Représenter ses actions
Le cas des inspecteurs et des médecins du travail
Die Darstellung der Handlung durch ihr Subjekt
Representing Actions
p. 115-148
Résumés
Cet article s’intéresse à la façon dont les personnes représentent leurs actions, dans le cadre de dispositifs qui créent à la fois des moyens et des contraintes d’expression. Après avoir défini la posture “herméneutique” qui guide son travail, l’auteur indique les grandes lignes d’une méthode qui allie l’observation, in situ, de segments d’action et l’analyse des opérations successives par lesquelles les agents rendent compte de ce qu’ils font. En analysant deux cas tirés d’univers administratifs (inspecteurs et médecins du travail), l’article met en évidence les moments de “résistance à la représentation” des actes selon les exigences réglementaires, et les coûts que les agents doivent alors consentir pour traduire leurs actes selon les formules imposées ; il décrit a contrario les figures de compte rendu dont les agents considèrent qu’elles sont plus fidèles à leurs actions véritables : jugements de proche en proche, référence à une casuistique, référence à une éthique, jugements synthétiques incorporés par la personne.
This paper is concerned with the ways in which people represent their actions, in the framework of devices which create both means and constraints for expression. After defining the hermeneutical position of his work, the author indicates his main methodological guidelines, combining in situ observation of fragments of action and the analysis of the series of operations by which the actors account for what they do. Examining two different administrative situations, the paper shows the moments of “resistances to representation” of actions according to procedural rules, and the costs incurred by the agents for consenting to translate their acts into imposed formulae. On the other hand, it describes those accounts which are considered by the agents themselves as corresponding more exactly to their real actions.
Der vorliegende Text untersucht die Art und Weise, wie Personen ihre Handlungen darstellen, und zwar im Rahmen der Dispositionen, die gleichzeitig Mittel und Zwänge für deren Ausdrückbarkeit sind. Nach einer Erläuterung seiner hermeneutischen Vorgehensweise, zeigt der Autor die Grundzüge einer Forschungsmethode auf, die die Beobachtung in situ von Handlungssegmenten mit der Analyse der sukzessiven Operationen verbindet, durch die die Handlungsträger Rechenschschaft über ihre Handlungen ablegen. Durch die Untersuchung zweier Fälle aus dem Bereich der Administration, es handelt sich um Arbeitsinspektoren und – mediziner, zeigt der Artikel die Momente von Widerstand gegenüber der Darstellung von Handlungen gemäss den reglementären Anforderungen auf sowie die Anstrengungen, die die Handlungsträger in diesem Zusammenhang auf sich nehmen müssen, um ihre Handlungen in die Sprache der vorgegebenen Formeln zu transponieren. A contrario werden Beispiele von Rechenschaftsberichten vorgestellt, die von den Handlungsträgem als angemessener angesehen werden, was den wahren Inhalt ihrer Handlungen anbelangt : Einschätzungen im Kollegenkreis, Bezugnahme auf eine Kasuistik, ethische Betrachtungen und synthetische Urteile, die sich die betreffenden Personen zu eigen machen.
Texte intégral
1De nombreuses situations imposent aux personnes de transcrire leurs actions dans des paroles, des textes, des inscriptions : procès, confessions, rapports scientifiques et administratifs, témoignages, entretiens avec un sociologue, etc. Ces situations instaurent une rupture dans le déroulement de l’action. Pour reprendre la terminologie de Schutz (1987), l’action devient alors un « acte » : elle n’est plus ouverte sur l’avenir, on en connaît l’issue, on peut la considérer rétrospectivement et la configurer en un « récit » (Ricœur, 1983). Le compte rendu est un exercice qui ne va pas de soi : il faut trouver les moyens de dire « ce qui s’est réellement passé », et conformer généralement le récit à des modalités d’expression imposées. Les univers administratifs abondent en moments de ce type : on demande aux agents de rendre compte de ce qu’ils font selon des formules encadrées par des textes réglementaires. Nous nous centrerons dans ce texte sur les difficultés rencontrées par des agents devant cette contrainte, nous examinerons les résistances à la représentation des actions : ces moments où les actes refusent d’entrer dans des paroles, des inscriptions, des supports adéquats d’enregistrement.
2Les représentations de l’action doivent emprunter des dispositifs, c’est-à-dire des ensembles stabilisés de ressources partagées par les personnes. Ces dispositifs créent la possibilité même des récits : ils fournissent aux personnes des mots, des présupposés, des formules, des supports de transcription qui permettent de dire l’action selon des voies compréhensibles à autrui ; ils permettent de sortir l’acte du silence. La confection de ces dispositifs peut être liée, par exemple, à un souci d’autoréflexion menant sur la voie de l’éclaircissement (cf. Habermas, 1976). Il s’agit alors, comme dans le cas du dispositif analytique, de créer les conditions favorables à une verbalisation des actes. Ces dispositifs créent en même temps des exigences : ils obligent les personnes à recourir à certains procédés pour rendre leur rapport recevable. La confection d’entités collectives montre cette double nature des dispositifs : en se rassemblant les personnes créent des moyens partagés d’expression ; dans le même temps, l’appartenance au groupe suppose de respecter les formes d’expression qui ont été instituées1.
3Les exemples de l’inspection et de la médecine du travail nous permettront de travailler cette double dimension des dispositifs de représentation des actions. D’une part, ces agents se heurtent à des situations de discordance : ils doivent faire entrer dans des moules réglementaires des actions qui résistent à cette opération. Les agents sont donc amenés à contester des dispositifs qui les obligent à produire des représentations infidèles de leur travail. D’autre part, ils sont confrontés à des moments où il manque des outils pour rendre leurs actions singulières commensurables. Ils ont alors affaire à des représentations introuvables. L’objectivité de leur action leur échappe. Nous nous intéresserons donc particulièrement aux moments de clôture des représentations, lorsque s’arrête la chaîne invoquée des raisons de l’action, qualifiée alors d’« arbitraire » ou de « subjective ».
4Nous nous placerons au moment du passage à la représentation, pour montrer les résistances qui surgissent et les solutions que trouvent les agents. Notre investigation nous portera des deux côtés du passage : en amont, du côté de l’action, dans l’atelier ou le bureau du chef d’entreprise, lorsque l’agent prépare les jugements qu’il aura à transcrire dans son compte rendu ; en aval, du côté du produit fini (le procès-verbal d’infraction, la fiche d’exposition à des risques, la fiche d’aptitude) qui circulera devant d’autres juges, et servira de point d’appui à d’autres comptes rendus (au tribunal, au ministère, …). Dans un premier temps, il sera nécessaire de clarifier la relation que nous établissons entre notre discours, sociologique, sur l’action, et les propos des personnes sur ce qu’elles font. Nous développerons ensuite nos outils d’étude des procédés de représentation de l’action, avant d’étudier les figures de résistance à la représentation2.
Réduction critique et Herméneutique
5Ricœur (1977) précise les caractéristiques de la sémantique générale de l’action. Se référer à une action équivaut à s’engager dans un « réseau conceptuel » spécifique, qui articule entre eux les éléments suivants : des agents (ou acteurs), dotés d’attributs précis (des « intentions », des « motifs », des « buts », des « motivations », et parfois, des « dispositions » ou un « inconscient ») ; des circonstances de l’action que les agents ne produisent pas, et qui circonscrivent les événements physiques comme autant d’occasions favorables ou défavorables ; des interactions entre agents dans les cas d’actions complexes où chacun agit « avec » d’autres ; une issue de l’action. Les dispositifs de représentation des actes délimitent les voies par lesquelles cette sémantique générale sera remplie : quand peut-on légitimement faire débuter l’action ? quels sont les objets qui importent comme circonstances pertinentes ? de quels attributs peut-on doter les agents qui interviennent dans le discours ?
6Nous adoptons une attitude herméneutique, dans le sens que lui donne Gadamer (1976), vis-à-vis des discours des personnes sur leurs propres actes. Cette posture implique d’être « ouvert » à la vérité de ces discours. Les personnes donnent des raisons à leurs actes, elles imputent des motifs aux autres acteurs, elles peuplent les circonstances d’objets, elles assignent une origine aux actions. Comme l’a montré Paul Ricœur (1983), tout récit consiste à isoler, clore, et donc configurer un segment d’action particulier, parmi l’infini enchevêtrement des interactions entre les hommes. Le travail consistera donc à suivre ces opérations, sans juger de leur validité. Notre intérêt se porte sur la façon dont les personnes confectionnent des comptes rendus, et nous étudions le destin de ces discours. Nous sommes attentifs aux difficultés dont témoignent les personnes pour construire un discours réflexif et pour le faire passer. Nous considérons les résistances à la représentation de l’action, non comme des erreurs, ou des ignorances, par rapport à ce qu’est réellement l’action, mais comme des discordances entre dispositifs. Cette attitude signifie notamment l’abandon d’une prétention qui serait de produire un discours sociologique de l’action plus probant que celui des acteurs sur eux-mêmes.
7L’herméneutique doit consentir à deux sacrifices. D’une part, il ne peut plus être question de construire un modèle d’agent, c’est-à-dire de fixer dans un état définitif, avec des attributs définitifs, l’agent de base des actions particulières, que celui-ci soit doté d’une constellation d’intentions conscientes (acteur stratégique) ou d’un ensemble de dispositions intériorisées. Une telle « sociologie de l’agent » instaure nécessairement un rapport critique avec les discours des personnes sur leurs propres actions, dès que ceux-ci s’avèrent différents du modèle. Elle est donc contradictoire avec une visée herméneutique. Le même raisonnement doit s’appliquer aux « objets qui importent » dans l’action : rendre compte d’une action ce n’est pas seulement dire quels étaient les motifs d’agir des agents, mais marquer l’environnement pertinent, « meubler le monde », pour reprendre l’expression de Putnam (1984). Instaurer un rapport herméneutique avec les discours de l’action des personnes implique de ne pas peupler a priori l’environnement d’une collection d’objets, mais de suivre les personnes lorsqu’elles imputent aux objets une influence sur leurs actes. L’herméneutique abandonne donc la recherche d’une transparence de l’action, cet horizon dans lequel le chercheur pourrait lire à l’intérieur des agents, dire leurs intérêts et leurs dispositions réellement agissants, ainsi que les objets qui entourent et contraignent les actions.
