L’invention d’une Athènes romantique et radicale : Bulwer Lytton, Athènes, grandeur et décadence1
p. 351-364
Résumé
Bulwer Lytton ne nous est connu que par ses Derniers jours de Pompéi. Il est aussi l’auteur de nombreux romans populaires qui ont fait sa fortune et sa célébrité dans la première moitié du xixe siècle. Mais ce dandy, devenu membre du Parlement, du parti de la réforme, proche du cercle philosophique des « Utilitaristes », a produit aussi un ouvrage totalement oublié, qui constitue la première histoire critique de la Grèce dans l’Europe moderne, qui avait connu un grand succès pendant tout le xixe siècle et fait l’objet de multiples éditions et traductions, y compris une édition pirate. O. Murray se livre à une triple enquête : montrer l’importance et l’originalité de ce premier panégyrique de la démocratie athénienne. Dégager les sources des idées politiques et philosophiques qui sous-tendent l’ouvrage. Et enfin trouver les causes et dénoncer les responsables de l’éclipse subie par cet ouvrage, aujourd’hui exhumé et fastueusement réhabilité.
Texte intégral
1Aujourd’hui, pour accompagner le transfert imminent du Centre Louis Gernet de la rue Monsieur-le-Prince vers son nouveau siège rue Vivienne, je voudrais vous raconter une histoire, un « roman policier académique » qui a précisément commencé dans la rue même où vous allez vous installer, et je veux démasquer des criminels qui ont échappé à la justice depuis presque deux cent ans. En même temps je vous annonce la publication de mon nouveau livre, paru en Angleterre le 26 mars, jour de mon anniversaire, cent ans après le livre que je vais célébrer.
2C’était pendant l’été 2002 ; je passais le temps en feuilletant sur le web le catalogue d’un bouquiniste hollandais, quand j’ai rencontré une mention d’un livre très étrange :
Bulwer Lytton, Athènes, Grandeur et Décadence, avec des opinions sur la littérature, la philosophie et la vie sociale du peuple athénien, publié par Galignani, 18 rue Vivienne, Paris, 1837, 469 pages, peu abîmé, 29,50 euros.
3Or M. Bulwer Lytton m’était bien connu, pour être le Théophile Gauthier anglais : c’est l’auteur de beaucoup de romans populaires de la première moitié du 19e siècle, surtout du fameux livre, Les derniers jours de Pompéi. Mais j’étais sûr de n’avoir jamais rencontré la moindre allusion à un livre d’histoire portant un titre aussi magnifique que celui-là. Qu’écrivait-il donc en 1837 et pourquoi ce livre a-t-il été publié par un Italien, installé à Paris dans cette même rue Vivienne où jadis se trouvait l’ancienne Bibliothèque Nationale et où va maintenant se trouver le nouveau Centre Gernet, associé à son ancien « concurrent » le Centre Glotz ? J’ai finalement décidé d’acheter le livre. Ainsi commençait l’étrange et merveilleuse histoire que je vais vous raconter.
4Bulwer Lytton est né en 1803 ; son bicentenaire a eu lieu l’année dernière. Jeune homme, il a eu une vie assez romanesque, s’enfuyant avec une jeune tsigane, amant d’une des maîtresses de Lord Byron, jeune galant dans les salons de Paris, inventeur du smoking noir pour les hommes à la mode, il appartenait à un groupe qui s’appelaient « les dandys », des gentilshommes raffinés qui, par leur habillement, cherchaient à choquer leurs contemporains. Il finit par se marier avec une belle Irlandaise qui ne possédait pas un sou. Sa mère, en colère, l’avait déshérité et il décida de refaire sa fortune en écrivant des romans. Dix ans plus tard, après douze romans à succès, il était devenu millionnaire et le plus célèbre des auteurs en Angleterre : le fondateur de la maison d’édition qui publie mon livre, George Routledge, lui versa vingt mille livres sterling pour dix ans de ses droits d’auteur, la plus grosse somme jamais payée au 19e siècle. C’était aussi un membre du Parlement, du parti de la réforme (en 1832 est voté le « Great Reform Bill » qui donnait le suffrage universel à tous les citoyens mâles). Il était ami du cercle philosophique de Bentham et de Mill, les « utilitaristes », et collègue au Parlement, pendant dix ans, de George Grote, le futur historien radical de la Grèce, qui était à cette époque banquier et membre du Parlement pour la Cité de Londres.
