Avertissement
p. IX-XX
Texte intégral
1Voilà déjà sept ans que j’annonçais, dans le premier tome de cette Géographie humaine du monde musulman (Paris-La Haye, 1967), le présent livre, qui devrait n’être lui-même que le premier d’une série, avant la description de la nature et des hommes composant les pays d’Islam aux iiie/ixe et ive/xe siècles de notre ère. Pour définir la perspective dans laquelle s’inscrivent les deux ouvrages parus, je reprends les termes d’un article, « Comment lire la littérature géographique arabe du Moyen Age ? », paru dans les Cahiers de Civilisation médiévale, Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale de l’Université de Poitiers, XV (2), avril-juin 1972, p. 97-1041
2« Par littérature géographique arabe, on entend l’ensemble de la production rédigée en cette langue à partir de l’installation du califat abbasside de Bagdad (iie siècle de l’Hégire/viiie siècle après J.-C.), et se proposant la description de tout ou partie de la terre. Ces textes ont des origines diverses : cartographie de l’école de Ptolémée, revue et corrigée selon les acquis de la connaissance concrète des nouvelles terres où l’Islam s’installe, mais aussi littérature technique à l’usage des fonctionnaires, pour la connaissance des frontières, des itinéraires de la poste et du cadastre, enfin relations de voyages, rédigées à l’intention de commerçants surtout.
3Dans le courant du ive/xe siècle, ces divers courants se fondent en deux genres principaux : l’encyclopédie pour public cultivé mais non spécialisé, d’une part, et la description, pays par pays, du monde musulman, d’autre part. On se contentera pour l’instant de cette mise en place sommaire, les définitions complémentaires devant être dégagées en fonction même de l’utilisation qu’on veut faire de ces textes.
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4La première voie offerte est celle de l’histoire. Ces textes offrent en effet une matière de choix à tous ceux qui se proposent de les utiliser comme moyens, en l’occurrence comme une source, souvent de premier ordre, pour la connaissance du monde musulman au Moyen Age. Leur originalité, de ce point de vue, est frappante. Dans une littérature si souvent préoccupée de problèmes théoriques, ces textes-ci rendent un son original, inspirés qu’ils sont, au moins pour beaucoup d’entre eux, d’un souci d’observation concrète. L’histoire de la vie quotidienne du monde musulman classique, de ses phénomènes économiques, de ses productions, peut s’y enrichir considérablement, comme le montre, de nos jours, une foule de travaux.
5Il y a des dangers, certes. Dans la mesure où les écrivains se proposent d’intégrer cette connaissance concrète au bagage encyclopédique de l’honnête homme, la tendance est trop souvent à considérer telle ou telle donnée comme un article de cette connaissance, livrable, sans aucune mise à jour, d’un auteur à l’autre. Le thème de l’impôt foncier (harāğ) d’une province célèbre, par exemple, peut se retrouver intact à un demi-siècle d’intervalle, comme si, entre temps, l’histoire eût été immuable. Le problème est ainsi posé de savoir si certains encyclopédistes entendent peindre vraiment la réalité ou assurer la permanence d’un certain répertoire de la connaissance de l’honnête homme.
6Sans doute l’historien est-il prémuni contre ce danger : la permanence du thème agit sur lui, a priori, comme un signal de doute méthodique. Mais ce danger n’est pas le seul. Aucun auteur ne pousse, on s’en doute, le souci d’objectivité aussi loin que l’entend la science aujourd’hui. Tous, peu ou prou, consciemment ou non, laissent percer les options politico-religieuses qui les inspirent, à tel point qu’ils corrigent parfois leurs œuvres, selon deux versions successives qui ménagent les interrogations, les inquiétudes ou les révisions de leurs engagements. Mais, dira-t-on, ici encore, l’historien de profession sait comment corriger une vision personnelle, parfois partiale, des choses. Une antipathie suspecte et répétée pour tel pays ou telle dynastie, ou, au contraire, un éloge résolu de tel autre, une invocation, une prière, invitent à établir la relation entre l’auteur et une tendance politique ou religieuse, relation qui permettra à l’histoire de ne prendre les renseignements donnés à cette occasion qu’avec la prudence scientifique indispensable.
