Le créancier, le roi, la mort
Essai sur les relations de dépendance dans le Tebrī-Gaṛbwāl (Himalaya Indien)
Creditor, king and death. On bondage relationships in Theri-Garhwal (Indian Himalayas)
p. 93-163
Résumés
Partant d’une analyse des faits contemporains de la servitude dans une région de l’Inde épargnée par les transitions coloniales, cet article se propose d’étudier la notion de dette dont la présence matérielle s’établit d’abord en termes de subordination et de contraintes réglées par les puissants. Les institutions concernées, le vocabulaire utilisé dénotent moins l’inégalité économique que la dépendance politique, et impliquent plus la hiérarchie des statuts fondée sur la naissance que la stratification des rangs imposée par le pouvoir.
Le parcours initial des dettes constitutives et des obligations transactionnelles se retrouve, « dramatisé », dans la célébration d’un culte où les créanciers siègent avec les puissants, du côté des justiciers et des dieux, alors que les débiteurs siègent, eux, du côté des démons et des morts. Répondant ainsi à des propriétés générales de classement qui l’apparentent aux valeurs de l’hindouisme classique, la dette, en véritable opérateur logique, ordonne les relations entre hommes. Elle les situe à mi-chemin d’un au-delà et d’un en-deçà du social et de l’humain.
Using contemporary facts of servitude in a region of India spared by colonial transitions as a starting point, the present study will concentrate on the notion of debt. Subordination and constraints by dominant groups are its primary manifestations. Extending through institutions and into a vocabulary which denote less economic inequality than political dependance, it implies hierarchy of status founded on birth rather than stratification of ranks imposed by secular power.
The analysis of a cult illustrates the initial statement on constitutive debts and transactional obligations where creditors sit with political leaders on the side of judges and gods, contrasting with debtors, standing on the side of demons and death. As a logical operator, debt orders a set of relations between men and meets general properties of classification related to classical Hindu concepts. A society composed of debtors and creditors is thus situated between an “above” and a “below” where social and human dimensions are themselves indebted to transcendantal values.
Texte intégral
1Les castes de l’Himalaya indien observent encore aujourd’hui des faits de tradition disparus ou estompés chez leurs homologues des plaines, qu’à eux seuls l’isolement géographique et les circonstances historiques ne peuvent expliquer. Elles n’ont en tous cas pas encore subi trop profondément l’influence de la civilisation moderne. Moins sujettes à la pénétration des idées nouvelles, elles ont su conserver et développer, à leur manière, différentes formes de transactions, différents types d’échange ordonnés chacun selon un principe de hiérarchie que la sociologie de l’Inde reconnaît ou évite sans toujours appuyer son choix par des exemples suffisants. Pour illustrer cette situation particulière et rendre compte de ces notions, le thème de la dette nous a semblé une voie privilégiée. Nous l’étudierons dans les districts montagneux de l’Uttar Pradesh où l’endettement règne de manière endémique.
2Lié en apparence à des individus et à des situations concrètes, l’endettement est en réalité caractéristique de groupes entiers et traduit dans les faits les idées attachées à une définition religieuse de la dette. Dans ses implications symboliques, la dette rappelle les critères qui président à la distinction des statuts. Dans ses extensions matérielles, elle est une sorte de pivot autour duquel les unités sociales se rangent selon les contextes, prenant tantôt la position d’endettés, tantôt celle de prêteurs. Sa détermination économique, la plus explicite et pour nous la plus familière, mais aussi la plus étroite, suppose une dimension politique moins évidente à laquelle s’ajoute une valeur morale plus fondamentale. La convention qui rapproche les débiteurs et les créanciers vise moins le remboursement des sommes empruntées que d’autres avantages. En contrepartie d’un prêt le créancier exige des garanties d’un autre ordre. Il échange des biens contre des services et troque sa générosité contre une certaine subordination. Des droits fonciers, des libertés individuelles, des personnes physiques sont ainsi déposés en gage pour satisfaire à des emprunts sans qu’il y ait pour cela d’équivalence entre ce qui est prêté et ce qui est gagé. L’endettement et les contraintes marchent ensemble et, à cette obligation de compenser par autre chose et par des choses d’un autre ordre, correspondent des règles précises. Contracter une dette revient à se placer sous la dépendance du créancier ; prêter, c’est au contraire manifester une supériorité et exercer un contrôle sur la personne du débiteur. La convention est donc orientée, elle introduit des inégalités et, une fois établie, ne se rompt plus jamais. Les nécessités matérielles et les stratégies des puissants ne justifient pourtant pas l’importance de l’endettement dans la région considérée. Que leur situation de pauvreté relative prédispose certaines castes, plutôt que d’autres, à occuper de façon permanente la position de débiteurs n’implique nullement qu’elles soient les seules à s’endetter et qu’il n’existe pas d’endettements temporaires. Si les fonctions de créanciers se concentrent dans les unités qui réunissent le pouvoir et la richesse, elles ne leur sont pas exclusivement réservées. Le processus mis en œuvre par l’endettement touche la société dans son ensemble. Les riches comme les pauvres, les puissants comme les faibles font usage de la dette pour répondre aux exigences de la coutume et pour honorer des dépenses cérémonielles qui sont à la mesure de leurs statuts respectifs. En s’engageant chez un prêteur, les plus défavorisés s’endettent pour trouver du travail, d’autres trouvent dans l’endettement un moyen de faire face à des obligations de prestige. De leur côté, les créanciers prêtent pour s’assurer des clientèles politiques et répartir sous forme d’influence des biens dont l’accumulation ne leur servirait à rien. S’ils obtiennent de surcroît une main-d’œuvre à bon marché, ils réaffirment avant tout l’identité profonde de la souveraineté et du crédit. La redistribution et l’asservissement ne prendront toutefois leur pleine dimension que dans le déroulement d’une fête au cours de laquelle nous verrons les plus puissants et les plus démunis prendre les rôles définis par la dette, en plaçant la société des vivants dans un univers où les hommes assurent, d’un côté, la transition avec les ancêtres et les dieux et, de l’autre, celle avec des démons. Nous essaierons de formuler une définition de la dette qui soit fidèle à l’esprit dans lequel elle est conçue. Pour ce faire, nous nous appuierons successivement sur les institutions, le vocabulaire et les rites, en nous éloignant progressivement du sens que nous lui connaissons. La dette fait l’objet d’une représentation collective, mais cette représentation n’est pas immuable, il y a donc lieu d’en exposer les manifestations et d’en décrire à chaque fois la signification1.
3Cette étude est un fragment d’un travail plus vaste entrepris dans la province du Tehrī-Gaṛhwāl, restée indépendante jusqu’en 1949 et réunie aujourd’hui à l’Union Indienne. Sous l’égide d’un souverain hindou, elle avait échappé aux huit siècles de la conquête musulmane et de la domination britannique2. Nous y avons rencontré une organisation sociale qui paraissait illustrer une morphologie à la fois réduite et simplifiée du système des castes habituellement décrit dans la littérature. Le faciès régional n’en demeure pas moins apparenté aux configurations générales dont il réaffirme les valeurs avec éclat. La simplicité observée ici permettra peut-être de mettre au jour et de préciser des implications dissimulées ailleurs dans la diversité.
4Les considérations qui précèdent répondent à un souci de mise en place. Nous souhaitions seulement fixer le cadre de ce travail et lui donner son orientation théorique. L’entrée en matière est cependant inverse du cheminement suivi par l’enquête, cheminement que notre développement suivra scrupuleusement.
La servitude pour dette
5Nous sommes partis d’une enquête sur le travail servile, Dans ces formes d’activité non rémunérées par les usages courants – salaire en argent payé au mois ou à la journée, prestations en nature versées sur l’aire à battre au moment des moissons – la part des contraintes et des devoirs excède largement celle des rétributions et des droits3.
6Tâche d’information d’abord pour délimiter un problème dont la nature et le sens nous échappaient encore, puis effort de compréhension pour le restituer tel qu’il apparaissait aux intéressés. Dans son principe, la servitude n’est pas différente des autres modes de division du travail. Dans son application, elle se combine à la prostitution des femmes et à la domesticité des enfants.
7L’enquête, entreprise avec la collaboration de deux organismes officiels, s’est progressivement développée de manière autonome4. Le projet gouvernemental avait pour but de faire cesser des activités jugées contraires aux Droits de l’Homme. Il se proposait de pénaliser ceux qui tiraient profit de ces activités et de porter secours à ceux qui en étaient victimes. Il fallait un recensement rapide et systématique qui permette l’intervention judiciaire et la distribution des fonds de réhabilitation5. Cette entreprise, fort éloignée des méthodes et des finalités de notre travail, nous fournissait cependant les données quantitatives et les premiers contacts.
8Très vite, l’endettement est apparu étroitement associé à la servitude. Il la cautionne, et en même temps lui donne ses fondements. S’il existe des endettements qui n’entraînent pas la servitude, il n’existe pas de servitude sans endettement. L’endettement préside à la servitude, il en est le signe, c’est du moins ce que les observations nous enseignent. À l’opposé, les informateurs se plaisent à montrer que la servitude est à l’origine de l’endettement et qu’elle le précède. Les arguments apportés semblent donc contredire les faits. Ils nous apporteront pourtant plusieurs éléments de comparaison. Nous considérons successivement ce rapport de cause à effet selon deux directions : de l’endettement vers la servitude et de la servitude vers l’endettement, sans oublier que les phénomènes ne peuvent être isolés l’un de l’autre.
1. Le travail non libre
9Il concerne essentiellement les hommes adultes. Ceux-ci, attachés à un prêteur, acceptent de travailler pour lui en contrepartie d’un emprunt. Les besognes auxquelles ils sont soumis vont des travaux des champs et de la collecte du bois pour la cuisine jusqu’à l’enlèvement des ordures et à l’expulsion des cadavres, en passant par l’engrangement des récoltes, la garde des troupeaux, le nettoyage des litières. Porteurs, messagers, domestiques, vidangeurs, ils reçoivent le vêtement, le vivre et le couvert pour eux et pour leur famille. Ils peuvent quelquefois obtenir une légère rétribution, sans commune mesure cependant avec celle que recevrait un travailleur libre pour une tâche similaire. À la place, ou en plus de ces maigres avantages, le prêteur leur alloue une parcelle à défricher et à mettre en culture dont le produit subviendra partiellement à leurs besoins.
10Frappés de diverses incapacités, notamment celle d’aller se faire embaucher ailleurs, assujettis à des obligations serviles et souvent dégradantes, ils sont paradoxalement exemptés de toute redevance payable à échéances fixes et indexée sur le montant du prêt. Une sorte de convention engage l’emprunteur à reverser sous forme de travail la dette qu’il a contractée sans jamais lui laisser la possibilité de rembourser le capital initial. Le système ne permet donc pas qu’on se libère d’une dette, à moins d’aller emprunter une somme équivalente chez un second prêteur qui, avec l’accord du premier, exigera à son tour des contraintes du même ordre.
11Endettés et prêteurs s’accordent à reconnaître le caractère indissoluble et quasi permanent des liens nés de la dette. On emprunte sans songer à rembourser et on entre en servitude sans imaginer qu’on puisse en sortir. Le nombre des journées de travail imposé ne laisse guère à l’endetté le loisir de s’occuper des terres qu’il aurait pu auparavant entretenir. Les dettes se succèdent, s’accumulent, sans que la nature ou le degré des obligations se distinguent de celles imposées lors du premier emprunt.
12Tel qu’il se présente à nous, le système, on le voit, tend vers l’immobilisme ; au mieux il se reproduit, au pire il s’étend jusqu’à partager la société entière en asservis et en prêteurs. Le nombre des endettés ne pouvant que croître, celui des prêteurs, en principe plus stable, devrait alors supporter, sinon favoriser, des clientèles soumises en constante expansion. Comment concevoir dans ces conditions une problématique de la dette qui fasse autre chose qu’illustrer des inégalités de classe ? Quels sont ces hommes ? Auprès de qui s’endettent-ils ? À combien s’élèvent leurs dettes ? Pour quelles raisons et depuis combien de temps se trouvent-ils dépendants ? L’endettement a-t-il bien la réalité matérielle qu’on lui suppose généralement ou n’est-il seulement qu’un moyen de contractualiser l’emploi ?
а. Données quantitatives : le problème vu de l’extérieur
13Les résultats qui suivent proviennent des blocs de Purolā et de Naugāon dans le district d’Uttarkāshī. Ils concernent un échantillon de 320 personnes pour une population totale d’environ 30 000 habitants répartis en 200 villages6. Les 320 individus soumis au travail servile admettent tous devoir leur situation présente à l’endettement ; sur ces 320, il s’en trouve 97 % qui appartiennent aux basses castes, appelées dans la région du terme générique de Ḍom. Nous trouvons parmi elles des Haliā Ḍom, journaliers-laboureurs (93), des Kolṭā (92), des Koli (34) des Silpkar, castes de service sans spécialité (8), des Bajgī, musiciens-joueurs de tambour (4), des Lohār, forgerons (74), des Mistrī, menuisiers, charpentiers, maçons (5). Les dix autres restant, soit 3 %, sont pour sept d’entre eux Rājpūt (caste de paysans-fermiers revendiquant un rang et un passé militaires) et pour les trois derniers, Brāhmane (paysans faisant état d’un statut sacerdotal). Un sondage complémentaire a par la suite montré que, si ces deux dernières castes sont bien endettées, elles ne sont pas véritablement asservies, n’étant soumises qu’à des tâches agricoles à l’exclusion de tout autre service.
14Les 320 individus soumis au travail servile s’endettent tous auprès des hautes castes : 236 d’entre eux chez des Rājpūt, 80 chez des Brāhmaṇe, les quatre personnes restantes étant endettées chez des marchands Punjābī installés dans les bourgs. Les prêteurs appartiennent donc aux castes de statut supérieur qui composent les deux tiers de la population régionale. Ils détiennent en général des droits fonciers étendus, contrôlent l’autorité et la justice dans les assemblées locales (khumṛhī ou grām Pañcāyat), et sont aussi dans une majorité de cas les Pradhān (« les Premiers »), c’est-à-dire les chefs de village. Par bien des côtés, ces usuriers ressemblent aux dominants, ou plutôt à la caste dominante dont Srinivas nous donnait la définition7. Parmi les castes endettées et asservies nous distinguerons deux groupes. Ils s’opposent en de nombreux points et ont vis-à-vis de l’endettement des attitudes très différentes. Le premier groupe, celui des Kolṭā-Ḍom, réunit les castes de service, sans compétence professionnelle particulière et dépourvues de droits sur le sol. Il comprend 231 personnes, soit 62 % de l’échantillon. Le second groupe, celui des artisans, les Lohār-Mistrī, compte 79 personnes, soit 25 % de l’échantillon ; ils ajoutent quelques possessions foncières à la maîtrise d’un métier.
15Si l’on veut cependant avoir une évaluation plus précise de la population touchée par la servitude, deux corrections doivent être faites. Les hommes interrogés ont répondu à titre individuel et au nom de leur famille sans en compter les membres. La taille de ces familles dont ils ont la charge variant de trois à quatre personnes conduit à multiplier d’autant le chiffre initial. Cela donne une population de 1000 à 1 200 personnes. Mais il faut encore tenir compte d’une autre donnée. Lors du premier recensement, seul le quart ou le cinquième des hommes asservis s’est fait connaître aux enquêteurs et a pu être interrogé. Il semble donc qu’en définitive la servitude touche bien 6 000 individus, soit 20 % de la population totale de la région, un pourcentage qui, soulignons-le, est celui des basses castes. Nous retrouvons donc à une autre échelle les 97 % de basses castes qui composaient notre échantillon de départ. Pour approximatives qu’elles soient, ces corrections donnent une idée générale de l’ampleur du problème : la majorité, sinon la totalité des basses castes aurait recours à l’endettement et serait soumise aux tâches serviles. Les enquêtes qualitatives de la suite confirmeront, en les étendant, les renseignements des premiers sondages.
16○ Les occasions de s’endetter ne sont pas identiques pour tous et les motifs qui président à la demande d’emprunt varient selon les castes. Sur les 320 personnes interrogées, 226 d’entre elles justifient leur endettement par des raisons de prestige qui relèvent d’usages coutumiers : 130 pour couvrir les cérémonies de leur mariage, dont 60 pour verser la compensation matrimoniale (chhūṭ) qui leur permet d’épouser une femme divorcée ; 64 pour couvrir des dépenses religieuses : achat d’animaux en prévision des sacrifices, frais de participation aux fêtes, versement des honoraires rituels ; 32 enfin s’endettent pour le remboursement d’un prêt antérieur, en réalité pour changer d’usurier. À l’opposé, 94 personnes reconnaissent s’être endettées pour satisfaire des besoins plus prosaïques : 48 ont emprunté pour investir dans l’agriculture, 40 pour acheter des vêtements et de la nourriture, 6 pour payer la scolarité de leurs enfants. Les motifs d’endettement diffèrent selon les castes et suivent la distinction des deux groupes que nous notions plus haut. Parmi les 94 personnes qui invoquent des nécessités matérielles (elles représentent environ 30 % de l’échantillon), nous trouvons 51 des 79 Lohār-Mistrī (soit 64 % de leur population) contre seulement 39 des 231 Kolṭā-Ḍom (soit 16 % de leur population). Dans le cas des endettements de caractère plus traditionnel, nous remarquons une concentration inverse. Les 226 personnes qui relèvent de cette catégorie (70 % de l’échantillon) se répartissent en 192 Kolṭā-Ḍom (84 % d’entre eux) et 28 Lohār-Mistrī (36 % d’entre eux) ; pour ces derniers, l’endettement est entièrement consacré aux affaires de mariage. Retenons seulement la variété des raisons apportées pour expliquer l’endettement et l’importance des appartenances sociales. À l’endettement coutumier, caractéristique des castes de service, s’oppose l’endettement plus moderne des castes d’artisans.
17○○ Les castes allèguent des dettes d’un montant très variable qui suivent des modalités d’emprunt très différentes et répondent à des stratégies précises de l’asservissement. La présentation des résultats obtenus combine l’appartenance de caste, le montant de leurs dettes et souligne des blocs au regroupement significatif.
18Remarquons d’abord la modicité des sommes invoquées pour expliquer la servitude. Sur les 320 personnes interrogées, 250 reconnaissent des dettes inférieures à 1 500 Rs, dont 138 n’atteignent pas 500 Rs et 42 sont inférieures à 80 Rs. La mise en route des relations de servitude ne requiert pas nécessairement des dettes très élevées. Ce sont les artisans qui déclarent les dettes les plus importantes. Si 70 personnes sont endettées de plus de 1 500 Rs, 37 appartiennent au groupe des Lohār-Mistrī (16 d’entre eux dépassent même les 2 000 Rs) et 32 à celui des Kolṭā-Ḍom. En les rapportant aux pourcentages de chacun, nous obtenons 14 % des Kolṭā-Ḍom, mais presque 50 % des Lohār-Mistrī. Nous voyons en outre que 77 % de ces derniers appartiennent à la catégorie des endettés de plus de 500 Rs (62 personnes des 79 individus de leur groupe).