5La vie privée de Bulwer Lytton fut un désastre : il négligea sa femme pendant dix ans pour écrire ses livres ; ils se séparèrent et entamèrent une querelle qui dura jusqu’à la mort. Elle l’a sans cesse poursuivi, l’a accusé de sodomie avec son ami le Premier ministre Disraeli. Un jour, elle arriva aux élections entièrement habillée en jaune, couleur de l’opposition, et prit la parole sur la tribune en ces termes : « Démon, vilain, monstre, misérable, lâche, paria ! On nous dit que vous serez ministre des colonies ! S’ils avaient su ce que je sais de vous, ils vous auraient depuis longtemps exilé aux colonies ! ». À ces mots Bulwer Lytton, qui ne l’avait pas rencontrée depuis plus de vingt ans, s’évanouit et sa femme fut portée en triomphe sur les épaules de la foule jusqu’à la gare. Après cela, il essaya de la faire enfermer dans un asile d’aliénés mais ne réussit qu’à provoquer un tollé en sa faveur. Il n’est pas si facile d’être un objet de ridicule pour un homme qui fait une carrière politique sous le règne d’une reine Victoria laquelle ne s’amusait jamais2.
6Néanmoins Bulwer Lytton florissait. Naturellement il se réconcilia avec sa mère, qui lui laissa son château du quinzième siècle ; il le fit décorer de coupoles orientales, de lions et de griffons en pierre. En 1862, lors de l’abdication du roi Otton de Bavière, on lui offrit même le trône de Grèce qu’il refusa, comme beaucoup d’autres l’ont fait, jusqu’à ce qu’on trouve finalement un Danois malléable. Il est devenu Sir Edward, puis M. le Baron. Son fils fut fait comte de Lytton, vice-roi des Indes ; sa descendante de la troisième génération épousa le président de la Banque d’Angleterre. La famille existe encore, avec son grand château de Knebworth, au nord de Londres, qui aujourd’hui se flatte d’être « le haut lieu du Rock » (the stately home of Rock) : chaque année s’y déroule une grande manifestation de musique rock qui a vu se succéder des musiciens comme Mick Jagger, Queen, Led Zeppelin, Pink Floyd, Oasis et toutes les rock stars, de Freddy Mercury à Eric Clapton.
7Lui-même est mort en grand honneur – « poète, essayiste, orateur, homme d’état, dramaturge, érudit, romancier » disait le journal The Times en 1873 – « non seulement le plus grand romancier, mais le plus grand écrivain de sa génération dans la littérature anglaise ». Ami de Charles Dickens, il fut enterré à Westminster Abbey avec des funérailles nationales. Il est aujourd’hui complètement oublié : de ses écrits ne survivent que deux phrases proverbiales, dont personne ne connaît la véritable origine : « la pauvreté nous donne d’étranges compagnons de lit » (poverty leads to strange bedfellows), et « la plume est plus puissante que l’épée » (the pen is mightier than the sword). Il ne lui reste qu’un seul lecteur : car il semble être l’auteur favori de Snoopy, le chien de Charlie Brown, qui s’est approprié le commencement banal d’un de ses romans : « c’était pendant l’horreur d’une profonde nuit » (it was a dark and stormy night), et qui ne réussit jamais à finir la phrase3. Aussi Bulwer Lytton est-il maintenant commémoré par un concours annuel, le « Bulwer Lytton Annual Fiction Contest », qui offre un prix pour le commencement le plus banal possible d’un roman qui n’a aucune chance d’être publié. Je vous conseille le website.
8Revenons à Athènes : qu’est-ce que cette œuvre historique inconnue et pourquoi est-elle si obscure qu’aucun expert en historiographie du 19e siècle ne l’a prise en considération : c’est en effet la première fois que je rencontre un livre qui ne soit pas connu de mon maître Arnaldo Momigliano. Une première réponse est peut-être donnée dans la préface de la deuxième édition posthume de 1874 :
« L’auteur n’a jamais réalisé que la première moitié de son dessein. La grandeur d’Athènes, on le verra, est ici décrite : la décadence est seulement préfigurée. Quand le manuscrit de l’œuvre inachevée était déjà chez l’éditeur, la parution de l’Histoire de la Grèce de M. Thirlwall a poussé notre auteur à reprendre son travail, qu’il a finalement abandonné à cause de la publication de l’œuvre de M. Grote sur le même sujet ».
9Ainsi le livre inachevé, et apparemment supplanté, a été oublié, et a complètement disparu de toutes les explications sur le développement de l’historiographie du 19e siècle4. On peut le déplorer parce que le livre est la première histoire critique de la Grèce dans toute l’Europe moderne et la contribution anglaise la plus originale à la phase romantique des sciences historiques.
