Le cratère corinthien : forme et décor à travers quelques exemples peu connus du Musée du Louvre
p. 63-74
Résumés
La série des cratères corinthiens du Louvre permet de préciser le développement de la forme de ce vase et l’organisation de l’image sur cette forme, ainsi que les choix iconographiques des peintres.
The series of Corinthian kraters in the Louvre allows a close analysis of the development of this shape, and of the organisation of the images on the pot, as well as of the iconographic choices of the painters.
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Mots-clés : corinthien, cratère, Louvre
Keywords : corinthian, krater, Louvre
Texte intégral
1Le but de cette brève étude est de rappeler quelques points importants concernant l’évolution de la forme et de l’iconographie à travers quelques vases peu publiés des réserves du Musée du Louvre. Estimant que le décor est indissociable de la forme, ces deux aspects ne peuvent être abordés que simultanément.
2Le cratère à colonnettes est considéré unanimement comme une création purement corinthienne, adaptation d’une forme plus ancienne, le cratère aux anses semi circulaires, dont l’apparition peut être située vers la fin du corinthien ancien, c’est-à-dire vers 590. Malgré la durée relativement courte de son existence, la forme a subi des changements perceptibles.
3Dans sa forme la plus ancienne1, l’aspect est massif, avec un col très bas et relativement étroit et des plaquettes dépassant à peine le prolongement des colonnettes. Pendant le corinthien moyen, la panse a évolué vers une forme un peu plus élancée, le col a gardé pratiquement les mêmes proportions, à peine un peu plus haut et plus large, mais les plaquettes des anses sont maintenant plus larges, presque carrées, et dépassent nettement la ligne des colonnettes. Cette caractéristique restera en vigueur jusqu’à la fin, pendant toute la période du corinthien moyen et au corinthien récent.2
4Une innovation apparaît pendant la période du corinthien récent ; il s’agit du changement des proportions du col qui devient plus haut mais cela concerne les cratères dits du « type chalcidien », très fortement marqués par les vases en bronze, surtout, au niveau du modelage des anses.
5Le décor a également subi des transformations. Pendant le corinthien ancien, la surface de l’embouchure était décorée d’arêtes rayonnantes (fig. 1)3. Vers la fin, pendant la brève période de transition avec le corinthien moyen, apparaît un décor de chaîne de boutons de lotus et de palmettes que l’on retrouve pendant le corinthien moyen et qui devient un motif très commun jusqu’à la fin. Parfois apparaissent des lignes en zigzag. (Il faut néanmoins signaler que les lotus et les palmettes apparaissaient déjà sur le cratère, plus ancien, dit d’Eurytios). Sur les cratères du corinthien récent, les séries obliques de zigzags et, sur les exemples les moins soignés, des lignes ondulées, disposées en escalier, sont de rigueur.
6Le bord vertical de l’embouchure n’est décoré que sur les cratères datant du corinthien récent4, avec des zigzags en escalier. Le col est toujours noir à l’exception du cratère E 634 du peintre de Memnon des environs de 590 (et les cratères du « type chalcidien » du corinthien récent sur lesquels, étant donné l’élargissement de cette zone, nous avons des rosettes de point).
7La forme et la taille des plaquettes des anses ont incité les peintres à utiliser des motifs isolés, sortes de tableaux souvent répétitifs, parfois très originaux. Habituellement les deux surfaces étaient décorées avec le même sujet, à quelques exceptions près, comme le cratère du peintre d’Athana E 629, le cratère d’Eurytios, avec une scène de chasse et des cavaliers et, moins connus, les cratères E 624 avec une sphinx et un motif végétal (fig. 2) et E 6265 avec un cygne et un motif végétal.