19Les castes de service allèguent, à l’inverse, les dettes les plus modestes. Parmi les 138 personnes endettées pour moins de 500 Rs, nous trouvons 120 Kolṭā-Ḍom (soit 57 % d’entre eux), contre seulement 17 des 74 Lohār-Mistrī (ou 23 % de leur effectif). Quant aux 112 personnes qui se retrouvent dans la catégorie des endettés dont les emprunts se situent entre 500 et 1 500 Rs, il est un peu plus difficile de dégager nettement leur appartenance de caste, à l’exception des Brāhmaṇe-Rājpūt qui s’y retrouvent dans leur grande majorité. Une pondération plus fine dégage cependant une tendance qui vérifie les regroupements prédécents : 79 Kolṭā-Dom (29 %) correspondent à cette fourchette d’endettement, mais 61 tendent vers des chiffres inférieurs ; 25 Lohār-Mistrī (30 %) s’y trouvent également, mais se rapprochent au contraire des montants supérieurs. Les artisans continuent donc d’associer leur servitude à des endettements lourds (supérieurs à 1 000 Rs), les castes de service à des endettements légers (inférieurs à 700 Rs). Il reste néanmoins un peu étonnant de voir une proportion importante de gens asservis rapporter leur situation présente à des dettes dont le montant dépasse rarement 500 Rs, quand il ne se situe pas au-dessous de 80 Rs, et évoquer pour ce faire des circonstances que la réalité nous montre beaucoup plus dispendieuses. Comment comprendre en effet un Kolṭā qui identifie sa dette de 100 Rs aux frais encourus par son mariage, lorsque l’on sait que le simple « achat d’une fiancée », sans compter les réjouissances, même limitées, lui en coûtera au minimum 1000 ? Force nous est d’admettre qu’il s’agit là d’une mise en rapport très différente de celle à laquelle nous nous attendions. L’équivalence n’est pas faite entre l’emprunt et la dépense qui le motive, mais à partir d’une image précise de la dette et des situations sociales qui lui sont rapportées. La dette est considérée comme une justification de la dépendance. L’endettement fonde un certain attachement au prêteur dont l’essentiel se situe en dehors des sommes d’argent qu’il mobilise. Avant d’aller plus loin, regardons si la servitude est le fait d’un endettement unique ou résulte au contraire d’endettements cumulés.
20Il est difficile de dégager une modalité d’emprunt plus favorable qu’une autre. Nous voyons en effet 197 personnes justifier leur endettement par des emprunts cumulés, et 123 par des emprunts uniques. Quel que soit le montant des dettes, la répartition se fait sensiblement dans les mêmes proportions. Les dettes les plus modestes sont en général des dettes cumulées : pour 197 emprunts cumulés, 157 sont inférieurs à 1 500 Rs et 72 inférieurs à 500 Rs.
21Les castes de service, les moins endettées en valeur absolue, mais comme nous le verrons, les plus asservies, s’endettent de manière répétée. Les castes d’artisans, en général plus libres, malgré leurs dettes élevées, reconnaissent pour la plupart ne s’être endettées qu’une fois. Sur les 79 Lohār-Mistrī, 64 sont dans ce cas. Seuls 52 des 231 Kolṭā-Ḍom associent leur servitude à une dette unique. Parmi ceux qui reconnaissent des emprunts multiples, nous rencontrons 180 Kolṭâ-Ḍom et seulement 15 Lohār-Mistrī. En cumulant les dettes et n’empruntant à chaque fois que des sommes relativement modestes, les castes de service ne viendraient-elles pas souligner l’importance que revêt pour elles ce lien à l’usurier et le rôle prépondérant de la servitude dans leur vie quotidienne ? À l’inverse, le prêteur ne trouverait-il pas un moyen facile et peu coûteux de s’assurer les services des groupes les plus démunis de la société qu’il domine ?
22○○○ La servitude pour dette n’est pas un phénomène archaïque dont nous voyons les derniers symptômes, elle est encore une institution très actuelle et en pleine vitalité. Elle s’instaure avec le premier endettement et ne cesse à vrai dire jamais. Les personnes interrogées rapportent cependant leur servitude à des durées variables, allant de quelques mois à plusieurs générations, témoignant ainsi de la longue tradition de la dette comme de son actualité. Quant aux castes asservies, elles ne le sont pas toutes avec la même ancienneté.
23Les 320 personnes interrogées se regroupent en deux blocs d’importance égale : le premier, celui où la dépendance remonte à plus de dix ans, comporte 166 personnes, soit 52 % de l’échantillon ; le second, dans lequel la dépendance est inférieure à dix ans comprend 154 personnes, soit 48 % de l’échantillon. Un autre découpage fait apparaître trois blocs, avec, aux deux extrémités une servitude de plus de vingt ans, une autre de moins de cinq ans et, au centre, une servitude allant de cinq à vingt ans.
24Les résultats présentés dans le tableau III montrent une répartition relativement homogène. Ils indiquent cependant que 67 personnes rapportent leur asservissement à une dette remontant à plus d’une génération. La dette serait donc transmissible et la servitude pour dette, une condition dont on pourrait hériter. Un homme recevrait la dette de son père comme d’autres en hériteraient le patrimoine.
25Les durées d’endettement varient selon les castes. Elles montreront que la servitude et la dette n’ont peut-être pas le même sens pour tous ceux qui la reconnaissent aujourd’hui.
26Les durées moyennes, celles qui vont de dix à vingt ans, rassemblent la totalité des Brāhmane et des Rājpūt que comprend notre échantillon. Nous les avions vu préférer les endettements uniques et les dettes modérées. En les voyant maintenant concentrés dans une période précise, que peut-on en déduire ? À la différence des castes de plus bas statut, les implications de l’endettement seraient-elles, pour eux, plus nuancées ? L’analyse ethnographique montre en effet qu’ils se libèrent plus facilement que d’autres de la dépendance introduite par l’endettement. Ils peuvent rembourser leurs dettes et gager leur emprunt par d’autres biens que leur personne. La servitude est pour eux une condition temporaire qu’ils ne se résolvent à accepter qu’en dernier ressort. Leur dépendance se limite en outre au travail des champs et n’implique jamais la série de tâches dégradantes qui fait partie des obligations imposées aux endettés de statut inférieur. L’endettement respecte donc l’appartenance sociale de ceux qu’il asservit.
27De leur côté, les basses castes rapportent leur servitude à des durées beaucoup plus variables. Les Lohār-Mistrī, les artisans, déclarent des endettements récents (91 % d’entre eux les font remonter à moins de vingt ans, 61 % à moins de dix) ; les Kolṭâ-Ḍom, les castes de service, montrent au contraire des endettements réguliers qui se distribuent harmonieusement entre ceux perpétués dans les générations précédentes (76 personnes sont dans ce cas, soit un peu plus du tiers de leur population), ceux des périodes allant de cinq à vingt ans (88 personnes, soit 38 % d’entre eux), et ceux des cinq dernières années (67 personnes, soit 29 % d’entre eux). À la servitude des artisans, beaucoup plus récente, associée à des dettes importantes, contractées en une fois, s’oppose celle des castes de service, plus chronique, liée à des dettes modestes, cumulées et répondant à des demandes d’emprunt répétées.
28○○○○ S’il existe une relation indéniable entre la servitude et l’endettement, il n’existe aucune règle qui rapproche le montant de la dette de la durée de l’asservissement. Les dettes les plus élevées ne sont pas nécessairement les plus anciennes et ceux qui sont asservis depuis plusieurs générations ne sont pas les plus endettés. Paradoxalement, les faits montrent une tendance inverse puisque nous voyons au contraire les dettes les plus élevées être les plus récentes. Nous trouvons néanmoins des gens asservis depuis vingt ans avec des dettes de 100 comme de 1 500 Rs et d’autres, ne l’étant que depuis cinq ans, avec des dettes de 200 comme de 2 000 Rs. Il n’existe pas non plus de correspondance entre la dette et le travail exigé par le prêteur. Le nombre des journées requises est en principe indépendant du montant des sommes empruntées et la nature des tâches n’est pas spécifiée. Dans les faits, chaque cas est unique et la convention se définit par l’appartenance de celui qui s’endette. À supposer leurs emprunts identiques, un Kolṭā sera plus étroitement soumis qu’un Lohār, il travaillera plus et ses obligations impliqueront des tâches associées à l’impureté. Nous voyons alors comment les principes généraux qui ordonnent l’organisation sociale compensent l’absence de règles particulières, ou, mieux encore, ne reconnaissent pas au contexte particulier de la servitude le droit de s’émanciper des règles qui gouvernent l’ensemble. Le degré et la nature de la servitude dépendent plus de la caste que du montant de la dette.
29Les Kolṭā-Ḍom dont les dettes sont souvent symboliques et les obligations toujours fortes n’ont aucune compétence professionnelle et ne possèdent aucune terre. Ils appartiennent au groupe de castes qui ne peut survivre qu’en s’employant chez les autres. La servitude est une forme de métier, l’endettement un moyen de pouvoir l’exercer. Gager un emprunt par leur personne revient pour eux à s’embaucher chez un maître dans une société où le contrat de travail est d’abord une obligation. En justifiant leur endettement par des cérémonies qui exigeraient des dépenses sans commune mesure avec l’emprunt obtenu, les castes de service contractualisent leur servitude sur une base traditionnelle. Employées comme domestiques et comme portefaix, elles débarrassent les ordures, les cadavres d’animaux et les souillures attachées à la mort, ce qu’aucune autre caste n’accepterait de faire. Elles ne sont pas les plus endettées, mais elles s’endettent le plus régulièrement et sont les plus sévèrement asservies. La servitude de ce type définirait des liens solides et durables et donnerait à la dette sa référence traditionnelle : les cérémonies qui la réclament et l’impureté qui l’accompagne.
30Au contraire, la servitude associée à des endettements plus élevés, justifiée par des dépenses de nature plus économique correspondant bien au montant des emprunts, manifeste le changement et une image moderne de la dette. Le cas des artisans est, de ce point de vue, tout à fait significatif. Asservis depuis moins longtemps, ils justifient leur endettement par des besoins concrets et montrent leur dépendance croissante devant l’argent. L’histoire récente de la région nous explique pourquoi. Au cours des vingt dernières années ils ont progressivement cessé d’exercer leurs spécialités, faute de clients et faute de matières premières. L’importation massive de produits manufacturés, le développement des places marchandes et les nouveaux règlements qui leur interdisaient l’utilisation des ressources naturelles en sont les principales raisons. Pour beaucoup d’entre eux la situation est devenue critique. Certains ont alors obtenu des terres en compensation, le gouvernement ayant en effet exigé des gros propriétaires qu’ils cèdent des parcelles aux plus défavorisés des artisans. Mais la nécessité d’investir dans ces terres les a naturellement conduits vers les prêteurs dont beaucoup étaient ceux qu’ils avaient légalement dépossédés. L’usurier-dominant récupérait ainsi d’un côté ce qu’il avait perdu de l’autre. Pour couvrir les achats d’un attelage, d’une charrue, des semences et des engrais, le seul moyen dont disposent les artisans est de s’endetter. Les avantages du prêt ne compensent pas les obligations serviles qui l’accompagnent, et ne leur permettront, au mieux, qu’une réalisation partielle de leurs projets. Employés par l’usurier, c’est désormais pour lui et non pour eux qu’ils travaillent. Le temps qu’ils passent à cultiver ses champs est autant de temps pris sur la culture des leurs. Parfois même, l’obtention du prêt est accompagnée de la mise en gage d’une partie de leurs droits. La relation passée d’artisan à patron s’est modifiée en relation de débiteur à créancier.
31Les deux groupes de castes ne considèrent pas la servitude et l’endettement sous le même angle. Familier pour les castes de service, l’endettement est plus accidentel pour les artisans qui cherchent en lui une réponse à leurs difficultés nouvelles. Les premières, déjà dégradées, s’endettent pour renforcer des liens de travail et trouvent dans la servitude le moyen d’obtenir de maigres rétributions ; les seconds, appauvris, s’endettent malgré les contraintes de la servitude avec l’espoir d’améliorer leur situation sociale. Dans le premier cas, l’emprunt est accessoire et la servitude avantageuse, dans le second il est essentiel et la servitude, préjudiciable.
32Quant aux hautes castes, nous l’avons vu, leur servitude est temporaire et correspond plus ici à un choix qu’à une obligation. Les Brahmane et les Rājpūt de l’échantillon ne sont pas démunis de biens : s’ils ont choisi la dépendance personnelle, ce n’est pas faute de pouvoir gager des droits fonciers. Le patronage contraignant du prêteur leur avait semblé préférable. On citerait à l’inverse des Brāhmane et des Rājpūt non-asservis, mais endettés, qui, pour gager leurs emprunts donneraient tout plutôt que de se mettre sous l’autorité d’un prêteur. D’autres encore, avant de gager leurs droits, « confieraient » au prêteur un Kolṭā ou un Ḍom de leurs serviteurs.
b. Implications : endettement et hiérarchie
33La servitude donne un premier visage au problème de la dette. Elle est la suite inéluctable de l’endettement pour ceux des villageois qui n’ont d’autre avoir que leur personne ou leur famille. Des deux groupes qu’elle touche directement, nous ne considérons que celui des castes de service, réservant celui des artisans à un travail ultérieur. Il faut auparavant préciser deux points. La servitude n’est pas le servage, mais la manifestation la plus dure du processus de dépendance mis en place par l’endettement. La dimension économique du phénomène existe, on serait tenté de dire, accessoirement, mais elle est insérée dans des relations de subordination que commandent une hiérarchie statutaire.
34Toute une littérature décrit la servitude tantôt comme l’héritière de l’esclavage antique ou la survivance d’une institution féodale, tantôt comme une forme d’exploitation brutale imposée sous la menace et maintenue par des taux usuraires que manipulent les prêteurs8. Les asservis ne doivent en réalité leur dépendance ni à la vente, ni à la capture, ils ne sont attachés à aucune terre, leur condition servile est la condition de la dette : ils cautionnent un emprunt et incarnent la dette. Quant à l’usure, son existence n’est démontrée qu’au prix de savants calculs donnant une équivalence monétaire à ce qui n’en a pas, substituant ainsi un discours étranger à celui que tient la société. S’il va de soi qu’un tel processus favorise le pouvoir du prêteur et jugule l’autonomie de l’endetté en leur donnant respectivement l’apparence du nanti et du pauvre, on verrait à tort dans ce qui les sépare la stratification en classes ou la division en ordres des perspectives matérialistes et des courants médiévistes. En dépit de la disparité qui les distingue sur presque tout, mais qu’il reste à définir, les asservis et les prêteurs jouent cependant du même proverbe pour expliquer chacun l’idée qu’ils se font de l’endettement. Tous disent à propos de la dette : « mūl se byāj pyārā hotā hai », littéralement : « l’intérêt est préféré au capital », par extension, ce qui suit la dette est préféré à la dette elle-même, autrement dit, on s’intéresse moins à la dette qu’à ce qui l’accompagne. Les asservis avouent volontiers que l’endettement leur a permis d’obtenir un emploi et que la soumission est le prix de la protection. Les prêteurs considèrent avoir gagné un homme et augmenté le réseau de ceux qu’ils contrôlent, sans nier pour autant le fait qu’ils ont ainsi obtenu une main-d’œuvre à peu de frais. Les notions d’intérêt et de capital méritent d’être précisées. Elles n’ont pas ici le sens qu’on leur connaît habituellement. Leur traduction est trompeuse, et, dans le contexte régional gaṛhwālī, laisse supposer un lien beaucoup plus direct que celui qui existe réellement. Les contraintes qui dérivent de l’endettement sont, nous l’avons vu, indépendantes du montant de l’emprunt. Aucune disposition légale ne sanctionne les termes de l’accord passé entre l’endetté et son prêteur. S’il est effectué en présence des instances villageoises, c’est pour se faire respecter et non pour préciser ses clauses. Aucune règlementation ne considère une éventuelle interruption de travail. Si l’asservi tombe malade ou s’absente, aucune compensation ne lui sera réclamée, seules la nourriture et les indemnités seront suspendues. L’exigibilité de la créance, la sujétion ne sont donc pas absolues, ou plutôt répondent à d’autres définitions. Les « intérêts » d’une dette, ce sont des obligations, le « capital », une incitation, un appel. « Intérêt » et « capital » n’ont d’autre but que d’instaurer une relation de droits et de devoirs. L’ethnographie est claire sur ce point : les emprunts sont parfois plus une manière de justifier l’asservissement qu’une réalité matérielle, les prêteurs font parfois des avances répétées de sommes supérieures à celles dont ils rendent leurs asservis responsables et, dans le cas précis où l’emprunt est bien une somme matérielle, les modalités du prêt sont telles que le débiteur est toujours redevable de plus que ce qu’il a reçu. En outre, le débiteur ne rembourse jamais sa dette et fournit un travail qui lui est rétribué sur une base très inférieure à celle d’un travailleur libre. On voit peut-être mieux maintenant les difficultés de notre problème. La servitude s’exerce par l’intermédiaire d’un bien, sa finalité démontre une relation entre hommes, plus apparentée à l’échange qu’à l’achat, mais soumise aux règles de l’inégalité. L’endettement est une transaction qui n’est pas symétrique ni réciproque, mais hiérarchisée et qui opère au sein d’un consensus. Pour mieux la définir, regardons pour un moment d’autres manifestations d’endettement et en particulier, celles qui intéressent les castes situées au milieu de la hiérarchie sociale.
35Lorsqu’elles s’endettent, les castes qui possèdent des droits fonciers ne sont pas asservies. Elles se contentent de gager leur emprunt par une mise en dépôt de leurs droits chez le prêteur. Cette forme d’hypothèque un peu particulière est la seule obligation à laquelle elles sont soumises, elles peuvent en outre se libérer de leur dette en la remboursant et recouvrent alors ce qu’elles avaient gagé. La transaction est cependant plus une cession qu’un véritable gage et apparaît plus définitive que temporaire. Elle est en fait moins la garantie du paiement de la dette que l’expression d’un lien de dépendance. Elle rapproche l’endetté du prêteur en les ordonnant l’un par rapport à l’autre. C’est qu’en effet, l’organisation des tenures n’attribue pas une possession exclusive du sol à un homme ou à sa lignée. Plusieurs ayants droit se partagent le produit d’une même parcelle, tiennent sur elle des droits, et en sont, chacun à des titres divers, les possesseurs. Il n’y a pas propriété privée, mais imbrication de possessions multiples et étagement des intérêts. En confiant ainsi sa possession, l’endetté abandonne au prêteur une partie ou la totalité de la part qui lui revenait sur les récoltes. Il ne perd pourtant pas sa place sur l’échelle des tenures, il cède un rang. Autrement dit, il se subordonne mais ne s’exclut pas. Le prêteur, lui, gagne un rang. Qu’il intègre cet étagement de droits sur la parcelle mise en cause dans la transaction, il prend la place de l’endetté et, s’ajoutant au nombre des ayants droit, le fait rétrocéder d’un degré. Qu’il y possède déjà des droits, il combine alors aux siens ceux que lui procure la dette et fait dépendre son débiteur de lui seul. Le prêteur s’enrichit bien pour une part mais il gagne avant tout du prestige.