10Mais le livre n’est pas si inachevé qu’on le pense. En poursuivant mes recherches à partir des traces d’une des biographies de l’auteur, j’ai été conduit aux archives du département de Hertfordshire, où à l’automne de 2002 j’ai ouvert un paquet en papier brun poussiéreux, pour découvrir non seulement le manuscrit des deux premiers volumes du livre, mais aussi un manuscrit de plusieurs centaines de pages qui contenait la première version du troisième volume sur la décadence d’Athènes. Une grande partie de ce manuscrit est, bien sûr, un résumé du récit de Thucydide. Mais j’ai réussi à transcrire et je viens de publier pour la première fois un récit qui prouve que Bulwer Lytton a anticipé d’une génération presque toutes les idées radicales sur l’histoire grecque qu’on avait auparavant attribuées à George Grote.
11L’introduction à ce troisième volume révèle clairement le but principal de cette nouvelle interprétation de l’histoire grecque :
« Nous venons de suivre l’essor de la république athénienne : il faut maintenant évoquer son zénith et son déclin. La guerre du Péloponnèse nous met en présence d’événements non moins mémorables dans les annales de l’ère antique qu’instructifs pour les sociétés du monde moderne. Car on a dit avec raison que « l’histoire de chaque peuple comporte une époque antique et une époque moderne : si l’antique diffère de l’époque où nous vivons, la moderne lui ressemble sous plusieurs rapports essentiels ». Dans la Grèce d’alors, comme en Europe aujourd’hui, un puissant esprit populaire était à l’œuvre. À l’époque primitive, où l’aristocratie protège la liberté contre le tyran qui agit seul, à l’ère suivante, celle de la civilisation, où l’opulence, devenue le principe décisif, affaiblit l’état en généralisant les privilèges de la haute naissance, succédait maintenant la lutte, plus dangereuse encore, entre la fortune et le grand nombre – lutte qui a causé les plus grandes calamités du passé et dont le spectre, invoqué par la philosophie spéculative ou par un fanatisme irréfléchi, menace l’avenir des nations existantes. Quelles que soient nos diverses opinions, nos préférences politiques, nous ne saurions rejeter les précieuses leçons offertes par l’histoire des conflits de cette époque brillante entre toutes de l’histoire grecque ; car elle témoigne de la pénétration extraordinaire de celui qui a légué à l’Homme le récit de la guerre du Péloponnèse – ktema es aiei – comme un “héritage éternel”, non pour servir des haines de partisans, mais pour enrichir l’expérience de chaque homme d’état et pour avertir les factieux de chaque nation ».
12Comme c’était déjà évident dans les deux premiers volumes, cette œuvre de Bulwer Lytton appartient à sa période de réformateur, quand il était radical et disciple des utilitaristes. Son but était d’inscrire l’histoire grecque dans la cause de la réforme. Bien qu’il ait lu tous les livres allemands savants, il a cherché à créer une histoire qui engagerait les émotions du grand public, en digne successeur spirituel de Lord Byron, quand il s’engageait dans la guerre d’indépendance contre les Turcs.
13C’est pour cette raison que le livre est si important, parce que l’auteur sait bien qu’il écrit à un moment charnière de l’étude de l’histoire grecque et parce qu’il veut présenter au public la situation actuelle de la discipline. Par exemple, il offre l’explication la plus raisonnable que j’aie lue de ce que Martin Bernal a nommé le modèle ancien des origines de la culture grecque : la théorie d’une dérivation d’une colonisation égyptienne. Il accepte l’opinion des Anciens que Cécrops était sans doute venu d’Égypte et il explique avec grand soin que souvent les grandes cultures ont été transmises à travers la colonisation par un pouvoir plus civilisé. Mais le deuxième chapitre est intitulé : « Sur les conséquences sans importance que l’on peut déduire du fait que Cécrops pourrait être égyptien ». Il se place donc exactement au tournant entre ce que Bernal a nommé le modèle ancien et le modèle aryen de l’histoire grecque.
14Au 18e siècle, il était traditionnel dans les œuvres anglaises et françaises de présenter un contraste entre Sparte et Athènes qui se fondait sur les deux vies de Plutarque, la vie de Lycurgue et la vie de Solon : c’est presque toujours Sparte qui emporte la préférence. Bulwer Lytton utilise le même contraste qu’il exprime avec la force rhétorique d’un politicien professionnel : son livre, dit-il, « n’est pas fait pour les collèges et les cloîtres mais pour le grand public et pour tous les milieux ».