8Les sujets, 21 dans le recensement de T. Bakir, sont en grande majorité des oiseaux (cygnes, coqs6), des motifs floraux7, lions ou protomé de lion8, des tortues9, ou des animaux hybrides (sirènes ou griffons). Nous trouvons également quelques gorgoneia dont celui, très beau mais fragmentaire, du cratère S 1845 (fig. 3), ou encore l’exemple unique du Boréade et de la Gorgone du cratère E 629 (fig. 4) du peintre d’Athana. Les têtes d’homme ou, plus rarement de femme, connues depuis le corinthien moyen, deviennent plus fréquentes dans le corinthien récent10.
9Pour le décor principal de la panse le style corinthien, influencé par l’art oriental, est caractérisé tout au début par les frises successives d’animaux, fantastiques ou réels, et des motifs de remplissage. Par la suite, les scènes figurées remplissant la zone entre les anses deviennent de plus en plus fréquentes. Dans un premier temps, la zone entre les anses est relativement étroite par rapport à l’ensemble de la panse. Ensuite, elle s’élargit jusqu’à dépasser la moitié de la panse, c’est-à-dire au-delà du point du diamètre maximal. La forme et les dimensions relativement importantes du récipient offrent un espace de choix. C’est ici, sur les deux faces, que se déroule la scène principale. Les scènes sont tantôt simples, des oiseaux, des animaux fantastiques ou réels11, tantôt plus complexes : mythologiques12, ou tirées de la vie quotidienne13.
10La partie inférieure, quant à elle, reste toujours décorée d’une file d’animaux (à quelques exceptions près : le cratère d’Eurytios, le cratère d’Amphiaraos avec des scènes de cavalcade et le cratère du peintre de la Cavalcade à New York où, au-dessous de la scène principale, il y a deux zones figurées : une file de cavaliers et une autre avec des animaux).
11L’espace sous les anses peut être peint en noir, tant sur le cratère E 633 datant du premier quart du VIe s. av. J.-C. que sur des exemples beaucoup plus récents. Le plus souvent, le peintre a reproduit les motifs qui habituellement décoraient les plaquettes : oiseaux14 et, exception notable d’un sujet rarement représenté sur les plaquettes mais que l’on retrouve fréquemment sous les anses, le dauphin (E 568, fig. 5). On peut voir également des félins, seuls ou en position héraldique, et une seule fois une création hybride typiquement corinthienne, souvent représentée sur les petits vases à parfums, un « oiseau-panthère » (E 627, fig. 6). Les têtes sont presque exclusivement des têtes d’homme, avec une exception notable pour le cratère E 592, donc en adéquation avec les scènes centrales consacrées aux activités masculines, et les scènes narratives sont rares15.
12Après ce survol, une série de réflexions quant à la disposition et l’adaptation de ces éléments sur le vase s’impose : les principales surfaces décorées sont les plaquettes des anses, les deux registres sur les deux faces et les espaces sous les anses. Donc, toujours des espaces rectangulaires, plus ou moins grands.
13D’abord, les deux espaces les plus importants, les registres entre les deux anses, délimités par celles-ci et en plus soulignés par des languettes, des bandes ou des séries de filets en haut et en bas, forment deux tableaux, assez longs, quoiqu’au début pas très larges.
14Les thèmes choisis, qu’il s’agisse d’oiseaux, d’animaux, de banquets, ou de cavaliers, se développent parfaitement dans ces rectangles car les sujets, les motifs « isolés » qui composent ces scènes, sont rectangulaires eux-mêmes, et peuvent s’étirer, se raccourcir ou se multiplier autant que nécessaire pour remplir l’espace existant (fig. 7). Les scènes de comos échappent à ce schéma, mais restent néanmoins un ensemble d’unités isolées, répétées autant de fois que nécessaire16. La position verticale toujours symétrique des couples de comastes, complétées par des comastes isolés et des éléments secondaires ayant ou non un rapport direct avec la scène (vases, oiseaux), leurs postures et gesticulations, permet la création d’une composition fluide et harmonieuse même si la finesse de l’exécution fait parfois défaut (fig. 8).