8Nous nous intéressons à l’intégralité de la chaîne de confection des représentations de l’action. Non pas seulement aux discours déjà constitués, mais aussi au milieu circonstanciel dans lequel ils prennent naissance. Par conséquent, nous avons besoin, nous aussi, de dire des actions. On ne peut donc travailler sans agent, ni sans objet, à moins de se cantonner dans l’étude des discours. Pour étudier le passage des actions à leurs représentations, il faut trouver une modalité de présence des personnes et des objets qui, tout en permettant de décrire les actions dans lesquelles les personnes viennent chercher les sources de leur jugement, ne fasse pas basculer d’une posture herméneutique à une réduction critique du discours des personnes.
Le rôle des épreuves dans la confection des représentations des actions
9Je partirai de la question de la référence : comment se construit un discours, et comment il construit sa référence3. Deux composantes interviennent dans la fonction référentielle du discours. D’une part le discours se rattache au monde extérieur par des opérations de référence ostensive. Dans le cas de la parole, les déictiques et les gestes permettent de désigner la présence d’un objet partagée, dans la situation, par le locuteur et l’auditeur. Lorsqu’il s’agit d’écrits, la référence ostensive intervient lorsque les textes renvoient à des zones hors-texte (tableaux, figures, photos, …). Par exemple, dans le cas des articles scientifiques, la sortie du texte vers les figures, que le lecteur a entre les mains, comme l’auteur, est un moyen essentiel d’assurer la référence à des faits (Latour, 1989). La fonction référentielle du discours passe également, d’emblée, par des dispositifs de représentation. Que ce soit dans un discours oral ou écrit, la présence d’un objet du monde extérieur n’est pas toujours transmissible à la désignation directe. Des chaînes de représentation assurent les personnes qu’en désignant tel objet, elles discourent d’autres objets qui sont dans le monde sans être immédiatement présents : ces objets sont « représentés ». Parmi les dispositifs de représentation on trouvera notamment des mots, des instruments (e.g. des appareils de mesure), des séries d’inscriptions (e.g. des chaînes d’enregistrements statistiques). Ainsi, la zone hors-texte d’un article scientifique assure la référence à des objets, dans la mesure où la capacité représentative des appareils utilisés est reconnue par le lecteur.
10On ne peut analyser la fonction référentielle des discours indépendamment d’une théorie des épreuves. Boltanski et Thévenot (1987) définissent l’épreuve comme le moment où les personnes « montent en généralité », c’est-à-dire qualifient les circonstances selon des « natures ». L’épreuve est l’acte de passage des désignations singulières à des « identifications qualitatives », pour reprendre le terme de Strawson (1973). Les objets désignés de manière ostensive se transforment en objets reconnus, c’est-à-dire identifiés dans des classes de particuliers. L’épreuve révèle une réalité. C’est le cas dans l’exemple du travail scientifique lorsque les personnes reconnaissent dans cette figure produite par un inscripteur un objet du monde extérieur (une molécule, un pulsar, un rayonnement)4. Mais c’est aussi le cas lorsque des personnes voient la présence de la Vierge dans ce qu’elles désignent là, dans ce jardin, ou dans ces nuages, ou dans cette odeur de roses (Claverie, 1990). C’est aussi le cas lorsque l’inspecteur du travail, en visite sur un chantier du bâtiment, voit la présence d’un risque de chute, sur cette terrasse, lorsque son mètre-pliant indique que la hauteur d’un garde-corps est inférieure à 90 cm (Dodier, 1987). La constitution de l’épreuve, et l’accord entre les personnes concernant les êtres présents et révélés dans la situation, présupposent un accord préalable, explicite ou implicite, sur la capacité représentative du dispositif de l’épreuve. Ces préalables permettent de s’appuyer sur des objets pour rendre compte de la présence d’autres objets. C’est alors en prenant appui sur ces accords que les personnes interprètent la situation comme surgissement et identification de nouveaux objets5. Avec d’autres préalables, les personnes ne verraient ni la molécule, ni la Vierge, ni le risque de chute dans cette figure, dans cette odeur de roses, dans cette indication du mètre-pliant. Ils ne verraient rien, ou autre chose.
11À la différence d’une réduction critique, une telle analyse ne soumet pas les discours à un jugement de validité, mais examine au contraire les opérations et les dispositifs par lesquels les personnes élaborent ou contestent elles-mêmes la prétention des discours à la validité. S’il s’agit toujours de montrer des préalables, ceux-ci ne sont pas des préalables « critiques » forgés par le sociologue, mais des préalables à la reconnaissance des êtres. Ce sont les personnes qui manient ces préalables, dans les épreuves et dans leurs compte-rendus. Si, en montrant le poids des préalables à l’épreuve, la recherche s’apparente aux études constructivistes6, elle s’en différencie dans la mesure où elle tient compte de l’exigence de référence ostensive qui s’impose aux personnes : celles-ci ne prennent pas uniquement appui sur des mots et sur des conventions relatives aux instruments de représentation, mais sur ce qui est là, devant elles, ces objets singuliers désignés par le discours. Les médiations symboliques, institutionnalisées, ne suffisent pas à constituer l’intersubjectivité, il faut également engager des objets partagés, dans la situation ou dans l’écrit, par les personnes. Mais l’objectivité ne se retrouve pas pour autant renvoyée, comme dans le schéma de la réduction critique, dans le statut d’une factualité critique, qui contraindrait les discours à leur insu. Le poids des objets est celui d’une contrainte pragmatique.
L’interprétation des actions particulières
12Pour disposer de l’intégralité de ce passage à la représentation, il faut donc revenir aux moments où le discours est encore attaché à son « milieu circonstanciel » (Ricœur, 1986), c’est-à-dire lorsque les discours s’appuient encore sur des désignations ostensives de ce qui est là. Cette exigence implique une contrainte méthodologique forte : pour étudier dans leur intégralité les procédés de représentation de l’action, il faut avoir sous la main les actions primitives, et leurs représentations successives (dans des rapports, des procès-verbaux, des réunions, des fiches, …). Le travail empirique nécessite alors plusieurs points d’observation : observer directement les activités, où les objets et les personnes, identifiables mais pas encore identifiées selon des classes de particuliers, apparaissent à la perception du chercheur7 ; rassembler les traductions successives des actions. Il faut se donner les moyens d’observer le déroulement et l’issue des épreuves : les leçons qu’en tirent les personnes.
13L’exigence d’accès aux actions particulières dans lesquelles les discours puisent leurs milieux circonstanciels pertinents, avant de s’en libérer par la montée en généralité, conduit à reformuler plus clairement les arguments qui plaident en faveur de l’observation ethnographique comme méthode intéressante d’investigation. Trop de défenses de l’ethnographie se satisfont d’une rhétorique rapide du « vrai réel » que permettrait d’atteindre l’immersion de l’ethnographe dans le cadre de vie des personnes. Il ne s’agit pas de dire une fois de plus que l’ethnographe accède à un niveau de réalité primordiale, mais de définir une position où l’enquêteur est en mesure de reconnaître lui-même les particuliers auxquels se réfèrent nécessairement les représentations ultérieures des actions (dans des entretiens, des rapports écrits, des statistiques…). Par exemple, un incident survient, dans un atelier, sur une ligne de fabrication : l’ethnographe pourra prétendre saisir toute la palette des opérations par lesquelles les personnes désignent l’incident, le rapprochent d’autres événements particuliers, qualifient les protagonistes, traduisent ce qui s’est passé dans des revendications syndicales, dans des statistiques, dans des réunions de discussions, etc.8. Par rapport à l’histoire, l’ethnographie permet d’élargir la palette des représentations ; elle peut en particulier prétendre fixer les commentaires oraux, examiner les contraintes du passage à l’écrit. Elle accède à des segments d’action par la présence immédiate.
14Mais l’observateur représente lui aussi les actions. Il s’engage lui aussi, nécessairement, dans un réseau conceptuel, où il met en scène des agents, leurs intentions, des circonstances, un début et une fin de l’action. Toute note de terrain est un récit. L’ethnographe n’échappe pas au discours de l’action. Dans cette contrainte méthodologique une sociologie des dispositifs de représentation est nécessairement articulée avec une sociologie des agents en action. L’ethnographe définit les auteurs d’une action, il impute donc lui-même des responsabilités et des causes, il produit une version en concurrence avec celle des personnes, il attribue des motifs d’agir. Il « ascrit » l’action, au même titre qu’une décision judiciaire tranchant sur une responsabilité9. Sortir de la réduction sociologique critique ne consiste pas ici à refuser d’attribuer des motifs d’agir, à l’instar de l’ethnométhodologie, mais à définir une économie de l’interprétation qui mette le discours des personnes hors de portée des réductions.
Une première règle consiste à éviter, par une exigence d’immédiateté des motifs, l’établissement de doubles niveaux de motivation de l’action, typiques des réductions critiques. Dans le cas du modèle des dispositions, le sociologue procède à une « herméneutique des profondeurs » (Habermas, 1976) qui détecte les dispositions non conscientes derrière les motifs conscients. Dans les modèles de l’intentionnalité consciente, le sociologue débusque la duplicité d’un acteur qui cache délibérément ses visées réelles derrière une première façade. La règle d’immédiateté dans l’interprétation des motifs consistera donc à limiter l’horizon pertinent des agents à la situation immédiate, directement perçue par l’observateur dès lors qu’il partage le même espace spatio-temporel que les personnes. L’observateur écartera toute formule d’interprétation qui suppose un monde intérieur à double fond chez les agents : motivations inconscientes, inscrites dans une fonctionnalité de la vie psychique qui dépasse la situation présente, inscription de la situation dans des plans d’action conscients plus vastes10.
