L’Inde chez les géographes arabes avant l’an mil
India as seen through the eyes of Arab geographers before the 10th century A.D.
p. 49-56
Résumés
L’Inde est vue ici à travers les géographes arabes d’avant l’an mil de notre ère, représentants d’une mentalité moyenne et réserve faite de Bîrûnî, dont le regard singulier est celui d’un savant authentique. Le tableau offert par les coutumes et institutions de l’Inde (et aussi de la Chine, dont le parallèle avec l’Inde est constant) s’opère toujours, de façon implicite ou non, avec l’Islam. Par là même sont soulignées les limites de l’enquête : même exaltée sur tel ou tel point, l’Inde offre toujours la même défaillance que toutes les autres civilisations étrangères à l’Islam, du seul fait qu’elle n’a pas bénéficié, comme lui, de la Révélation.
Here, India is seen through the eyes of the Arab geographers up to the 10th cen. A. D. who represented a common perception. For that reason, Bîrûnî, because his unique insight is a scholarly one, has been left out. The picture drawn from the customs and institutions of India (and of China – a constant parallel to India) is always taken – whether implicitly or not – from the Islamic perspective, a fact that shows the obvious limitations of the enquiry. Even when praised on account of specific points, India always offers the same basic weakness of ail the other civilizations foreign to Islam: unlike Islam, true Revelation was never bestowed upon her.
Texte intégral
1Lorsque les responsables de la revue m’ont prié de participer au présent numéro, j’ai été naturellement sensible à leur proposition tout en disant mon embarras. Devais-je réécrire, et comment, ce dont j’avais parlé déjà dans le second tome de La Géographie humaine du monde musulman, des origines au milieu du XIe siècle, (Paris/La Haye, Mouton-École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1975) ? Grâce à l’obligeance et à la compréhension des éditeurs, on a donc pu reprendre ici ce qui intéressait l’Inde (op. cit., pp. 71- 126) : les spécialistes voudront bien s’y reporter pour tout ce qui touche à l’annotation.
2Les textes à partir desquels s’est opérée cette réflexion ne comprennent pas celui de Bîrûnî, pour des raisons évoquées au premier tome de cette Géographie. A vrai dire, c’est un autre article qu’il faudrait écrire, à propos de l’Inde vue cette fois par un authentique savant, original, à ce titre, mais isolé, et dont le regard diffère fondamentalement de celui de la masse des géographes, gens moyens, pratiques, parfaits représentants d’une mentalité collective. C’est à eux, à ce titre, qu’est demandée cette vision de l’Inde.
3 Un fait émerge de ces rudiments de géographie d’outre-mer : les îles, ou plutôt les petites îles, sont à part. Irréductibles à tout système de référence, leurs coutumes baignent dans une étrangeté sans faille, échappent à cette apparence de normalité que confèrent ailleurs, à certaines pratiques, telles ou telles ressemblances avec les moeurs du monde musulman. Le chemin des archipels, depuis les Maldives jusqu’aux Nicobar, en passant par les Andaman et les Mergui, est bien celui des aberrations : que penser en effet d’une royauté donnée aux femmes, de la nudité et de la sauvagerie totales d’animaux-hommes que leurs tanières dérobent au plus profond de la jungle, dans l’ignorance absolue de tout pouvoir politique ?