36L’absence de tout marché de la terre donne aux transferts de ces droits et à leurs déplacements vers les prêteurs une signification très originale. Le degré et la fréquence des mouvements fonciers manifestent surtout la présence de toute une mobilité sociale : elle se rencontre dans le contexte de la régie des terres et l’endettement la gouverne. Dans les cas où l’endetté appartient à la catégorie des ayants droit supérieurs, il peut n’engager son droit qu’en partie et garder, du point de vue de ses tenanciers, sa position privilégiée. La supériorité du prêteur se manifestera alors autrement. Chaque année, le débiteur prélève sur ce qui lui revient une quantité de grain égale à celle qu’il verse à l’État au titre de l’impôt, puis il la remet au créancier. Cette prestation est nommée sālāṇa, de sāl, l’année. C’est aussi le terme utilisé pour désigner les terres en régie directe, et surtout celui qui désigne la redevance royale. Le débiteur verse donc à son créancier ce que tout ayant droit verse au souverain. Il est alors astreint à payer deux sālāṇa : celui qu’il doit régulièrement à l’État, et celui de sa dette. Les obligations de l’endettement sont assimilées à une redevance et le créancier, au plus éminent des ayants droit : le roi lui-même. Quant au débiteur, soumis à la double redevance, il est le sujet par excellence.
37La terre ne change pas de mains, seuls les droits sur le sol ont une certaine mobilité qui entraîne avec elle des changements dans les relations sociales. Les droits se concentrent, se redéploient, se subdivisent. Le mouvement foncier n’est pas un mouvement horizontal qui irait d’un possesseur à l’autre et entraînerait l’insertion d’éléments nouveaux dans la distribution locale, mais plutôt un mouvement vertical à équilibre instable qui démultiplie ou rassemble en les ordonnant les uns par rapport aux autres des ayants droit inégaux. Examinée de l’extérieur, la situation ne semble pas changer, seules les relations internes sont modifiées. Elles se règlent sur les distinctions de niveaux créées d’un côté par l’institution des tenures et, de l’autre, par le processus de l’endettement. Les transferts fonciers qui découlent de l’endettement des castes paysannes démontrent avec encore plus de clarté la logique mise en place avec les basses castes soumises à la servitude.
38L’endettement a bien un caractère endémique, il touche l’ensemble des castes et préside à des distinctions qui respectent la supériorité du pouvoir avant de respecter celle de la richesse. Représentant les deux extrémités d’une chaîne orientée dont les maillons intermédiaires jouent, tour à tour, les uns pour les autres, les rôles de créanciers (pour leurs inférieurs) et de débiteurs (pour leurs supérieurs), le prêteur-dominant et les endettés-asservis sont dans une relation moins ambivalente. Leur relation, en apparence plus rigide, exprime dans un registre aigu ce que la relation des ayants droit avec son déploiement exprime dans un registre chronique. Quoi qu’il en soit, l’endettement engendre des relations et favorise des distinctions analogues à celles de la commensalité ou de l’intermariage. Il existe une circulation des droits comme il existe une circulation des femmes et des nourritures, les transactions de la dette n’ont pas de règles séparées. Les monnaies du prêt ressemblent un peu aux prestations versées au moment du mariage par le groupe des preneurs de femmes pour solliciter un retour accru des cadeaux. Du point de vue du créancier, la dette est de la même manière, āge. diye, « donnée en avant », sachant qu’elle entraînera avec elle les avantages que l’on connaît. Du point de vue du débiteur, elle est réclamée, moins pour les possibilités qu’elle donne que pour la relation qu’elle instaure. Une relation de servitude avec un créancier vaut mieux que pas de relation du tout9.
2. Le système des vaincus
39Dans leur manière de concevoir ou d’évoquer la servitude, les Gaṛhwālīs ne font aucune référence à l’endettement. Ils la considèrent seulement comme une forme de subordination politique trouvant sa justification dans l’Histoire. L’endettement n’est selon eux qu’un phénomène secondaire, dérivé de la servitude. Les liens de l’endetté au prêteur disparaissent derrière ceux de l’asservi à son maître10. L’idéologie contredit en quelque sorte l’ordre des faits. L’endettement n’est plus la cause de la servitude mais sa conséquence. L’analyse de la servitude nous a fait décrire la position du prêteur, les conceptions que s’en font les intéressés vont en fonder la légitimité. L’usage veut en effet qu’en parlant de ceux qui les dirigent comme en s’adressant à eux, les asservis conjuguent les dénominations du dominant et celles du prêteur en confondant les deux. L’endettement se voit ainsi réintroduit sans qu’il ne soit jamais explicitement mentionné. L’étude des formes villageoises de la division du travail et l’examen des dispositions prises au moment d’un emprunt feront retrouver l’association intime de la dépendance et de la dette. Malgré le voile qu’elles imposent sur la réalité de la dette, les conceptions de la servitude et les conceptions du pouvoir ne peuvent dans leur expression se détacher d’une image de la dette.
a. Des clientèles « conquises »
40Les traités régionaux du Droit coutumier, compilés depuis le siècle dernier, offrent une description précise de la servitude et en donnent une interprétation11. Ils cataloguent et classent plusieurs modes de dépendance sans trop s’interroger sur leurs implications. La servitude est rapportée à la conquête guerrière et à l’arrivée victorieuse des castes supérieures. Elle correspondrait à un état de subordination et de soumission imposé à des unités sociales vaincues. Les textes restent cependant plus descriptifs qu’explicatifs et il faut rechercher les commentaires qu’en font les gens pour leur donner toute leur ampleur. Les informations recueillies donnent un tableau conforme à celui des traités en ajoutant plusieurs éléments. L’origine extérieure des dominants, l’occupation des territoires conquis et la défaite des occupants antérieurs seraient à l’origine des distinctions sociales. L’attribution des rangs remplace alors mécaniquement le processus mis en place par l’endettement. L’absence de dispositions légales particulières aux endettés est justifiée par leur état de dépendance permanente. Le fait qu’ils s’endettent est secondaire, il importe avant tout qu’ils soient soumis.
41Pour décrire le travail servile, les Gaṛhwālīs utilisent l’expression māt prathā, « le système des vaincus ». La notion de défaite précise ici ce que d’autres formules couramment utilisées par les administrateurs ne soulignent pas. C’est le cas du bandhū mazdūr, traduite en anglais par bonded labour et rendue par travail non libre. Les contraintes liées à la servitude sont conçues comme des contributions nécessaires, elles sont un tribut payé aux vainqueurs sous forme de travail. Que les obligations entraînées par la dette soient ou non du même ordre, elles supposent une soumission qui semble bien calquée sur le modèle de la défaite et ne peuvent s’adresser qu’aux mêmes groupes. L’asservi comme l’endetté ne connaît que la loi des puissants. Plusieurs mythes expliquant l’origine des basses castes serviront d’illustration. Les Kolṭā racontent qu’ils étaient, au départ, les premiers et les seuls habitants de la région. Plusieurs vagues d’invasion les auraient progressivement dépouillés de leurs biens jusqu’à les expulser des terres qu’ils possédaient et les empêcher de rendre un culte à leurs divinités. Occupants exclusifs des terres, ils auraient d’abord été contraints à en partager le fruit avec les conquérants, puis obligés de les cultiver pour le bénéfice exclusif de ces derniers. Agriculteurs et bergers, ils travaillent aujourd’hui au service des castes qui les ont évincés. Ils obéissent à leurs lois, respectent leurs coutumes et célèbrent le culte de leurs dieux. Des dominants, ils attendent une prise en charge à peu près totale12. Les Ḍom ont de leur côté des récits qui s’accordent assez bien avec ce thème général. Certains rapportent leurs origines en s’associant aux groupes des vainqueurs qu’ils auraient accompagnés comme domestiques, d’autres se réclament au contraire, à la manière des Kolṭā, du statut d’autochtone. Les uns justifient leur état d’infériorité par un accident ou un conflit qui les auraient déchus de leur statut antérieur et les auraient obligés de prendre un métier pour survivre : c’est le cas des Baṛhāi (charpentiers), des Oṛhs (maçons) ; les autres l’expliquent par la nécessité qu’ils auraient eue de fuir leur lieu d’origine sans parvenir à imposer, dans leur nouvelle implantation, le statut qu’ils tenaient auparavant : les Bakhariā, Pāhrī, Jamoriā utilisent ces derniers arguments ; ils composent en partie le groupe indistinct des laboureurs, nommés aujourd’hui par le terme générique d’Haliā Ḍom. Nous noterons en passant que les arguments des mythes gardent la distinction des castes d’artisans et des castes « sans spécialité » et les placent chacune différemment vis-à-vis des événements : les artisans destitués ; les castes de service, soumises ou expulsées. Les Rājpūt et les Brahmane ne sont pas en reste pour démontrer leur supériorité par des arguments de même ordre. Ils auraient, eux aussi, émigré des plaines pour échapper aux persécutions musulmanes. Ayant conquis les vallées, accompagnés de leurs prêtres, ils auraient soumis les populations locales et les auraient asservies après les avoir privées de leurs droits.
42La stratification s’explique en somme par la superposition de groupes issus de couches ethniques distinctes et réunis par les immigrations. La thèse est connue et a eu son heure de gloire au xixe siècle chez les historiens évolutionnistes, disciples du darwinisme social. Elle garde encore une certaine pertinence dans l’opposition faite par Redfield de la « grande » et de la « petite » traditions qui, appliquée à l’Inde, sépare une culture savante des hautes castes, des villes et des États, d’une culture populaire des basses castes et des villages. Les arguments avancés ici par une majorité des castes donnent l’impression que, pour la région du moins, la théorie de la formation sociale par surimposition externe est entièrement vérifiée. En fait il n’en est rien. L’histoire « objective » contemporaine n’a produit aucun argument solide pour l’étayer. La présence de migrations, plus fréquentes qu’on ne l’imagine généralement, ne prouve pas qu’elles soient constitutives de nouvelles morphologies sociales. L’important n’est pas tant de prendre les choses à la lettre, mais de les considérer dans leur esprit. Qu’il s’agisse d’une reconstruction ou d’une restitution fidèle des événements, nous retiendrons surtout que la thèse assure aux castes dominantes une position idéologique très forte (les asservis eux-mêmes la reprennent à leur compte), elle nous démontre un point logique tout à fait central : la supériorité sur un ordre donné se légitime par une origine extérieure à cet ordre. L’ordre est ici politique et concerne d’autres hommes de la région voisine. Nous retrouverons plus loin une logique similaire appliquée cette fois à l’ordre religieux et à la relation des hommes et des dieux.
43○ Les points d’attache : les relations qui unissent les castes asservies aux castes dominantes ne sont pas toutes semblables. Nous distinguerons dans le māt prathā, des formes de dépendance forte et des formes de dépendance atténuée. Le degré des contraintes et la nature des services précisent en outre différents modes de rattachement.
44○○ Formes fortes : elles se distinguent entre elles par des caractéristiques individuelles, communautaires ou résidentielles, corporate ou lignagères.
45Les māt (« les vaincus ») : soumis individuellement, ils sont assujettis à une dépendance très ferme. Arrivés chaque matin dès l’aube dans la maison de leurs maîtres, ils n’en repartent qu’après la nuit tombée. Ils vivent sous des toits séparés, reçoivent leur nourriture et des vêtements ainsi qu’une rémunération minime. La responsabilité qu’ils pourraient avoir d’une famille n’est pas prise en considération. Il leur est interdit d’aller s’employer ailleurs. Ceux dont ils dépendent ont par contre toute liberté de les envoyer travailler pour d’autres. L’aspect personnel de la relation est ici très marqué. Ils assurent les travaux les plus pénibles, en particulier ceux de porteurs d’eau, de boueurs et de garçons de ferme. Ils engrangent les récoltes et transportent toutes sortes de charges13.
46Les sanjāyat (« les communaux ») : mis au service de la collectivité locale, ils assument avec l’aide de leurs familles, l’ensemble des tâches communautaires. Ils sont sous le contrôle de l’autorité du village incarnée par le conseil (khumṛhī) ou par son chef (pradhān, sayāṇa). Pâtres, bouviers, gardiens des champs, ils sont aussi vidangeurs, portefaix, terrassiers. En période de chasse, ils rabattent le gibier. Leurs obligations comportent en outre un certain nombre de responsabilités cérémonielles et religieuses : ils portent les palanquins qui emmènent les divinités à la rivière, transportent les mariés et les morts, protègent les cultures, les animaux et les hommes des intrusions nocturnes des démons. L’assemblée du village leur concède parfois un lopin de terre pris sur le lot des terres de pacages non attribuées : ils peuvent alors le mettre en culture et en garder le produit. Le terme sanjāyat est à rapprocher de l’expression gāon sanjāyat qui désigne les prés communaux mis à la disposition de tous les habitants pour faire paître le cheptel villageois, produire le fourrage et assurer en certains cas des réserves pour les années de disette. Ils travaillent par tournées, selon les besoins des uns et des autres. Chaque maison des paysans de haute caste peut faire la demande d’un sanjāyat pour une période donnée.
47Les khaṇḍit muṇḍit (« les fendus et les rasés »). L’expression qui les désigne vient de khaṇḍit, « cassé en deux, divisé, fragmenté » et de muṛḍit, « rasé ». Khaṇḍit s’utilise en général pour une épouse abandonnée par son mari, et considérée comme une veuve ou, au moins comme quelqu’un dont la famille est incomplète. Muṇḍit vient du verbe hindi mūṇḍnā, raser. Il a en garhwālī le sens causatif, faire raser. Soumis et rattachés à la maison d’un maître, les khaṇḍit muṇḍit sont intégrés à la maisonnée de ceux qu’ils servent au point de perdre une partie de leur identité. Logés sous le même toit, seuls ou avec leur famille, ils sont nourris, habillés et pris en charge de manière permanente. Ils reçoivent des cadeaux et de l’argent au moment des fêtes du village et à l’occasion des cérémonies qui touchent ceux qui les emploient. Chacun entretient avec la lignée de son maître une relation spéciale de parenté. Au moment du deuil, et c’est là leur trait spécifique, ils sont tenus de se raser comme s’ils faisaient partie du groupe agnatique, puis, après avoir respecté les délais requis de l’impureté, reçoivent des objets personnels du défunt, prenant alors à leur compte la souillure de la mort pour l’éloigner du groupe frappé par le deuil. L’expression désigne donc à juste titre des asservis à l’identité dissociée. Leur assimilation n’est que partielle, leur participation aux rites se limite au rasage de la tête et ils sont soigneusement éloignés de l’offrande des piṇḍa aux ancêtres. Pour le reste, les tâches qui leur sont assignées ressemblent à celles des māt. Leur position d’inférieurs est utilisée pour expulser l’impureté et en même temps leur reconnaît une quasi filiation avec leur maître, filiation qu’ils transmettent à leurs enfants et dont on pourrait dire qu’elle est une sorte d’adoption dégradée. Aux yeux du village, ils ne sont pas seulement les gens d’Untel, ils sont aussi des Untels. Aux yeux de ceux qui les emploient, leur appartenance d’origine n’est jamais effacée, elle est seulement subordonnée à leur nouvelle identité instaurée par la dépendance ; elle est au contraire mise en avant et valorisée dans le deuil, pour l’impureté qu’elle est susceptible de convoyer.
48○○○ Formes atténuées : elles distinguent les asservis soumis à des travaux domestiques de ceux qui sont soumis aux travaux des champs.
49Les khidmat (« les serviteurs ») : ils assurent la plupart des tâches quotidiennes en rapport avec la maison et l’étable. Chacun sert à temps partiel deux à trois maisonnées (māuwāsa) et tire de son travail des rémunérations supérieures à celles des māt. Vivant séparément, ils jouissent d’une certaine indépendance et ressentent le fait de pouvoir servir plusieurs maîtres comme une sorte d’autonomie.
50Les naitoṛ ou neto dauli (« les défricheurs ») : le terme vient de l’expression nayā toṛnā : nouvellement retourné, et de dāuli ou dailā qui désigne le pilon servant à écraser les mottes de terre après les labours. Installés sur des terres incultes, les naitoṛ doivent les débroussailler, les niveler et les mettre en culture. Les premières années, ils gardent la récolte. Dès que les terres deviennent productives, ils sont déplacés vers d’autres friches, recommençant à chaque fois leurs travaux de pionniers. Ils assurent encore les besognes variées que leur réclament leurs employeurs. Le revenu et le grain qu’ils retirent des terres, si maigres soient-ils, sont suffisants pour les distinguer des māt et des sanjāyat et pour les rapprocher, dans le meilleurs des cas, de certains tenanciers responsables de terres affermées à l’année, ou encore de journaliers indépendants. La présence des « vaincus » dans la vie communautaire, leur rôle dans les cérémonies, leur participation active à des rites ne sont pas toujours une expression de la servitude politique. Le thème de la défaite porte avec lui celui de la destitution, impliquant déjà dans le mythe une référence au statut que le contexte du deuil, et celui, plus répandu, des tâches en rapport avec l’impureté générale des ordures et des cadavres, ne cesseront d’imposer à la servilité. Participation et destitution qui révèlent plus une solidarité qu’une juxtaposition et attestent que les différences sont réglées de l’intérieur, au sein d’un consensus, plutôt qu’imposées de l’extérieur par des origines socio-culturelles hétérogènes. La distinction des vainqueurs et des vaincus gèle et solidifie quelque peu l’image qu’on pourrait se faire des relations sociales. Elle ne nous dit rien de l’endettement, mais montre pourtant que les castes impliquées sont très précisément celles qu’avait opposées la première enquête.