Il serait illusoire de penser que la présence immédiate de l’observateur est suffisante pour le doter des compétences de reconnaissance des objets particuliers auxquels se réfèrent les discours des personnes. Il faut pour cela que l’ethnographe apprenne lui aussi les préalables de reconnaissance sur lesquels s’appuient les personnes. Progressivement, au cours de l’enquête, l’ethnographe, parce qu’il recueille des comptes rendus « indigènes » de l’action, apprend l’usage de certains termes, en distingue l’origine, reconnaît des herméneutiques locales, acquiert lui-même les ressources de représentation partagées par les personnes. Il intègre progressivement ces ressources à ses propres moyens d’interprétation, il est capable de dire les actions en empruntant aux lexiques et aux grammaires locales. L’apprentissage ethnographique dote l’observateur des compétences nécessaires pour travailler à partir d’une factualité non critique. L’observateur définit un monde d’objets qui suit les procédés de désignation et les préalables de reconnaissance maniés par les personnes. Qu’il travaille sur les apparitions de la Vierge, et il devra, comme l’indique Élisabeth Claverie (1990), prendre pour objet de ses descriptions un monde où la Vierge peut être présente. Qu’il travaille dans un atelier de fabrication de fûts métalliques, et qu’il s’intéresse à l’impératif de sécurité, il devra apprendre à identifier dans les situations d’action les risques d’accident selon les formes d’expression mobilisées par les ouvriers, et non selon un inventaire spécialisé établi par un expert en hygiène-sécurité (Dodier, 1989b). L’interprétation sociologique des actions doit s’appuyer sur le même monde d’objets que celui constitué par les personnes dans leurs discours d’action.
Enfin, l’ethnographe ne prétendra pas imposer un discours de l’action contre les versions existantes : il doit se donner les moyens de suivre le déploiement des représentations ; il ne peut présumer des objets et des motifs d’agir plus justes que ceux manipulés par les personnes dans leurs propres versions, à moins de détenir, pour l’action considérée, la preuve de la supériorité de sa version11. En suivant ces trois règles d’interprétation (immédiateté des intentions, apprentissage des ressources locales d’identification des particuliers, et non-contradiction avec les représentations existantes), l’ethnographe peut interpréter les actions particulières selon une méthode qui laisse aux discours des personnes la possibilité de se déployer sans être rabattus sur une critique sociologique. Il peut montrer comment le discours sort relancé des épreuves de réalité, et comment, par les épreuves, les personnes sortent d’un univers de discours. Il s’impose en même temps des règles d’interprétation qui évitent les risques d’une herméneutique brillante mais par définition peu contrôlée à laquelle conduit une excessive liberté anthropologique comme celle que savoure Geertz (1973).
Les comptes rendus de l’action : Inspecteurs et médecins du travail
15Lorsque les agents, coupés du milieu circonstanciel de l’action, doivent rapporter leurs actes, oralement ou par écrit, des dispositifs de représentation se greffent abruptement sur les actions particulières. J’étudierai dans ce texte deux exemples : l’action administrative des inspecteurs du travail et une enquête épidémiologique sur les risques professionnels réalisée par des médecins du travail. L’inspection et la médecine du travail doivent affronter des exigences de représentation analogues : leur mission est définie par les textes juridiques de manière générale, les inspecteurs et les médecins remplissent cette mission au cours d’actions particulières dont ils définissent eux-mêmes le déroulement, puis ils doivent rendre des comptes selon des procédures appuyées sur des textes réglementaires plus détaillés12. Les actions doivent entrer dans un moule. Dans l’exemple de l’inspection du travail, nous examinerons principalement le moment de passage au procès-verbal d’infraction : l’inspecteur doit rapporter ses actes selon une forme recevable pour les magistrats, s’il veut que le parquet transmette l’affaire devant le tribunal, et que les juges condamnent l’employeur. Dans l’exemple de la médecine du travail, nous nous intéresserons aux procédés de codage mis en œuvre par des médecins qui participent à l’élaboration d’une cartographie des risques professionnels. À l’issue de chaque visite médicale, le médecin doit coder selon une nomenclature imposée par la fiche du questionnaire l’ensemble des risques auxquels est exposé le salarié13.
16Les inscriptions des inspecteurs et des médecins ne circulent pas de la même façon. Dans le cas des inspecteurs, des magistrats vont juger si l’inscription est correcte et digne d’intérêt Ils décideront s’ils donnent suite au relevé d’infraction. La contrainte est forte : en 1982, sur 21571 procès-verbaux dressés par l’inspection, 6854 ont donné lieu à condamnation (Liaisons sociales, 1986). Dans le cas des médecins, le protocole d’enquête prévoit que les médecins apprécient « librement » les risques14. Personne ne demande au médecin de se justifier : le passage par la nomenclature est la seule exigence. Le reste relève de « l’indépendance médicale ». Le jugement sur la validité des actes des médecins ne s’exerce pas au cas par cas, mais sur l’ensemble de l’enquête. Il vise alors l’ensemble de la profession.
17Dans le cas des inspecteurs, nous nous basons principalement ici sur l’observation des moments de passage au procès-verbal, et sur les commentaires des inspecteurs concernant ce qu’il faut faire pour que le PV « passe » auprès des magistrats. Les médecins, pour leur part, exprimaient leurs tensions intimes : ils parlaient des coûts du codage. L’entretien sociologique joue dans ces enquêtes deux fonctions simultanées : soit le sociologue écoute les agents qui font part de leurs difficultés pour représenter l’action correctement, et qui montrent des solutions trouvées à ces obstacles ; soit le sociologue interroge les agents sur leurs actes, il produit une nouvelle contrainte de représentation des actions, en ce sens l’entretien peut servir d’expérience pour produire et comprendre des résistances15. En soumettant les personnes à des expériences systématiques de questionnement sur les raisons de leur action, Harold Garfinkel (1967) a montré que l’on n’a jamais fini de rendre compte. D’une certaine façon, il y a en toute généralité une résistance de l’action à être transcrite dans un discours réflexif : la clôture du jugement engage une régression à l’infini. Ce résultat ne doit pas écraser toute différence entre les situations : il y a des cas où les personnes font part de la justesse du compte rendu, et d’autres où elles indiquent l’infidélité de la traduction. De même il y a des gradations dans l’expression des difficultés à réaliser une transcription juste. C’est cette diversité qui nous intéresse ici.
L’entrée des actes dans les dispositifs réglementaires
L’inadéquation des outils réglementaires de représentation
18L’observation du travail des inspecteurs montre l’étagement temporel des représentations de l’action. L’inspecteur parle du procès-verbal en premier lieu face à ses interlocuteurs dans l’entreprise, ou dans son commentaire à l’intention du sociologue : « je vais mettre un PV. » Il marque que l’employeur « mérite » une sanction. Dans une seconde étape, séparée de la première, l’inspecteur s’engage dans la rédaction. Il doit alors « trouver » les articles de droit, les arguments qui convaincront le parquet. Il doit rechercher tout ce qui va permettre au PV de « tenir ». Il mobilise le droit (cf. Lascoumes & Serverin, 1988).
19La représentation de l’action met donc en rapport deux collections d’anomalies qui apparaissent séparément dans le temps : une collection de problèmes qui justifient initialement le PV, et une collection de problèmes visés par le PV écrit16. Les inspecteurs marquent cette nécessité première du PV de la façon suivante : « en termes de bon sens c’est clair il y a un risque de chute. J’ai cherché une infraction, je n’en ai pas trouvé », « Je leur ai annoncé dès le départ que je mettais le PV […] Sur quelles bases mettre le PV ? », « Quels sont les textes qui visent ce genre de situation ? », « Il fallait aligner l’employeur », « Je vais le coincer là-dessus ». L’action résiste à sa représentation sous forme de PV lorsque l’inspecteur ne trouve pas dans le Code du travail les outils adéquats. La transmission des procès-verbaux, sans intermédiaire, auprès des magistrats, produit un fort taux de rejet, qui marque l’effort à faire pour accorder les comptes rendus de l’inspection et les critères judiciaires de recevabilité des affaires.
20Une première façon de traiter cette résistance est de restreindre les cibles. L’inspecteur annonce une série de problèmes qui, ajoutés les uns aux autres, méritent une sanction. Revenu à son bureau, confronté à son Code du travail, et à sa documentation technique, il fait le tri et définit ce qu’il va pouvoir finalement viser. Tout ne passe pas. La discordance est majeure lorsque l’inspecteur abandonne son projet, au motif que le PV « ne tiendra pas la route ». Le renoncement au PV est souvent une expérience douloureuse de la pluralité du sens des mots. L’inspecteur découvre, en lisant son Code du travail ou en discutant avec ses collègues, que ce qu’il désigne comme « risque de chute », comme « instabilité des échafaudages », ou comme « obstacle à l’action de l’inspection » ne recouvre pas ce que les magistrats désigneront par les mêmes termes.
21Dans le cas de l’enquête épidémiologique, on constate également que les dispositifs de représentation présument quels sont les objets pertinents de l’action. Le guide technique prévoit une visée générale du travail (rendre compte des risques professionnels sur lesquels interviennent les médecins) et une nomenclature standard qui liste a priori les risques pertinents. Les médecins résistent alors à l’outil au sens où la nomenclature ne recouvre pas la collection des risques identifiés par les médecins dans la suite de leurs interventions quotidiennes. Un répertoire de termes exprime dans les commentaires des médecins cette discordance entre ce qu’ils voient et ce qu’on leur demande de voir. La nomenclature est : « mal adaptée », « en décalage », « non appropriée », « rigide », elle ne « correspond pas » à l’« exercice quotidien », à « la pratique ». Les objets qui importent dans l’action sont « inclassables », ils « n’entrent pas dans les catégories, dans le moule, dans la structure », les médecins disent « ne pas se reconnaître », « être serrés dans le cadre ». Les médecins traitent ces discordances de plusieurs façons : soit ils recourent à la case des réponses ouvertes pour désigner les risques, mais certains découvrent qu’ils doivent presque tout mettre dans cette case ; soit ils s’engagent dans un travail coûteux pour faire correspondre les deux collections d’objets ; soit ils abandonnent l’enquête et protestent contre le médecin-inspecteur, contre l’inadéquation des fiches.
