qui voile l’éclat du soleil en l’absence de nuage. Strabon l’utilise, joint au terme kapnos – fumée, vapeur – pour désigner la nuée qui de jour enveloppe le sommet de l’Etna. Et Oppien l’applique au nuage d’encre que répand la seiche pour se dissimuler à ses adversaires. Plutarque, enfin, utilise l’épithète pour décrire la teinte indécise de la toile d’araignée33.
67L’achlus n’est donc pas exactement un nuage, ni une fumée, ni une vapeur, bien qu’elle soit proche de chacun de ces éléments. Matière mi-opaque mi-translucide, dont la consistance évolue de l’aérien au liquide, elle est surtout la substance d’un phénomène physiologique : émoussement du regard, égarement visuel, affaiblissement de la lumière, obscurcissement, perte de l’acuité et évolution vers la cécité complète. L’achlus fonctionne comme un écran invisible, plus ou moins flou, incolore ou sombre, qui s’interpose entre l’œil d’un sujet et le monde extérieur. Son substrat s’avère totalement impalpable lors de l’intervention d’Athéna auprès de Diomède : « j’écarte de tes yeux le nuage qui recouvrait tes yeux, afin que tu saches reconnaître un dieu d’un homme »34 : l’achlus est ici le nom donné à la faiblesse visuelle inhérente à la nature humaine dont les perceptions sont bornées, comparées aux pouvoirs sans limites des dieux.
68D’où la signification médicale du terme qui chez Dioscoride définit la cataracte. Cette affection oculaire consiste en un épaississement du cristallin ou de sa capsule, mais elle est couramment pensée par les Anciens comme une taie recouvrant et voilant l’œil.
69Ce phénomène déroutant, qui désoriente l’individu qui en est victime, est temporaire lorsqu’il relève de la météorologie, et souvent réversible lorsqu’un dieu en est l’auteur : tel le brouillard ponctuel que Poséidon déverse sur les yeux d’Achille pour soustraire Énée à ses assauts. Intervention dont le caractère magique est doublé par le geste du dieu qui, soulevant Énée, lui fait franchir d’un bond le gros de la mêlée et le dépose à l’écart. Alors « il dissout le nuage merveilleux – ἀχλὺν θεσπεσίην – qui couvrait les yeux d’Achille »35.
70Mais il est sans retour lorsqu’il dénote la perte de la vue qui accompagne la perte de conscience et l’abandon définitif de la lumière et du monde d’ici-bas. Ce qui justifie les connotations funèbres de l’achlus.
71C’est donc cette notion négative, l’abolition du voir associée à l’approche de la mort, que le poète du Bouclier personnifie en faisant apparaître sur le champ de bataille cette figure effroyable, Achlus, qu’il matérialise en lui donnant un corps.
72Passons en revue les ingrédients de cette corporéisation, ou somatopoiïa, somatisation, selon le vocabulaire rhétorique.
73Le portrait d’Achlus se construit à coup de qualificatifs ; elle est :
74– ἐπισμυγερή, « lamentable », épithète rare que son étymologie rattache peut-être au mugissement, donc à l’inverse du langage articulé.
– αἰνή, « terrible » ; mais αἰνός désigne le chant de deuil et appartient au registre sonore de la lamentation funèbre.
– χλωρή, « verdâtre », épithète qui évoque la décomposition des chairs.
– αὐσταλέη, « désséché », mot rare qui nous entraîne vers le brûlé, le sec et le noirci (du côté de la fumée des bûchers ?).
– ϰαταπεπτηυῖα, que le dictionnaire rattache à ϰαταπτήσσω, « blottir », signifierait « ratatinée par la faim ». À moins que l’on n’y trouve la notion de πέπτω, « digérer », pas encore attestée, paraît-il, ce qui donnerait « dévorée par la faim36. C’est le registre alimentaire que nous avons rencontré chez Eschyle, à propos du dégoût suscité par la vue des Érinyes et dans l’allusion aux Harpies. Avec Achlus, ce serait plutôt le pôle de la disette.