7Il reste que, même s’il surmonte ces obstacles qui sont le lot presque normal de sa discipline, l’historien ne saurait venir à bout d’une autre difficulté. Difficulté ? A dire le vrai, il ne se la pose pas comme telle, pour la simple raison que sa démarche se situe en dehors. Sans lui faire, donc, aucun procès de tendance, constatons qu’il considère ces textes de l’extérieur, qu’il les prend comme des objets utilisables pour sa discipline à lui, en un mot qu’il ne les pénètre pas, puisque aussi bien ce n’est pas son propos. Mais un problème reste posé, qui est de savoir si l’objectivité, l’objectivisme même, de l’historien épuise tout le champ d’interprétation de ces textes. On devine que nous ne le pensons pas.
8Une autre voie s’offre, qui est de faire l’histoire de cette géographie. Les textes en question se voient ainsi promus comme sujets d’étude pour eux-mêmes, et non plus pour une discipline, l’histoire, que leur seule raison d’être serait de servir. Faire non plus l’histoire avec ces textes, mais l’histoire de ces textes, c’est, d’abord, les replacer dans le contexte culturel où ils se sont élaborés, puis développés : ainsi avons-nous fait au premier tome de cette Géographie humaine du monde musulman.
9Ce titre peut sembler réduire l’ensemble du domaine géographique à ce qui n’en est, comme on nous l’apprend aujourd’hui, qu’une partie. En réalité, il ne s’agit pas d’un sous-ensemble, mais de l’ensemble en sa totalité, dont l’épithète « humaine » est une spécification essentielle, et non pas le signe d’une de ses partitions possibles. Tout d’abord, au niveau le plus immédiat de la perception, l’épithète doit s’entendre dans le même sens qu’aujourd’hui : de plus en plus à partir de ses origines, les thèmes de géographie humaine se taillent dans cette littérature une part considérable.
10Mais il y a plus : entre macrocosme et microcosme, cette géographie, héritière de l’antiquité, tisse un réseau complet de relations. Tout ce qui est humain est cosmique, tout ce qui est cosmique est humain. Si l’homme reproduit en petit le modèle universel, la réciproque n’est pas moins vraie : les tempêtes, par exemple, sont la bile de la mer, et la terre vieillit ; sans doute le fait-elle non pas en bloc comme l’homme, mais par parties, ce qui assure, pendant que la décrépitude se produit ici, la régénération ailleurs. Mais, une fois réservés les droits de l’antagonisme posé, de décret divin, entre mort et vie, homme et univers, il reste que la vie du monde respecte, en son principe sinon en ses modes, l’exemple qui lui est fourni par l’homme : c’est par référence (de l’ordre de la différence) à celui-ci qu’est posée et expliquée la vie universelle. Et du reste, toute la création n’est-elle pas faite à destination de l’homme ? Les astres, les climats, sont là pour modeler sa complexion physique et son tempérament. Les plantes et les animaux le servent, et ne servent que lui ; tout comme leur existence est prévue, par le Créateur, en fonction de l’homme, leur étude ne s’attache pas à eux comme le fait notre botanique ; elle ne se propose pas leur connaissance en soi, mais la connaissance de leur utilité : végétaux et animaux ne sont qu’aliments possibles, peaux ou textiles, teintures, aromates, voire (s’ils ne sont pas, dans la réalité des faits, utilisables ni utilisés) curiosités qui doivent guider l’esprit de l’homme sur le mystère du monde : de ce point de vue, même le merveilleux n’est pas gratuit ; il est le signe qui nous fait savoir qu’à travers lui, Dieu nous interroge.
11Enfin, l’homme n’intervient pas seulement comme objet, mais aussi comme sujet de cette connaissance. Rien de moins désincarné que cette science, où les choix politiques, on l’a dit, interviennent, mais aussi le récit des aventures vécues, des amitiés nouées, l’amour et le regret du pays natal, les préférences culinaires, et tant d’autres irruptions de l’individu. N’oublions pas, surtout, les intentions littéraires : réussies ou non, elles prétendent donner à l’œuvre la sanction de l’écriture consciente, poser le rédacteur non pas seulement comme enregistreur d’un donné, mais comme auteur.