15Pour lui l’histoire grecque est, comme le proclame son titre, l’histoire de la grandeur et de la décadence d’Athènes, dont dépend l’histoire de toutes les autres cités. Il raconte en détail la vie et les réformes de Solon et finit par un panégyrique de l’assemblée démocratique que tout le monde, dans l’Antiquité et parmi les modernes, avait jusqu’alors considérée comme une institution suspecte, corrompue et peu réaliste. Pour Bulwer Lytton au contraire, la démocratie grecque est la plus importante découverte des Anciens :
« Il faut admettre que le grand principe de ce système était précisément celui qui favorisait davantage un foisonnement prodigue de l’énergie, de l’intelligence et du génie. Invité à se prononcer sur toutes les questions possibles, des plus grandes aux plus petites, des plus graves aux plus futiles – décidant aujourd’hui du nombre de leurs navires de guerre, demain de celui des chanteurs d’un chœur tragique ; tantôt examinant d’un œil jaloux les nouveaux obstacles dressés contre l’ambition oligarchique, tantôt déterminant, avec un soin minutieux, les services à rendre par les diverses formations musicales ; – recevant dans leur sénat en plein air tantôt les sobres ambassadeurs de Sparte, tantôt les rutilants hérauts de la Perse, votant la construction de nouveaux temples ou une réforme prudente du culte ; obligé à un intérêt vif et continu pour tout ce qui stimule l’esprit, éveille les passions ou raffine le goût ; – suprême arbitre de l’art du sculpteur, comme de la science du jurisconsulte ; – juge et rémunérateur du peintre comme du poète, comme du négociateur efficace et du général victorieux – ce peuple avait toutes les capacités, tous les dons. La raison de ce phénomène ? Nous la voyons du premier coup d’œil. L’effet et la cause ne font qu’un : chaque décision étant soumise au peuple, le peuple devenait capable de tout décider. Leur génie fut force dans tous ses aspects. Il n’avait pas besoin d’écoles : toute sa vie était une école… Tout ce qui peut inspirer la réflexion ou embellir le repos était destiné au peuple : le portique et l’école – le théâtre, les jardins, les bains publics – tout lui appartenait. Ces hommes n’étaient pas, comme à Sparte, les instruments de l’État – ils étaient l’État ! Lycurgue avait créé des machines, Solon créa des hommes. À Sparte la machine était remontée par la tyrannie d’un principe fixe : elle ne pouvait manger à sa guise, marcher à sa guise ; la machine de sexe masculin ne pouvait rechercher sa contrepartie féminine sinon à la dérobée, dans l’obscurité ; ses enfants ne lui appartenaient pas ; lui-même ne s’appartenait pas. Sparte a compris sous le nom de liberté les vexations les plus graves et les plus futiles de l’esclavage. C’est pour cela que Sparte, ayant connu la prospérité et la déchéance, n’a laissé à la postérité que la mémoire d’hommes connus pour un courage inébranlable, un patriotisme fanatique, et une maîtrise peu admirable de la ruse. Cet état n’a aucun titre à la reconnaissance du monde ; il n’a en rien contribué à sa richesse intellectuelle. Mais à Athènes les véritables bienfaits de la liberté ont été correctement placés – dans l’esprit et dans l’âme. Cette liberté déchaînée a eu ses convulsions et ses excès ; mais, favorisant une émulation incessante et une compétition sans limites, encourageant tout effort et répondant à toute réclamation, elle initia celui-ci à la philosophie, celui-là à la poésie, et tous à la splendeur et à l’énergie d’une intelligence sans égale. Tournant les yeux sur notre époque, plus de vingt-quatre siècles après l’établissement de la constitution que nous venons d’étudier, nous reconnaissons encore – dans les travaux de l’étudiant, dans les rêves du poète, dans les aspirations de l’artiste, dans la philosophie du législateur – les bienfaits impérissables que nous dérivons des libertés d’Athènes et des institutions de Solon. La vie d’Athènes s’est éteinte, mais son âme s’est diffusée, immortelle et porteuse d’immortalité, à travers le monde entier ».
16Voici, en termes politiques, le moment décisif entre l’idéalisation de Sparte au 18e siècle, et la liaison passionnée avec Athènes au 19e. On peut voir le choc qu’a produit cette déclaration dans les termes avec lesquels un des ses recenseurs de droite a commencé sa critique :
« C’est un fait remarquable que si nombreuses et si décisives que soient les preuves fournies par l’histoire de toutes les époques, des maux universels et irrémédiables de la dominance démocratique, il n’existe pas un historien, dans aucun pays et aucune époque qui n’ait explicitement condamné la démocratie comme la forme de gouvernement la plus dangereuse et l’ennemi le plus fatal de cette liberté qu’elle prétend de protéger5 ».