51○○○○ La place de la servitude dans la division du travail : l’économie naturelle du village assure la distribution des produits de première nécessité et la répartition des services. La petite communauté locale n’est pas isolée des communautés voisines ou des marchés, mais préfère utiliser ses propres ressources avant de se tourner vers l’extérieur. Le bārtā prathā, « le système du partage » désigne la forme gaṛhwālīe de la division du travail. Le système distingue deux modes de rétribution : le ḍāḍwar, prestations en nature ou en argent versées par les patrons aux artisans en échange d’un travail qu’ils sont requis d’honorer ; le kalyāṇ (« l’aire à battre »), paiements en grain distribués au moment des moissons aux artisans, aux ouvriers agricoles et à divers employés. Le système réunit en les distinguant, des professions spécialisées possédant un savoir ou une technique, et une main-d’œuvre sans compétence particulière. Parmi les spécialistes, il faut inclure le prêtre domestique (kul purohit) qui reçoit, au même titre que les artisans, les deux formes de rétribution. L’ensemble s’organise autour des titulaires des droits fonciers supérieurs qui ont l’initiative de l’emploi. Patrons, clients et employés sont unis par des relations personnelles et héréditaires, inspirées par le voisinage, et respectueuses des préséances. Elles assurent à chacun une part des récoltes, un droit à recevoir des cadeaux au moment des fêtes, des obligations mutuelles. Chacun reçoit selon la nature de son travail et selon la position qu’il occupe. Les parts sont inégales, elles ne se mesurent pas en quantité de travail, mais suivant l’appartenance sociale de ceux qui les reçoivent. Des prestations sont versées par les patrons à tous ceux qu’ils emploient à l’occasion de cérémonies lignagères ou communautaires, sans que l’on trouve la contrepartie de prestations versées par les employés en hommage, ou par fidélité, à ceux qu’ils servent. S’il garde une part majoritaire, le patron contribue aussi majoritairement aux fêtes et aux travaux communaux. Le système vise donc moins l’accumulation qu’une redistribution ordonnée. En rétribution de leurs services, et toujours au titre du kalyāṇ, certains peuvent obtenir des parcelles de terre qu’ils cultivent à leur compte ; les patrons abandonnent ainsi tout droit à recevoir une part sur les parcelles cédées. Mais, en dehors des avantages qu’elles procurent à tous, ces relations coutumières du partage permettent surtout aux patrons de mobiliser autour d’eux de véritables clientèles politiques et des assemblées de dévots. Nous verrons les premières intervenir dans les élections et dans les conflits locaux, les secondes apparaissent, elles, lors de certains cultes à des divinités associées au pouvoir et au territoire14.
52Au bārtā prathā, il faut ajouter une institution complémentaire spécifique de la région : le paḍiālī. Nous y retrouvons les notions de solidarité et de dépendance, appliquées cette fois sans distinction de caste à la catégorie des femmes. L’originalité du paḍiālī vient de ce qu’il réunit toutes les femmes d’un village et les regroupe en une équipe qui travaille, par tournées, l’ensemble des terres cultivées. Le terroir est ainsi découpé en grands blocs, suivant les exigences du calendrier agricole et non celui des attributions foncières. C’est le moyen qu’a trouvé la. société gaṛhwālīe pour pallier à la dispersion des exploitations et à la parcellisation extrême. Chaque femme est donc amenée à aider les autres à cultiver leurs terres et à être aidée par les autres à cultiver les siennes. Mais il existe une exception à ce principe de réciprocité : les femmes de la lignée du chef de village (du sayāṇa ou du pradhān) participent au travail collectif sur les terres où elles ont des droits, mais ne vont pas aider ailleurs. La maisonnée du chef, celles du ou des dominants échappent à la règle commune. Il existe également une inégalité flagrante dans le paḍiālī : les patrimoines sont très disparates, et les superficies ou la qualité des terres couvertes par des droits, très variables ; les femmes dont les lignées possèdent peu de terres travaillent donc proportionellement plus pour celles qui en possèdent beaucoup. La disparité marque ici des différences d’ordre foncier et politique.
53La solidarité trouve dans le politique un point de rupture qui paraissait absent des normes de la division du travail incluant les services religieux. Les transactions locales ne manquent jamais d’établir la distinction entre ce que l’on reçoit et ce que l’on donne, qui n’est elle-même que la dernière étape de la distinction entre ceux de qui l’on reçoit et ceux à qui l’on donne.
54Bien qu’elle n’impose nulle part la servitude, la division du travail obéit à des principes de solidarité et de dépendance. Les transactions héréditaires qui prédominent dans le village trouvent en effet dans l’interdépendance la seule réponse qui puisse à la fois reconnaître l’unité sociale et respecter les différences internes. Associés et subordonnés à un patron, artisans et non-spécialistes participent d’une économie qui s’exerce collectivement au nom de l’ensemble, au bénéfice de tous et pour le prestige de certains. En outre, chaque fois que prévalent des traits d’inégalité et de dépendance (les meilleurs exemples en sont la redistribution ordonnée des récoltes et le travail collectif des femmes), c’est pour réaffirmer les liens qu’entretiennent les patrons avec l’autorité et le pouvoir. Nous retrouvons ainsi, au niveau des prestations de service, les traits essentiels dégagés dans la présentation de l’endettement et au cours de l’analyse du système des vaincus. La subordination des personnes, si caractéristique dans l’endettement des castes de service, déplace ce jeu mêlé de la solidarité et de la dépendance mais n’en modifie pas les règles. Au contraire, il les applique jusqu’au bout, avec une rigueur d’autant plus accentuée que les castes mises en présence sont statutairement distantes. Le prêt dans le contexte de l’endettement, les prestations dans le cadre villageois de l’emploi impliquent des castes différentes mais définissent un même type de relations sociales. Le fait d’être endetté diminue la valeur du travail : l’homme est moins rémunéré. Le fait d’être vaincu oblige l’asservi à accomplir des tâches dégradantes. Vaincus et employés, asservis pour dette et ayants droit endettés se placent tous sous l’autorité d’un pouvoir. Notre problème se situe donc autour de deux questions : Quel rapport existe-t-il entre les castes supérieures, les dominants et les prêteurs ? Quelle relation la dette entretient-elle avec la dépendance et l’impureté ?
b. Dominant et Prêteur
55Dominant et Prêteur sont souvent un même personnage ou des personnages différents appartenant à une même lignée. Les fonctions qu’ils incarnent sont étroitement mêlées, sinon identifiées. Les monographies ethnologiques nous ont habitués à considérer la caste dominante d’un village comme un groupe unique d’origine locale dont l’influence s’étend quelquefois jusqu’aux localités voisines. Réservée à une caste ou à une subdivision de caste, la dominance est une fonction qui s’accommode mal d’être partagée. Nous trouvons au Tehrī-Gaṛhwāl une situation un peu différente. Chaque village regroupe un certain nombre de quartiers ou de maisons qui sont autant de segments de lignage localisés. Le village est pluri-lignager et le lignage pluri-local. Le problème est en réalité plus complexe puisque les villages sont multi-castes, ce qui ne change pas pour autant la nature de la dominance. On trouve souvent dans un même village la présence conjointe de plusieurs groupes dominants sans que cela crée nécessairement des conflits. Il s’agit tantôt de lignées appartenant à des subdivisions différentes de lignages de même caste, tantôt de lignées de castes différentes. On trouve, à l’inverse, des villages où les groupes dominants ne sont représentés par aucun habitant, mais qui dépendent de villages voisins. Le degré, la nature des droits fonciers qu’elle détient, l’importance de la clientèle qu’elle gouverne feront qu’une lignée dominante contrôlera seulement une partie d’un village ou contrôlera au contraire plusieurs villages. Quand elle en contrôle plusieurs, elle peut le faire par l’intermédiaire de consanguins du même lignage, par des lignages qui lui sont apparentés, ou en jouant uniquement de ses droits et de son influence.
56Les groupes dominants appartiennent sans exception à l’une ou à l’autre des deux castes supérieures, les Brahmane et les Rājpūt. Largement représentés dans les assemblées locales, ils rendent la justice, prennent les décisions qui concernent les affaires villageoises et ont auprès de leur clientèle toute initiative dans les transactions et dans le partage des récoltes. Les droits fonciers qu’ils possèdent s’appuient sur la légitimité du sang et sont essentiellement des droits de contrôle. Maurusīdār ou Hissedār, les dominants cautionnent leur autorité par le patrimoine (mīrās) ou par la portion, la part (hissā) lorsqu’elle s’applique à une branche généalogique. Le pouvoir des dominants, comme nous l’avions remarqué pour le prêteur, réunit la naissance au contrôle de la terre et des hommes. Le pouvoir et la supériorité du prêteur se définissaient au travers de la servitude ou de la cession des droits qu’il imposait aux endettés ; la concentration de ces droits et la subordination sur les asservis renvoyaient de lui une image reflétée du dominant.
57C’est pourtant dans la langue et dans les modalités du prêt que la similitude du Dominant et du Prêteur s’affirme avec le plus d’évidence. L’usage les désigne indifféremment par les mêmes termes. Quand ils s’adressent à eux, les Gaṛhwālīs disent : mālik (« maître »), sarkār (« gouvernement »), sethjī (« riche »), mahājan (« grande naissance »), prabhū (« seigneur »). Quand ils parlent d’eux, ils utilisent les termes de sāukār (« bienfaiteur »), de sayāṇa (« ancien »), de pradhān (« premier »), et de mukhiyā (« celui qui vient en tête »), termes qui nous rappellent les dénominations données aux chefs de village. La chefferie, le respect, la naissance et les bienfaits sont ainsi les critères qui s’appliquent au Dominant comme au Prêteur. Cet amalgame de désignations coexiste cependant avec d’autres expressions appliquées au prêteur. D’un usage moins fréquent, elles se forgent à partir des termes qui désignent la dette. Plutôt que de marquer l’identité du Prêteur et du Dominant, elles insistent au contraire, nous le verrons, sur la différence de l’endetté et du prêteur. Nous reconnaissons dans les deux cas une volonté de réunir, plutôt que de séparer, l’endettement et le pouvoir, et un refus de les isoler chacun dans des contextes limités.
58Les dispositions prises au moment du prêt s’apparentent à celles qui règlent les décisions de justice, et retrouvent la logique qui présidait au paḍiālī et au kalyāṇ. Elles y ajoutent cependant une dimension religieuse. Après s’être entendus sur le montant de l’emprunt et sur les conditions du prêt, l’endetté et le prêteur procèdent à la transaction. La scène se passe devant la maison du prêteur, à l’emplacement où siège le conseil du village, parfois devant le temple. La somme d’argent (la quantité de grain) est déposée sur le sol et correspond exactement à ce qu’avait demandé l’emprunteur. Pourtant, avant de la lui remettre, le prêteur en reprend une partie qu’il met de son côté, mais compte au débiteur comme si ce dernier l’avait réellement reçue. La retenue se nomme gānṭh khulāī (« l’ouverture des noeuds »), elle est le prix imposé par le prêteur pour qu’il délie les cordons de sa bourse. Elle est aussi le signe de la subordination de l’endetté qui, en l’occurrence, reçoit moins, mais doit autant. On peut comprendre la transaction de plusieurs manières. Le prélèvement du gānṭh khulāī traduit aussi « le fait du prince » et applique au prêteur ce que le paḍiālī appliquait à la lignée du chef de village en l’autorisant à rendre moins que ce qu’elle avait reçu. Une autre coutume, liée cette fois à la convocation du conseil du village, montre encore des modalités similaires qui rapprochent un peu plus le Dominant et le Prêteur. Ceux qui veulent réunir l’assemblée locale doivent auparavant verser un droit d’audience. Les notables, les dominants ne siègent qu’à la condition de recevoir une prestation. C’est le bistaḍā (« ce qui s’étend », « pour étendre »). Le terme rappelle en effet qu’il faut dérouler un matelas ou une couverture pour permettre à l’assemblée de s’asseoir avant d’être consultée. Paḍiālī, gānṭh khulāī et bistaḍā sanctionnent des transactions qui mettent en cause la position sociale des protagonistes.
59De son point de vue, le Prêteur engage sa renommée et son prestige. En acceptant le prêt, il rend service et manifeste la prééminence de ceux que l’on consulte ; la transaction l’oblige cependant à entrer en relation avec des gens situés plus bas que lui. À la différence du prêtre domestique, que ses fonctions contraignent à servir des clients de statut inférieur au sien et à percevoir des honoraires rituels qui l’infériorisent aux yeux de ceux de sa caste qui n’en perçoivent pas, le Prêteur, de par les services qu’il rend, retient les honoraires qui établissent ou confirment sa supériorité. Le point se vérifie avec l’habitude que les Garḥwālīs ont de jouer sur les mots. La supériorité du Prêteur n’est plus seulement celle du Dominant, elle est maintenant associée à une vertu royale. En remplaçant gānṭh (« le nœud ») par gunṭḥ (« la charité »), l’expression gānṭh khulāī (« l’ouverture des nœuds ») devient gunṭḥ khulāī (« l’ouverture de la charité »). Le terme gunṭḥ désigne des biens charitables, il s’applique aux donations pieuses faites par le souverain à des institutions religieuses ou à des terres cédées à des temples. Dans le contexte des donations, le roi est dit échanger des biens matériels contre des bénéfices spirituels. Appliquant l’expression au contexte de l’endettement, les Gaṛhwālis rapprochent le prêteur et le roi, tous les deux troquent leurs biens contre des mérites.
60La sanction finale qui clôt la transaction est une sanction religieuse. Les asservis doivent se soumettre à une série de rites et prêtent serment en jurant qu’ils respecteront les obligations qui leur sont imposées. Les rites ont lieu au nom du dieu Mahāsū, et quelquefois, devant les temples qui lui sont dédiés. Le Prêteur dirige les opérations, il représente la divinité et se dit agir en son nom. L’endetté s’adresse alors au dieu, lui demandant de le punir s’il trahit sa parole, puis il plonge une poignée de sel dans un récipient d’eau, en disperse une autre aux quatre orients, avant d’asperger les quatre directions en terminant par le Sud qui est la région des morts. Le Prêteur invoque les ancêtres et les prend à témoin. La croyance veut que les parjures soient, avec leurs familles, frappés de maladies et de stérilité et que le dieu des morts en tienne compte pour les faire renaître dans des castes impures. Le rite prend le nom de sa séquence principale et se nomme loṭā pānī (« pot d’eau »). Il est également présent lors des règlements judiciaires de conflits locaux, et sert à faire respecter les décisions. Les procédures de l’endettement, comme celles de la justice civile, font intervenir la divinité et les ancêtres. Le Prêteur et le Dominant sont investis de pouvoirs similaires, ils exigent et ordonnent en étant légitimés par des instances universelles.
61La servitude pour dette, qui prévaut dans le fait contemporain, garde les distinctions proposées par le système des vaincus mais contredit l’hypothèse de ses origines. Elle considère en effet la servitude comme la conséquence de l’endettement à l’inverse du mythe qui voit en elle une cause première liée à la défaite et juge l’endettement comme un phénomène secondaire. Nous nous trouvons en somme devant des castes qui reconnaissent qu’elles sont inférieures et asservies parce qu’elles sont endettées, mais qui prétendent en même temps qu’elles sont endettées et inférieures parce qu’elles sont vaincues. L’antinomie qu’on croit déceler entre l’histoire et le système n’apparaît, dans l’exemple qui vient d’être examiné, que si nous ignorons la relation dynamique qui se manifeste entre les deux aspects. Complémentaires l’un de l’autre, ils nous apportent des précisions sur la nature du pouvoir et sur celle de la dette. Si les basses castes gaṛhwālīes expliquent leur servitude actuelle en mettant en avant des faits matériels d’endettement, ils cherchent surtout à rendre leur réponse conforme à celle qu’attendent les organismes chargés de les aider. Mais ils traduisent sans le savoir une représentation beaucoup plus profonde selon laquelle l’appartenance sociale est déterminée par la place occupée relativement à la dette. Dette plus éthique cette fois, que d’autre part l’organisation des tenures et les mouvements fonciers avaient située au centre des relations sociales. La servitude l’illustrait encore de manière exemplaire en opposant par le prêt et par l’emprunt des catégories sociales situées chacune aux terminaisons de la morphologie. Au contraire, quand elle se réfère à une histoire mythique, la société gaṛhwālīe ne cherche qu’à justifier le pouvoir de ses dominants et indirectement, celui des prêteurs que tout concourt à rapprocher. Elle définit ainsi par défaut de pouvoir la subordination des inférieurs et, par extension, celle des endettés. S’il est sans cesse question de rapporter le pouvoir et la dette à des différences de patrimoine, de statut et d’origine, il n’est par contre jamais question de les associer à la richesse ou à la pauvreté. En d’autres termes, aux yeux des puissants, la richesse n’est qu’un attribut de leur pouvoir, aux yeux des asservis, la pauvreté n’est qu’un signe de leur impuissance. L’endettement définit des relations entre castes dans une société où la supériorité du prestige s’affirme plus par une clientèle de 200 hommes que par une fortune de 200 000 Rs. Retenons seulement que la notion de dette recouvre plusieurs plans et se rencontre à plusieurs niveaux.
3. Formes complémentaires : prostitution des femmes et domesticité des enfants
62Les différentes formes de servitude, décrites par le māt prathā, n’épuisent pourtant pas la totalité des relations de dépendance instaurées par la dette. Il existe d’autres obligations, d’autres contraintes sur les personnes. Elles touchent les femmes et les enfants de basses castes. Elles dérivent de la servitude, puisque nous les rencontrons dans les familles déjà endettées dont les hommes sont asservis, elles permettent d’obtenir d’autres prêts.
a. Les épouses de la dette
63La prostitution pour dette occupe une place originale. Elle est apparentée à la prostitution sacrée des danseuses de temple (que l’on rencontre encore) et à la prostitution de métier (qui ne cesse de s’étendre). Elle est aussi la forme extrême de la circulation des femmes dont elle suit les usages et respecte les principes.
64Deux thèses se sont efforcées d’en rendre compte. Toutes deux s’accordent, bien qu’elles diffèrent sur l’ancienneté du phénomène, à reconnaître qu’il est endémique et qu’il affecte la plupart des castes de service. Mais elles s’opposent sur les responsabilités qu’elles font porter, l’une sur l’aristocratie qui aurait favorisé et institutionalisé une forme inavouable de concubinage, l’autre sur les entrepreneurs et sur les transporteurs qui l’auraient instaurée et la développerait comme un commerce15. Les rapports officiels de 1969 et de 1978 soulignent par contre l’aspect épisodique du phénomène et sa concentration dans certaines castes à l’exclusion des autres. Les chiffres cités évoquent 45 femmes dont 43 Kolṭā-Ḍom et 2 musulmanes. La moitié d’entre elles déclaraient lors de leur interrogatoire qu’elles n’escomptaient pas pratiquer plus de trois ans. Aucune n’exerçait depuis plus de cinq ans16. Mis bout à bout, les thèses et les rapports retrouvent presque fidèlement les contradictions et les interprétations évoquées précédemment. L’enquête souligne de son côté la fréquence et l’extension du phénomène. Une famille asservie sur deux y est impliquée. Des filles, des sœurs, des épouses sont cédées aux prêteurs pour gager de nouveaux emprunts qui permettront le mariage d’un frère ou d’un fils. Parfois même, c’est l’épouse pour laquelle on s’est endetté qui est donnée au prêteur en gage différé... Une femme est donc à la fois l’origine d’un endettement et le moyen d’obtenir un emprunt. Elle permet de se libérer d’une dette et d’en gager une autre. Trois exemples serviront d’illustration :
Phamsū, « l’empêtré », de caste kolṭā, emprunte pour se marier 2 000 Rs à Rai Singh, rājpūt de son village, auprès duquel il est déjà endetté de 500 Rs d’un emprunt fait par son père vingt-cinq ans auparavant. Il revient avec sa jeune femme et lui fait travailler les terres de Rai Singh selon les termes du contrat. Après quelques temps Phamsū se voit obligé d’acheter une chèvre et un coq pour les sacrifices de māroj. Cela lui coûte 250 Rs. Rai Singh lui propose alors de lui avancer la somme s’il envoie sa jeune femme dans les plaines pour un an ou deux. La tractation se fait à la foire de Tyuṇī, l’épouse est cédée à 3 000 Rs à un tenancier de Meerut, le mari en reçoit 1 000, rembourse les 250 Rs avancées par Rai Singh au moment du mariage de Phamsū. Le prêteur et l’entremetteur se partagent les 2 000 Rs restantes et Phamsū continue comme par le passé de travailler le même nombre de jours pour Rai Singh, mais il récupérera son épouse.