12Ainsi, par la place de l’homme, sujet au moins autant qu’objet de cette littérature géographique, les parallélismes, confrontations, comparaisons, commencent à s’imposer : et d’abord, avec la géographie constituée enfin (à partir du xixe siècle) comme science véritable, où l’homme-sujet s’efface au profit exclusif de l’objet de l’étude : l’homme en tant que phénomène, ou la terre, avec ou sans lui, en tout cas sans cet a priori finaliste qui est, on l’a dit, une dominante de nos textes.
13Telle quelle, cette comparaison nous invite, on le pressent, à une grande tentation : celle d’étudier ces textes non plus comme livrant les signes extérieurs d’une civilisation ou d’une culture, mais comme étant cette civilisation, cette culture elles-mêmes. L’étude des mentalités, à laquelle on est ainsi convié, sera précisée un peu plus loin, dans ses domaines, ses modes et ses paliers. On se contentera ici, à ce stade de l’exposé, de revenir, dans cet éclairage nouveau, sur quelques-uns des points dont on vient de traiter.
14On remarquera tout d’abord que sont levées les difficultés qui tenaient à l’intervention, dans la connaissance, d’un sujet sous quelque aspect que ce fût. Car ce que se propose une étude des mentalités, c’est de réintégrer ce sujet dans l’objet même de la connaissance qu’elle se propose, côte à côte avec ce qui, pour ce sujet, était déjà objet de connaissance. Il s’agit, en d’autres termes, de poser, comme but de la recherche, la relation entre objet et sujet qui, jusque-là, n’existait pas. Un exemple : soit, d’un côté, une certaine connaissance de la terre et, de l’autre, le sujet (auteur, école, tendance) qui l’expose. Le nouvel objet de connaissance, sur quoi se fonde l’étude des mentalités, c’est bien la relation entre ces deux termes, et non plus chacun des deux termes pris un à un. Plus le sujet intervient, disait l’historien, et plus l’appréciation réelle de l’objet qu’il nous propose est difficile ; nous disons, nous : plus le sujet intervient, et plus enrichie est la relation qui le lie à l’objet de sa connaissance.
15Ainsi voit-on que le propos est ici, non pas l’étude du monde tel qu’il fut dans la réalité, mais celle du monde perçu, approuvé, corrigé, remodelé, rêvé même par les consciences. Prenons le thème de Bagdad, centre du monde musulman, mais centre déclinant dès le IVe/Xe siècle ; on continue à en chanter la louange, mais on en déplore aussi la décadence, on en craint la ruine. Pour nous, ce qui importe, c’est de mettre en rapport la fausseté historique d’une glorification inchangée avec la vérité dramatique du rêve poursuivi. Sinon, comment juger d’un auteur qui entonne à la fois les deux airs, celui du panégyrique et celui du thrène P Clichés, dira l’historien de la littérature. Nous dirons, nous : distorsion entre le rêve et le réel, et drame d’une conscience déchirée.
16La question posée déborde, on s’en doute, le cadre d’une seule civilisation. L’intérêt de la recherche est de viser à comparer les civilisations entre elles : celles-là mêmes, bien sûr, qui vécurent aux temps de l’Islam, depuis l’Extrême-Orient jusqu’à Byzance et à l’Occident chrétien, mais, tout aussi bien, n’importe quelle autre, le but commun à ces recherches, sur quelque aire culturelle qu’on les mène, étant bien d’étudier, sinon d’éclaircir toujours, ce qui, en chaque civilisation, appartient aux héritages propres et ce qui relève de la « pensée sauvage » au sens où l’entend l’anthropologie d’aujourd’hui.
17Mentalités, qu’est-ce à dire ? Le mot, sans doute parce que le français courant le connote, trop souvent, de façon péjorative, est volontiers récusé, tout comme le sont « Weltanschauung », « paysage mental », « psychisme collectif ». Mais peu importent les mots, à la vérité. Qu’on désigne l’entreprise comme on le voudra, pourvu que l’on soit bien d’accord sur l’entreprise elle-même, qui est d’apprécier la relation entre le monde tel qu’il est et la représentation que l’on s’en donne. S’agissant de la civilisation arabo-musulmane du Moyen Age, la première question à poser est celle du champ même de la représentation, des limites de l’objet sur lequel elle s’exerce.