4Plus haut que tout, l’Inde et la Chine, indissociables. Elles écrasent de leur masse le continent et les récits. Encore faut-il noter que cette masse n’est pas homogène : la Chine pèse par ses hommes et l’Inde par ses terres. “L’Inde est plus vaste que la Chine, deux fois plus, mais la Chine est plus peuplée”. Tout est là. D’un côté, des villes, “des villes partout”, une population en pleine vitalité, bref le thème de la fourmilière, déjà : “la Chine tout entière est peuplée et cultivée... Elle a l’air le plus sain, le moins fait pour les maladies et l’on n’y voit guère de ces aveugles, borgnes ou infirmes si nombreux en Inde”. Mais l’Inde, il est vrai, a ses compensations : fût-ce à grands coups de déserts, ce pays sans ville ou presque couvre un territoire immense, tout ce qui va, au fond, jusqu’aux approches continentales de l’archipel de la Sonde. Et que de rois ! Cachemire, Goudjerat et Kanauj, Djâba, Bengale, Assam, et même Birmanie ou Cambodge, autant de pays, autant de couronnes, que domine la plus grande, celle du Ballaharâ ou roi des rois, auquel les autres souverains de la mouvance indienne concèdent la prééminence, fût-elle de principe. Le Ballaharâ est installé dans la partie occidentale du Dekkan, le Komkan, mais on ne prête qu’aux riches : son domaine est agrandi, dans les imaginations, jusqu’à s’étendre continûment vers la Chine.
5Le statut international des deux géants de l’Asie est à leur mesure : on sait que l’empereur chinois ou Bagbur (Fils du Ciel) et le Ballaharâ trônent parmi les cinq grands rois du monde, et le vieux thème chinois de l’Empire du Milieu affleure çà et là, plus ou moins bien masqué. Enfin et surtout, prenons garde à une différence d’attitude particulièrement éclairante, selon que l’on parle Inde et Chine d’un côté, ou Afrique de l’autre. Si l’Afrique noire est si mal connue, sans doute est-ce parce qu’on ne s’intéresse guère qu’à ses côtes orientales, à la frange sub-saharienne ou aux légendes des sources du Nil. Mais c’est aussi parce que les traits physiques et l’organisation sociale y composent, aux yeux de Musulmans, un monde infiniment plus éloigné du leur que ne l’était celui de l’Inde et de la Chine. Ici, dans cette Asie majeure, nous sommes en terrain étranger, certes, mais plus solide, dépaysés, oui, mais pas affolés : a-t-on assez remarqué que, pas une fois à notre connaissance, et contrairement à ce qui se passe pour les Zanj de l’Afrique orientale, alors historiquement et, croyait-on, ethno-graphiquement voués à l’esclavage, les Hindous et les Chinois ne se voient contester, physiquement ou socialement, leur qualité d’hommes ?
6 S ’étonnera-t-on, après cela, que deux mondes aussi imposants fassent tache d’huile, avec un certain avantage, peut-être, en faveur de l’Inde ? On peut, sur ce point, signaler le cas des pays de la route birmane et du Tibet, mais ils ne sont pas les seuls : comme le Tibet, la Corée est en relations constantes avec la Chine, tandis que l’Inde inspire divers traits culturels de l’Annam et du Cambodge, dispute à la Chine l’influence sur les îles de la Sonde, par l’intermédiaire, notamment, de Ceylan, rangée à la fois dans la mouvance indienne et dans celle du roi de Jâvaga. Dans la mouvance indienne, enfin, le Cachemire : “C’est un grand royaume, qui ne renferme pas moins de soixante-dix-mille villes ou villages. Il est inaccessible, excepté d’un côté, et l’on n’y peut pénétrer que par une seule porte. En effet, il est renfermé entre des montagnes escarpées et inabordables que personne ne saurait escalader puisque les bêtes fauves même n’en atteignent point les sommets et que les oiseaux seuls peuvent y parvenir. Là où les montagnes cessent, il y a des vallées impraticables, d’épaisses forêts, des jungles et des fleuves dont le cours impétueux est infranchissable”.
7Les Hindous sont bruns, tantôt assez foncés pour qu’on établisse un parallèle entre eux et les Noirs en général, tantôt plus clairs et même résolument blancs quand on pousse vers le nord : Cachemire ou Assam. L’Inde est le pays des moustaches et barbes longues : jusqu’à trois coudées, soit l’équivalent d’un mètre et demi. Les femmes y sont particulièrement belles, et leurs cuisses si vigoureuses qu’elles peuvent, en les serrant au plus secret de leur intimité, casser une noix d’arec.