17Mais l’Athènes de Bulwer Lytton n’est pas importante seulement pour des raisons politiques ; le livre marque une époque dans le dévelop-pement de l’histoire et de la littérature. Au commencement du 19e siècle, le moment romantique dans l’historiographie de l’Europe est arrivé : l’influence littéraire la plus importante a été celle du romancier écossais, Sir Walter Scott. En 1834 Augustin Thierry écrivit :
« Mon admiration pour ce grand écrivain était profonde : elle croissait à mesure que je confrontais dans mes études sa prodigieuse intelligence du passé avec la mesquine et terne érudition des historiens modernes les plus célèbres… Il avait coloré en poète une scène du long drame que je travaillais à construire avec la patience de l’historien… Je l’avoue, au milieu des doutes qui accompagnent tout travail consciencieux, mon ardeur et ma confiance furent doublées par l’espèce de sanction indirecte qu’un de mes aperçus favoris recevait ainsi de l’homme que je regarde comme le plus grand maître qu’il y ait jamais eu en fait de divination historique6 ».
18Les romans de Scott ont montré comment l’histoire de l’ancien régime – histoire moralisante dominée par les philosophes et les érudits – pouvait se transformer en une histoire moderne unissant passion et réalité concrète. À travers toute l’Europe, l’Âge de l’histoire ne s’inspirait pas seulement de la science historique allemande. Elle apprit aussi de Walter Scott que l’histoire vraie était l’histoire de la lutte pour la liberté et l’histoire du rôle des individus dans ce processus : Thierry, Guizot, Michelet, Victor Cousin en France, Niebuhr, Carl Ottfried Müller et le jeune Theodor Mommsen en Allemagne, Sismondi à Genève, Carlyle et Macaulay en Angleterre, même Hegel chez les philosophes, sont les représentants d’une nouvelle historiographie qui a inspiré toute l’Europe. Mais qui a été le premier à écrire, dans l’esprit de Byron, une histoire de la liberté grecque ? Bulwer Lytton, romancier, disciple de Scott (qui a accueilli son premier roman comme une œuvre de génie), remplit ce vide dans l’historiographie. En France, l’histoire la plus comparable est peut-être le premier livre historique de Michelet, son Histoire Romaine de 1831, où l’influence de Scott est tout-à-fait évidente dans les évocations du paysage comme participant au drame de l’histoire7.
19Si l’on peut voir l’importance littéraire de son livre dans l’historiographie européenne, les origines des idées politiques et philosophiques sont plus difficiles à découvrir. Je n’imagine pas un instant que ce soit Bulwer Lytton qui ait inventé cette image radicale de la Grèce ; lui-même ne se présente pas comme à l’origine de ces idées nouvelles. Il avait beaucoup de contacts avec les Utilitaristes. Il a été le collègue de George Grote pendant dix ans au Parlement, et a fréquenté les séances de petit-déjeuner que les Utilitaristes tenaient dans la maison de Grote. Mais selon John Stuart Mill, les sujets qui étaient discutés là portaient sur l’économie, la philosophie et la logique : ils ne parlaient pas de l’histoire.
20En effet les relations entre les Utilitaristes étaient beaucoup plus compliquées et beaucoup plus nuancées qu’on l’a souvent imaginé. Comme « chef » du parti radical au parlement, George Grote était un désastre. Dans la première version de ses mémoires (qui n’ont été publiés qu’en 1961)8, John Stuart Mill écrit :
« Il n’y a personne qui nous ait plus déçus, mon père et moi, que Grote, parce qu’il n’y avait personne qui possédait autant de pouvoir. Nous le savions depuis longtemps timoré, doutant toujours de la possibilité du succès, imaginant toujours des obstacles gigantesques. Mais pour un moment il semblait que l’enthousiasme pour la Réforme pourrait faire de lui un homme de courage : il exprimait de l’espoir, il faisait presque preuve d’un peu d’énergie. Mais quand il se trouvait face à un groupe qui s’opposait à ses opinions, il manquait de courage. Les années qu’il a détournées de son histoire grecque pour passer son temps au Parlement ont été complètement gâchées… M. Grote a été un membre du Parlement quasi totalement inactif ».
21Bulwer Lytton lui-même fit une caricature de Grote dans son livre « tocquevillien » : L’Angleterre et les Anglais (1833)9. Là, il imagine le philosophe utilitaire au parlement – M. Snap, « le petit philosophe académique » (the philosopherling) :
« Si notre petit philosophe entre au Parlement, il se vante d’être homme d’affaires ; il demande à participer aux comités les plus ennuyeux ; il ne veut pas perdre un mot de fadaises pour rien au monde ; il prétend mépriser l’éloquence, mais ne parle jamais sans avoir appris par cœur chaque phrase. Et quelles phrases et quelle présentation, parce que les Snaps manquent d’enthousiasme. C’est dans la nature de la philosophie matérielle d’interdire cette prodigalité merveilleuse du cœur. Il unit dans son style agréable le ton pompeux de l’apathie à la solennité de l’ennui. Neuf fois sur dix notre petit philosophe est fils d’un marchand, son cœur bat au rythme de la comptabilité. Ah Platon ! Ah Milton ! avez-vous créé le luth de la philosophie pour des mains comme cela ! ».