– γουνοπαχής, « genoux épaissis », appartient à la symptomatologie de la famine37.
– les ongles longs prolongeant ses mains révèlent une typologie transculturelle des monstres de cauchemars, sans doute à partir du cadavre dont les ongles continuent à pousser.
– μύξαι ῥέον, de ses narines coulaient des mucosités : la morve ou le mucus de décomposition sont moins nobles que le sang, même lorsqu’il dégouline des yeux des Érinyes.
– de ses joues dégoulinait du sang jusqu’à terre. Y a-t-il là une résurgence du sang des Érinyes ?
– elle se dressait ricanante et inapprochable ; σεσαρυῖα désigne le rictus du mort, les lèvres écartées montrant les dents serrées ; ἄπλητον : qu’on ne peut approcher, repoussant, dont la vision et le contact sont impossibles. Telles les Érinyes entassées ; mais ici c’est un cadavre dressé, un mort debout et animé.
– beaucoup de ϰόνις flottait en descendant sur ses épaules – ϰατενήνοθεν ὤμους : il s’agit d’un terme rare ; le mot ϰόνις, « poussière », semble évoquer l’une des composantes de l’achlus, le brouillard qui interdit la vision ; d’autant plus que δάϰρυσι μυδαλέη, « humide de larmes », dernière touche à la toilette, au kosmos d’Achlus, réintroduit un élément humide : poussière et larmes. Mais μύδος, qui signifie moisissure, nous reconduit à la décomposition. Et konis évoque aussi la poussière du sol que mord le guerrier abattu, ainsi que la cendre du bûcher.
75L’achlus qui faisait vaciller les regards des guerriers homériques est ainsi corporéisée dans le Bouclier à partir d’éléments cadavériques. Sa figure est comme tissée d’ingrédients prélevés sur les corps qui sont évoqués précédemment (aux vers153-4) pourrissant au soleil sur le champ de bataille. Le Pseudo-Longin juge cet eidolon plus répugnant, μισητόν, qu’effrayant, δεινόν38. Cet auteur semble partager notre sensibilité moderne. Cette somatisation paradoxale et antithétique est exemplaire des procédés de ce poète. Mais l’entité qu’il visibilise, qu’il rend enargos, n’est pas analogue à d’autres entités invisibles (comme le sont les Érinyes) : elle est la substance même de la non-visibilité, la perte de la vue par le mourant, et la poussière, konis, qui l’enveloppe, peut correspondre à un certain degré d’épaississement du substrat de la vue. C’est-à-dire du rayon visuel, que les Anciens considèrent comme constitué de particules fines, très subtiles. Lucrèce les comparera précisément aux grains de poussières flottant dans un rayon de soleil, pour faire comprendre à ses lecteurs ce que sont les atomes.
76Rappelons la conception de la vision explicitée par les atomistes : les aporroiai – simulacra en latin – sont les fines pellicules qui se détachent des objets pour aller former des eidola, des doubles impalpables qui entrent dans l’œil pour constituer la vision. Cette conception semble avoir été largement partagée, par les poètes, en particulier ; et l’auteur de l’Aspis était, n’en doutons pas, extrêmement cultivé.
77L’achlus entre dans la catégorie de ces matières qui procèdent d’un épaississement de l’air, brumes, nuages, brouillard, et qui s’interposent entre l’œil et la lumière du jour. Matières qui connaissent différents degrés de consistance et dont le taux de sécheresse et d’humidité est variable.