La création de traducteurs
22Une deuxième façon, pour l’inspection du travail, de traiter les tensions avec les exigences judiciaires de compte rendu, est de créer des traducteurs (cf. Corcuff & Lafaye, 1989). Certaines directions départementales du travail ont mis en place des personnes spécialisées et des outils qui viennent contraindre la rédaction des procès-verbaux pour la rendre conforme à des exigences juridiques, et qui viennent défendre devant les magistrats, et dans un langage qu’ils reconnaissent, les actes des inspecteurs. Le dispositif juridique de représentation des actes entre dans l’activité des inspecteurs sous forme de « PV-types », et de critique systématique des documents par un directeur-adjoint sur le plan de la « technique pénale » avant transmission au parquet. Le déploiement des raisons de l’action de l’inspection auprès des magistrats est assuré par des formules complémentaires de représentation : rapport circonstancié sur les raisons du relevé d’infraction rédigé par le directeur-adjoint, présence aux audiences d’anciens agents de terrain spécialisés dans le suivi des affaires au pénal, et qui défendent le dossier devant les juges lors de l’interrogatoire.
23Dans le cas de l’enquête épidémiologique, le problème se posait aux médecins de traduire dans la nomenclature des CSP et dans le code APE les termes selon lesquels ils identifient la profession du salarié et le secteur d’activité des entreprises. Le médecin inscrit généralement dans le dossier médical l’un des termes utilisés par le salarié, parmi les diverses manières de désigner ses activités (ce qui est inscrit sur la fiche de paie, le poste tel qu’il est identifié par le répertoire local dans les ateliers, le diplôme, etc.). La traduction de ces termes dans la nomenclature CSP exige un coût Les médecins doivent passer du temps à réunir les intermédiaires de la traduction : rechercher les équivalences dans le mode d’emploi des nomenclatures de CSP, discuter avec les collègues sur une doctrine de codage, demander des conseils au médecin-inspecteur régional qui fait le lien entre les médecins dans les entreprises et les instances nationales du Ministère. Intégrée à une chaîne de données épidémiologiques, la visite médicale devient, comme les directions régionales de l’INSEE, « un lieu de tension entre des codages différents, impliquant des choix et des compromis pour lesquels ne sont pas disponibles des règles toutes faites » (Desrosières, 1989, p. 12).
Le double langage
24Une façon de surmonter les difficultés pour faire entrer l’action dans un moule adéquat est le double langage. Le médecin ou l’inspecteur tient alors deux discours différents à deux interlocuteurs différents. Dans la figure du bluff, l’inspecteur du travail signale à l’égard de son interlocuteur dans l’entreprise des dispositions juridiques qui permettent de traduire une anomalie, il déploie des raisons juridiquement acceptables de sa décision, puis il déclare au sociologue que l’existence de tels textes est incertaine ou inventée. L’inspecteur fait « comme si » l’action pouvait être défendue devant un tribunal. Si l’employeur recule, l’épreuve juridique n’aura pas lieu. Le bluff aura réussi.
25Par exemple, un inspecteur découvre, à l’occasion d’une réunion du Comité d’Hygiène, Sécurité et Conditions de Travail dans un supermarché, qu’il y a eu un accident du travail dans un ascenseur : une employée s’est fait coincer par une poubelle qui a basculé vers elle en butant contre la paroi en marche. L’accident est grave : la personne est alitée pour huit mois avec des fractures. D’emblée, l’inspecteur annonce qu’elle dresse procès-verbal. Elle raconte : « je lui ai dit que c’était pas conforme, mais j’en savais rien du tout. » Ce n’est qu’ensuite qu’elle trouvera des normes techniques de 1965, par rapport auxquelles il y a une anomalie. Ces normes lui permettent d’argumenter son procès-verbal, mais bien faiblement car ce ne sont que des recommandations.
26Médecins et inspecteurs construisent également des fictions réglementaires : ils représentent l’action selon un discours juridiquement correct, tout en marquant par ailleurs le caractère artificiel de cette représentation par rapport à l’action « réelle ». Dans l’exemple de l’inspection, il s’agit des cas où l’inspecteur déplace les objets de la sanction. L’inspecteur, dans un premier temps, lie la nécessité du PV à une série de problèmes, il constate que son PV ne tient pas la route, il déplace alors la visée de l’action vers un objet juridiquement acceptable. La raison de la sanction mentionnée dans le rapport écrit est considérée comme secondaire, et c’est dans son commentaire au sociologue que l’inspecteur confie les « vraies raisons ». L’exemple qui suit illustre cette manière de marquer, dans le récit au sociologue, une distance par rapport aux traces écrites de l’action. Il s’agit d’un restaurant qui emploie trente personnes. Il y a un « dossier énorme » sur la durée du travail et la rémunération du personnel, mais sans preuves suffisantes ; il y a eu des problèmes d’affichage syndical. Le délégué demande finalement à l’inspecteur d’intervenir sur les vestiaires. L’inspecteur dresse procès-verbal, et raconte : « Je regrette ce PV parce que c’est un PV sur les vestiaires, mais je ne regrette pas de l’avoir mis parce qu’il fallait que ça cesse. […] Ceci dit je trouve ça inintéressant de mettre un PV sur les vestiaires. Il fallait aligner l’employeur, faire quelque chose. » Dans cette fiction juridique, l’action est déjà jouée avant les épisodes rapportés dans le procès-verbal.
27Si les inspecteurs ne peuvent pas rédiger de pures fictions juridiques, puisqu’il leur faut au moins défendre leurs dossiers devant des magistrats, ce n’est pas le cas des médecins. Nous prendrons l’exemple de la liste des « surveillances médicales spéciales ». Selon la réglementation, les médecins déclarent dans une telle liste les salariés exposés à une série de risques répertoriés dans une nomenclature (arrêté de juillet 1977). Le salarié déclaré sur cette liste doit être vu plus fréquemment Certains médecins font passer sur cette liste des salariés qu’ils désirent surveiller pour d’autres raisons. Dans la mesure où ces dernières ne sont pas réglementairement recevables, ils utilisent l’artifice de la nomenclature réglementaire des risques. Le souci de ne pas particulariser le salarié sur un plan médical est par exemple à l’origine de la construction de telles fictions. Par exemple, un médecin d’une caisse de sécurité sociale utilise la catégorie « travail sur écran » pour suivre de plus près des salariés présentant des « troubles névrotiques », des « problèmes d’adaptation », et dans une compagnie d’assurances un médecin recourt à la catégorie « bruit » pour surveiller des standardistes présentant des « problèmes nerveux ». La représentation réglementaire est alors un habit dont on pare les actions clandestines17.
Comment rendre les actions commensurables ?
28Les univers administratifs et scientifiques n’imposent pas seulement aux agents de faire entrer chaque action particulière dans un dispositif, ils produisent des exigences de commensurabilité entre ces actions. Les agents doivent être capables de représenter la série de leurs actions particulières comme des maillons d’une action cohérente et homogène. Ils doivent notamment montrer qu’ils exercent leurs jugements d’une manière équivalente dans chaque cas particulier, c’est-à-dire qu’ils font preuve de constance dans leurs actions. Les résistances devant une telle exigence s’expriment comme perte d’objectivité. La présence et le questionnement d’un sociologue créent des moments propices à cette inquiétude. D’une part, les personnes s’emparent du dialogue avec le sociologue pour s’engager dans un approfondissement réflexif sur leur pratique. Les inspecteurs ou les médecins se placent alors dans une posture d’interrogation sur les raisons de leur action. Ils mettent à l’épreuve leur souci d’objectivité. D’autre part, le questionnement du sociologue crée des exigences inédites de mise en rapport : le sociologue demande parfois aux agents de considérer l’ensemble de leurs interventions pour dire des principes communs, il engage à comparer entre des cas, il pousse les agents dans leurs retranchements, aux confins du formulable. L’enquête permet ainsi de montrer comment les agents confectionnent des figures de rapprochement entre les actions, comment ils tentent de remplir un souci de commensurabilité entre leurs actes. Le questionnement du sociologue intensifie l’impératif de justification, il pousse vers ce que Boltanski et Thévenot (1987) ont appelé la « remontée vers les principes ». Les figures de résistance à la représentation de l’action apparaissent alors comme des arrêts sur le chemin des principes.
Juxtaposition des cas, histoires, casuistique
29Une première façon de construire la cohérence d’une suite d’actions est de travailler de proche en proche. Les récits des interventions s’orientent alors vers la mention des filiations qui rattachent les actes les uns aux autres. Les médecins ou les inspecteurs configurent des fils, des trames qui mettent en équivalence les cas deux à deux. Considérée dans son ensemble, l’action administrative ou médicale est alors un enchaînement de cas le long d’histoires fragmentées. Dans une telle figuration de l’action, il n’apparaît pas d’équivalent général, mais l’invention de rapprochements successifs. Un bon exemple de cette figure est le récit des « tractations » entre les inspecteurs et les employeurs au sujet des procès-verbaux. La tractation met en rapport deux affaires dans la même entreprise. Le répertoire des formules typiques : « mettre en balance », faire quelque chose « en échange » de quelque chose d’autre, « négocier », « reculer sur certains points pour gagner sur d’autres », « couper la poire en deux », « rétablir un passif ». La trame est la suivante : l’inspecteur accepte de ne pas relever un PV dont il montre qu’il est pourtant juridiquement solide, et obtient en échange que l’employeur se range à ses demandes sur une autre affaire. « Je ne vous embête pas avec cette histoire mais vous me faites ça. » La tractation construit l’équivalence entre les deux affaires. « Cette histoire » vaut bien « ça ». Par exemple : l’inspecteur ne dresse pas procès-verbal pour un accident où il y avait une « infraction très grave », mais obtient que le licenciement d’un employé se déroule sur une base transactionnelle qui lui soit favorable (« j’ai négocié le licenciement ») ; l’inspecteur ne dresse pas procès-verbal au président du syndicat professionnel des bouchers, qui est en infraction par rapport à l’obligation de porter le tablier de découpe, pour qu’il continue justement, « en échange », à soutenir que le tablier de découpe est nécessaire contre les accidents. La figure de la tractation n’est pas recevable par les magistrats. Elle donne aux inspecteurs la possibilité de confectionner, en dehors du fonctionnement des institutions judiciaires, des équivalences ad hoc qui mettent en jeu les textes juridiques.