22Selon moi, la similitude entre les idées de Bulwer Lytton et celles de George Grote ne s’expliquerait pas par leurs relations personnelles ; je préfère voir les origines de son admiration pour Athènes dans les idées de la génération précédente des Utilitaristes. Le père de John Stuart Mill, James Mill autodidacte écossais, aimait beaucoup l’histoire grecque qu’il lisait à contre-courant dans les livres du 18e siècle. C’était James Mill qui avait inventé pour son fils une éducation qui commençait avec le grec à l’âge de trois ans et selon laquelle le pauvre enfant avait lu tout Thucydide à l’âge de douze ans. Selon les mémoires de celui-ci, il parlait souvent avec son fils des erreurs politiques de William Mitford, l’historien anti-démocratique de la Grèce, et de l’importance d’apprendre les leçons politiques données par Démosthène et les orateurs athéniens.
23Dans la première version de son autobiographie, J. S. Mill avoue que c’est son père, auteur d’une prestigieuse Histoire de l’Inde Britannique, qui poussa Grote à penser à une histoire grecque, alors que Madame Grote, dans ses mémoires, l’a complètement oublié et imagine que c’est elle qui a inspiré son mari. Il me semble tout à fait raisonable d’imaginer que la présentation d’une Grèce radicale a été formulée dans le cercle de James Mill dans les premières années du 19e siècle. Mais George Grote, avec sa prudence habituelle, a attendu vingt ans pour présenter sa vision dans un climat absolument hostile aux idées des réformateurs : il a publié vingt ans trop tard et cela se lit dans le style lâche de son livre sans énergie, dont John Ruskin dit « qu’il pourrait avoir été écrit par n’importe quel employé de banque dans la Cité, s’il avait la prétention de le faire ».
24En revanche, c’est Bulwer Lytton qui a utilisé les idées des Utilitaristes au bon moment, lorsque les Anglais se voulaient pour la première fois une société vraiment démocratique, avec une politique extérieure vraiment philhellène.
25À sa publication, tout le monde a reconnu l’importance du livre. Les critiques de gauche comme de droite ont exprimé ensemble leur stupeur de voir un romancier populaire et un homme à la mode écrire une histoire philosophique. Le livre a eu un grand succès pendant tout le 19e siècle, et même, disait-on, parmi les ouvriers anglais ; il a été publié au moins cinq fois aux États Unis, il a été traduit en allemand, en italien et en danois ; il a été publié dans une édition de poche pour les voyageurs en chemins de fer. L’édition que j’ai achetée est elle-même une preuve de sa popularité, car elle a été publiée par « le vieux pirate Galignani » (comme le désignait son ami Byron) – un éditeur de Paris qui, de 1800 à 1852 (date à laquelle les Anglais et les Français ont finalement signé un accord sur le copyright), s’est spécialisé dans la publication de tous les livres anglais des auteurs les plus connus de l’âge romantique (Byron, Shelley, Keats etc.) – cela, un mois après la publication anglaise et à un prix ridicule – un tiers du prix anglais, comme le disait fièrement son catalogue. Giovanni Antonio Galignani, éditeur italien qui vivait à Paris, s’était enfui à Londres pendant la Révolution française et avait épousé la fille d’un éditeur anglais. Rentré à Paris, il fonda une maison d’édition, un café, une bibliothèque de prêt et tout une série de journaux pour les touristes anglais ; la librairie Galignani existe encore, au 224 rue de Rivoli, à peu près depuis 1845 ; elle se proclame avec raison la plus ancienne librairie anglaise en Europe continentale10.
26Mais en cette affaire M. Galignani ne fut pas pirate sans y avoir été incité. Car cette année, au mois de février, j’ai fait une visite à l’université de Princeton, où, complètement par hasard, on m’a signalé que la bibliothèque possédait la plus grande collection des manuscrits de Bulwer Lytton hors d’Angleterre. Là, j’ai trouvé une lettre écrite par l’auteur lui-même, en 1837, à M. Galignani :
« Monsieur Galignani, Éditeur Libraire rue Vivienne Paris
Monsieur,
Je ne sais pas si vous désirez entrer en pourparlers avec moi pour les épreuves de mes futurs livres et j’ai déjà reçu une offre d’ailleurs. Mais nos transactions antérieures vous donnent au moins le droit de priorité. Je voudrais savoir combien vous payeriez pour les épreuves d’ Athènes, grandeur et décadence – deux grands volumes qui contiennent plus de matériel que trois volumes d’un roman. De mon côté, dans cette affaire je promets que le livre prendra trois mois sous presse, que vous recevrez les épreuves dans des paquets qui contiendront chacun 6 ou 7 feuilles, et que le dernier paquet vous sera livré dix jours avant la publication du livre dans ce pays.