Jagat Singh, rājpūt et chef de village verse à Kālū « le noir », haliā ḍom qui travaille pour lui comme naitoṛ, une somme de 1 500 Rs que lui réclame ce dernier pour pouvoir marier son fils. Jagat Singh, en échange, réclame la fille de Kālū pour en faire sa maîtresse. Il la garde auprès de lui pendant six mois, puis la cède à un entremetteur d’une bourgade voisine, située au carrefour de deux routes fréquentées par les transporteurs et les bûcherons des Eaux et Forêts, et connue pour sa maison (koṭī). Il en obtient 2 000 Rs avec la promesse de recevoir une part des revenus gagnés par la fille. Il donne 200 Rs à Kālū en échange de son silence, car le paṭwārī et le policier locaux ne lui sont guère favorables. Jagat Singh rembourse à son tour les 1 500 Rs d’un prêt de 1 000 Rs qu’il avait empruntées l’année précédente à un usurier voisin pour faire réparer la maison de son frère. La fille est aujourd’hui rentrée chez son père et sur le point d’être remariée dans sa caste.
Deva Rām, prêteur de caste brāhmaṇe qui se donne le titre de Pandit, acquiert successivement Supī, Pānnu et Padmā, les trois filles de Kamlā, un Kolṭā de cinquante ans qui lui doit encore l’argent de son mariage et qu’il fait travailler trois jours par semaine. Endetté à l’origine de seulement 75 Rs, Kamlā est obligé de gager ses filles l’une après l’autre chaque fois qu’il se voit dans la nécessité d’emprunter, que ce soit pour payer la crémation de sa femme, acheter une bufflesse ou verser sa participation à la réfection du temple. Deva Rām « épouse » les filles, puis, après en avoir profité, les envoie dans des maisons de prostitution à Mussoorie et à Meerut. Cela fait maintenant quinze ans qu’il agit de cette manière. Il garde d’abord les filles chez lui, et, dès qu’il est dans le besoin, les cède pour un temps limité à des maisons spécialisées. On peut évaluer à plus de 10 000 Rs le profit qu’il a d’ores et déjà tiré de la famille de Kamlā.
65Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre. La captation d’une femme par l’usurier cautionne l’emprunt et est la condition du prêt. Elle garantit des avantages sexuels et un profit sans commune mesure avec les sommes avancées. Mais les obligations sont souvent temporaires, le prêteur s’estimant remboursé de son prêt. Il est vrai qu’il garde toujours le contrôle de la famille impliquée, et a l’assurance de traiter avec des asservis insolvables. La transaction est validée par le concubinage réel ou par le mariage fictif et momentané du prêteur avec la jeune femme. Le négoce qui s’ensuit a lieu en dehors du village où résident les intéressés et le prêteur ne le pratique jamais lui-même. À ces aspects traditionnels s’ajoutent des influences récentes. Les femmes sont alors confiées à des entremetteurs professionnels (dalāl) venus des plaines et des villes qui sont les agents de tenanciers (chaudhran) de maisons de prostitution (chakliyā). Les établissements recrutent ainsi, par l’intermédiaire de leurs agents, très au fait des conditions locales, une clientèle de femmes fournies par les prêteurs. Il existe à ce jour de véritables réseaux qui détournent au profit des villes une institution enracinée dans des coutumes rurales.
66La prostituée pour dette n’a pas de nom précis qui la désigne. Une périphrase indique seulement qu’elle est des men gahī (« partie dans le pays »), pour marquer qu’elle n’est plus au village et pour la distinguer des autres femmes qui sont ghar men rahīn (« restées à la maison »), que ce soit celle de son époux ou celle de ses parents. Elle diffère en cela de la prostituée de métier, la veśyā (« la courtisane »), qui pratique la veśyā vrṭṭi (« la prostitution ») en en faisant un peśā une profession »). Elle se distingue aussi de la prostituée des temples, la dāsī ou deodāsī (« soumise », « soumise au dieu »), celle qui assure une sevā (« un service »). Les trois ont cependant en commun le fait qu’elles déploient leurs charmes en dehors de leurs villages d’origine et semblent avoir perdu toute appartenance sociale. Elles ont pour ainsi dire quitté le monde, sans en avoir transgressé les lois, elles se situent comme au-delà de leur application17. La prostitution qui les a fait partir ne leur interdit nullement de rentrer chez les parents qu’elles peuvent encore avoir. Elles jouissent auprès d’eux d’un prestige et d’un attrait comparables, voire supérieurs à ceux des femmes mariées quand elles reviennent une fois l’an dans leur village natal. La libéralité des mœurs de la société gaṛhwālīe accorde à la prostituée une situation un peu exceptionnelle, sans être pour autant marginale. Certaines catégories d’épouses ont une grande liberté sexuelle, divorces et remariages sont d’une pratique courante, et en certaines circonstances les femmes mariées sont autorisées à avoir des relations passagères avec d’autres hommes que leurs maris.
67Pour voir jusqu’où l’analogie peut être poussée, nous quitterons brièvement la question de la dette pour considérer, dans un premier temps, les institutions en rapport avec le mariage et développer, dans un second, la question des prostituées sacrées. Nous y retrouverons très vite l’importance du statut, la dimension rituelle et le rapport au deuil. La monogamie n’est pas la règle. La polygynandrie de l’Ouest du royaume contraste avec la polygamie générale, mais la présence simultanée de plusieurs épouses dans la maison d’un homme s’accompagne de distinctions importantes. Dans la polygynandrie, une épouse légitime est commune à tous les frères et partagée par eux. Seuls les enfants de cette femme hériteront des biens immobiliers et du patrimoine. Chacun des frères garde avec lui des concubines qu’il ne partage en général pas et dont les enfants sont d’une légitimité dévaluée (kamasl). Les concubines, qui n’ont ni les responsabilités de la première épouse, ni son statut, quittent facilement leurs époux ou sont abandonnées par eux. À l’épouse légitime mariée une fois et conjointement à plusieurs hommes s’opposent les concubines, épousées, divorcées, remariées à un homme à la fois. La mobilité, le statut, la légitimité des enfants assurent les distinctions. Dans la polygamie, l’épouse primaire, obtenue par kanyādān (par « don de la vierge ») et venue avec une dot, se distingue des épouses secondaires obtenues par banḍū (par « prix de la fiancée ») et des concubines ou rakhel (les « captées ») acquises toutes deux contre paiement ; deux catégories d’épouses que définit l’opposition des ghardhyanḍ, dont c’est la première union, aux chhutoḍ, mariées et remariées. La position des épouses détermine encore une plus ou moins grande faculté de divorcer (talāk). L’épouse primaire dont le mariage a été l’occasion de cérémonies religieuses ne peut divorcer qu’au prix de grandes difficultés, les épouses secondaires, acquises contre argent, divorcent et se remarient aisément. Le nouvel époux se contente de verser au mari précédent le chhūṭ ou « compensation matrimoniale » calculée sur la base des frais encourus lors du premier mariage. Pour conserver aux enfants le statut de la lignée du père, l’épouse primaire est choisie dans un groupe voisin. La présence de la dot réaffirme, puis neutralise les différences statutaires des deux lignées. Plus l’écart est grand (il ne peut l’être qu’en défaveur de la lignée de la jeune fille, toujours inférieure ou égale mais jamais supérieure à celle de celui qu’elle épouse), plus la dot est élevée. On est, par contre, moins soucieux du statut de la lignée de l’épouse secondaire dont les héritiers n’hériteront pas dans les mêmes proportions. Elles proviennent de lignées inférieures avec lesquelles un mariage primaire serait prohibé. Ce sont elles que l’on acquiert contre de l’argent. Si la différence des épouses est d’abord une différence de statut, elle correspond aussi à des modalités d’acquisition tout à fait distinctes. Plus la position de l’épouse est dévaluée, plus son statut est bas et plus l’argent joue un rôle, matérialisant ainsi la transaction. L’aptitude à la circulation des femmes croît donc à l’inverse de leurs statuts, elle s’accentue avec la concubine et culmine avec la prostituée. La prostitution pour dette incarne à la fois la plus grande mobilité sexuelle, la dépendance matérielle la plus forte, les castes les plus basses.
68Ajoutons encore une remarque à propos des libéralités consenties aux femmes mariées. Soumises à des règles strictes dans le village marital et dans la maison conjugale (sasūḍaḍī), elles bénéficient d’une indulgence extrême chaque fois qu’elles se rendent dans leur village natal (māit). « Épouses ou co-épouses » (ryantī) chez le mari, elles restent des « filles » (dhantī, dhyantī) chez les parents. Les interdits que leur impose l’époux (ne pas fumer, ne pas rire, ne pas parler devant des hommes) n’ont d’égaux que les attitudes permissives des parents (elles sont de toutes les réunions, fument, plaisantent donnent leur avis devant tous). Elles peuvent satisfaire les hôtes et initier sexuellement les jeunes du village, pourvu que la caste de ces derniers rende les relations compatibles.
69Même marginale, la situation de la prostituée pour dette conserve la plupart des traits communs à l’ensemble des règles qui s’appliquent aux femmes. Les modalités de son acquisition, sa mobilité et l’infériorité de ses origines l’apparentent aux concubines (rakhel) obtenues, gardées et cédées contre argent. L’engagement qui la livre au prêteur et la contraint à se prêter à toute une clientèle d’amants ne lui interdit pas par la suite de se marier selon les usages de sa caste, une fois ses obligations acquittées ; le temps que dure son gage, elle est comme exemptée des règles de sa caste. La permissivité sociale dont elle profite ressemble cependant aux libéralités autorisées à la dhyantī lorsqu’elle revient chez ses parents. En libérant sa famille de la dette, la prostituée gage l’emprunt et quitte son univers social par une union fictive avec le prêteur qui l’ouvre à la prostitution ; là où l’épouse, libérée des contraintes maritales et retrouvant sa famille natale, se dégage de la morale du mariage.
70L’activité à laquelle se livre la prostituée pour dette n’est pas une profession (peśā) mais un lien (bandhan), un devoir (kārya). Ce qu’elle doit au prêteur, la prostituée de temple le doit à la divinité qui l’a captée. Le prêteur comme le dieu l’ont arrachée de sa caste. Vouée à la divinité qu’elle sert et pour laquelle elle danse, la deodāsī est, elle aussi, acquise comme une concubine, en échange d’un banḍū (d’un « paiement de la fiancée ») que les desservants du temple ont versé à sa famille. Elle est l’épouse du dieu et, à ce titre, lui assure un service religieux (sevā) en lui restant soumise (dās). Elle appartient au sanctuaire qui la loge et la nourrit et perd toute relation avec sa famille natale. Son service rituel ne l’occupe guère qu’au moment de certaines célébrations publiques et à l’occasion de cérémonies internes réglées sur les cycles calendaires et sur les épisodes mythiques liés à la fondation du temple. Elle consacre le reste de son temps à accueillir des clients de passage qu’elle reçoit dans sa maison située à la périphérie du lieu-saint18. Les gains qu’elle en retire sont en partie gardés par elle mais reviennent pour une grosse part au trésor du temple. L’argent que lui versent ses clients est considéré à la fois comme un salaire (vetan) et comme une offrande (dān), mais c’est uniquement à titre d’offrande qu’elle le remet au temple. Les responsables du culte (pujārī) reçoivent cet argent au nom du dieu et des wazīr qui ne sont autres, comme nous le verrons dans la seconde partie, que des chefs de terre et des prêteurs importants. Pour les clients, la visite rendue au dieu et les prières faites au nom des vivants resteraient incomplètes si elles n’étaient parachevées avec une dāsī. Les fidèles considèrent en effet cette occasion comme un moyen de gagner des mérites (puṇya) et une manière de diminuer leur dette congénitale contractée dès leur naissance auprès des ancêtres et des dieux. Celle qui « part au pays » et celle qui « danse pour dieu » ont donc une parenté commune avec la dette. La première rembourse avec profit le prêteur en libérant l’endettement de ses parents, la seconde paie ses services à la divinité et à des ministres-prêteurs et permet à ses clients de rembourser leurs dettes. Toutes deux quittent le monde, l’une temporairement, l’autre non, elles sont affranchies de ses lois ; la dette qui les rapproche est située sur des plans différents et leur fait regarder dans des directions opposées. La dāsī, épouse du dieu, prête son corps à des clients endettés, transformant un salaire en une offrande, la prostituée pour dette, concubine du prêteur, gage le sien pour permettre un emprunt matériel ; la dette adhère à sa personne sans impliquer celle de ses clients.
71L’origine des deodāsī est sur ce point riche d’enseignement. La signification morale ou matérielle de la dette appartient à un même univers de valeurs et retrouve une association à la mort que les tâches des asservis reliaient à l’impureté. Une fois captées par le temple, les deodāsī vivent en communauté. Leurs enfants sont élevés et entretenus par le sanctuaire et rejoindront, à leur majorité, la caste de leur mère. L’oubli ou l’abandon des origines étaient donc partiels. Les deodāsī sont choisies parmi les Bajgī ou les Bedā, castes de musiciens, de chanteurs et de danseurs dont le statut très inférieur est voisin de ceux des Kolṭā et des Ḍoms. Bajgī et Bedā fournissent cependant aux dominants les batteurs de tambour nécessaires aux cérémonies funéraires. Ils mènent la procession des deuilleurs des hautes castes jusqu’aux lieux de crémation et sont eux-mêmes précédés des Kolṭā, partis devant creuser et préparer l’emplacement du bûcher. Les femmes Bajgī (bajginī) et les femmes Bedā (bedinī) ont en outre le privilège d’être les seules de leur sexe à pénétrer à l’intérieur des temples, la règle excluant les femmes des castes supérieures. Quant aux hommes, mandatés par les patrons qui les emploient, ils ont, entre autres tâches cérémonielles, le devoir de transmettre les nouvelles d’un deuil et la date des obsèques à tous les parents du mort. Cette association à la mort se combine à un usage fort répandu de prostitution. Bedinī et bajginī, au sein desquelles se recrutent les prostituées de temple, pratiquent en effet, dans leur caste et alors qu’elles sont mariées, une prostitution qui n’est pas sans rappeler les relations de clientèles villageoises et celles qu’instaurent les faits d’endettement. Une fois l’an, au mois de Cait, elles dansent, accompagnées de leurs époux, devant les maisons de leurs patrons. Elles récitent et illustrent les légendes des divinités et les exploits des héros, glorifiant la puissance des dieux et la noblesse de la lignée qu’elles servent en magnifiant l’histoire de leur divinité tutélaire (kul deotā). Les récits achevés, elles entrent dans les maisons et se donnent aux hommes qui les veulent pendant que les maris attendent au-dehors. Puis elles ressortent et leur petite troupe, composée généralement de deux à trois couples, reçoit un paiement de grain avec de l’alcool. Les jours et les semaines qui suivent, ils iront porter des nouvelles dans les villages voisins où leurs patrons ont des parents, répétant à chaque fois la scène initiale. La bajginī mariée dans sa caste se prostitue pour son patron, entre dans les temples et a pour époux un messager de la mort ; mise au service du dieu, devenue deodasī, elle se prostitue pour la divinité à laquelle elle est unie et débarrasse ses clients occasionnels de leurs dettes de naissance ; elle vit dans le temple et a quitté le monde. La prostituée pour dette se prostitue pour un prêteur, son mari, et débarrasse ses parents d’une dette matérielle contractée au cours des circonstances de la vie.
72Ayant quitté la servitude des hommes pour la prostitution des femmes, nous avons vu les transactions instaurées par l’endettement s’affiner et se préciser. L’importance de l’argent, de la dette et de la mort est d’autant plus explicite que le statut est bas ; la dette est une forme de travail, de devoir et de service. Le service dernier de la dette implique des fonctions funéraires : le khaṇḍit muṇḍit se charge de l’impureté du mort, le māt débarrasse les cadavres et l’ordure, les Bajgī accompagnent le deuil. Quant à la prostituée, elle intercède pour la dette : elle ajourne ou diffère l’endettement, de ceux qu’elle sert, de ceux qu’elle quitte et de ceux qu’elle reçoit.
b. La dette et l’adoption : échanger l’enfant, gager la dette, tromper la mort
73Les femmes ne sont pas seules à pouvoir gager les emprunts de parents asservis. Les enfants intègrent à leur tour la servitude instaurée par des endettements répétés. L’accord passé entre le prêteur et les endettés ressemble ici à une forme d’adoption, mais il est en réalité beaucoup plus subtil, combinant une stratégie de recrutement par laquelle le prêteur assure son contrôle sur une clientèle d’asservis, à une stratégie de détournement qui s’efforce de résoudre le problème des morts en bas-âge. En contrepartie du prêt, l’enfant est confié à la famille du créancier dans laquelle il réside et qui lui donne un nouveau nom. Il s’y agrège peu à peu en perdant tout contact avec ses parents. Engagé dès l’âge de six ou sept ans, il est censé rester jusqu’à sa majorité. Nourri, vêtu, il n’est pas rétribué et ne peut aller s’employer ailleurs. Il assure toute une série de petits travaux qui, mis bout à bout, lui font des journées très lourdes. Ses devoirs du matin l’obligent à traire les bêtes, changer les litières et apporter le fourrage, puis il accompagne les femmes ramasser du bois pour la cuisine et couper le fourrage du lendemain. Les maisons des prêteurs comme celles des chefs de village emploient parfois cinq à six de ces enfants19. Ces derniers recouvrent en principe leur liberté au moment de leur majorité, mais c’est aussi le moment de leur mariage et l’occasion pour eux de devoir s’endetter. Ils retombent alors sous la dépendance du prêteur pour des emprunts qu’ils contractent cette fois en leur nom, avant même de devoir assumer les dettes et la servitude de leurs pères dont ils hériteront après la mort de ceux-ci.