30Les tractations créent des filiations entre histoires au sein de chaque entreprise. Elles produisent des actions cloisonnées. L’inspecteur peut tisser le fil de ses interventions à l’intérieur d’une entreprise, mais les rapprochements locaux entre affaires oblitèrent la possibilité de trouver des équivalents généraux de l’action administrative. La juxtaposition des cas, si elle enchaîne les actions les unes aux autres à l’intérieur d’univers séparés, érode le souci général d’objectivité. Lorsque l’inspecteur met en rapport ses interventions dans des entreprises différentes, il risque de constater une grande différence dans ses modalités de jugement. L’engagement dans des tractations brouille les fils de la constance.
31Dans le cas des médecins du travail, la juxtaposition des cas est associée à la construction de hiérarchies glissantes dans l’évaluation des risques. Le codage n’est pas défini selon des standards constants, mais le médecin déclare évoluer de proche en proche. Les médecins disent qu’ils partent d’un point de départ, et qu’ils déplacent leurs échelles de jugement au fur et à mesure du surgissement de nouveaux cas. Le récit des actions successives ne peut être dissocié d’une histoire des prises de position. Cette forme de récit est illustrée dans le passage suivant :
32Le médecin : Moi, certaines gens qui travaillaient sur écran, au départ je les considérais un peu comme à risque, alors qu’après je ne les ai pas du tout mis, en cours d’enquête, parce que justement…
33N.D. : Oui, justement, en fonction de quel…?
34Le médecin : Par rapport à d’autres. C’est toujours par rapport à quelque chose. On se dit : « quand même, les mettre en risque, par rapport à certains, c’est vraiment rien du tout, alors je les mets plus. »
35Seule la vision rétrospective de l’ensemble des actes permet de mesurer les variations. Et c’est ce que produit l’interrogation du sociologue. Une mesure commune apparaît lorsque la succession des actes particuliers s’est transformée en une configuration d’ensemble. C’est seulement à l’issue de la série, et à l’occasion d’un arrêt rétrospectif, que le médecin peut dire l’évolution de son jugement dans le feu des actions particulières. Il constate alors que les risques du « travail »18 ont été codés différemment, car ils étaient entourés successivement de cas qui tiraient les équivalences dans des sens variables.
36Un bon exemple de ce cheminement de proche en proche est la définition glissante des seuils d’exposition à des risques (durée d’exposition aux écrans, nombre de décibels dans l’atelier). Dans un premier temps le médecin s’appuie sur une valeur. Puis il considère que le maintien de ce critère le conduit à enregistrer comme risques pertinents des situations qui, juxtaposées à d’autres, paraissent en fait de peu d’importance. Le médecin révise son critère à la hausse, jusqu’à la prochaine juxtaposition discordante. Dans ce schéma, le jugement du médecin s’appuie sur un équivalent général muet : il considère qu’il a par exemple « trop » de travailleurs « exposés aux écrans », mais il ne peut pas formuler une mesure commune de hiérarchisation des risques les uns par rapport aux autres.
37La représentation des actions comme liées de proche en proche est une forme d’historicisme. Chaque acte s’appuie sur ceux qui l’ont précédé. Mais le locuteur ne définit pas une position de surplomb à partir de laquelle il pourrait ranger chaque acte dans un dispositif de jugement établi a priori. Son jugement ne peut pas être séparé de la filiation des actions particulières qui l’amène là où il en est. La représentation de l’ensemble des actions ne peut pas prendre d’autre forme que le récit. Elle ne peut être dissociée d’une expérience du temps. C’est la raison pour laquelle les inspecteurs et les médecins du travail sortent avec effort du récit des histoires singulières. Ils tissent des enchaînements de jugements en confectionnant les équivalences dans le cours du récit19. Ils parlent avec volubilité d’une multitude d’affaires.
38L’inscription des affaires dans une casuistique commune est une voie de confection des équivalences qu’a empruntée l’Association Villermé des inspecteurs du travail (voir Dodier, 1989a). Elle enregistre dans une collection ouverte à tous les adhérents des cas typiques. Elle prolonge le travail de proche en proche, en offrant aux inspecteurs du travail la possibilité de connecter leurs actions particulières à des affaires similaires traitées par d’autres inspecteurs. La juxtaposition des cas n’est plus une opération réservée à chaque inspecteur confronté à l’histoire de ses propres interventions. Les cas circulent entre les inspecteurs. Le travail de proche en proche se réalise à l’intérieur d’une profession. La commensurabilité entre les actions emprunte la voie de la jurisprudence qui s’étend ici en dehors du monde des juristes pour gagner l’univers administratif.
Équivalences partielles : les actions programmées
39Une caractéristique du domaine de l’hygiène-sécurité dans les entreprises réside dans l’éclatement des instances productrices de textes juridiques, administratifs et techniques pouvant faire équivalence de manière durable. Le droit du travail est éclaté en une myriade de textes non harmonisés entre eux, organisés en des corpus distincts (Ewald, 1986). Les connaissances en matière de sécurité sont fragmentées en une multitude de disciplines spécialisées, chacune fabriquant un langage autonomisé et des normes distinctes. Il n’y a donc pas de commune mesure entre ces textes. La référence à un texte juridique, à une norme technique ou à un seuil admis par une communauté de spécialistes ne permet pas de hiérarchiser un risque par rapport aux autres. Par contre, la prolifération de textes et de statistiques sur des domaines limités permet de construire des équivalents partiels entre les actions. Les inspecteurs travaillent donc à partir de programmes ciblés d’action administrative : par secteur d’activité, par type de risque. Cette programmation permet de rendre compte, à partir d’outils standardisés, de séries d’action relevant de domaines limités de l’action administrative prévus pendant une période donnée. Les actions sont rapportées par blocs, mais les blocs restent séparés.
La fragmentation des actions particulières et l’inquiétude devant l’incommensurable
40L’inquiétude d’inspecteurs et de médecins devant la « perte d’objectivité » surgit notamment lorsque la personne n’est pas capable de répondre à l’exigence de mise en rapport entre deux actions particulières, telle que l’induit un questionnement sociologique. L’entretien est alors une sorte d’expérimentation sociologique de la capacité de l’agent à agencer des figures de rapprochement. Prenons un exemple tiré de l’enquête auprès des inspecteurs du travail, que l’on pourrait intituler « qu’est-ce que la stabilité d’un échafaudage ? ».
41Il s’agit de comparer comment l’inspecteur du travail juge de la stabilité des échafaudages de deux entreprises sous-traitantes qui interviennent sur le même chantier. La première entreprise (M) pose des briques sur les façades extérieures des immeubles. Lors de la visite, un maçon travaille sur l’échafaudage. L’inspecteur s’avance, et secoue les tubes d’appoints qui sont censés consolider l’échafaudage. Les tubes branlent ou se dérobent sous les mains de l’inspecteur. Celui-ci fait descendre le maçon et lui dit : « je ne suis pas sûr de la stabilité de l’échafaudage, je ne suis pas spécialiste, mais… ». Au représentant du maître d’œuvre chargé des relations avec les sous-traitants, il demande de « secouer » cette entreprise pour qu’elle revoie ses échafaudages. Au maçon qui s’énerve : « C’est pas pour vous embêter, mais il y a un problème avec vos échafaudages. »
42La deuxième entreprise (L) intervient à l’intérieur du parking. Cette fois-ci l’inspecteur monte sur l’échafaudage. Il indique que l’édifice a tendance à plier vers la gauche lorsqu’il stationne à un endroit. Il mesure l’espace entre deux boulins avec son mètre ruban20. Il fait le point en redescendant : l’échafaudage est « instable ». Le collègue qui accompagne l’inspecteur fait remarquer qu’il n’est même pas « entretoisé », c’est-à-dire qu’aucune pièce ne vient consolider l’écartement entre les montants verticaux. L’inspecteur demande au chef d’équipe de « fixer » l’échafaudage au mur, ce qui rend celui-ci furieux. L’inspecteur annonce qu’il relèvera un procès-verbal d’infraction. Lors de la réunion avec le chef de l’entreprise, l’inspecteur confirme qu’il relève procès-verbal. Il parle de « risques inacceptables », de « professionnels qui ne savent pas faire des échafaudages convenables ».
43Dans les deux cas, l’inspecteur a conclu à l’instabilité de l’échafaudage avec des moyens différents. Dans le premier cas, en secouant les tubes ; dans le deuxième cas, en montant sur l’échafaudage, en le faisant bouger, en mesurant l’espace entre les boulins, et en constatant, sur le conseil de son collègue, l’absence d’entretoisement Ceci dit, il traite différemment les deux entreprises : dans le premier cas, il fait une observation, et dans le deuxième il annonce une sanction. Lorsque je demande les raisons de cette différence de traitement, l’inspecteur, dans un premier temps compare les difficultés techniques respectives : dans le premier cas, le sol est « en pente », alors que dans le deuxième il est « plat ». La deuxième entreprise a donc moins d’excuses. Il ajoute que « les échafaudages de la première ne paraissent pas vraiment instables comme lorsque je suis monté sur le second ». Le lendemain, l’inspecteur reparle spontanément des deux entreprises. Il met en doute rétrospectivement sa capacité à argumenter son jugement : « La difficulté que j’ai à voir la différence entre L et M vient de ce que je ne sais pas ce qu’est la stabilité d’un échafaudage. » L’insuffisance du jugement vient de ce que l’inspecteur ne dispose pas des objets qui permettent de faire équivalence entre ses deux expériences de l’instabilité des échafaudages qui semblent donc, au sens littéral, sans commune mesure.