De votre côté, je requiers une promesse solennelle que les épreuves ne serviront pour aucune traduction française, mais seront retenues absolument pour votre édition anglaise et que l’argent sur lequel nous nous mettons d’accord soit payé à l’heure, une moitié dès réception du premier paquet, une moitié dès réception du dernier ».
27De toute évidence c’est Bulwer Lytton qui a lui-même volé les épreuves de son éditeur anglais et les a vendues à M. Galignani, sans doute pour gagner de l’argent et pour contrôler un peu les pratiques des éditeurs pirates français. Et c’est ainsi que le vieux pirate Galignani a pu publier une édition en un volume, complète et à bas prix, le même jour que l’édition officielle anglaise. C’est à juste titre que Bulwer Lytton avait la réputation, parmi les éditeurs anglais, d’être « un renard rusé ».
28Comment a donc disparu ce grand livre d’histoire ? L’historien radical de l’Utilitarisme le plus fameux du 19e siècle, George Grote, qui a publié de 1846 à 1856 son Histoire de la Grèce, ne mentionne jamais l’œuvre de Bulwer Lytton, bien que celui-ci ait devancé son approche dans tous ses aspects essentiels : lui non plus ne présente pas une vraie histoire de la Grèce, mais, comme disait Eduard Meyer, une apologie d’Athènes ; lui aussi attribue la préeminence culturelle d’Athènes à son « esprit d’émulation incessante et de rivalité sans bornes » ; c’est Bulwer Lytton qui présente le premier panégyrique de la démocratie athénienne. Son œuvre est vraiment la première à accepter l’opinion, exprimée plus tard par le philosophe John Stuart Mill, que le peuple athénien était « le vrai héros de l’épopée de l’histoire grecque, la communauté humaine la plus douée que le monde ait jamais vu » ; et dans son troisième volume, que je publie maintenant, c’est Bulwer Lytton qui, pour la première fois, présente une défense du politicien radical Cléon et attaque son rival conservateur Nicias. Or les idées de Bulwer Lytton ont été publiées presque une génération avant celles de ses collègues radicaux, Grote et Mill.
29La vérité se révèle : George Grote, et surtout sa femme qui a écrit une biographie élogieuse et fallacieuse de son mari, voulaient présenter Grote comme l’unique fondateur de l’histoire grecque : c’était lui (et aussi sa femme qui avait aidé à l’achèvement de la grande œuvre) qui seuls avaient découvert la vraie histoire grecque. L’histoire passionnante, écrite par son collègue au Parlement, avec sa prose magnifique et son style surabondant fut délibérément oubliée par ces « petits philosophes » sans enthousiasme qu’ étaient George Grote et son admirateur dévoué John Stuart Mill. Mais Bulwer Lytton ne pouvait pas se plaindre, car il avait changé de camp ; il était maintenant un Tory dévoué.
30Bulwer Lytton connaissait bien l’avenir. En juin 2003 j’ai acheté sur le web une lettre écrite dans son style inimitable. Elle est datée du 4 juin 1837 et s’adresse au Colonel d’Aguilar, de la garnison royale du château de Dublin. Ce colonel d’Aguilar était un ami plus âgé du jeune Bulwer Lytton ; c’était un soldat professionnel qui avait combattu aux Indes, en Méditerranée pendant les guerres Napoléoniennes et, plus tard, en Chine comme commandant de l’armée anglaise. Pendant la guerre de la libération de la Grèce, il avait été officier dans le régiment des fusiliers grecs formé dans les îles ioniennes et avait connu les amis de Lord Byron. À la date de cette lettre, il était sous-gouverneur de la garnison de Dublin ; il était l’auteur d’un livre sur les conseils de guerre et avait traduit les maximes militaires de Napoléon. Il pouvait bien apprécier cette nouvelle histoire de la Grèce :
« Londres 4 juin
Mon cher d’Aguilar,
Je suis enchanté par votre critique gentille et spontanée d’Athènes – j’imagine qu’un tel livre aride prendra du temps pour être apprécié par le grand public. Entre-temps vos éloges nourrissent mon espoir. Vous demandez des nouvelles sur sa Majesté. De tout côté j’entends dire que sa maladie semble mortelle. Le fluide sur la poitrine. Son état explique pourquoi le gouvernement se maintient, puisque cela ne vaut pas la peine de le changer en ce moment. Si la princesse Victoria suit la politique de la Duchesse, les libéraux tiendront le pouvoir pour longtemps, sinon les conservateurs modérés arriveront au pouvoir. Le sentiment de loyauté envers la princesse est incroyable et probablement avec sa popularité retardera notre Mouvement.