18On peut ici distinguer trois registres principaux, qui correspondent du reste assez bien à l’apparition même des thèmes dans la littérature géographique arabe. Le premier, issu de la géographie astronomique, au croisement des influences ptoléméennes et persanes, couvre la représentation du monde global. Les questions principales sont celles de la place de la terre au sein de l’univers, des influences astrales et zodiacales auxquelles elle est soumise, de sa répartition en « climats », de sa description générale enfin, avec ses mers, montagnes et fleuves. Ce registre s’enrichit d’un autre, venu, lui, des préoccupations de la géographie des administrateurs et des voyageurs, à savoir : la description des peuples étrangers. Ainsi s’élabore, au total, la représentation de la terre, en son ensemble ou région, mais Islam non compris.
19Une autre tendance se développe à partir de la description même de la terre que l’on vient d’évoquer. C’est ce que l’on pourrait appeler la géographie physique, à la condition expresse de ne pas oublier ce que l’on a dit plus haut, touchant la permanence d’une relation entre les phénomènes ou le milieu physique et l’homme. Cette précision rappelée, on décrira cette géographie-là comme se proposant, de fait, l’étude d’un milieu : non plus seulement montagnes, mers ou fleuves, mais aussi végétaux, animaux, phénomènes météorologiques, étude des sols. Un tournant important se situe au début du ive/xe siècle : sous des influences écloses en milieu iranien, cette peinture se limitera à celle du monde arabo-musulman et de lui seul, dans l’esprit de ce que l’on appelle « l’atlas de l’Islam ».
20Une fois resserré le champ de la géographie, un autre mouvement, comme par compensation, s’opère : en profondeur cette fois. Tout en restant limitée au monde musulman, la description ajoute, à la peinture du milieu, celle des hommes, dans l’esprit, à la fois, des administrateurs et des voyageurs. Ainsi s’élabore définitivement une géographie totale de l’Islam, dont les champs principaux seraient la géographie administrative (circonscription ou Etats, itinéraires, impôts), la géographie économique (productions, courants d’échanges, prix), la géographie religieuse (écoles, hérésies, confessions non musulmanes), la géographie du quotidien enfin (langues, coutumes, géographie biologique, techniques).
21Le champ ou, si l’on veut, l’objet de la représentation, étant ainsi cerné, il importe de savoir à quel palier de la société ou de la culture, dans quelles couches ou catégories de la population cette représentation s’opère. Première constatation : la conscience populaire, de masse, est absente, de cette littérature-là comme de la littérature arabe classique en général : sur ce dernier plan, on signalera au passage que les exceptions comme les Mille et une Nuits (si exception il y a) s’expliquent par des considérations très précises, tenant à des circonstances historiques bien délimitées, dans le détail desquelles on ne pourrait entrer ici. S’agissant de la géographie, un exemple unique de littérature de colportage (un calendrier espagnol sur la diffusion duquel nous ne sommes que fort mal renseignés) et certains dictons ou proverbes, très rares au demeurant, et chez un seul auteur, ne sauraient valablement nous autoriser à parler de littérature populaire.
22Un autre niveau est, en revanche, parfaitement repérable : celui des œuvres savantes, émanant de spécialistes. On rangera dans cette catégorie, tout d’abord, des traités qui, dans la tradition de la géographie astronomique et mathématique, s’attachent à situer sur le globe quelques points principaux qu’ils définissent par le chiffre : longitude et latitude. Rien qui débouche, ici, sur une description ou une représentation ; simplement, la notation brute, sans commentaire, le tableau, la liste. Pour notre propos, ces ouvrages ne présentent pas d’autre intérêt que de nous permettre d’apprécier le degré d’erreur ou de vérité d’une connaissance, et rien de plus.