8Quant aux îles, les Andaman et les Mergui sont peuplées de noirs, avec des cheveux crépus, un visage affreux, de grands pieds et un sexe démesuré : une coudée ou presque. En contraste avec eux, et contrairement à ce qu’on pourrait attendre sous des latitudes aussi méridionales, les Nicobariens sont blancs de teint et imberbes. Plus loin vers l’est, enfin, aux îles volcaniques de la Sonde, on trouve des blancs “aux oreilles fendues et à la face tannée comme un bouclier, aux cheveux taillés en bandes étagées comme les poils d’une d’outre”.
9Ce dernier trait, et quelques autres, attestent suffisamment que nature et culture ne sont jamais séparées. Mieux vaut décidément, pour cette Asie étrangère, parler peuples que races, anthropologie, même balbutiante, plutôt qu’ethnographie. Ce sont les niveaux et les types de culture, et non les caractéristiques physiques, qui font les distinctions – et aussi les hiérarchies – entre les pays. Aussi bien, dès que l’on parle hommes, ce qui se détache en plein relief dans nos textes, ce qui sonne clair dans la description, c’est l’analyse seconde et non l’observation première : non pas ce que l’oeil, facilement conquis ou abusé, voit d’abord, je veux dire les traits corporels, trop souvent incertains, fugaces, mobiles, mais ce que déchiffre une observation quotidienne, répétée et patiente, ce que l’intelligence, venant après l’oeil, médite, à savoir les usages. Et si la Chine et l’Inde – puisqu’il s’agit surtout d’elles – dominent le continent asiatique, elles le doivent non pas aux caractères de races aléatoires, mais à la vigueur avec laquelle, loin au-dessus de celles de tous les autres pays, se détachent leurs institutions.
10Prenons le pouvoir : les marchands musulmans notent que tout personnage investi d’une autorité supérieure, roi en Inde ou gouverneur en Chine, ne peut prendre sa charge avant l’âge de quarante ans. Le même souci de sagesse efficace règle l’étiquette, selon le principe qu’un souverain qui se montrerait trop au peuple, ou trop modestement, y perdrait de sa dignité. L’isolement du prince est donc la règle à peu près générale, et son exposition aux yeux de ses sujets, très rare, s’assortit de marques obligatoires de déférence ou de franche adoration qui peuvent, comme aux Indes, se donner même à ses émissaires. Le trône, un peu partout, est incrusté de pierreries et de perles, tandis que le passage des litières et des cortèges – jusqu’à cent mille cavaliers pour un chambellan de l’empereur de Chine – suscite l’émotion populaire, plus souvent le respect par le vide et, de la part du pouvoir ainsi véhiculé, quelques attitudes occasionnelles de désinvolture princière. Au reste ces déplacements sont-ils rares : la coutume est bien à la fixité, à l’isolement.
11Puissant, ce pouvoir, mais périssable et décrit comme tel, ainsi à Ceylan, où la dépouille du roi mort traverse, sur un simple chariot, les rues de la ville, sa chevelure traînant au sol, tandis qu’une vieille femme jette, avec un balai, la poussière sur la tête du cadavre en criant : “Bonnes gens, voici votre roi d’hier : sur vous il régnait, sur vous tombaient ses ordres. Voyez ce qu’il est devenu : il a quitté ce monde et l’ange de la mort a pris son âme. Que son exemple vous garde des séductions de cette vie !”.
12Enfin le pouvoir n’est nullement coupé du corps social en son ensemble : le roi intronisé partage le riz avec quatre cents fidèles qui se portent volontaires pour la circonstance, à charge pour eux de se détruire par le feu au moment de sa mort. Etre roi, on le voit, n’est pas exactement être à part, mais être à la place que la société vous réserve : conception que vient souligner le système des castes : pas plus que roi, n’est pas scribe, médecin ou foulon qui veut, mais un membre de telle ou telle famille ; il n’est pas, en d’autres termes, de dynasties que de rois.