74Pour désigner cette troisième manifestation de la servitude pour dette les Gaṛhwālīs n’ont pas de terme particulier. Ils utilisent une expression dont le sens général se rapporte au contexte de l’adoption et non à celui de l’endettement. Les enfants sont appelés khol sanṭo ou chhoḍ sanṭo ; traduites littéralement ces expressions signifient, « l’échange qui ouvre », « la convention qui acquitte », « l’échange de l’enfant ». Sanṭo, « la convention », « l’échange » se rencontre dans le vocabulaire des éleveurs avec l’expression kalḍya sanṭo, « l’échange de génisses » dont la finalité est d’éviter les croisements consanguins du cheptel, et dans le registre de la parenté avec le composé byo sanṭo, « l’échange de mariage » qui désigne deux lignées échangistes de filles et de sœurs. Associé ici aux verbes kholnā, « ouvrir, détacher » et chhoḍnā, « laisser, relâcher », mais aussi au substantif chhoḍā, « le tout jeune homme ». Les expressions chhoḍ sanṭo et khol sanṭo insistent donc sur une idée d’équivalence entre le gage et le montant du prêt. Dans le principe, la notion d’échange remplace celle de défaite et celle de service. Dans les faits elle les combine, puisque l’enfant cédé servira temporairement le prêteur pour devenir par la suite le vaincu qu’était déjà son père. L’endettement qui préside à la captation est d’abord effacé. La coutume du chhoḍ sanṭo évoque une forme répandue d’adoption (daṭṭak), mais appliquée seulement dans les familles dont les enfants n’ont pas survécu ; elle est corollaire d’une coutume de même nom rencontrée cette fois en dehors de tout endettement dans un climat de sorcellerie et de malheur. Au sens large en effet, chhoḍ sanṭo désigne l’échange d’enfants entre deux lignées de même statut, celles qui s’intermarient et pratiquent le byo sanṭo selon « les deux chemins » (dvarū bāṭo), c’est-à-dire sans distinguer les preneurs des donneurs. L’échange survient à la suite des décès répétés de nourrissons mâles dans une lignée. Les lignées échangistes dans le mariage conviennent alors de substituer le dernier-né de l’une par le dernier-né de l’autre. De cette manière la malédiction de la mort sera déjouée et le malheur ne reconnaîtra plus celui qu’elle cherche puisqu’il n’est plus du même sang. Nous assistons ici à un jeu des catégories de parenté par lequel des lignées alliées par le mariage consanguinisent leurs relations en échangeant des enfants de chacun de leurs sangs mais qui, avec le temps, perdront leur sang d’origine pour celui de la lignée qui les élève. C’est seulement pendant la période où le danger de la mort se fait sentir que le sang ne change pas. Lorsqu’on substitue à l’enfant qu’elle voulait prendre un enfant dont elle ne veut pas, la mort est trompée ; on a littéralement « joué le mensonge à la mort » (māut ko jhūṭh khelā). L’endettement lie des gens de statuts opposés, l’adoption par substitution réunit des gens de statuts similaires. La substitution et l’endettement sont rapportés à une même expression, on trompe la mort comme on gage une dette, on se libère de la mort comme on se libère d’une dette. Une désignation commune met donc sur le même plan le fait de la dette et le fait de la mort.
75Suivant pas à pas les manifestations de l’endettement nous nous trouvons entraînés vers des élargissements nouveaux. Nul n’échappe à la dette, les paysans, les artisans et les castes de service, moins encore que les autres, règlent leur existence par des transactions d’obligation, de dépendance et de service, rattachées à des dettes. La dette infériorise et montre qu’il est difficile de s’émanciper des relations qu’elle impose. Le khaṇḍit muṇḍit, le chhoḍ sanṭo et la prostituée sont abaissés par la dette et perdent tous un peu de leur identité originelle. Le détachement culmine avec la deodasī dont l’endettement regarde vers la divinité et qui est regardée par les hommes comme une source de crédit presque ontologique20. La justice du prêteur, comparable à celle du dominant s’exerce au nom de la divinité (mahāsū) et en direction des ancêtres (loṭā pānī), libérant la dette de ses clients la prostituée sacrée verse une offrande à des personnages qui sont, en d’autres lieux, des prêteurs et des puissants, les khaṇḍit muṇḍit assument les conséquences du deuil des créanciers et des chefs de village, et les enfants de l’endettement s’échangent comme les enfants menacés de mort. Quelle est donc cette image du prêteur qui ne cesse d’être entourée de pouvoir, de justice et de deuil ?
76Les faits rapportés jusqu’ici s’observent à l’échelon local des villages. Les retrouverons-nous au sein d’unités territoriales plus larges et dans le système général de l’État ? La mention d’une clause dans le code de lois garhwālī tend à le faire croire21. La couronne manifeste des droits de préemption après la mort d’un homme décédé sans enfants. Les biens du défunt reviennent en totalité au souverain, mais, pour en prendre possession, le roi doit auparavant s’acquitter de plusieurs obligations. Mort sans héritier, le défunt n’a pu recevoir les rites funéraires, il faut donc les effectuer et régler les honoraires qui lui sont liés. Le roi emploie un prêtre, puis fait surveiller le déroulement des rites par quelqu’un de sa famille. Il prend ensuite à son compte l’entretien des épouses et des concubines et la charge des asservis que le mort employait, sans oublier de payer les arriérés et de rembourser les dettes. Le roi assume donc à la fois les rôles de l’endetté et du prêteur, il hérite à la fois des biens et des dettes, et se doit de rembourser celles-ci avant de prendre possession de ceux-là.
La relation créancier-débiteur : valeur fondatrice de la dette
77Mettant dès le départ la réalité empirique de la dette au centre de notre préoccupation, nous avons souligné l’analogie entre la servitude qu’elle détermine, et la division du travail à laquelle elle emprunte son idéal d’interdépendance, pour y découvrir une morale de la solidarité et de la contrainte, fidèle à l’ordre des statuts. En dépit des interprétations qui contredisaient la description, la légende des vaincus nous apprenait l’importance des distinctions de degré et de nature au sein des tâches serviles, insistant sur l’aspect dégradant qu’il y avait à être au contact des déchets et des dépouilles. Les affinités électives du Dominant et du Prêteur ont éclairé les affinités contraires de la servitude et du pouvoir, mais n’ont pas encore dévoilé la nature de la relation qui les réunit sans toujours les distinguer. Malgré les exemples de la prostitution des femmes et de la servitude des enfants qui laissaient entrevoir une association profonde de la dette et de la mort, le contraste de l’endetté et du prêteur garde un sens plus séculier que religieux. La réalité empirique de la dette ne livre pas tout, et c’est dans un langage empirique que nous avons dit, de manière incomplète, que différentes fonctions et différentes situations sociales sont réduites ou explicables dans un champ de valeur unique qui semblait être celui du pouvoir. Il y a bien une dimension de la dette dont l’interprétation relève de l’autorité politique mais nous avons noté à plusieurs reprises des règlements et des sanctions qui la recouvraient, ou mieux, l’englobaient dans une dimension rituelle.
78Les liens destinés à contraindre un débiteur à remplir les engagements de sa dette relèvent moins d’une justice pénale ou d’une loi civile que d’un ensemble de représentations religieuses au sein duquel la dette n’est pas nécessairement matérielle, et le fait qu’elle le soit parfois est seulement le signe d’autre chose. Les obligations du khaṇḍit muṇḍit, la prostitution sacrée et la substitution des enfants nous l’ont fait pressentir, la valeur de la dette tourne autour de la hiérarchie et de la mort. Parler de contrainte par corps dans la servitude pour dette nous renvoie ici à des notions morales, ontologiques, à un mode d’être au monde, général à toutes les castes y compris celles qui ne sont pas asservies. La servitude pour dette apparaît dès lors comme un signe concret, présageant l’impossible affranchissement de l’homme vis-à-vis des dettes qu’il contracte en naissant. La condition de l’homme de caste apparaît être celle d’un endetté dont le statut social décroît avec l’importance des dettes laissées par les vies antérieures. Nous atteignons donc une configuration qu’il faut maintenant définir et orienter par les différents plans et par les différents mouvements de la notion de dette.
79D’un point de vue méthodologique, l’analyse se transforme également. Jusqu’à présent, l’information complétait ou corrigeait l’observation. C’est l’information qui passe maintenant au premier plan, l’observation venant ensuite l’illustrer. Nous remplacerons les termes d’endetté et de prêteur par ceux de créancier et de débiteur, termes moins étroits qui permettront de restituer une formulation plus fidèle à la conception que se font les intéressés. Nous envisagerons successivement une étude de la terminologie afférente à la dette, un examen des obligations des sujets du royaume à l’égard de leur roi, et qui prennent toutes les caractéristiques d’une relation de débiteur à créancier, pour terminer par la description et l’analyse d’une fête. Cette dernière, considérée à la lumière des mises en place précédentes, nous révèlera la nature des représentations de la dette, dans une mise en scène rituelle où la société, reprenant les associations esquissées précédemment par juxtaposition, donne ici à la dette sa pleine expression.
1. Traits généraux
a. Vocabulaire
80Pour désigner la dette, les Gaṛhwālīs disposent de plusieurs termes qui sont à l’origine d’expressions idiomatiques dont les nuances retiennent l’attention. Les mots traduisent à la fois l’idée d’emprunt et de prêt, le langage n’isole jamais la dette dans la personne du débiteur mais la rapporte à deux sujets mis en relation par une dette. La dette n’est donc pas située du côté du débiteur, elle relie celui qui reçoit une dette et qui en est chargé à celui qui emprunte.
81○ Avec le sens d’emprunt, de crédit et de prêt, la dette c’est d’abord udhār. Terme d’origine sanscrite qui donne les expressions : udhār lenā, s’endetter, « prendre une dette », et udhār denā, prêter, « donner une dette ». Le créancier, l’udhār dattā, « celui qui a donné une dette » s’oppose au débiteur, l’udhār khānā, celui qui vit de dettes, « celui qui mange une dette ». Une étymologie gaṛwhālīe rapproche en outre udhār de l’adverbe udhar, « de ce côté-là, par là » avec une idée de distance, d’éloignement qui donne l’interjection udha ! « en bas » utilisée par les bouviers et par les laboureurs pour diriger leurs attelages vers le bas de la pente. Elle s’oppose à l’interjection upa !, « en haut » qui vient, elle, de l’adverbe ūpar, « sur, au-dessus » et du préfixe sanscrit upa dénotant la proximité, l’origine, mais aussi la diminution et la soumission. Il donnera upkar, la cession, upkār, le bien, le bienfait, et l’adjectif upkārī, bénéfique, favorable, avec le substantif upkārī, le bienfaiteur, « celui qui fait des dons » mais aussi, « celui qui rapproche en soumettant ». Le débiteur, celui qui « mange », celui qui « prend une dette » est aussi celui que l’on situe au loin et en bas ; le créancier, celui qui « donne une dette » est au-dessus et à l’origine, mais il est celui qui subordonne. Le bienfait (upkār) s’oppose à la dette (udhār) comme le haut s’oppose au bas. La dette infériorise le débiteur et valorise le créancier. Pour désigner ce dernier, le terme upkārī a un synonyme, sāukār que nous avons rencontré dans les termes d’adresse réservés au Prêteur et au Dominant. Sāukār, « le faiseur de cents », le multiplicateur vient de sādhu-kār, « le faiseur de vertu », « le faiseur de bien ». Rapproché du mahājan et du sayāṇa, le sāukār est mis en rapport avec le prestige, l’autorité et la naissance ; dans le contexte de l’endettement il marque la conjugaison de l’abondance et du mérite.
82○○ La dette se dit aussi karj, karjā avec cette fois un sens plus étroit d’emprunt et en particulier d’emprunt d’argent. Le mot vient de l’arabe, et donne, avec la désinence dār, « porteur de », le substantif karjdārī, l’endetté, le débiteur, « celui qui porte une dette ». Le créancier n’est pas désigné directement. Nous trouvons des expressions similaires à celles rencontrées plus haut, karj lenā, « prendre une dette », s’endetter, karj denā, « donner une dette », prêter et karj khānā, « manger une dette », être endetté. Le contraste des désinences est important : celui qui « fait » le bien (le sāukār), s’oppose à celui qui « porte » la dette (le karjdār) ; le débiteur est un récipiendaire, un dépositaire passif, ce qui le distingue du créancier, l’agent actif, celui qui a l’initiative. Les distinctions et les complémentarités terminologiques que nous venons de voir ont leurs homologues dans le registre des tenures foncières. Un même contraste de désinences rapproche, en les hiérarchisant l’un par rapport à l’autre, deux ayants droit que le partage des récoltes d’une même parcelle met en relation. Copossesseurs et conjointement responsables devant l’impôt, le maurusīdār, « porteur de patrimoine » et le khaīkār, « faiseur de fruit » tiennent des droits inégaux. Le premier, possesseur supérieur, a un droit de contrôle, un pouvoir ; le second, un droit de travail, un fermage22. Les dénominations distinguent aussi deux modes de faire-valoir : les khaīkār sont en khudkāsht, en faire-valoir direct, les maurusīdār sont en pahikāsht, en faire-valoir indirect, ils font parfois cultiver par d’autres et résident dans des villages distants de ceux dans lesquels ils ont leurs droits23. L’opposition, ou plutôt la relation maurusīdār/khaīkār retrouve, hiérarchiquement inversée, la relation karjdār/upkārī. Dans l’endettement, un débiteur porteur de dette est infériorisé devant un créancier faiseur de bien, donneur de dette. Dans les tenures, un porteur de droit, supérieur par sa naissance, est distingué d’un faiseur de récolte infériorisé par le travail que comporte son droit. Si l’on fait le bien comme on fait fructifier le sol, on porte la dette comme on porte une naissance. Supérieurs dans l’endettement, les agents (kār) sont inférieurs dans les tenures ; inférieurs dans l’endettement, les patients (dār) sont supérieurs dans les tenures. Porter une naissance valorise, porter une dette déprécie. Celui qui fait un prêt s’élève, celui qui fait un travail s’infériorise devant celui qui l’ordonne. Le karjdār est donc à l’upkārī ce que le khaīkār est au maurusīdār. Les deux contextes marquent un ordre de classement dans lequel la complémentarité prime la séparation. Pas plus qu’il n’y a de débiteur sans créancier, nous ne trouvons de khaīkār sans maurusīdār. La comparaison de l’endettement et des tenures s’arrête cependant là. Le vocabulaire de la dette se rencontre tout au long de la hiérarchie des castes ; celui des tenures, plus limité, s’applique en particulier au sein des castes de statut supérieur.
83○○○ Mais l’opposition des désinences et des terminaisons n’est pleinement démonstrative qu’avec un radical commun. Pour désigner la dette, les Gaṛhwālīs utilisent un terme d’origine sanscrite, ṛṇa qui ajoute aux connotations économiques et politiques une dimension religieuse et ne se limite pas à désigner la dette matérielle. Ṛṇa, d’un usage courant, se rencontre à la fois dans la bouche des lettrés (paṇḍit) et dans les contes populaires24. Ṛṇa, la dette, emprunté au sanscrit, a pour dérivé ṛṇī (pluriel, ṛṇīn), « celui, ceux mis en relation par une dette » qui est, lui, assez peu usité. On préfère dire udhama ṛṇīn, « ceux que la relation de dette situe au plus bas » et uttarā ṛṇīn, « ceux que la relation de dette majore, élève », c’est la manière gaṛhwālīe de rendre les expressions sanscrites adhama ṛṇa et uttarā ṛṇa. Ṛṇīn, commun aux deux expressions, souligne l’opposition du superlatif négatif udhama, « l’infime » et du comparatif uttar, « supérieur ». Les ṛṇīn ne sont pas seulement les débiteurs mais les débiteurs et les créanciers, c’est-à-dire tous ceux que la dette met en relation. La notion de ṛṇa « totalise » ses éléments au lieu de les distinguer chacun comme des entités séparées. Le prêt majore et l’emprunt minimise ; s’il y a plusieurs niveaux pour le créancier dont la supériorité est relative, la terminologie précise qu’il n’y en a qu’un pour le débiteur dont l’infériorité est absolue. Nous débordons donc le fait linguistique avec de nouvelles implications. Nous retrouvons cependant le processus d’endettement mis au jour dans les échelons médians de la société : il nous avait appris que si l’on trouve toujours plus endetté que soi on est invariablement un « infime » aux yeux du créancier25. Cette terminologie de la dette nous place donc devant une difficulté de traduction26.
b. Village et royaume
84L’unité territoriale du village n’est, du point de vue de l’État, qu’une fragmentation. Les divisions administratives du pouvoir central et les réseaux de clientèle des autorités locales recoupent plusieurs modes d’organisations internes. Il règne cependant partout une même conception de l’autorité et de la souveraineté. Les obligations exigées par le pouvoir ignorent les différences de niveaux et sont conçues comme des formes d’endettement. Circonscriptions, principautés et villages sont endettés auprès du roi. La redevance foncière versée annuellement représente une restitution du prêt des terres accordé par le souverain. Les contraintes valent pour tous les sujets indépendamment de leur caste, elles caractérisent un mélange de soumission acceptée et de solidarité établie que n’accompagnent pas nécessairement des transactions de biens. Le roi prête les terres et donne sa protection, les sujets lui empruntent un potentiel foncier et lui reversent une part des richesses produites. La créance du souverain est une garantie de protection, elle développe ici des propriétés universelles et donne à la dette une ampleur qui la situe au-dessus, au-delà du monde social.
85○ Service de la dette et service de l’État : les tâches imposées par le prêteur et celles que réclamaient les dominants avaient en commun d’entraver les libertés individuelles. Servitude et clientèle portaient en elles l’idée que la dépendance de certains est essentielle pour le profit de tous. Chefferies de circonscription et pouvoir central maintiennent le postulat en ajoutant une dépendance vis-à-vis des dieux. En dehors d’une forme d’esclavage (dāstā), qui fut jusqu’à l’indépendance la condition servile réservée aux prisonniers de guerre, on trouvait dans les capitales royales une catégorie de domestiques, les dārogā, dont les origines et les fonctions sont un peu celles des khaṇḍit muṇḍit villageois. Serviteurs réservés à l’intendance du palais et à l’entourage immédiat du roi, ils étaient achetés ou acquis par la maison régnante. Les chefferies subordonnées étaient obligées de leur en fournir en signe de soumission. Le palais entretient les dārogā, hommes et femmes qu’il marie entre eux et dont il accapare les enfants. Les dārogā perdent tout contact avec leurs groupes d’origine, sans gagner pour autant d’identité nouvelle, ils forment ainsi une véritable classe domestique réservée à la maison régnante. Leur mode de dépendance et la manière dont ils sont acquis relèvent d’une subordination politique et pas de l’endettement27. Dāstā et dārogā, en dépit des traits qui les font ressembler à des vaincus, ne sont pas répertoriés dans l’inventaire du māt prathā.