15En ce qui concerne les files des cavaliers de la partie inférieure, leur disposition ne suscite pas de questionnement ; l’ensemble présente un rythme cohérent : il est normal de se suivre en file indienne et la conception artistique n’en souffre pas. Par contre, en ce qui concerne les animaux, on ne retrouve pas une volonté de créer une symétrie ou une logique rigoureuses. On voit donc des animaux et/ou des oiseaux affrontés, dans une recherche de relatif équilibre, sans que la présence d’un « couple central » soit un impératif, l’espace restant pouvant être rempli par une figure isolée et des rosettes. On remarque que très vite le dessin se relâche, les corps des animaux s’allongent sans autre souci que le remplissage d’un espace secondaire.
16Les peintres ont également adapté leurs sujets aux autres surfaces susceptibles d’être décorées. Pour les plaquettes étroites, sur les cratères de la première période, les motifs sont une série d’arêtes, des sphinx et des oiseaux très allongés17, des motifs végétaux (fig. 9). C’est-à-dire des motifs uniques, facilement adaptables, que le peintre peut par la suite adapter comme l’oiseau ou la sirène dont la queue et les ailes ferment les deux côtés du carré s’adaptant à l’espace18. Sur le cratère E 568 les protomés, coupées un peu artificiellement, offrent un cadrage curieux (fig. 10) et sur le cratère E 629 les sujets des êtres hybrides « symétriques » (Gorgone/Boréade, homme/femme, ailés, en position de course agenouillée, bottines ailées), occupent parfaitement l’espace. Le motif végétal de palmettes/fleurs de lotus comme sur le cratère E 627 se prête également à cet usage19.
17Pour l’espace sous les anses les mêmes oiseaux deviennent plus « ovales », les ailes et le corps plus arrondis20. Même conception pour l’oiseau-panthère sur le E 627. Le dauphin du cratère E 568 semble encore mieux adapté pour cet emplacement. Sur tous ces exemples, l’anse arrondie guide la main et le pinceau, et somme toute accentue le décor.
18Enfin, on voit un autre exemple d’adaptation du décor à la forme et à l’espace mis à la disposition du peintre sur le cratère E 614 : les cavaliers sur leurs chevaux au repos ou avançant au petit trot, remplissent toute la hauteur du registre et semble « étirés », effet accentué par la position statique des chevaux (fig. 11). À côté, la sphinx remplit, elle aussi, un espace dans le sens de la hauteur plutôt que dans le sens de la largeur, comme sur les exemples vus précédemment sur les plaquettes.
19Nous avons vu ici, à travers quelques exemples, des cratères faisant partie de cette production de masse des ateliers corinthiens. Il serait bien entendu hasardeux de prétendre que ces réflexions s’appliquent à tous les cratères à colonnettes découverts jusqu’à nos jours. Mais on peut penser que les peintres se servaient des images, pour la plus grande partie de leurs œuvres, purement et simplement comme des éléments décoratifs adaptables, n’ayant aucune valeur « éducative ». Étant destinés à l’exportation, les décors de ces vases remplissaient un rôle commercial, les sujets choisis étaient conformes aux attentes des clients, grecs ou étrusques, reflétant des situations « clichés » recherchées par l’acheteur plus ou moins fortuné.
Fig. 1 : E 565, arrêtes rayonnantes, Peintre du Louvre E 565, fin du corinthien ancien – début du corinthien moyen, vers 600-590 av. J.-C.