44Dans un premier temps, l’inspecteur recherche les outils de mise en équivalence dans les textes réglementaires (décret du 8 janvier 1965 relatif aux Bâtiments et Travaux publics), et trouve là l’ensemble des épreuves auxquelles il faut soumettre un échafaudage pour qualifier sa stabilité. C’est pourquoi il me demande s’il y avait des « longerons » sur le premier échafaudage, s’il y avait des « embases » sur le deuxième, comment était-il arrimé au mur. Ainsi s’ouvre toute une liste préétablie de critères, appliqués systématiquement à l’un puis à l’autre échafaudage. Finalement, la liste des infractions au décret se déroule de chaque côté, de telle sorte que l’inspecteur en conclut pour M : « Finalement ça n’allait vraiment pas comme échafaudage, je vais leur mettre aussi un PV. »
45Mais les transformations du jugement continuent avec les conseils d’un délégué à l’OPPBTP21 Celui-ci apporte un autre appui pour la comparaison de la stabilité des échafaudages : les « règles de l’art ». Celles-ci montrent une autre voie pour rendre les décisions commensurables. En particulier, ces règles modifient la façon de qualifier les objets. Par exemple, « dans certains cas les garde-corps peuvent servir d’entretoisement ». D’autre part elles substituent à une liste de critères séparés un jugement sur l’ensemble de l’échafaudage, qui relativise le poids de chacun des critères du décret : « Il faut voir l’ensemble de l’échafaudage, il n’y a pas d’obligation d’arrimer au mur. » Sous cet angle la stabilité des échafaudages ne peut plus être jugée rétrospectivement L’inspecteur ne peut plus transporter devant lui une représentation de l’échafaudage qui lui permettrait de retrouver ce jugement d’ensemble (voir infra, les développements sur le « jugement synthétique »). L’inspecteur abandonne donc l’idée de pouvoir mettre ses deux interventions sur le même plan. Puisqu’il a signifié déjà le PV à la deuxième entreprise, il le maintient. Il « visera » une liste d’infractions nettes : absence de garde-corps, boulins trop espacés, moyens d’accès peu sûrs.
46Les agents ont un répertoire de l’action inconstante, qui traduit de la manière la plus forte l’incapacité à trouver une commune mesure entre les actions particulières. Dans le cas des inspecteurs du travail, l’action est alors représentée comme fragmentée en autant d’interventions particulières que rien ne permet de relier. Les termes caractéristiques d’une telle formulation sont les suivants : « intervenir au coup par coup », « au cas par cas », « ne pas prendre de la hauteur », « ne pas visualiser ce qu’on fait », « perdre la tête », « ne pas avoir un regard objectif », « ne pas avoir de ligne de partage », « ne pas savoir appréhender la réalité », « être envahi par la subjectivité ». Dans le cas des médecins du travail une appréciation semblable marque la résistance des procédés de codage à une visibilité rétrospective. L’inconstance du jugement par rapport aux exigences scientifiques prend alors la forme de la non reproductibilité : « je suis sûre qu’on nous referait faire la grille à chacune on n’écrirait pas la même chose, j’ai l’impression que nous-même on ne mettrait pas la même chose ». Les actions paraissent liées à une palette de paramètres potentiellement pertinents mais dont la liste ne peut être close. Voici par exemple comment un médecin parle du codage : « Si ça passe bien le dialogue avec une dame, elle se confiera plus facilement, à la limite c’est lié à la personne, au moment où vous faites l’examen, le moment où vous remplissez cette fiche, le moment où peut-être elle est très bien à ce moment-là, je ne sais pas, ça s’est bien passé chez elle, donc elle va avoir moins de doléances à ce moment-là ; elle vous connaît pas, elle a pas envie de donner ses doléances, donc vous les marquez pas et vous n’allez pas cocher. » Les actions sont enveloppées par leurs auteurs d’un halo d’incertitude non levé. Une rhétorique de l’inconstance consiste à ouvrir des pistes raisonnables mais inachevées d’interprétation. Dans l’exemple ci-dessus : la nature de la relation avec le salarié, son état à un moment donné, le contexte familial, et plus généralement, tout ce qui peut tenir au « moment », mais qui reste indéterminé.
47Des motifs obscurs de l’action se profilent ainsi sous une forme interrogative. Une forme typique de ce discours de l’action est l’inquiétude réflexive pour les profondeurs. Les inspecteurs ou les médecins entrevoient un niveau sous-jacent des actions sur lesquels ils craignent de ne pas avoir de prise. Ils s’engagent dans une « herméneutique des profondeurs », et entrevoient le danger des parasites subreptices. De telles représentations des actions fusent dans les plaisanteries entre collègues à propos des prises de décision, principalement comme allusions au sexe et au plaisir du pouvoir. On retrouve ici un ressort caractéristique de l’humour hitchcockien : des petits troubles intimes viennent perturber secrètement des décisions sérieuses dans des métiers voués à de hautes missions. Sous forme d’« inquiétude critique », de telles représentations de l’action surgissent dans les entretiens avec le sociologue, ou dans les lieux de réflexion collective sur « la pratique » (conversations entre collègues sur les lieux de travail, réunions d’associations ou syndicats professionnels)22. Un premier ensemble d’interrogations vise la complicité sociale. Inspecteurs et médecins se demandent si leurs prises de position ne sont pas déterminées par les places respectives des acteurs dans l’espace social. En particulier ils redoutent d’être plus indulgents avec des employeurs qui sauraient jouer de ce que certains agents appellent un « effet de séduction dû à une proximité sociale ». Un deuxième ensemble d’interrogations vise une psychologie des profondeurs, dérivée de la psychanalyse. Il s’agit de ce vertige devant « ce qui agit en nous ». Dans le cas du relevé d’infraction, les inspecteurs ouvrent le chapitre de « ce qui est en jeu » dans « la relation » avec les employeurs. Les médecins s’interrogent de la même façon sur l’effet de « la relation » avec les salariés sur leur avis d’aptitude médical23. On retrouve alors un répertoire caractéristique qui organise sous cet angle psychologique le récit des interventions, où dominent les références à l’angoisse et au désir : « ce qui est important c’est ce qui se passe en amont, et là je suis vraiment en pleine subjectivité », « faire prendre conscience de l’écart entre un état de fait avec le droit, c’est générateur d’angoisse », « il y a toujours un phénomène d’agression », « s’il est plus fort que moi, c’est moi qui cède, je reste dans mon angoisse », « il y a du désir qui passe » (dans les relations avec les acteurs des entreprises).
48L’apaisement de cette inquiétude vis-à-vis des profondeurs de l’action et la recherche d’une objectivité plus grande engage des inspecteurs et des médecins dans des formules d’éclaircissement de leurs interventions. Les agents s’emparent, ou créent des dispositifs de représentation de l’action dissociés des contraintes administratives, judiciaires, ou épidémiologiques. Ces dispositifs ouvrent d’autres voies pour travailler la commensurabilité des actions. Un premier chemin est la psychanalyse individuelle qui replacera les interventions professionnelles actuelles dans l’histoire de l’agent considéré ici comme sujet. Un deuxième chemin vise la « verbalisation » des actions. Il s’agit ici de trouver des lieux de discussion qui, sans passer par l’histoire du sujet, permettront de dire les actions, sans les contraintes de discours imposées a priori par les textes juridiques ou les nomenclatures standards. Le fait de raconter, en imposant l’exigence minimale du récit, oblige le locuteur à configurer chaque action (cf. Ricœur, 1983), et donc à lui donner un sens. C’est le cas des entretiens avec un sociologue, ou des moments de discussion avec des collègues. S’ils ne permettent pas de rapprocher les cas entre eux, de tels moments autorisent l’exploration des raisons de l’action, sans avoir à craindre un jugement sur sa validité. Dans la même perspective, la réflexion collective sur les cas permet de rapprocher des cas émanant d’agents différents, et donc de les faire apparaître non pas comme des actions émanant d’auteurs singuliers, mais comme des actions de professionnels appartenant à une profession. Les associations de professionnels (l’Association Villermé pour les inspecteurs du travail, le collectif Santé-Médecine du Travail pour les médecins) servent entre autres de cadre collectif à une verbalisation de l’action entre pairs. Le rapport de recherche d’un sociologue peut être utilisé également de cette façon. Comme l’ont déclaré des inspecteurs et des médecins, le mérite d’un texte sociologique est de « verbaliser », ou de « formaliser » l’action que les agents ne pouvaient pas décrire. En rassemblant son matériel, le sociologue propose une représentation générale des actions, qui donne quelques outils de mise en équivalence, en formulant des « figures » caractéristiques d’actions. L’enquête sociologique est donc considérée comme un nouveau dispositif de représentation qui permet d’organiser la multitude des cas singuliers.
49Les « collectifs » de réflexion sur la pratique ne produisent pas, comme le fait l’administration centrale, des textes réglementaires auxquels les rapports sur l’action doivent se référer. Ils produisent des principes d’intervention, associés à des termes : la « transparence » (inspecteurs et médecins), l’« ordre public social » (inspecteurs), la « négociation de l’aptitude » (médecins), etc. Ils définissent des lignes de conduite, sous la forme d’une éthique, ou d’une déontologie. Ces principes introduisent des exigences de réflexion sur l’action d’un type particulier. Ils n’ont pas à être « visés » explicitement dans des rapports écrits. Ce ne sont pas des objets sur lesquels il faut s’appuyer pour formuler une représentation recevable (comme le sont les textes juridiques par exemple). Ce sont des principes auxquels il convient de faire référence dans les délibérations intimes, et qui de ce fait aident à contraindre l’action, à lui donner une forme. Prenons l’exemple de « l’ordre public social » : cette notion permet de qualifier sous un terme générique tous les cas où le respect du droit ne peut être soumis à des considérations d’opportunité (par exemple, des risques d’accident dans une entreprise dont l’éradication immédiate ne souffre pas de discussion). Les inspecteurs ne l’utiliseront pas dans un procès-verbal, mais auront le principe en tête pour qualifier silencieusement un cas, ou pour en parler avec les collègues. L’éthique ou la déontologie, travaillées dans les associations professionnelles, créent des horizons intimes de l’action, elles sont censées éclairer l’action pour les acteurs eux-mêmes, dans leur face à face intérieur24. À côté de la juxtaposition des cas, de la constitution d’une casuistique qui circule entre les gens, de la mise au point d’équivalents partiels, le souci éthique fait donc partie de ces dispositifs de représentation de l’action qui, dans des univers administratifs, tentent de construire la commensurabilité des actions particulières en dehors des textes réglementaires.