86En signe d’assujettissement, les chefferies fournissent des serviteurs et les sujets du royaume doivent chaque année des journées de travail qu’ils offrent gratuitement aux départements d’État. C’est le begār ou le veṭh que l’on traduirait commodément par « corvée » si le terme ne rappelait par trop une institution féodale européenne assez éloignée de la situation gaṛhwālīe. Les travaux impliqués par le veṭh et le begār entrent au titre des services (sevā) et sont précisément catalogués. Begār, « obligation non rémunérée », désigne d’abord des services personnels rendus au souverain en contrepartie (pratikār) des droits d’habitation et de travail sur les terres du royaume. Le roi, par définition, maître de la terre et des hommes qui l’habitent, concède à ses sujets le droit d’occuper et de cultiver les terres dont il a la régie. Le travail fourni par les sujets est donné en échange de ces concessions et d’une manière identique à celle que les asservis pour dette fournissaient en échange d’un prêt. Veṭh, du sanscrit viṣṭi, « le dû » a en gaṛhwālī une nuance supplémentaire, et désigne « ce qui est dû à une divinité ». L’usage courant les emploie indifféremment l’un pour l’autre et rend veṭh et begār parfaitement synonymes. Nous parlerions ici d’un service en échange d’un droit de tenure qui accompagne ou suit l’obtention de ce droit. Le veṭh-begār est donc l’inverse d’une tenure-service selon laquelle le roi se démet de ses droits sur une terre au profit d’un dignitaire, et en récompense de services rendus à l’État. Dans ce cas, le service précède le droit et le bénéficiaire cesse alors de devoir toute obligation au souverain. Recevoir une terre, recevoir un prêt impliquent des obligations similaires, le roi et le prêteur en sont les bénéficiaires.
87Le veṭh-begār est, par ailleurs, attesté dans de nombreux témoignages et par une abondante correspondance échangée à l’époque britannique entre les résidents politiques et l’administration centrale des États princiers28. Les fonctionnaires coloniaux en signalaient la présence dans la plupart des royautés himalayennes et pas seulement dans le royaume de Tehrī-Gaṛhwāl. Les descriptions qui en sont faites séparent les aspects séculiers et les aspects rituels du veṭh-begār sans reconnaître leur unité29. Les obligations du veṭh-begār comprenaient notamment le recrutement de soldats et le service militaire (bhartī). Chaque village, chaque circonscription étaient tenus de fournir des hommes. Les chefs de village et les chefferies de région les choisissaient parmi les asservis qu’ils mettaient à la disposition de la couronne. Mais on trouvait d’autres services qui, cette fois, touchaient des domaines publics : construction et réparation des routes, des ponts, des édifices et des temples (batrawāl), service du courrier et des messageries (ḍāk), transport et portage des bagages accompagnant les déplacements royaux (gāonsar), fourniture de domestiques pour les fonctionnaires en déplacement (nāukarī), rabattage en période de chasse (śikār). Il faut ajouter à la liste les services du helā, c’est-à-dire des « travaux requis à l’occasion des fêtes », touchant à la fois le palais, les grands sanctuaires, et les lignées de chefs. Le plus élaboré d’entre eux, le helā melā touchait l’ensemble des sujets du royaume qui célébraient la protection du souverain. En dehors de la réfection des routes, de la réparation des ponts et du transport des palanquins, exigibles chaque fois que la cour voyageait, le helā melā impliquait également des travaux de défrichage et de mise en culture, sans oublier les charges que requièrent les célébrations des cultes en rapport avec le territoire. Chaque village avait, par l’entremise de ses instances, la responsabilité collective de fournir des begārī aux services royaux. Mais le souverain l’exigeait en fait de chaque maison, de chaque foyer, de chaque homme adulte. À l’occasion des mariages célébrés dans la famille royale, en particulier celui du prince héritier (Tikā Sāhab), lors des cérémonies du couronnement, pour les fêtes de la déesse, et au moment des décès survenus dans la maison régnante, onze begārī devaient être fournis et renouvelés chaque matin pendant huit jours, c’est l’aṭḥwāṛhā begār (« le begār des huit jours »). Huit jours qui, à la mort du roi, en devenaient treize, tout au long desquels les begārī assuraient le service des deuilleurs après avoir porté le corps au lieu de crémation. Le deuil frappait cette fois la totalité du royaume et tout se passait comme si l’ensemble des sujets ne constituait plus qu’une immense communauté de parents en même temps qu’une grande association de begārī. Chaque homme adulte se rasait, respectait les interdits des treize jours (terui ou termī) et se mettait à la disposition des autorités, quel que soit le niveau territorial considéré, et indépendamment de la caste. Nous retrouvons donc avec le veṭh-begār et le helā melā, dans un déploiement beaucoup plus ample, les caractéristiques déjà notées au cours de la description des nāitoṛ, des sanjāyat, des māt, et des khaṇḍit muṇḍit. Les sujets servaient le roi comme les endettés et les asservis servent un prêteur, ils étaient affectés par la mort du souverain, participaient un peu de son identité en même temps qu’ils se chargaient de l’impureté du deuil. Disparu aujourd’hui avec la dynastie, le veṭh-begār survit encore pratiquement intact partout où se manifeste encore l’autorité traditionnelle. Sayāṇa et pradhān l’exigent pour leurs mariages, la célébration des divinités locales est l’occasion de le mettre en pratique, et, d’une manière constante, le deuil des puissants s’accompagne des services de begārī.
88Chefferies et dominants reproduisent la fonction royale30. À des niveaux territoriaux différents, par délégation ou par reconnaissance, chacun en a les attributs, reçoit des services identiques et est en droit de les exiger de tous ceux qui relèvent de leur juridiction. Le prêteur n’est pas en reste et s’identifie, lui aussi, à cette représentation de l’autorité qui justifie ses prétentions. La souveraineté requiert cependant des services sans qu’il y ait eu emprunt effectif d’un bien, le prêteur exige les siens par l’intermédiaire d’un prêt dont le montant est toujours précisé. L’État ne s’encombre d’aucune réalité concrète, le prêteur s’appuie au contraire sur elle et le dominant, qui dispose à la fois de l’autorité et de la richesse, combine les deux modalités pour justifier ses droits. Le service du roi fait référence à une protection ou à une avance sous forme de concession de terres, le service du prêteur, à un bienfait et à une somme d’argent. Asservis de la dette et sujets d’un souverain représentent les débiteurs d’un roi et d’un prêteur qui sont leurs créanciers. Accentuée par une réalité, ou idéalité pure, la dette, et plus largement la relation de débiteur à créancier, est un paradigme central pour qui voudrait saisir le fondement des relations de dépendance. Nous pourrions alors retourner la formulation qui précède en disant que les asservis et les endettés servent le prêteur comme les sujets servent le roi. Roi-prêteur et prêteur-roi doivent à la dette leur légitimation.
89○○ Le service du roi et le service de la divinité : à la place de veṭh ou de begār, les Gaṛhwālīs utilisent aussi rājakārya (« l’obligation au roi ») et prabhū sevā (« le service du maître »). Le terme prabhū, que nous notions plus haut comme l’un des termes d’adresse du prêteur, signifie à la fois « maître », « souverain », « seigneur » et « dieu » et, tout comme veṭh (dont l’origine viṣṭi désignait l’obligation au roi et ce qui est dû à une divinité), il mêle les applications séculières à des applications religieuses. Le terme kārya, de son côté, associe la notion de travail à celle de devoir. Une fois de plus, la terminologie retrouve et confirme l’identification du Dominant et du Prêteur, tandis que les glissements sémantiques ajoutent une dimension religieuse à la relation créancier-débiteur. Devoir au prêteur et devoir au roi, c’est aussi devoir à dieu. Le roi lui-même n’échappe pas à la règle : ce que ses sujets lui doivent, il le doit, lui, à la divinité. Créancier de tous ses sujets à qui il garantit protection et prospérité, à qui il prête des terres, le roi est le premier débiteur devant dieu. Il tient son pouvoir de la divinité et n’en rend compte qu’à elle par l’intermédiaire des Brāhmane, ou même directement. « Premier serviteur » dans le temple (pradhān sevāk) il assure un service rituel (sevā) qui le subordonne, prabhū dans le monde il reçoit les services de tous les sujets qui sont subordonnés. Le prabhū sevā, qu’il reçoit de ses sujets au titre du rājakārya, il le donne à la divinité au titre du devakārya (« l’obligation au dieu »). Le roi participe de la divinité dont il est quelquefois l’avatar (bolaṇdo deva, « le dieu parlant »), quelquefois le ministre (wazīr), mais toujours l’employé (kāryakartā) chaque fois que les tâches du culte lui incombent.
90Plus nous montons dans la hiérarchie des castes, et plus nous nous éloignons du village, plus l’endettement se ritualise. Du village au royaume, des castes de service à la lignée royale, la dette perd progressivement sa détermination matérielle pour gagner une valeur religieuse et devenir le véritable opérateur de la condition humaine. Les rapports que les hommes entretiennent entre eux et ceux qu’ils envisagent avec les divinités sont des rapports de créancier à débiteur. La chaîne des débiteurs et des créanciers ne décrit plus seulement le mouvement des transferts fonciers ni celui des attachements de la servitude, elle touche cette fois un ensemble de significations générales. Les obligations et les devoirs qui en dérivent manifestent une représentation du monde dont la finalité transcende l’ordre social. La relation créancier-débiteur nous enseigne que la dette est inhérente à l’homme en société, que l’homme n’est homme dans le monde que s’il naît chargé de dettes. Dettes dont l’importance et la nature varient, mais dont les règles sont constantes. Le prêteur joue au roi, le roi joue au créancier tandis que les dieux donnent aux hommes le rôle d’éternels débiteurs. Il se crée ainsi une sorte d’architecture agencée par la dette où les rois, créanciers et débiteurs, assurent une transition sans rupture du monde des hommes au monde des dieux ou, pour rester plus proche de la conception locale, de la société des hommes à la société des hommes et des dieux.
2. La fête de Mahāsū
91L’institution d’une grande fête annuelle, liée à la souveraineté et au territoire, est générale à l’Inde. On la connaît habituellement sous le nom de Dashehrā. Les indianistes, respectant les traditions, la réunissent à d’autres manifestations et l’intitulent le cycle de la Déesse. Il est en effet difficile et inexact de vouloir parler d’une fête hindoue en la coupant de ce qui la précède et de ce qui la suit. Les cérémonies religieuses qui sont consacrées à une divinité durent souvent plusieurs jours et associent dans leurs célébrations plusieurs temples, plusieurs lieux et plusieurs divinités. En outre, les divinités voyagent en se rendant dans différentes localités et les unités sociales qui leur rendent un culte peuvent aussi bien les accueillir chez elles ou se déplacer pour les rencontrer. Le cycle de la Déesse s’ouvre avec les cérémonies qui précèdent le dashehrā proprement dit et se referme un mois après en diwālī. C’est à ce dernier épisode que nous consacrons la description. Les Gaṛhwālis l’appellent bagwālī.
92Nous voici à l’entrée de l’hiver, les travaux des champs marquent une pause, les moissons de riz sont engrangées et les semis de blé, s’ils ne sont déjà mis en terre, attendront les premiers jours du printemps. La légende régionale rattache cette célébration au retour victorieux d’une expédition guerrière menée contre des envahisseurs tibétains. Lancée au moment de dashehrā, après le sacrifice des buffles d’āṣṭhmi, et au terme de la revue militaire de Vijaya Dāsamī, elle a rencontré les pestilences et s’est opposée aux forces corrosives des démons envoyés par l’ennemi, que les rites préparatoires n’avaient pas toutes conjurées. L’issue des combats fut jusqu’au bout très incertaine, et ce n’est pas sans mal que le général Jītu Bagwāl mena ses troupes31.
93La fête de Bagwālī est précédée de nombreux préparatifs qui mobilisent pendant des semaines les efforts et l’attention de plusieurs dizaines d’organisateurs. Elle s’accompagne de dépenses importantes, tant en nourritures qu’en offrandes d’animaux et en rétributions cérémonielles. Elle nécessite la participation de plusieurs unités territoriales, menées par leurs chefferies, et concentre de ce fait les populations de villages entiers le temps que durent les célébrations. Les cérémonies elles-mêmes se distinguent de celles des célébrations qui la précèdent par un caractère collectif encore plus marqué et par la nature dramatique des événements qui s’y produisent. Elles se déroulent la nuit dans un climat d’extrême tension.
a. Présentation et localisation
94Nous sommes à Hanol, au bord de la Tons, devant le temple de Mahāsū. Sans trop développer la dimension du mythe rattaché au sanctuaire, il faut cependant dire un mot des croyances rattachées au lieu et décrire le caractère très particulier de la divinité qui y siège.
95Plus encore que la Yamunā, qui déjà, à la différence du Gange, fleuve du salut et de la délivrance dont elle est l’affluent, symbolisait le cercle infini des morts et des renaissances, la Tons, affluent de la Yamunā, est associée à la souillure et à la faute32. Qui se baigne dans ses eaux est frappé d’impureté (usko lāg gai chhīt) et perd tous les mérites (puṇya) accumulés dans une vie exemplaire. La Tons est la rivière du péché (pâp), de l’expiation (prāyaschitta), du deuil éternel (nitya śok) ; mais elle est également un lieu de pénitence et d’ascèse (tapasyā) d’autant plus respecté que son environnement est hostile et funèbre. Les rives sont bordées de sanctuaires invariablement dédiés à des divinités violentes et sanguinaires (ugra), sinon démoniaques (rākśasī), qui réclament dans leur culte des sacrifices d’animaux. Parmi les plus importantes, notons : Pokhū et Mahāsū, et pour les vallées adjacentes, Duryodhāṇ, Karāṇ, Duṣāsaṇ.
96Dans le temple de Hanol règne le dieu Mahāsū. Son nom l’apparente à la fois au dieu Śiva (Mahādev), au roi (mahāshāh) et à un « grand démon » (mahāsura) ou encore à ce démon-buffle (mahiśāsura) vaincu par la déesse. À en croire le mythe de fondation, il participe en fait des trois : il règne sur les démons sans pourtant être l’un d’eux. La disposition du temple et l’organisation du panthéon avec ses dieux subordonnés illustrent clairement cette définition33. C’est une divinité complexe à quatre sujets dont trois itinérants. Mahāsū, l’aîné, assisté de ses trois frères : Bāsak Pibasāk et Chaldā, donne son nom à cette unité consubstantielle34. Tous mènent de concert une lutte acharnée contre les chaos et combattent les démons que l’on voit représentés dans les sanctuaires secondaires entourant le grand temple. Les trois cadets, subordonnés à leur aîné, se déplacent périodiquement pour aller habiter des temples associés, situés dans les unités territoriales dépendantes de celle de Hanol et dans lesquelles ils résident plus ou moins longtemps selon l’importance de chacune. Leur présence ou leur absence du sanctuaire principal modifie l’amplitude de la fête sans en altérer la nature.
97En dehors des Mahāsū, la Déesse est également présente dans le temple. Sous le nom de Deolāḍī, elle est considérée ici comme la mère des quatre dieux. Elle n’intervient jamais dans le culte et assiste impassible au déroulement des rites. Bien qu’elle ne soit pas invoquée ou sollicitée directement, elle est un témoin indispensable. Elle voyage, elle aussi, et réside par moments dans des temples situés sur les crêtes au-dessus des vallées voisines qui correspondent aussi aux marches ouest du royaume de Tehrī. Elle surveille et protège les frontières, mais ne manque jamais de revenir dans le temple principal au moins au moment de la fête. La localité de Hanol commémore chaque année la victoire de ce Dieu multiple aidé par la Déesse. Le temple se trouve sur les lieux mêmes où se livrèrent les derniers combats. La fête en renouvelle l’actualité et nous présente, à peine transposés, les incidents de la bataille finale.
b. Les deux nuits de bagwālī
98Dans le dispositif mis en place par la fête, nous distinguons des personnages et des groupes, des emplacements, et une succession de moments.
99○ Les personnages : ce sont d’abord les divinités (devatā), le Dieu Mahāsū, ses frères et la Déesse Deolāḍī. Elles sont logées sur une plate-forme surélevée, incluse dans une construction interne à la troisième salle du temple. Elles reçoivent les oblations et les sacrifices et orientent l’ensemble du rituel qui se déroule à la fois en leur présence et en leur nom. Principal destinataire des offrandes, Mahāsū, joue un rôle beaucoup plus actif que les autres ; il n’est pas seulement sollicité, mais il participe dans la personne de ses ministres à toutes les séquences de la cérémonie. Après avoir été éveillées par l’officiant, les divinités sont rendues visibles aux fidèles par le repliement des différentes cloisons intérieures : à l’entrée de la première nuit, l’ouverture des grands portails, précédée de celle des portes intermédiaires, leur permet d’être présentes sans avoir à se déplacer et leur permet aussi de se laisser regarder par tous.
100Viennent ensuite les officiants : le pujārī (un Brāhmaṇe), est le principal desservant du culte et, tout au long de l’année, en a la responsabilité quotidienne. Il est aidé par deux assistants et par des surveillants (chāukidār), également de caste brahmane. Tous collaborent le temps de la fête pour nettoyer les chaudrons rituels qui cuiront les nourritures consacrées. Ils reçoivent les honoraires rituels que leur versent les responsables de la cérémonie, ceux-là même qui leur confèrent et leur renouvellent leur charge. Le pujārī, principal intermédiaire, transmet les oblations et reçoit également les offrandes au nom des ancêtres. Au repas préliminaire, il est invité comme un hôte de marque.
101Les wazīr : « les ministres ». Ce sont les personnages centraux de la fête. Leur nombre varie selon les années : ils sont en général trois ou quatre, tous de caste rājpūt ou brahmane. Responsables de l’organisation des cérémonies, ils assurent les dépenses et partagent les mérites de la fête avec les divinités. Ils offrent les repas préparatoires et distribuent l’alcool. Ils achètent les principales victimes à sacrifier dont ils se répartissent le coût selon une préséance d’ancienneté et de prestige. Ils collectent les fonds qui serviront à acheter les victimes complémentaires qu’ils feront sacrifier en leur nom, à titre votif. Installés sur une estrade de bois, ils président aux rituels et font appliquer les décisions divines. Ils parlent au nom de Mahāsū, traduisent et interprètent les messages transmis par les possédés. Au cours de la journée qui sépare les cérémonies nocturnes, ils répondent à des consultations publiques. Lorsque des règles de caste sont transgressées, ils peuvent prononcer des peines de purification et réclamer des amendes expiatoires. On les considère comme des êtres terribles, des justiciers dont le nom n’est prononcé qu’avec frayeur. Mais on dit également qu’ils sont les intercesseurs des hommes auprès de Mahāsū. Ce sont eux qui nomment les exécutants des sacrifices, qui choisissent et délèguent un jeune homme de leur lignée pour jouer le rôle du roi-guerrier. Ils conservent leur titre au-delà de la fête et gardent les prérogatives judiciaires ou exécutives qu’on leur voit assumer pendant les cérémonies. La croyance veut en effet qu’ils possèdent chez eux des prisons où ils enchaînent les détenus. Ils ont pour mission d’arrêter les asservis rebelles et les parjures, et ont sur eux un droit de vie et de mort.