78Tantôt elles fonctionnent comme simple écran, amenuisant ou abolissant la vision : c’est le cas de l’achlus. D’autres, au contraire, peuvent prendre forme pour s’offrir à la vue. C’est le cas des nuages, malléables, modelables, métamorphiques, telles les néphelai qui, dans la pièce d’Aristophane, entrent sur scène sous la forme de femmes mortelles et non de larges flocons de laine comme Strepsiade s’y attendrait. Leur matière participe du brouillard, de la rosée, de la vapeur, bien qu’au total elle se révèle aussi subtile que les discours sophistiques qu’Aristophane attribue à Socrate. Et, rappelle ce dernier, les nuées peuvent devenir tout ce qu’elles veulent et se faire semblables à un centaure, un loup ou un taureau. Leur taux d’humidité varie : trop pleines d’eau, elles s’entrechoquent et crèvent en pluie avec fracas ; mais, lorsqu’un vent sec y pénètre, il les gonfle comme des vessies et les fait éclater en s’enflammant39. Bien malléable aussi la Nuée que Zeus substitue à son épouse Héra et offre aux embrassements impies d’Ixion qui s’y laisse prendre et engendre la race des Centures40.
79En façonnant à force de mots la figure d’Achlus, le poète du Bouclier rassemble les deux pôles opposés du matériau. À la fois poussière d’un vent de sable ou fumée d’un feu et humidité du brouillard. Mais, pour bien orienter sa créature vers le répugnant, sa composante aqueuse est affectée d’un fort coefficient de gluance : c’est de la morve et du mucus.
80N’oublions pourtant pas que l’objet de la description n’est pas l’entité elle-même, se manifestant sur le champ de bataille, comme le font si aisément les dieux lors des combats épiques. L’Achlus dont le poète nous livre le portrait saisissant est censée faire partie du décor du bouclier dont Héraclès s’arme pour combattre Cycnos, le fils d’Arès. Ce bouclier est l’œuvre d’Héphaïstos, comme l’est dans l’Iliade celui d’Achille, dont l’auteur du Bouclier s’inspire et avec lequel il rivalise. Contrairement à la description homérique qui présentait Héphaïstos à l’ouvrage et montrait le décor en cours de fabrication, celui-ci est un ouvrage achevé, qui sans doute a déjà servi. Achlus y figure : elle y est représentée en relief, gravée, ciselée sur le bronze, déjà matérialisée par un travail artisanal (divin certes…), spectre terrifiant dont la substance est durcie, avec la poussière qui l’enveloppe et ses coulures de morve et de sang.
81La description d’Achlus s’intègre dans un passage poétique relevant du genre qui sera nommé ekphrasis. Il s’agit d’une ekphrasis d’objet d’art ou de représentation figurée41. Le but de l’ekphrasis est de « mettre sous les yeux, πρὸ ὀμμάτων », du lecteur ou de l’auditeur (puisque l’ekphrasis fait souvent l’objet de lectures publiques) la scène ou l’objet décrit, généralement fictif et fabriqué par la description, afin de prouver que le pouvoir du logos à susciter des images mentales et à frapper l’esprit et l’âme égale amplement, voire surpasse celui des œuvres figuratives que les artistes donnent à contempler de visu. Parallèlement la finalité du théâtre est de mettre des « personnages en actions »42 sous les yeux d’un public, mais il s’agit alors autant des yeux du corps que de ceux de l’esprit d’un auditoire de spectateurs.