La représentation du jugement synthétique : incorporation et procédures
50La représentation de l’acte sous forme d’un jugement synthétique est une modalité spécifique. Dans ce cas l’agent revendique « l’objectivité » de son jugement, tout en marquant son incapacité à traduire celui-ci selon les exigences administratives ou judiciaires de compte rendu. C’est le cas lorsque l’inspecteur intègre un « faisceau » de circonstances techniques et économiques pour doser une sanction. Plus généralement, les résistances vives de certains inspecteurs du travail aux essais de rationalisation de l’action s’appuient sur la légitimité d’une « prudence » acquise dans l’exercice d’une profession sur le « terrain ». Cette prudence doit garantir la capacité des inspecteurs à intégrer dans leur jugement un ensemble de circonstances hétérogènes25 : la mise en équivalence n’est pas traduisible en une suite d’opérations objectivables, elle est interne à la personne de l’inspecteur.
51La légitimité d’un jugement synthétique est moins acquise dans le cas de l’inspection que dans celui de la médecine. L’exercice d’un « jugement médical synthétique » est bien appuyé par la notion d’« indépendance médicale » : le médecin n’a pas à rendre des comptes sur le cheminement qu’il a suivi pour aboutir à son diagnostic ou, dans le cas du médecin du travail, à un jugement d’aptitude. Les médecins revendiquent la légitimité d’une forme d’élaboration de la connaissance irréductible aux exigences des procédures d’objectivation standardisées, administratives ou scientifiques. Toute une part des arguments des médecins du travail contre l’irruption de seuils comme critères univoques des décisions est une défense de la légitimité d’un jugement synthétique contre les décisions critérielles basées sur des mesures chiffrées. La caractéristique essentielle du jugement synthétique réside dans l’impossibilité d’isoler l’apport de chacune de ses sources. Chaque élément constitutif du jugement doit être considéré comme une partie nécessaire mais non séparable d’un tout : le jugement « prend ensemble » les éléments pertinents. On peut à la rigueur énumérer les éléments, en dresser une liste à plat, on n’objective jamais l’effet décisif de leur simultanéité. Les éléments pertinents n’agissent pas séparément, ils ne s’additionnent pas, on ne peut pas les envisager les uns après les autres : ils forment une figure. L’exercice d’un jugement synthétique sur les conditions de travail d’un salarié est peu compatible avec le remplissage d’une nomenclature standard de risques. La nomenclature du questionnaire sépare des facteurs de risque le long d’une liste, là où devrait se déployer le jugement synthétique26.
52La référence au caractère synthétique du jugement s’articule avec les arguments sur le caractère plurifactoriel des causalités : par exemple, l’investigation ergonomique, ou les « conceptions plurifactorielles » de l’épidémiologie. Le jugement synthétique est défendu par les partisans d’une intervention sur la « santé globale » des personnes, contre les fragmentations de la totalité humaine auxquelles conduisent les excès technologiques27. Ce jugement fonde la défense de l’« art médical » contre les protocoles : grilles d’évaluation de la pratique médicale, procédures d’enquêtes épidémiologiques. Un lexique de termes caractéristiques marque dans le discours des médecins du travail la formation d’un jugement synthétique : « conviction », « appréciation personnelle », « cristallisation lente », « maturation interne du jugement », « art », « prudence ». Les résistances du jugement médical à l’exigence de justification réflexive portée par des protocoles d’enquête épidémiologique indiquent plus généralement la distinction entre deux régimes de validation des représentations de l’action : le passage par des procédures, et la référence à une incorporation légitime des compétences. Une exigence procédurale de représentation oblige la personne à rendre compte de son action en utilisant les ressources objectivées d’un protocole : la représentation est purement procédurale lorsque, pas à pas, le cheminement est décrit au moyen des standards de la procédure. La référence à des compétences incorporées permet à la personne de sauter des pans du cheminement en faisant reposer certaines étapes de l’action (actes, délibérations) sur des capacités véhiculées par la personne, déposées dans son corps, et qui trouvent là à s’actualiser. Le segment d’action devient une « boîte noire » (Latour, 1989), au même titre que le travail des inscripteurs scientifiques dans la sociologie des sciences. Si l’incorporation des compétences est reconnue comme légitime, on ne cherche pas à connaître le cheminement de la personne à l’intérieur du segment d’action, il est suffisant de savoir qu’elle détient les compétences appropriées. Ce qui est ici une boîte noire, ce n’est plus le fonctionnement d’une machine, mais les actions d’une personne.
53La notion d’« indépendance médicale » est un exemple de la façon dont des dispositifs de représentation s’appuient sur la reconnaissance des compétences incorporées. Le médecin n’a pas à décrire les étapes de son investigation pour faire apparaître son diagnostic comme l’issue d’une action appropriée ; par définition, on suppose que l’état de médecin est suffisant pour garantir le caractère médicalement correct de l’action. La représentation de l’action est tout entière dans le diagnostic. L’incorporation garantit la validité du jugement synthétique. Dans l’exemple de l’enquête épidémiologique, le protocole de l’enquête est un compromis intéressant entre l’encadrement de l’action par des procédures, et l’acte de confiance à l’égard de la compétence incorporée des médecins du travail. D’un côté, on trouve en effet le rappel, dans le mode d’emploi du questionnaire, du principe de « l’appréciation libre » du médecin (voir note 14), et de l’autre des procédures de choix précises qui doivent assurer une homogénéité des résultats.
54La reconnaissance d’un « pouvoir d’opportunité » est également une manière de déléguer une part des jugements à des compétences incorporées. Considérons le cas des magistrats : le pouvoir d’opportunité, reconnu aux procureurs, et revendiqué par les inspecteurs du travail, libère les agents de la contrainte d’un compte rendu sur les circonstances qu’ils ont rassemblées pour étayer leur jugement ; dans sa définition juridique, le classement sans suite du procureur n’est pas arbitraire, il exprime la « politique du parquet » ; de même « l’intime conviction » du juge d’instruction clôt la recherche des preuves. Les méandres d’une délibération sont alors résumés dans un terme admis collectivement.
55Les présupposés d’incorporation des compétences ont des répercussions sur le type d’exigences qui pèse en sciences sociales dans les comptes rendus d’enquête. La référence au « terrain » suffit lorsque l’ethnographe est supposé y avoir acquis et intériorisé des compétences suffisantes pour parler. Il n’est pas tenu à rapporter dans le détail son cheminement méthodique sur le terrain. Dans le cas de l’anthropologie, James Clifford (1983) note qu’un énoncé du type « j’ai passé deux ans chez les Dinka » est suffisant pour justifier dans la communauté des anthropologues des énoncés sur la culture des Dinka. La désignation générique de « terrain » pour toutes ces actions menées jours après jours pendant deux ans au milieu d’indigènes vivant dans un village représente l’action dans sa globalité suivant un procédé légitime dans la communauté des anthropologues. L’« expérience du terrain », l’« apprentissage culturel » dans la société sont considérés comme incorporés par l’ethnologue. Il peut dès lors parler au nom des Dinka et n’a pas à revenir sur les péripéties de son séjour28.
56Le compte rendu d’une action selon des catégories partagées et admises occupe généralement une position intermédiaire entre deux pôles extrêmes : l’incorporation totale, par la personne, des capacités d’action reconnues ; la description pas à pas du déroulement de l’action selon des procédures conformes à des contraintes collectivement établies. Plus les compétences collectivement reconnues de l’agent sont incorporées, plus il est admis qu’il laisse dans l’ombre des segments importants de ses actions. D’un côté on trouvera donc la rhétorique des articles scientifiques multipliant les étapes de la procédure pour mieux isoler le détracteur potentiel (Latour, 1989), et de l’autre la description ethnologique d’une société concentrant dans une brève formule deux ans de la vie de l’ethnologue, ou la fiche du médecin du travail : « Mr X, ouvrier-ajusteur. Inapte », résumant les péripéties de la visite médicale.
Conclusion
57La difficulté pour faire entrer certains actes administratifs dans des moules réglementaires marque l’existence de coupures entre les répertoires d’objets sur lesquels travaillent les différents acteurs : en l’occurrence, les objets reconnus par les inspecteurs ou les médecins du travail dans leurs actions ne recouvrent pas la collection des objets reconnus par les épreuves réglementaires. Comme le notent Philippe Corcuff et Claudette Lafaye (1989), les univers administratifs posent aux acteurs des problèmes de « traduction » d’un langage dans un autre. La traduction exige un coût : temps nécessaire pour recomposer les liens entre les deux répertoires, invention de traducteurs, entrée dans le double langage. Une irréductibilité trop grande entraîne l’abandon de la traduction.
58La difficulté d’entrer des actions particulières dans un équivalent général objectivé par des textes montre a contrario des formules de représentation du jugement plus compatibles avec la façon dont les agents voient leurs propres actions : jugements de proche en proche dans des histoires, référence à une casuistique ou à une éthique, jugements synthétiques incorporés par la personne. Ces formules n’excluent pas les moments d’inquiétude critique sur soi-même, lorsque la modalité de clôture du jugement laisse entrevoir, pour l’agent lui-même les profondeurs inexplorées de ses motifs d’agir.