23Mais il n’y a pas que ces textes : dans la première moitié du ve/xie siècle, un authentique savant, Bîrûnî, décrit par exemple avec force détails et dans une langue parfaite, l’Inde. Aucun doute : il tranche sur tous nos autres textes qui, du coup, prennent l’allure d’une littérature moyenne, ce qu’elle est du reste, dans la réalité : elle s’adresse, on l’a dit, à un public d’ » honnêtes gens », cultivés mais non spécialistes. Constituant la majorité, presque l’exclusivité, de nos textes, c’est elle évidemment qui fonde notre étude et en délimite le champ social : c’est cette vision moyenne, illustrée par elle, qui nous intéresse, et non, malgré ses incontestables mérites, celle d’un Bîrûnî. A supposer qu’un spécialiste de l’Occident de la Renaissance, soucieux d’étudier, dans sa discipline, une représentation du monde, se fonde sur des textes « moyens » comme les nôtres, intégrerait-il à ses données celles d’un Léonard de Vinci ?
24La littérature populaire étant hors de question, et la littérature savante relevant d’un autre niveau d’analyse, nous voici donc en présence d’une littérature qui se situe entre elles deux. Encore faut-il lever un préalable : on n’aura rien fait, on ne sera habilité à poursuivre aucune recherche, si cette littérature moyenne n’est pas homogène, si elle ne constitue pas, au sens sociologique du terme, une « population » apte à justifier l’enquête qui se fonde sur elle. Mais avant que d’en arriver là, force nous est de revenir encore sur la littérature savante : du reste ces quelques mots nous mettront-ils sur la voie d’une définition de la littérature moyenne, par référence à celle des savants.
25On pourrait nous objecter en effet que, si nous définissons la littérature moyenne comme celle de gens cultivés mais non spécialistes (au contraire de la littérature, spécialisée, des savants), la représentation du monde que nous fondons sur cette littérature moyenne ne laisse pas d’être amputée de certains éléments peut-être essentiels, ceux-là mêmes que les savants prennent en charge. En fait, il rien est rien : les thèmes de la géographie mathématique, par exemple, sont présents dans nos textes aussi, mais digérés, simplifiés, passés au moule de la « littérarisation ». Nous ne les perdons pas, nous les récupérons, au contraire, mais transformés : au pire, mal assimilés, mal compris ; au mieux, simplifiés et présentés dans l’esprit d’une vulgarisation intelligente. En tout cas, c’est bien le passage à la formulation moyenne qui crée la différence entre nos textes et ceux des savants, entre une culture moyenne et la spécialisation des techniciens, entre un savoir qui se veut aussi communication et une science qui se veut d’abord recherche.
26Reste à définir ce qu’on entend par moyen. L’un de ces géographes, Muqaddasī, déclare, dans la préface de son livre, s’adresser aux administrateurs, aux commerçants et à tout homme soucieux de s’instruire. Ce voisinage est éclairant : aucun de ceux-là ne prétend à une haute technicité. Ce qu’ils attendent du livre, c’est un ensemble de connaissances de base pour une documentation pratique ou une culture. Et c’est bien ce que ce livre, comme tous les autres qui nous intéressent ici, leur offre en effet.
27A cela, rien d’étonnant : nos auteurs sont eux-mêmes représentatifs d’une moyenne. Socialement d’abord : Si l’on s’adresse à l’administrateur, au marchand ou à l’honnête homme, c’est parce qu’on est soi-même — ou qu’on pourrait être — selon le cas, honnête homme, marchand ou administrateur. Mais tous trois sont personnages d’intervalle, non d’extrêmes : le fonctionnaire n’est ni le premier venu, ni le vizir ou le calife. Le marchand n’est ni le petit boutiquier du souk, ni le noble ; il est, en réalité, le grand commerçant du voyage lointain, à la Chine par exemple. L’honnête homme, enfin, s’il se distingue de son homologue français par certaines différences sociales, lui ressemble néanmoins par une définition instinctive du savoir et du goût : culture plus que science, et des lumières sur tout plutôt que l’approfondissement total d’un champ de savoir.
28Autre définition de cette moyenne : sur le plan politico-religieux. Dans la vie de l’Islam, fondée sur des options qui représentent des engagements politiques autant que des choix théologiques ou juridiques, nos auteurs se caractérisent par leur appartenance à un Islam moyen, qui récuse les extrémistes des deux plus grandes tendances sunnite et chiite. Politiquement, ces mêmes auteurs peuvent appartenir à l’ethnie arabe ou iranienne, mais ils récusent tous le « jusqu’au-boutisme » des nationalismes culturels de l’une ou de l’autre. A deux exceptions près, tous écrivent en arabe, tous sont représentatifs d’un Islam ethniquement et culturellement diversifié, mais qui entend s’exprimer dans un langage unique, celui qui transmit la Révélation coranique et qui donna au monde musulman son unité : l’arabe.