13L’intérêt porté par les marchands musulmans aux monarchies asiatiques s’explique sans doute pour des raisons de culture : aucun aspect de l’éthique royale, où qu’elle se situât, ne devait échapper à des gens formés, depuis l’époque des contacts avec la Perse, aux maximes d’une littérature moralisatrice dont un des thèmes essentiels était “les règles pour la conduite des rois”. Mais il y a tout de même autre chose dans les récits des marchands. A l’époque où on les enregistre, soit aux IIIe/IXeet IVe/Xe siècles, l’Espagne, le Khurasan, l’Afrique du Nord et, enfin, l’Égypte échappent à l’autorité réelle du califat de Bagdad, qui a, par ailleurs, déjà inauguré, avec la milice turque, l’ère du pouvoir prétorien. Ainsi les marchands, sujets d’un ensemble territorial immense, rassemblant des groupes humains considérables, et empêtré dans le dilemme de l’indispensable centralisation et d’une initiative provinciale non moins nécessaire, ne pouvaient que porter un vif intérêt, politique celui-là, au système indien.
14 Sans doute pouvaient-ils voir une variante de l’organisation califienne dans cette juxtaposition de royaumes dont l’unique lien leur paraissait être l’allégeance, parfois toute théorique ou contestée, à leur suzerain commun : le Ballaharâ. Le système, on s’en doute, n’allait pas sans guerres, et les notations militaires occupent maint passage de nos textes. Solde des armées, infanterie, cavalerie, éléphants, boucliers de cuir et armes empoisonnées sont les pièces maîtresses de l’organisation guerrière, et tel prince entretient par exemple quatre armées réparties selon les quatre divisions cardinales de l’horizon. Et pourtant, à la différence de ce qui se passe dans les pays d’Islam, la guerre ne rompt pas l’équilibre général : d’abord, le Ballaharâ est assez puissant pour le maintenir tel quel ; ensuite, les forces en présence sont tellement massives – on nous parle d’armées de 900 000 hommes ou de 50 000 éléphants – qu’aucun conflit ne saurait déboucher sur la rupture du système par disparition de l’un quelconque des adversaires ; enfin et surtout, la coutume interdit à la guerre de se donner pour but la dépossession d’une dynastie.
15Le tableau des cultures rencontrées par les marchands s’articule autour de deux thèmes majeurs, déjà signalés : référence à l’Islam, d’une part, différence entre les îles sauvages et les grands espaces civilisés de l’Inde et de la Chine, d’autre part. Prenons les techniques : la seule que nos textes concèdent aux îles est celle des pirogues creuses. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que les sciences et les arts soient mobilisés par l’Inde et la Chine. Les deux pays, du reste, relèvent du statut des grands peuples du monde : ils ont une généalogie, leurs habitants descendant, par Japhet, de Noé.
16Ils se partagent les mathématiques, et notamment l’astronomie, mais l’Inde accuse ici, semble-t-il, un léger avantage, Mas’ûdî signalant au passage son influence sur le système ptoléméen. Pour les mathématiques appliquées, calcul ou mesure du temps, Inde et Chine arrivent à égalité. La philosophie, les pratiques de magie ou de divination et, à un moindre degré, la médecine sont l’apanage du domaine indien, la Chine comblant la distance dès qu’on revient aux disciplines pratiques : la musique, l’écriture, l’art de bâtir ou de tisser. Enfin, un domaine à part, celui des jeux savants, échecs en tête, qui restent chose – et même folie – indienne : on y parie, quand on est démuni de tout, les doigts de sa propre main.
17Point essentiel : la religion. Le Bouddha est présenté tantôt comme un prophète, tantôt comme le Créateur en personne, mais le même auteur qui pose cette alternative partage l’Inde en deux sectes, les brâhmanes et les bouddhistes... athées. Ailleurs, on précise une distinction entre brâhmanes unitaires, bouddhistes refusant tout attribut à la divinité, et mahâdarziyya trialistes, mettant, eux, l’accent sur la divinité de la terre, peau du cadavre écorché de Mahâdarz que ses deux frères meurtriers ont étendue sur le monde. De l’Inde, le bouddhisme passera à la Chine...