Madame Bulwer m’a gratifié de vers très sévères l’autre jour : c’est tout que je sais d’elle. Quel temps ! Pas un moment de soleil aujourd’hui. Je vais adopter le conseil de notre poète Wordsworth : « Levez-vous mes amis et laissez vos livres »; je vais diner à Putney, donc ma lettre, comme mon temps, est courte. Je crois que vous aimerez mon prochain roman qui sera publié dans six semaines. Le héros est un type littéraire, le temps moderne, le style sentimental-o, réflectif-o, germanico !
Vous trouverez un lit chez moi, à Charles Street, quand vous viendrez à Londres.
Votre ami
E. L. Bulwer »
31Un livre aride qui prendra du temps pour être apprécié ! Finalement en mai 2003 lors du bicentenaire de la naissance de Bulwer Lytton, dans son château ancestral de Knebworth, nous avons célébré la redécouverte de son livre Athènes, grandeur et décadence, sur la scène même qui avait accueilli toutes les rock stars d’Angleterre : 166 ans après nous avons chanté Rock around the clock en l’honneur du nouveau héros de l’histoire grecque : Bulwer Lytton.
Notes de bas de page
1 Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la conférence annuelle des Amis du Centre Louis Gernet, le 9 avril 2004. Un exposé plus détaillé de mes recherches se trouve, en anglais, dans l’introduction de mon édition : Edward Bulwer Lytton, Athens : its Rise and Fall, Bicentenary edition edited by Oswyn Murray, London, Routledge, 2004. Je remercie ma collègue à Oxford, Carol Clark qui a traduit les citations du livre de Bulwer Lytton dans le style de Jules Michelet.
2 La vie privée de Bulwer Lytton est expliquée de façon vivante dans la nouvelle biographie de Leslie Mitchell, Bulwer Lytton : the Rise and Fall of a Victorian Man of Letters, London, 2003.
3 It was a dark and stormy night ; the rain fell in torrents – except at occasional intervals, when it was checked by a violent gust of wind which swept up the streets (for it is in London that our scene lies), rattling along the housetops, and fiercely agitating the scanty flame of the lamps that struggled against the darkness (Paul Clifford, 1830). « La nuit était noire et orageuse ; il pleuvait à torrents, sauf pendant de brefs intervalles où un vent violent balayait les rues de la ville (car c’est à Londres que se déroule notre histoire), crépitant sur les toits et faisant vaciller les flammes des réverbères qui luttaient faiblement contre l’obscurité ».
4 Les deux premiers volumes du livre de Thirlwall ont été publiés en 1835 (et ont été utilisé par Bulwer Lytton), mais l’ouvrage ne fut achevé qu’en 1844 ; le livre de Grote fut publié entre 1846 et 1856.
5 Sir Archibald Allison, 1792-1867, Blackwood’s Edinburgh Magazine, 42, 1837, pp. 44-60, réimprimé dans Idem, Essays, Political, Historical and Miscellaneous, Edinburgh, 1850, vol II.
6 A. Thierry, « Dix ans d’études historiques », 1834, réimprimé dans Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, textes réunis et présentés par Marcel Gauchet, Paris, 2002, p. 53. Voir, pour l’Angleterre, Thomas Carlyle, « Sir Walter Scott » (1838), Critical and Miscellaneous Essays VI, London, 1869, pp. 71 sqq.
7 Jules Michelet, Histoire Romaine, introduction de Paule Petitier, réimpr., Paris, 2003.
8 The Early Draft of John Stuart Mill’s Autobiography, ed. J. Stillinger, Urbana, Illinois, 1961.
9 England and the English (London 1833), l. IV ch. X.
10 Voir l’article fondamental de Giles Barber, « Galignani’s and the publication of English books in France from 1800 to 1852 », The Library 16, 1961, pp. 267-86, ainsi que le volume commémoratif de leur bicentenaire publié par la librairie Diana Cooper-Richet et Emily Bourgeaud, Galignani, Paris, 1999. Bulwer Lytton lui-même mentionne le « reading room » de Galignani dans son roman Pelham (ch. XXII).
Auteur
University of Oxford
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