29Moyenne, enfin, comme on vient de le laisser entendre, par la culture. Dans les œuvres qu’elle produit, cette géographie se fonde à la fois sur les lectures et l’expérience vécue, l’abstrait et le concret, le refus d’une spécialisation outrancière et l’éclectisme du savoir, un style à l’occasion relevé, toujours correct, mais jamais inaccessible, le désir d’œuvrer pour le plus grand nombre joint à la conviction d’appartenir à cette élite que définit la possession d’une connaissance. Pour ces auteurs, la culture est finalement une sorte de passeport social, le ferment unitaire de toute une « classe » moyenne : moyens en effet, le fonctionnaire, le commerçant et l’honnête homme définis plus haut le sont par la culture autant et même plus que par la position sociale.
30Il nous semble donc que cette triple moyenne, sociale, politico-religieuse et culturelle, définit assez bien cette « population » dont nous parlions plus haut, et fonde en droit l’étude d’une représentation du monde par un Islam moyen. Sans doute fera-t-on remarquer que les géographes ne sont pas les seuls à pouvoir être définis comme tels. On voudra bien convenir toutefois que, s’il existe d’autres « populations » peut-être aussi homogènes, la leur apparaît, compte tenu du thème de cette étude, la mieux fondée en droit : car, cette description du monde, elle est la seule à se la proposer véritablement comme objet. Elle est la seule à pouvoir valablement engager la recherche, sinon l’épuiser.
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31Reste à fixer la méthodologie de notre démarche. Tout d’abord, on ne distinguera pas artificiellement entre les séquences isolées et les œuvres globales. Sans doute ces dernières, qui se proposent la géographie comme propos exclusif ou du moins principal, constituent-elles le pivot même de la recherche. Mais dans la mesure où la géographie tend à faire partie du bagage intellectuel de l’honnête homme, entendu au sens le plus large, il faudra bien la débusquer aussi des repaires où elle se cache, derrière des titres qui ne la signalent pas : comment refuser la contribution considérable qu’une encyclopédie comme celle de Masՙūdī, sous un titre aussi enigmatiquement poétique que celui de « Prairies d’or », apporte à notre investigation ? La géographie sans les géographes n’a pas moins de valeur que celle des géographes eux-mêmes : aussi bien est-ce la même, simplement intégrée à des œuvres dont le propos la dépasse,
32Ainsi isolera-t-on des thèmes, qu’on notera tels quels de façon à élaborer l’encyclopédie géographique totale, rassemblant toutes les œuvres qui se la partagent. La méthode suivie ne sera pas si différente de celle que l’on suit pour l’étude thématique des textes littéraires, qui commence par l’inventaire patient des mots et de leurs associations, et où le plan, l’organisation et aussi les intentions stylistiques ne se dégagent que peu à peu, en partant de l’intérieur des textes, par l’analyse formelle et l’étude des réseaux de relations, des récurrences, des fréquences, voire des silences.
33Ce faisant, on verra s’élaborer, thème après thème, l’image du monde perçu, différente ou non de celle du monde réel. Dira-t-on qu’on arrive ainsi, et qu’on doive viser, à récuser totalement l’histoire, le réel ? A la vérité, on ne le peut ni ne le doit. Pour apprécier la distance éventuelle entre le réel et le perçu, la référence au premier est évidemment indispensable. Deux exemples entre mille : quand tel auteur, évoquant la faune de l’Asie centrale, parle de rhinocéros, sans doute sera-t-on, a priori, d’autant plus tenté de taxer sa notation de merveilleux, que le thème du rhinocéros se croise avec celui de la licorne. Mais on n’aura rien fait, pour apprécier le degré même de ce merveilleux, tant qu’on n’aura pas signalé l’existence, en Asie centrale, de gisements de rhinocéros fossile que, peut-être, le voyageur (celui qui rédige ou celui dont on s’inspire) a pu voir. Autre exemple : si l’on sait qu’un même mot, celui de Burğān, peut désigner à la fois les Bulgares du Danube et les Burgondes (ou Bourguignons) il faudra bien discerner où sont les uns et les autres si l’on veut savoir, sur ce point très précis, où commencent et où finissent les brumes qui obscurcissent la carte de l’Europe et si, oui ou non, les Burğān sont un seul et même peuple pour l’auteur qui écrit ce mot ?