18Religion, donc paradis, donc enfer. Aux Indes, l’un et l’autre s’étagent sur trente-deux degrés, avec châtiments spéciaux pour ceux qui ont tué un animal : à côté de l’éternel retour, en effet, la réincarnation des âmes est le grand mode de la vie universelle. Un auteur se donne, à ce propos, le mot de la fin : en justifiant le principe de la transmigration des âmes par la nécessité de s’élever, corps après corps, jusqu’à un Dieu qui sans cela resterait trop lointain, l’Asie reproduit la démarche des Arabes païens qui disaient à propos des idoles : “Nous ne les adorons que pour qu’elles nous amènent au plus près de Dieu”.
19C’est bien là, pour l’Orient proche ou lointain, le problème entre les problèmes : comment accéder au divin ? A travers nos textes, l’Islam tranche entre formes consacrées et formes aberrantes. Parmi les premières, les lectures saintes et l’ascétisme, tous passés aux Indes à partir du Cambodge, et une certaine attitude devant le sacré, comme aux Indes encore, où l’on ne saurait boire, sans s’être purifié, l’eau de l’Indus venu du Paradis. Formes moins sûres : le culte des saints, la divination et la magie. Formes résolument aberrantes, enfin : les excès des ascètes hindous, qui se cadenassent le pénis, la prostitution sacrée et surtout les suicides rituels : les Hindous se livrent au feu, avec l’aide de stupéfiants ou non, d’autres se noient ou se font noyer, se tailladent pour s’extraire le foie ou livrer eux-mêmes aux flammes telle ou telle partie de leur corps mutilé, d’autres s’en remettent au sacrificateur qui les coupe en deux ou en quatre, certains se précipitent dans le vide ou sur des arbres garnis de piques de fer, d’autres enfin s’embrochent sur des pieux plantés en terre, se lapident, se laissent dévorer vivants par les oiseaux de proie.
20L’horreur saisit à de pareils spectacles : ils suffisent à rayer d’un seul coup toute l’estime que l’on pouvait porter à des populations détentrices d’une loi religieuse, reçue de maîtres vénérés qui “se réunissent en conseils comme le font, chez les Arabes, ceux qui enseignent les traditions du Prophète”. Tout cela, donc, est compromis, pire : annihilé par ces folles pratiques d’autodestruction qui, en fait de sainteté, mènent toutes à une seule conclusion : on se jette dans le feu, peut-être, mais ce feu est d’emblée celui de l’Enfer.
21De ces comportements aberrants, l’Inde semble avoir l’exclusivité : mais c’est parce qu’elle, et elle seule, pose jusqu’au bout, avec exigence, le problème du divin. Il reste, malheureusement, que cette exigence est faussée ; car, si les Hindous croient, par leurs usages, “s’acquérir des mérites” et “se mettre en rapport avec leur Créateur”, ils oublient que Dieu “est plus glorieux et tellement plus sublime que ce qu’ils disent !”.
22Ainsi concède-t-on à l’Inde l’existence du sentiment religieux, tout en estimant que celui-ci est vicié dans son principe – puisqu’il ne pose pas Dieu comme radicalement transcendant – et dans ses effets – puisqu’il aboutit, par le suicide, à renier la Création. La même attitude est perceptible face aux êtres ou aux choses consacrées : si l’on admet que le temple de Multân est aux Hindous ce que la Ka’ba est à l’Islam ou Jérusalem aux Juifs et aux chrétiens, on marque ses distances avec les idoles que ce temple et ses pareils abritent, immenses, luxueuses, fallacieuses : car ce ne sont pas elles qui parlent, comme le prétendent les Hindous, mais leurs desservants.