82Il n’était pas question de mettre en concurrence Eschyle et le pseudo-Hésiode, mais seulement de confronter la façon dont ils procèdent, l’un et l’autre, pour rendre visibles et saisissantes des figures inconnues du public et venant d’un autre monde, spectral et terrifiant. L’un fabrique un eidolon effroyable en personnifiant une notion visuelle à tonalité funèbre. L’autre provoque l’épiphanie sur scène des Érinyes transmuées en personnages agissants. Le dramaturge dispose certes d’un surplus considérable de ressources : le corps et les gestes des acteurs, les costumes et les masques, la danse et la musique, et tout l’arsenal des accessoires scéniques qui font le spectacle… qu’Aristote, dans la Poétique, considère comme étranger à l’art, même si c’est une dimension indispensable à la définition du genre. « La tragédie, dit-il, réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs ». Ses autres composantes, l’histoire, les caractères, la pensée et l’expression – lexis –, sont des données du langage – τῶν λόγων43. Quelques pages auparavant (en 1449 a 18) Aristote a indiqué l’apport d’Eschyle dans la constitution de la tragédie : « il a fait jouer le premier rôle au logos ». Même s’il fait allusion au dialogue instauré par l’introduction du second acteur, la métaphore d’un logos devenu protagoniste est remarquable44. Il est superflu d’ajouter qu’Eschyle est un poète extraordinaire. Dans les Grenouilles, Aristophane fait élire par Dionysos, comme étant le plus grand, « l’homme à la voix tonnante… le rugissant qui lance des mots solidement chevillés, les arrachant comme des planches de son souffle de géant », même si, au dire de son adversaire Euripide, « ces vocables sourcilleux et empanachés sont d’étranges croquemitaines, inconnus des spectateurs »45.
83Notre étude du texte tragique a montré comment l’apparition des Érinyes dans la dernière pièce de l’Orestie a été tout à la fois préparée et différée par la voix des acteurs, en des mots porteurs d’images et avec des procédures qui n’ont rien à envier à la technique de l’ekphrasis. D’abord les lambeaux de visions échappés aux cris d’effroi d’Oreste. Puis le discours de la Pythie, une description qui joue sur la dénégation de ce qu’elle voit, dit et fait voir : qu’est-ce d’autre qu’une ekphrasis, paradoxale ekphrasis de l’inconnu et de l’indicible, où le langage, en affectant de se chercher et d’affirmer son impuissance, révèle son impact visionnaire, proféré de surcroît par une technicienne de la voyance et des paroles obscures46.
Notes de bas de page
1 Cicéron, Ad familiares, 15, 16, 1. Faut-il rappeler la valeur fondamentalement visuelle des deux termes : latin specio, grec σϰέπτομαι ; grec * εἴδω, latin video ?
2 Le terme « visibilisation » est encore absent du dictionnaire. Il semble nécessaire. J’ai déjà exploré cette question, à propos de la Gorgone, figure paradoxale, définie comme insoutenable aux regards et dont l’image est partout présente dans le monde grec ; cf. mon livre Du masque au visage, Paris, 1996, pp. 65 sqq. (issu de ma thèse soutenue en 1987). J’y abordais également à propos du masque la question de la superposition entre ce que les spectateurs voient et ce qu’ils « visualisent » sous l’effet des mots (pp. 45-46).
3 Eschyle avait déjà présenté sur scène, dans son Prométhée, en 472, le délire une force extérieure, à travers la figure d’Io, taraudée par le taon, en usant d’images analogues, par exemple au vers 883. Ce que les autres tragiques reprendront, en particulier Euripide dans son Héraclès.
4 Ce n’est pas le choix de P. Mazon. Phobos figure sur l’égide d’Athéna en d’autres entités encerclant la tête de Gorgo, en Iliade, V, 739, et sur le bouclier d’Agamemnon, en XI, 37.
5 Cf. Choéphores, 994 : Clytemnestre Echidna ; et F. Dupont, la « famille serpent », in L’insignifiance tragique, Paris, 2001.
6 L’expression δμωαὶ γυναῖϰες est souvent affectée de connotations négatives chez Homère : Iliade, VI, 323 : pour désigner l’entourage d’Hélène ; IX, 477 : récit de Phoenix qui s’enfuit échappant à la vigilance des serviteurs préposés à sa garde, alors que son père a appelé sur lui la vengeance des Érinyes – στυγερὰς ᾿Ερινῦς : c’est la première mention de ces puissances. En Od., XVI, 108 ; XXII, 396, 421, les δμωαὶ γυναῖϰες sont les servantes infidèles d’Ithaque, qui nettoient la salle après le massacre et seront pendues.