34Ainsi étudiés, inventoriés, les thèmes (ou les fiches, si l’on préfère) constitueront un corpus dont le classement et l’organisation dépasseront finalement l’étude des auteurs pris un à un. Ce à quoi doit tendre la recherche ainsi menée, c’est à une lecture globale de l’ensemble des textes, un peu comme si chaque auteur écrivait pour tous, comme si, en lieu et place d’œuvres plus ou moins diversifiées, il n’y avait qu’une seule œuvre écrite par le Musulman moyen, au sens où nous l’avons défini. C’est ici que doit prendre toute sa valeur — et se vérifier à l’analyse — la définition de la « population » opérée plus haut. Or, tel semble bien être le cas dans la réalité : si l’on constate, sur tel thème particulièrement privilégié, massif pourrait-on dire, une convergence d’ensemble des auteurs intéressés, si, là où ils parlent tous ensemble, ils parlent comme un seul, n’est-on pas fondé à penser que, pour un thème moins fréquent, là où un seul parle, il parle comme tous les autres le feraient ? La réponse à la question revêt une importance extrême sur un point particulier et essentiel, celui de la quantité, de l’aptitude à juger de la pertinence d’un thème à partir de sa fréquence : nos textes sont parfois trop incertains ou mutilés, et trop d’autres nous manquent, pour qu’on récuse tel ou tel thème sous le prétexte qu’il n’apparaît pas assez fréquemment. D’où l’importance de notre « population » : représentatif de tout un ensemble d’auteurs, un auteur et un seul peut donner à un texte isolé l’autorité collective que lui auraient peut-être conférée, sous la forme de citations plus nombreuses, des hasards plus heureux dans la transmission des textes.
35A partir des notations qui révèlent ou trahissent la mentalité des auteurs, à partir des formulations réfléchies ou automatiques de l’écriture, on recompose et restructure la conception générale du monde à la lumière de laquelle s’éclairent toutes les attitudes individuelles, y compris celles qui, pour un historien, marquent un dangereux hiatus avec la réalité. Pour l’essentiel, cette conception est celle que se font des Musulmans, et des Musulmans orientaux. Musulmans, d’abord : l’étude du monde, et particulièrement du monde étranger, se réfère, de façon raisonnée ou inconsciente, au système de valeurs incarné dans l’Islam. Musulmans d’Orient : pour l’essentiel, le monde que l’on nous présente est vu de Mésopotamie et d’Iran, les peuples étrangers les mieux connus sont ceux avec lesquels ces pays entretiennent les relations les plus fréquentes et les plus proches, les produits du commerce les plus régulièrement notés sont ceux qui prennent le chemin de ce cœur du monde musulman qui a nom Bagdad.
36Dernier problème, dernière objection : pour être valable, l’étude ne peut être menée que dans la synchronie : or, ainsi qu’on l’a clairement laissé entendre, cette littérature a une histoire. A cette question fondamentale, on pourra répondre que l’étude, telle qu’on l’entreprend, porte sur un siècle et demi d’histoire, du milieu du iiie/ixe siècle à la fin du iveixe, et que ce laps de temps, pour une littérature qui compte quatorze siècles d’existence, réduit déjà considérablement l’objection : sommes-nous aussi fondés à parler, par exemple, pour l’Occident, de littérature du Moyen Age ? Mais cette réponse ne saurait satisfaire. Plus sérieuses sont les considérations qui tiennent à l’unité de la période envisagée : elle s’identifie avec la grande période du califat abbasside de Bagdad, depuis le moment où fleurit une civilisation universelle d’expression arabe jusqu’au moment où la destinée de l’Islam s’apprête, avec le ve/xie siècle, à changer de mains. Jusqu’à l’apparition du pouvoir politique turc, puisque c’est de lui qu’il s’agit, le monde musulman, malgré ses variations provinciales, reste un tout dans lequel les clivages, politiques ou autres, ne compromettent pas fondalement les échanges de l’économie et de la culture.