Fig. 2 : E 624, motif de palmettes, non attribué, corinthien récent I, vers 570-550 av. J.-C.

Fig. 3 : S 1845, gorgonéion, non attribué, corinthien moyen, vers 590-575 av. J.-C.

Fig. 4 : E 629, Boréade/Gorgone, Peintre d’Athana, corinthien moyen, vers 590-575 av. J.-C.

Fig. 5 : E 568, dauphin, non attribué, corinthien moyen, vers 600-575 av. J.-C.

Fig. 6 : E 627, « oiseau-panthère », Peintre du Louvre E 627, corinthien moyen, vers 600-575 av. J.-C.

Fig. 7 : Cp 10479, scène de comos/zone d’animaux, Peintre de Détroit, corinthien moyen, vers 600-575 av. J.-C.

Fig. 8 : E 618, comastes, non attribué, corinthien moyen, vers 600-575 av. J.-C.

Fig. 9 : E 627, motif végétal, Peintre du Louvre E 627, corinthien moyen, vers 600-575 av. J.-C.

Fig. 10 : E 568 protomé de panthère, non attribué, corinthien moyen, vers 600-575 av. J.-C.

Fig. 11 : E 614 cavaliers/zone d’animaux, vers 590-575 av. J.-C. corinthien moyen, Peintre de Détroit

Notes de bas de page
1 Louvre E 633 (tous les numéros de catalogue cités renvoient à des vases du Musée du Louvre) : Humphrey Payne, Necrocorinthia, 1931, p. 134, 302, n° 780a ; Darrell Amyx, Corinthian Vase Painting, 1988, p. 507, n° 260 ; Darrell Amyx, Patricia Lawrence, Hesperia suppl. 28, 1996, p. 33, et le cratère bien connu d’Eurytios E 635.
2 E 638, Payne, op. cit., p. 107, fig. 37, p. 168, n° 65, p. 330, n° 1474, pl. 36, 4, pl. 40, 3 ; Tomris Bakir, Der Kolonnettenkrater in Korinth und Attika zwischen 625 und 550 v. Chr., 1974, p. 17, n° K54 ; Fritz Lorber, Inschriften auf korinthischen Vasen, Archäologische Forschungen 6, 1979, p. 80-81, n° 126, pl. 34 ; Amyx, op. cit., p. 574-575, n° 70.
3 E 565, Payne, op. cit., p. 316, n° 1155 ; Edmond Pottier, Vases antiques du Louvre I, 1897, p. 50, pl. 42 ; Jack Benson, Die Geschichte der korinthischen Vasen, 1953, p. 42, n° 1 ; Bakir, op. cit., p. 11, n° K10.
4 E 624, Payne, op. cit., p. 329, n° 1458 ; Benson, op. cit., p. 58, n° 4 ; Bakir, op. cit., p. 17, n° K57.
5 Payne, op. cit., p. 329, n° 1457 ; Benson, op. cit., p. 57 ; Amyx, op. cit., p. 262, n° A2.
6 E 569, inédit, E 570, Pottier, op. cit., p. 50, pl. 42, E 633 et p. 55, pl. 47 ; Payne, op. cit., p. 134, 302, n° 780 A ; Amyx, op. cit., 1988, p. 507, n° 260.
7 Palmettes et lotus/palmettes, E 624.
8 E 568, D. Amyx, P. Lawrence, Hesperia suppl. 28, 1996, p. 38.
9 E 616, Pottier, op. cit., pl. 44, 5 ; Konrad Schauenburg, « Silen beim Symposion », Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts 88, 1973, p. 22-23, fig. 23.
10 E 591, Payne, op. cit., p. 316, n° 1165 ; E 592, Pottier, op. cit., p. 51, pl. 43.
11 E 568, E 569, E 570.
12 E 633 ou le génie ailé du S 3929, inédit.
13 Pour la grande majorité des cavalcades S 3929, Cp 10479 ; Benson, op. cit., p. 50 ; American Journal of Archaeology 73, 1969, p. 121, n° 3, pl. 40, fig. 22, des scènes de guerre E 625, Payne, op. cit., p. 330, n° 1476 ; Bakir, op. cit., p. 17, n° K53, de banquets Cp 10479 et de comos, E 625, E 618, inédit, E 624, Cp 10484, inédit ainsi que le curieux décor de « défilé » ou de « danse » du E 616 (inédit).
14 Réels : E 568, E 569, E 570 ou mythiques : griffons E 624, sphinx E 614 ; Payne, op. cit., p. 316, 317, n° 1167 ; Benson, op. cit., p. 50 ; American Journal of Archaeology 60, 1956, p. 228, pl. 76, fig. 37 ; ibid. 73, 1969, p. 120, n° D1 ; Bakir, op. cit., p. 15, n° K41 ; Amyx, op. cit., p. 196, n° A1, p. 295.
15 On cite pour mémoire, sur le cratère d’Eurytios au Louvre, le suicide d’Ajax et des préparatifs au banquet et sur le cratère d’Amphiaraos, autrefois à Berlin, des lutteurs et des arbitres.
16 Cp 10484.
17 E 565, S 3929 et S 3927, inédits.
18 Sur les Cp 10479 et E 569.
19 E 627, Payne, op. cit., p. 317, n° 1168 ; Benson, op. cit., p. 49 ; American Journal of Archaeology 60, 1956, p. 228, pl. 77, fig 40 ; American Journal of Archaeology 73, 1969, p. 112, n. 8, p. 121, n° E1A, pl. 41, fig. 28, pl. 42, fig. 32 ; Bakir, op. cit., p. 13, n° K29, pl. 2, 1, pl. 16, 2 ; Amyx, op. cit., p. 157, n° A1, p. 294, 331, 506, nos 254, 509, 279 ; Juliette de la Genière, Bulletin de correspondance hellénique 112, 1988, p. 88, fig. 6, 7, p. 89.
20 Cp 10484, E 568, E 570, E 627.
Auteur
Musée du Louvre, Paris
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