7 C’était l’interprétation de A. W. Verall, Choephori, Londres, 1893. Cf. A. Lebeck, The Oresteia. A Study in Language and Structure, Cambridge, Mass., 1971, p. 194, note 5 et discussion, p. 344.
8 Cette nécessaire oscillation interdit donc de poser une distinction entre l’illusion, s’appuie sur une vision réelle mal interprétée, et l’hallucination, comme il semble que ce soit possible chez Euripide, Oreste, 264 sqq., où le héros prend sa sœur pour une Érinye, et au vers 255 : « les voici, elles approchent d’un bond » ; distinction posée par les Stoïciens dans leur analyse de la phantasia : cf. J. Pigeaud, Folie et cures de la folie, Paris, 1987, pp. 94 sqq., et J. -L. Labarrière, infra.
9 Curieusement scotomisé dans la traduction de P. Mazon.
10 La traduction de P. Mazon « vains fantômes », semble trop précise. Chez Euripide, Rhésos, 780, le mot désigne un songe ; cf. Platon, Théètète, 161 e : δόξαι ϰαὶ ϕαντασίαι. Chez Euripide, Oreste, 259, Électre dira à son frère : ὁρᾷς γὰρ οὐδὲν ὧν δοϰεῖς σάϕ’εἰδέναι, « tu ne vois rien de ce que tu crois voir clairement ».
11 En Iphigénie en Tauride, 294, les Érinyes imitent la voix des chiens, mimemata. On pense, bien entendu, à la figure d’Hécate.
12 N. Loraux opte pour la posture dégradante, « Alors apparaîtront les Érinyes », L’Ecrit du temps, 17, 1988, p. 95. P. Mazon s’en tient à l’hypothèse plus noble d’une progression défaillante et étayée.
13 On hésite à introduire le mot « dégueulasse » dans un commentaire tragique, pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit.
14 Οὐ πλατοῖσι (dont on ne peut approcher), est préférable à la lecture οὐ πλαστοῖσι (non imaginaire). C’est l’équivalent d’ἄπλατος, qualificatif appliqué à un dragon (Hésiode, Bouclier, 147 ; cf. infra) et aux Gorgones (Pindare, Pythiques, XII, 9).
15 Je partage tout à fait l’opinion de N. Loraux (art. cit., p. 94) pour considérer que les Érinyes ne deviennent visibles que lorsqu’elles se relèvent au moment de la parodos.
16 Au début des Choéphores le cauchemar de Clytemnestre, interprété par les devins comme manifestation des morts et raconté par le chœur, avait joué un rôle analogue d’intermédiaire : Choéphores, 32-42 et 925.
17 Je ne pense pas qu’il faille interpréter le spectre de Clytemnestre comme n’étant que le rêve des Érinyes, et placer ainsi les spectateurs, qui voient ce rêve, en position d’Érinyes, comme le propose N. Loraux (art. cit.). Il s’agit de l’eidolon de la morte, apparaissant sur scène en tant que fantôme, se rendant visible aux spectateurs. Les Érinyes étant endormies, elle les contacte en tant que rêve – onar – comme elle le dit au vers 116, en s’insinuant dans leurs songes, ce qui est une technique familière aux fantômes (cf. dans l’Iliade, la psuché de Patrocle apparaissant à Achille en rêve). Mais le public ne dort pas. Et pour lui, rêve ou spectre, un eidolon est un eidolon.
18 Ce texte se trouve dans certains manuscrits des tragédies d’Eschyle.
19 Sur la polyvalence de λόχος, qui signifie « embuscade », troupe « et « accouchement », cf. N. Loraux, « Le lit, la guerre », Les expériences de Tirésias, Paris, 1989.
20 Cf. Pausanias, I, 28, 6 ; mais sa phrase est équivoque et la priorité qu’il accorde à Eschyle peut ne viser que les serpents de leur chevelure. Il est probable qu’il s’appuie sur le seul texte d’Eschyle.