37Que tout change avec le ve/xie siècle, la littérature géographique nous le prouve, et abondamment. Les grandes constructions d’ensemble qu’elle a élaborées jusque-là ne se maintiennent plus que comme des survivances parfois mal remises au goût du jour, ou alors s’émiettent dans la dispersion spatiale ou temporelle du journal du voyage. Les Maghrébins, jusque-là absents ou presque, font dans cette littérature une entrée remarquée : preuve que l’ancienne vision orientale laisse la place à d’autres points de vue. Enfin et surtout, un concept essentiel, celui de « domaine de l’Islam », qui se forme et s’exalte aux iiie/ixe et ive/xe siècles, au point d’inspirer l’un des genres essentiels de cette géographie (1’ » atlas de l’Islam » développé et approfondi), ce concept-là disparaît ensuite, sans laisser la moindre trace, après l’an mil. Est-ce assez dire que, par référence aux époques précédentes, où la géographie arabe n’existe pas, et aux époques qui suivent, où elle s’engage dans des voies si différentes, sous un climat si changé, l’époque qui nous intéresse apparaît fortement singularisée, assez, en tout cas, pour être traitée dans la perspective d’une synchronie rigoureuse ?
38Sans doute l’étude des mentalités requiert-elle, d’ores et déjà, d’immenses moyens qui dépassent les possibilités du chercheur isolé, et sans doute la littérature dont il vient d’être question n’épuise-t-elle pas, on l’a dit, même si elle est privilégiée du fait même de l’objet qu’elle se propose, toute la représentation que se fait, du monde où il vit, un Islam si divers de peuples, de tendances et d’expressions. L’analyse demandera, de toute façon, à être confrontée, d’un côté, avec des approches plus partielles et, de l’autre, avec celles qui se proposeront d’étudier les mentalités à d’autres époques de la civilisation de l’Islam, classique ou moderne. Il faudra surtout, comme on l’a souligné, qu’elle confronte ce monde avec d’autres, d’Orient et d’Occident. Devant un champ si immense, illimité même, et avec des moyens combien imparfaits, avec une méthodologie qui ne se précisera, trop souvent dans ses détails, qu’au fur et à mesure de la recherche, sans aucune expérience ou presque pour la porter, décidément, la tâche peut apparaître immense et périlleuse. Mais ce n’est pas une raison pour en rester au stade des problématiques2. »
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39Je voudrais insister un peu sur ce dernier point. Mon but a été, a été seulement, dans l’esprit défini, de dresser, plume en main, le bilan d’une représentation, de livrer celle-ci comme un témoignage brut. Je mentirais si je parlais de tâche, encore plus de labeur : mes vieux géographes furent mes compagnons. Chemin faisant, dans la paix qu’ils m’apportaient, je les évoquais, tantôt passionnés d’aventure, tantôt repliés sur les livres de leurs prédécesseurs ou sur cette tradition que Proust fait « à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. » J’enregistrais leurs dires, leurs dires francs et clairs, mais je me souvenais, avec Proust encore, que parfois aussi, sous les réticences, les rêves cachés, les regrets ou les silences, « une vérité plus profonde que celle que nous dirions si nous étions sincères peut quelquefois être exprimée et annoncée par une autre voie que celle de la sincérité. »
40Paris, octobre 1972.
41N. B. — Au moment de publier ce livre, ma reconnaissance évoque tous les amis qui m’ont aidé (et pas seulement de leurs conseils ou de leurs observations), le personnel de la bibliothèque des « Langues 0 », mes étudiants, à qui je dois, au cours de nos séminaires de recherches, bien des suggestions, enfin la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études et les éditions Mouton, qui auront permis, à ce livre comme au précédent, de voir le jour. Sans oublier, naturellement, l’imprimerie Paillart, ni Mlle Marthe Briata, qui a bien voulu se charger de la composition des index ; avec sa diligence et sa compétence coutumières.
Notes de bas de page
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