59Dire que la représentation d’une action est juste, fidèle, intégrale, dépend du genre d’attente qui est lié à cette justesse. Il faudrait sortir de l’univers administratif dans lequel nous avons ici cantonné notre analyse, pour rencontrer d’autres exigences de représentation, et comprendre comment les personnes les satisfont, leur résistent, et en trouvent d’autres29. Une visée des sciences sociales est de dire l’action. En resituant ce projet par rapport à d’autres dispositifs de représentation des actions, les sciences sociales apparaîtraient sans doute mieux comme une tentative parmi d’autres pour approfondir un souci de réalité selon une voie limitée, et pour créer un horizon contraignant de discours possibles des actions.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dans son étude sur les groupes Balint, Claudine Herzlich (1984) montre que les réunions sont à la fois un moment où des médecins découvrent la possibilité de dire leurs relations avec les malades, et où ils sont astreints à qualifier ces relations dans un langage du désir dérivé de la psychanalyse. Le travail d’Isabelle Baszanger (1990) sur les médecins de la douleur montre bien comment un segment professionnel essaye de définir un dispositif commun de description des pratiques.
2 Les étapes intermédiaires de ce travail ont été présentées aux journées de la Société française de sociologie : « Action collective et mouvements sociaux », Paris, 29-30 septembre 1989, et dans une séance du séminaire « Théorie de l’action », organisé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales par Paul Ladrière, Patrick Pharo, et Louis Quéré. Je remercie vivement Isabelle Baszanger, Luc Boltanski, Francis Chateauraynaud, Élisabeth Claverie, Philippe Corcuff, Alain Cottereau, Renaud Dulong, Claudine Herzlich, Francis Kramarz, Claudette Lafaye, Christian Licoppe, Louis Quéré, et Laurent Thévenot pour les discussions que nous avons eues autour des versions antérieures de ce texte. Ces travaux ont bénéficié du soutien actif du Centre d’Études de l’Emploi.
3 Ricœur définit ainsi le référent du discours : « En s’adressant à un autre locuteur, le sujet du discours dit quelque chose sur quelque chose ; ce sur quoi il parle est le référent de son discours. […] Cette fonction référentielle est si importante qu’elle compense en quelque sorte un autre caractère du langage, qui est de séparer les signes des choses. » (1986, p. 140). Bien que son travail concerne principalement l’étude des textes, l’intérêt majeur des travaux de Ricœur pour la sociologie de l’action est son attention à la fonction référentielle des textes. Ceux-ci ne sont pas, comme dans l’analyse structurale, « clos sur eux-mêmes » (voir Greimas, Levi-Strauss), mais sont considérés dans l’ouverture sur le monde qu’ils transmettent, de l’auteur vers ses lecteurs. Par exemple, toutes les investigations de Ricœur sur les récits s’interrogent sur la façon dont ceux-ci désignent, configurent et transmettent une expérience du temps.
4 On trouvera une bonne description de ces opérations dans Latour & Woolgar (1988).
5 Bouveresse (1987) expose très clairement la position de Wittgenstein, selon laquelle il est nécessaire d’adopter des règles pour reconnaître des objets. Les règles font partie des préalables dont il est ici question.
6 Les recherches qui portent sur la construction sociale de la réalité mettent l’accent sur les médiations symboliques (mots, conventions, croyances) à travers lesquelles les personnes d’une époque, d’un groupe social, d’une société, désignent la réalité. Voir Berger & Luckman (1986). La recherche de Mary Douglas et Aaron Wildavski (1982) sur la construction des risques en fonction de modèles culturels d’organisation de la société est un exemple très abouti d’une telle position.
7 La terminologie de Strawson (1973) est très utile pour qualifier les êtres qui sont nécessairement engagés dans un discours de l’action, avant d’être rangés dans des classes. En particulier, le terme de « personne » sert à désigner, sans aucune connotation psychologique, les gens qui font partie de l’action, avant même que, comme « agents », ils soient dotés de compétences et de motifs précis d’agir. C’est dans cet usage que ce terme apparaît tout au cours de ce texte.
8 L’observation ethnographique permet par exemple de distinguer plusieurs grammaires de représentation des accidents du travail dans une entreprise (Dodier, 1989b).
9 Sur l’interprétation d’une action comme « ascription », voir l’article de Hart (1948) discuté par Ricœur (1977).
10 On retrouve un souci identique d’une économie de l’interprétation dans la discussion des positions de la psychopathologie du travail engagée par Patrick Pharo (1988) et Alain Cottereau (1988). Pour l’ensemble des débats, voir Christophe Dejours (1988).
11 Sans que le cas soit à exclure, il paraît rare que le sociologue puisse prouver avec des garanties élevées qu’un témoignage est faux, et déployer l’ensemble nécessaire de ses arguments.
12 Les inspecteurs du travail sont des fonctionnaires de l’État chargés de veiller à l’application du code du travail dans les entreprises. Les médecins du travail sont salariés des entreprises (ou d’associations interentreprises), ils sont des « conseillers » des salariés et de l’employeur, ils doivent veiller à tout ce qui peut préserver ou améliorer l’état de santé des salariés, et se prononcent au moins une fois par an sur l’aptitude médicale de chacun.
13 Cette cartographie des risques professionnels a été réalisée à l’initiative du Ministère du travail. Elle a mobilisé 600 médecins volontaires qui ont rempli 47000 fiches individuelles d’exposition des salariés, en utilisant la liste de risques figurant dans l’arrêté du 11 juillet 1977 relatif à la « surveillance médicale spéciale ». Cette enquête s’est déroulée entre janvier et juin 1987. Notre enquête sur la médecine du travail était en partie une « post-étude » à cette enquête épidémiologique, qui avait pour but d’examiner les procédés de codage des médecins afin d’aider l’interprétation des résultats statistiques.
14 Le « dossier technique » joint au questionnaire comportait la précision suivante : « Le choix méthodologique de cette enquête prévoit bien que les risques mentionnés sont ceux que le médecin juge nécessaire de mentionner (souligné dans le dossier), compte tenu notamment de son interprétation de l’arrêté du 11 juillet 1977, en particulier sur les seuils d’exposition, et compte tenu de sa perception du poste pour l’ensemble des risques. »
15 Ce travail utilise les résultats d’une enquête ethnographique auprès d’inspecteurs du travail dans 3 sections, qui a duré 4 mois, entre juillet et novembre 1985, et qui fut suivie d’entretiens avec d’autres inspecteurs. Elle fut complétée par l’observation des travaux de l’Association Villermé, qui regroupe des inspecteurs (environ 200), dans le but de réfléchir à la pratique professionnelle. L’enquête ethnographique auprès des médecins du travail a duré 7 semaines, entre décembre 1988 et mai 1989. Elle a été complétée par des entretiens auprès de 38 médecins et par une intervention au Collectif Santé-Médecine du Travail, qui regroupe principalement quelques dizaines de médecins issus du Syndicat de Médecine du Travail (lié au Syndicat de Médecine Générale).
16 Dans une étude antérieure nous avons indiqué ce qui n’est pas facilement recevable par les magistrats : les inspecteurs accommodent largement la réglementation existante pour repérer à leur manière les défauts pertinents en matière d’hygiène-sécurité ; ils apprécient, en dehors des magistrats, les coûts exigibles en matière de sécurité dans les entreprises ; ils « personnalisent » leurs décisions, comme autant de marques de tolérance ou de rigueur, dirigées vers une audience d’interlocuteurs (employeurs, salariés, délégués), dont ils espèrent des réactions bénéfiques pour l’avenir (voir Dodier, 1988)
17 La littérature sur « l’apparence », et notamment la sociologie goffmanienne, abonde en exemples de ce type, où les personnages confectionnent au moment opportun leur masque social. Le risque de cette vision du monde est de présumer ce qui est « réel » et « fiction », « authentique » et « artificiel », indépendamment de la façon dont les personnes disent ce partage. Pour cela, il ne suffit pas d’avoir les coulisses et la scène, il faut aussi un troisième lieu dans lequel la personne puisse dire que l’un des lieux est consacré à l’apparence.
18 « Même » selon une nomenclature stable pendant le déroulement de l’enquête épidémiologique.
19 On pourra se reporter au recueil de témoignages rassemblés par des inspecteurs du travail dans Villermé (1986).
20 Le décret de 1965 relatif à la sécurité sur les chantiers impose aux échafaudages une limite à l’espacement entre les boulins qui supportent les plateformes de travail. Le respect de cette norme est un indicateur de la « solidité » des plateformes.
21 Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des Travaux publics. C’est un organisme paritaire. Les délégués sont recrutés sur concours après avoir exercé au moins cinq ans dans le bâtiment. Ce sont des spécialistes qui servent de relais aux comités de l’OPPBTP sur les chantiers.
22 Comme le fait remarquer Luc Boltanski (1990), la diffusion des sciences sociales comme modèles d’interprétation des actions, en particulier sous leur forme critique, procure aux personnes les points d’appui pour une telle interrogation.
23 Le titre choisi par un médecin du travail pour une communication à une réunion du « Collectif Santé-Médecine du Travail », « Un médecin sous influence », résume bien ces préoccupations.
24 Voir Laurent Thévenot (1990) qui étend la notion de coordination de l’action à la coordination avec soi-même.
25 Sur la notion de « prudence » comme mode d’élaboration du jugement entre des « natures » hétérogènes, voir Boltanski & Thévenot (1987).
26 Le travail de Goody (1979) montre les possibilités et les contraintes ouvertes par le passage à l’écrit L’examen des résistances aux représentations écrites de l’action, selon des protocoles précis, indique le coût exigé pour pouvoir bénéficier des effets de l’inscription.
27 On se reportera au travail d’Isabelle Baszanger (1983) sur les médecins généralistes et à celui de Francis Chateaureynaud (1986) sur les médecins non-allopathiques.
28 Les débats qui ont suivi la publication du journal de terrain de Malinowski sont une discussion du bien-fondé de ces préalables. Voir Clifford (1983,1985).
29 Pour des travaux sur la question de la transcription de l’action, telle qu’elle s’impose aux personnes dans d’autres univers, on se reportera à l’analyse, par Boltanski (1990), de la forme d’amour désignée par Agape, qui montre le rôle de la parabole comme moyen d’expression, et aux recherches d’Élisabeth Claverie (1990) sur les apparitions de la Vierge, qui étudie notamment le passage du régime de la foi au régime des preuves, comme transformation des formules d’expression de la présence de la Vierge.
Auteur
Chargé de recherche à l’INSERM, au Centre de Recherche Médecine, Maladie et Sciences Sociales, Paris.
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