21 Cf. dans ce même volume, le texte de F. Lissarrague. Haiganuch Sarian, LIMC, s. v. Erinys, élimine l’hypothèse d’une représentation antérieure sous forme de serpent, (hypothèses résumées in A. Lebeck, op. cit., p. 345) et considère que l’influence de l’Orestie d’Eschyle sur l’iconographie des Érinyes est déterminante.
22 Euripide jouera de ce parallèle en transformant la comparaison en opposition : à la fin de son Électre (1254 sqq.), les Dioscures annoncent à Oreste qu’Athéna saura repousser les Érinyes avec le gorgoneion de son bouclier : serpents contre serpents.
23 Cf. Lucrèce, VII, 740.
24 Ploutos, 1051-1065. Le pouvoir suggestif du chiffon – loque, guenille, voire serpillière – et son rôle allégorique comme va et vient entre forme et informe a été bien analysé par G. Didi-Huberman, Ninfa Moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, 2002.
25 Pour l’évocation de Darios dans les Perses, pièce antérieure à l’Orestie (respectivement 472 et 458) la tradition n’a enregistré aucune panique : le fantôme d’un roi barbare, rituellement ramené au jour, est bien moins effrayant que les Érinyes. Il en va de même pour le spectre de Clytemnestre.
26 J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Paris, 1985, p. 58.
27 Il est daté des années 460, l’Orestie de 458.
28 Cf. mon étude sur le bouclier d’Achille dans la Revue des Études Grecques, 115, juillet-décembre 2002, pp. 463-484.
29 Vers 264-9, traduction Mazon.
30 Iliade, V, 696 ; XX, 418, 421.
31 Odyssée, XII, 406 = XIV, 304 ; c’est le verbe ἀχλύω, s’enténébrer, qui est utilisé ici.
32 Iliade, XV, 668.
33 Hérodote, V, 77 : ἀχλυόεις ; Aristote, Des météores, 2, 8, 26 : ἀχλυώδης ; Strabon, 274 ; Oppien, Halieutiques, III, 156 sqq., 163 : ἀχλὺς ὑγρή ; ἰχὼρ ἀχλυόεις. Plutarque, Intelligence des animaux, Moralia, 966f : ἀχλυώδη.
34 Iliade, V, 127
35 Iliade, XX, 321 sqq.
36 Cf. le commentaire de C. F. Russo, Hesiodi Scutum, Florence, 1950.
37 Selon les scholies, in Russo, op. cit, p. 145.
38 Du Sublime, IX, 5 ; ce commentaire concerne le vers 267 : la morve coulant des narines.
39 Nuées, 340 sqq. ; 376 ; 404 sqq.
40 Pindare, Pythiques, 2, 36. Sur les procédures de façonnage de nuages, d’air ou d’éther, pour fabriquer des leurres, opérations parentes quoique bien distinctes de celles qui mettent en œuvre l’achlus, cf. M. Bettini, « Construire l’invisible. Un dossier sur le double dans la culture classique », Mètis, N.S.2, 2004, pp. 217-230.
41 La description d’œuvre d’art n’est que l’une des catégories de l’ekphrasis qui peut s’appliquer, entre autres, à une bataille. Cf. mon article cité supra (note 28).
42 Aristote, Poétique, 1449 b 31.
43 Op. cit., 1450 a 7-b 20 ; passage glosé à l’infini. Je m’en tiens à l’édition et aux commentaires de R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, 1980.
44 « On ne saurait mieux mettre en évidence la prépondérance du texte sur l’acteur », remarquent R. Dupont-Roc et J. Lallot, op. cit., p. 172.
45 Grenouilles, 814, 824, 915.
46 Dans son bel article, « Les mots qui voient », N. Loraux developpait des vues analogues, dans un contexte tragique plus large, doublé d’une perspective psychanalytique, in L’interprétation des textes, sous la direction de C. Reicher, Paris, 1989, pp. 157-182.
Auteur
Centre Louis Gernet, Collège de France
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