23Supercherie encore que d’attribuer quelque parcelle de divin aux hommes ou aux bêtes, de croire par exemple, comme en Chine, que les prêtres attachés aux idoles du Bouddha ont pouvoir de retenir ou de donner la pluie, et doivent donc être emprisonnés, avec menace de mort, dès qu’elle se fait rare. Mais la folie suprême est aux Indes, où la vache est sacrée, son meurtrier mis à mort et ses excréments, que l’on se dispute, utilisés pour purifier et réintégrer dans la communauté celui qui a dû apostasier sous la contrainte.
24Que reste-t-il de l’Inde dans l’image globale que s’en fait, à travers eux, une conscience musulmane des IIIe/IXe-Ve/XIe siècles ? Ressemblances, différences : il n’y a pas de banlieue de l’Islam. Il est vrai que l’écho des thrènes chantés, à Ceylan, sur le souverain défunt ou tel thème d’une sagesse illustrée en forme de parabole ne sont pas si éloignés des conseils moralisateurs et pratiques que donne, par exemple, un Ibn al-Muqaffa’. Mais rien de cela, en définitive, n’atteint aussi à l’expression pure de la vraie foi : on peut être civilisé sans être croyant, car n’est pas croyant qui veut, et ne l’est pas qui ne l’est qu’à demi. Or, les Hindous adorent les idoles et poussent l’imposture jusqu’à vouloir qu’elles parlent ! Or, ils croient à la réincarnation des âmes ! Or, ils ignorent le Dieu unique ! En d’autres termes, quitter le monde de l’Islam, ce n’est pas, bien sûr, quitter le monde des hommes, ni même le monde civilisé : c’est entrer sans transition dans un autre, qui n’a aucune idée d’un accord nécessaire entre la volonté de Dieu et celle du croyant, un monde où, par conséquent, les structures sociales, quand elles se révèlent, à l’occasion, éminemment louables, ne sont telles que par un hasard heureux.
25Et c’est pourquoi un monde aussi coupé de sa raison de vivre ne saurait, fondamentalement, être comparé à l’Islam. Si les auteurs ont toujours l’Islam en tête pour système de référence, c’est essentiellement parce que les consciences musulmanes ne séparent pas la vie d’ici-bas, dans ses moindres actes, de la vie religieuse, que, pour elles, tout geste quotidien est une attitude où le divin, donc le parfait, a sa part, comme la pureté rituelle par exemple ; d’où la double conséquence – paradoxale seulement à première vue – que, dans cette confrontation des coutumes, l’Islam, sous une forme ou sous une autre, est toujours mis en avant et en même temps jamais en cause, qu’il s’offre et se dérobe à la fois au débat.
26Dans un jeu ainsi faussé, où il faut non pas comprendre la foi à travers la coutume, mais expliquer la coutume par la foi, l’existence, chez les Hindous, d’une coutume apparentée à telle coutume musulmane ne saurait en aucune façon être interprétée comme un fait musulman en soi, et il en est bien ainsi en effet puisqu’ils n’ont pas reçu la révélation de l’Islam. On voit donc que la confrontation n’est qu’apparente, qu’elle ne dépasse pas le stade du simple enregistrement du fait, qu’elle n’est pas fondée en droit, et c’est pourquoi un auteur ne déclare jamais : ceci se rapproche (ou s’éloigne) de l’Islam, mais toujours, en une attitude mentale radicalement différente : ceci est (ou n’est pas) une coutume suivie dans le monde musulman. Au bout du compte, il faut chercher dans cette exclusivité de la vraie foi, dans cette aristocratie de la vérité, l’obstacle majeur à l’élaboration définitive du strict concept d’humanité, en sa forme parfaite de l’identité fraternelle. Pour ces croyants, il y a peut-être des degrés dans l’humanité des comportements, mais jamais à coup sûr dans la foi, et, au fond, la seule faveur que l’on accorderait aux Hindous, par rapport à tels sauvages des îles, serait de les considérer, non pas certes comme des hommes qui, de par leurs coutumes, seraient sur le chemin de la vérité, mais au mieux, et pour parodier une formule célèbre, comme des Musulmans à qui la grâce aurait manqué.
Auteur
Professeur au Collège de France
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