102Qui sont-ils en réalité ? Des thokdār et des sayāṇa, c’est-à-dire des chefs territoriaux et politiques des circonscriptions avoisinant le sanctuaire de Hanol ; mais aussi des sāukār, c’est-à-dire des prêteurs-usuriers. La plupart cumulent les deux fonctions. Un d’entre eux pourtant, cette année-là, n’était que prêteur et ne tenait en apparence aucune position politique. Le public se compose de leurs clients et des gens qui leur sont associés. La plate-forme sur laquelle ils siègent respecte fidèlement la disposition en cercle ou l’alignement des assemblées civiles et des conseils que tiennent les différentes divisions administratives (khāt, khāg, parganā) sur la terrasse de pierre du chauntra.
103Les Kolṭā : leur appartenance de caste leur donne une unité collective ; celle des asservis, ils sont alors associés aux Ḍom. Durant les préparatifs, ils assurent, au titre de begār, la construction des édifices temporaires de bois et sont dirigés par les menuisiers. Pendant le repas et pendant les sacrifices ils tiennent des positions qui les démarquent du reste de la foule. Exécutant les ordres des wazīr, ils leur servent de faire-valoir. Les acteurs qui joueront le rôle des démons sont choisis parmi eux. Les acteurs, considérés alors en tant qu’individus, sont nommés dangar : « bête de somme, animal malade », et réaffirment l’impureté et le mépris dans lesquels sont tenus ceux de leur espèce.
104Les musiciens : composés essentiellement de Bajgī, mais aussi de Bedā, ils sont mobilisés tout au long des cérémonies pour jouer et chanter les exploits guerriers des héros (panwārā), pour susciter et rythmer les possessions (jāgaḍ). Aux batteurs de tambours se joignent des souffleurs de trompes. Ils battent les rythmes du deuil et de la transe, accompagnent les danses, scandent le déroulement des rites et jouent pendant les intermèdes. Rétribués par le temple sur les offrandes d’argent et sur les donations des wazīr, ils appartiennent à des localités et à des clientèles différentes réunies pour l’occasion.
105Le public : il manifeste la puissance et l’étendue des clientèles de ceux qui l’ont rassemblé. Sollicité par les wazīr, il participe aux frais. Il incarne, le temps de la fête, une unité de culte qui transcende la réalité politique. Il est en effet formé de gens qui résident dans des localités rattachées à des chefferies et à des royaumes différents et réunis sous l’égide de leurs leaders. Il est composé de toutes les castes. Il offre des sacrifices, assiste aux représentations dramatiques et se joint aux danses collectives. C’est à lui que revient la responsabilité d’éclairer la scène avec des torches de résine. S’il ne joue aucun rôle dans la représentation dramatique, il participe aux sacrifices et sa présence est nécessaire au déroulement de la cérémonie.
106○○ Les emplacements : ils répondent à une unité de lieu délimitée rituellement le jour qui précède la fête. Pour chacun d’entre eux, l’orientation dans l’espace est essentielle. On distingue : le temple (mandir), siège des dieux ; il regarde vers l’ouest, dans le sens du courant du fleuve. L’estrade (chabutra), siège des puissants ; elle est située à l’extérieur du temple, à la droite des dieux. Elle regarde vers le sud, dans la direction des morts. Elle tourne le dos au nord qui est la direction des Brahmane. L’orchestre fait face à l’estrade. Il est donc situé au sud et regarde vers le nord. L’aire sacrificielle, déterminée par les trois emplacements précédents sert aussi aux danses collectives. C’est également l’aire où évoluent les danseurs possédés. L’autel sacrificiel (bali pitam), est au centre de l’aire sacrificielle, dans l’axe du temple. Les victimes sont offertes dans la direction des dieux, donc vers l’est. Lors des consécrations initiales, on y plante juste à côté le poteau sacrificiel (khambha, stambha) ; le chapiteau couvert marque les limites est de l’aire sacrificielle. C’est lui qui abrite les Mahāsū lorsqu’ils sortent du temple pendant les fêtes de l’été. Nous verrons quelle est sa fonction lors de la deuxième nuit ; la maison du pujārī ne joue aucun rôle direct dans les cérémonies. Elle est située entre le temple et l’estrade des wazīr. C’est la maison du Brāhmaṇe, et sa disposition particulière signale ici, physiquement, le rôle d’intermédiaire que joue le pujārī entre les puissants et les divinités.
107Notons encore le remblai sur lequel s’asseoiront les spectateurs, l’aire des repas, les maisons des deodāsī. Tous représentent une extension presque concentrique de l’aire sacrificielle, et délimitent la topographie des rituels. L’ensemble se situe sur un terrain plat, sorte de dépression naturelle, un peu exceptionnelle dans une vallée au relief généralement très accidenté.
108○○○ Les moments : tout commence au soir de la nouvelle lune (amāvasyā) du mois de mangsīr. Cela correspond, selon les années, à la fin octobre ou au début novembre. Pour que les cérémonies commencent il faut que les divinités soient éveillées, habillées et rendues visibles, il faut également que les emplacements soient rituellement délimités. L’ouverture des portes est donc précédée de rites extérieurs et de rites privés effectués par les officiants au cours de la première journée. La responsabilité en revient au pujārī. Pour être ouverts, les grands portails du temple réclament la présence conjointe du pujārī et des wazīr. Tous doivent en même temps apposer les mains sur les anneaux de fer forgé qui servent à pousser les deux battants de bois massif. Le poids, la taille et l’emplacement des anneaux respectent les préséances. Pujārī et wazīrs seront les premiers à pénétrer dans le sanctuaire suivis des hommes adultes des castes supérieures (Rājpūt et Brahmane encore nommés biṭh ou sahivar). Les basses castes ne peuvent pénétrer à l’intérieur du temple, ni même en toucher les murs. Elles vénèrent indirectement Mahāsū en lui faisant des offrandes par l’intermédiaire des représentants des lignées de hautes castes auxquelles elles sont associées. Mais, le plus souvent, elles rendent un culte à des divinités secondaires, présentes dans le panthéon local et abritées dans les chapelles de pierre le long du mur d’enceinte qui entoure le temple. Il s’agit en fait de divinités qui sont, dans le mythe, vaincues et maîtrisées par Mahāsū, comme le seront, dans le rite, les basses castes par les wazīr, et comme le sont dans la réalité les māt par les saūkār. La première journée est ainsi consacrée à des préparations et à des dévotions dont le but est de faire venir les dieux aux sacrifices qui suivront.
La première nuit (chhotī amāvasyā)
109Le repas : il est pris collectivement au moment du crépuscule sur des terres restées en jachère. Plusieurs centaines de personnes se rassemblent et s’asseoient en deux rangées présidées chacune par les wazīr, le pujārī et un officiant. L’alignement suit l’ordre des statuts, les Brāhmaṇe en tête avec, en queue, les artisans et les Ḍom. La nourriture est frugale et consiste en un plat de légumes frits dans l’huile, de galettes de millet ou de sésame (til kī roṭī) et d’une pâtisserie locale faite de lait concentré et de sucre (khīr). Les femmes rājpūt servent tout le monde jusqu’aux artisans. Arrivées à la hauteur des Ḍom, elles confient alors les nourritures restantes à des femmes bajgī qui finissent de les distribuer aux Ḍom. Ces derniers, à la différence des autres, doivent apporter leur propre vaisselle. Les Kolṭā ne mangent pas avec les autres. Ils viennent mendier dans leurs écuelles de feuille, une bouillie d’orge grillé (saṭṭū) qu’ils mangeront à l’écart. Ils reçoivent également de l’alcool dans des récipients qui leur appartiennent.
110Les sacrifices : le repas terminé, la foule se dirige vers le temple avec les animaux à offrir, elle occupe l’aire sacrificielle dans la plus grande confusion, chacun s’efforçant de passer en premier pour être devant. Le Rājpūt désigné par les wazīr, sacrifie d’abord les boucs « officiels » de la fête avant de laisser la place à ses condisciples de caste qui en sacrifieront d’autres pour eux-mêmes et pour ceux qui leur en ont confié. Les bêtes sont décapitées d’un coup d’épée (talvār) sans qu’on ait pris la peine de les attacher au poteau sacrificiel comme on l’avait fait pour les premières. Les têtes gardées devant le temple sont tournées vers les Mahāsū, les corps sont emmenés par ceux qui les ont offerts et la viande sera partagée. Seuls les boucs officiels sont empilés avant d’être dépecés à l’issue des sacrifices. Les carcasses seront jetées à la rivière, et les viandes, réparties entre les wazīr. Le pujārī et ses assistants distribuent ensuite les nourritures consacrées (prasād) que les dieux ont goûtées et dont ils laissent les restes aux hommes. Au même moment, mais à part, les Kolṭā sacrifient des verrats et des coqs aux divinités secondaires surbordonnées à Mahāsū.
111Le don et la distribution des noix : il est environ minuit, les wazīr ont pris place sur l’estrade, les participants, qui se sont à nouveau assemblés sur l’aire des sacrifices, reculent alors jusqu’au remblai, laissant passer les femmes kolṭā et ḍom qui avancent vers les wazīr. S’adressant à eux sous le nom de sāukār, elles viennent une à une déposer aux pieds de l’estrade un petit paquet contenant 25 noix qu’elles ouvrent et renversent. Elles se regroupent, puis reviennent apporter, cette fois collectivement, un dernier paquet de noix avant de quitter la scène par le sud. C’est le moment que choisissent les Bajgī pour entamer les premières récitations chantées. Dans une grande effervescence, la foule envahit l’espace central s’apprêtant à danser. La musique, qui avait repris, cesse sur l’injonction des wazīr qui ordonnent le silence et réclament l’attention. Une fois les esprits calmés, les noix sont ramassées et données aux wazīr qui les jettent en les lançant à pleines poignées en direction du sud, et en invoquant les ancêtres (pitṛ), tous les dieux (viśvedevḥā), et Mahāsū. Chacun veut les ramasser et il s’ensuit une sorte de pugilat général.
112Les danses collectives : la nuit s’achève en réjouissances, qui dureront jusqu’à l’aube. Tous y participent, dansent et boivent sans distinction de caste. La disposition des danseurs en cercles concentriques ou en lignes, met les hommes et les femmes face à face ; les enfants sont admis, à l’exception des jeunes filles non mariées. Les partenaires font connaissance, des couples se forment. La liberté sexuelle n’est pourtant pas la règle.
113Au cours de la première soirée et de la première nuit nous voyons arriver, accompagnés de leurs gens, des chefs de circonscription qui sont aussi des prêteurs. Ils s’asseyent avec des usuriers, partagent avec eux les frais de la fête et le repas initial. Représentés sur l’estrade par ceux qu’ils ont choisis, ils se font appeler du même nom que les créanciers et sont considérés comme des ministres de justice et d’abondance. Ils redistribuent, en effet, à l’ensemble des castes réunies, des noix, symboles de fertilité, que les Kolṭâ-Ḍom leur remettent par l’intermédiaire de leurs épouses. Le rite éclaire un aspect fondamental des transactions. Les dons ne sont pas accumulés, ils sont au contraire remis en circulation et les autorités reversent à tous ce qu’elles ont reçu de certains. Les Kolṭā-Ḍom n’expriment pas seulement leur dépendance, ils ne jouent plus seulement ce rôle de débiteur qu’ils assument chaque jour. S’ils font acte de soumission auprès des wazīr, c’est à la fois pour confirmer la supériorité de ceux qui reçoivent, redonner aux wazīr leur image de créanciers et leur procurer les moyens d’illustrer leurs rôles de bienfaiteurs universels. La souveraineté rejoint donc à cet égard la divinité, à cette différence près que, pour les noix, le don individuel précède le don collectif alors que les sacrifices aux dieux suivaient l’ordre inverse. Dans ce double mouvement d’offrande, les oblations vers les dieux s’opposent à celles qui sont faites aux ministres ; les bienfaits, eux, visent en commun la société dans son entier.
114Cette première nuit se caractérise également par un net contraste entre les distinctions hiérarchiques qui président au repas, aux sacrifices et à l’offrande des noix, et l’égalitarisme qui règne au cours des danses finales. La société de castes, réunie autour des autorités qui la représentent, se transforme en une communauté de culte, en une « humanité » où, pour un temps, les différences sont abolies. Distinctions d’abord si fines qu’au sein même des castes de service s’opéraient des clivages : les Kolṭā mangent à l’écart des nourritures différentes, sacrifient de leur côté et pour eux-mêmes des victimes différentes ; les Ḍom mangent avec les hautes castes, mais après elles, ne peuvent sacrifier directement, mais doivent faire sacrifier par leur entremise des victimes identiques. Indifférenciation ensuite si forte qu’elle regroupe, tout au long de la seconde nuit, l’ensemble de la société dans une lutte contre les démons. Nous verrons cependant que les protagonistes qui illustreront les combats appartiennent à des castes qu’il est essentiel de situer hiérarchiquement pour saisir la signification et la finalité du rite.
115La journée suivante est entièrement consacrée aux consultations civiles et religieuses que donnent les wazīr, cette fois dans leur rôle de magistrats.
La seconde nuit (barī amāvasyā)
116Le calendrier purāṇique la nomme Yama durtiya. C’est la nuit où Yama, monarque des ancêtres et dieu des morts, rend visite à sa sœur Yamunā. Il lui déclare que tous les frères qui visiteront leurs sœurs à cette date échapperont à l’enfer. Au jour de la visite du dieu de la mort correspond, dans le rite de Hanol, le moment de la maîtrise des démons. Les cérémonies se déroulent en plusieurs actes bien distincts dont le caractère théâtral est reconnu par les participants sans leur ôter toutefois le sentiment qu’il s’agit en fait de beaucoup plus35.
117L’appel au combat : dès la nuit tombée, les Bagjī prennent place et, au son des tambours, invitent les gens à se réunir. Ils entament la récitation chantée du grand récit des combats que les Mahāsū livrent aux démons. Chacun se rend jusqu’au remblai armé de deux sortes de torches, les unes, faites d’un lattis de pin enduit de résine et attachées comme de petits fagots au bout d’une corde seront lancées après avoir tournoyé comme des frondes ; les autres, faites d’un gros bâton entouré de chiffons trempés dans la résine, serviront à l’éclairage. On prend place où l’on peut, sur le toit des maisons, au long du coteau qui mène au sentier, mais toujours de manière à laisser l’aire centrale dégagée.
118La danse des démons : les préparatifs ont lieu dans l’obscurité, les torches ne sont pas encore allumées, seuls les tambours résonnent après le premier épisode mythique qui s’est achevé au moment où Mahāsū se décide à quitter sa terre natale pour venir en aide aux gens de Hanol. Trois Kolṭā se « déguisent » en s’attachant sur le dos la peau des boucs sacrifiés la veille. Ils entrent en scène comme les tambours redoublent, en prenant soin d’arriver derrière l’orchestre, donc par le sud. Les torches sont allumées et la foule siffle et hurle, comme agitée de crainte. Les Kolṭā, d’une démarche incertaine et saccadée, entament une sorte de danse qu’ils mènent à la périphérie de l’aire sacrificielle, puis, se dandinant comme des ours, avancent lentement vers le temple. Les spectateurs allument alors les fagots et, les faisant tournoyer au-dessus de leur tête, les jettent au-devant des Kolṭā pour les empêcher d’approcher du sanctuaire. Il s’agit, nous dit-on, d’éloigner les esprits des démons et de les repousser là d’où ils viennent. La manœuvre semble réussir puisque les Kolṭā reculent et quittent la scène.
119La présentation du prince-combattant : désigné dans l’après-midi par les wazīr, un jeune Rājpūt entre en scène. Costumé en guerrier, il porte une épée nue et a la tête couverte d’une tiare multicolore qui rappelle celle des fiancés dans le mariage. Il est seul, accompagné de chants et de musique. Il arrive par le côté du temple et vient rendre hommage aux dignitaires sur l’estrade. Puis il ressort pour revenir presque aussitôt son épée à la ceinture, tenant dans sa main droite un licol auquel est attachée une vache et, dans sa main gauche, la laisse d’un chien noir. Il fait alors le tour de la scène dans le sens auspicieux, en laissant toujours à sa droite l’autel du sacrifice. Il laisse ensuite les deux animaux qu’il attache au chapiteau couvert, situé entre le temple et les maisons des prostituées sacrées. Quel sens donner à la présence de ces animaux ? Nul ne peut répondre... S’agit-il de Vaitaraṇī, la vache qui aide le mort à traverser le fleuve qui conduit à Yama ? S’agit-il du chien de Bhairāv qui hante avec son maître les champs crématoires ?
120L’engagement et la victoire : le troisième acte à peine terminé, les Kolṭā entrent à nouveau en dansant, pendant que le prince, reprenant son épée, s’avance vers eux. Les protagonistes se livrent alors à une sorte de combat simulé, mimant une danse. Pendant un long moment il ne se passe rien, mais le plaisir d’assister aux combats au son de la musique et d’écouter les chants qui en racontent les péripéties retient l’attention de tous. Les combattants se rapprochent, se touchent, s’éloignent, puis le prince s’efforce de chevaucher l’un de ces êtres animés du mal. Il se saisit enfin de l’un d’eux qu’il enjambe en faisant tournoyer son épée et, guidant les autres, les ramène vers l’estrade avant de sortir avec eux du côté de l’orchestre, cette fois définitivement. On lui crie : « mār na ḍālo ! », « dangar mārṇo ! », « ne les tue pas ! », « maîtrise-les ! » Le public en liesse envahit la scène.
121Danses et possessions : elles termineront la nuit, et la conclueront un peu comme celle de la veille, par un moment de joie et de réconciliation. Les rythmes des tambours s’accélèrent et les danses, beaucoup moins organisées, se transforment rapidement en mouvements saccadés et finissent souvent par provoquer des transes. Mahāsū « s’incarne » et parle par le corps des danseurs. Les wazīr, qui ont quitté leur estrade, se sont mêlés à la foule et traduisent les volontés divines.
122La fin de la fête : après avoir pris un peu de repos on se réveille, et c’est tout au long de la journée suivante, la série des départs. Les cortèges se reforment, chacun s’en va accompagné de ceux avec lesquels il était venu. Aucun rite particulier ne vient marquer ces derniers moments.
123Le côté spectaculaire des événements de la seconde nuit met en scène des acteurs dont les rôles ne diffèrent pas fondamentalement de ceux qu’ils jouent au sein de la vie sociale. L’aspect cérémoniel n’en est pas la caricature mais permet au contraire, grâce au contexte, de les saisir sous un éclairage nouveau. Véritables boucs émissaires, les Kolṭā, revêtus de la peau des animaux sacrifiés, apparaissent et disparaissent du côté de la mort. Associés aux démons, aux bêtes de somme, à des animaux malsains et malades, ce sont eux, les castes les plus impures de toutes, qui tiennent la place des maîtrisés : de ceux qui, dans le mythe, sont vaincus par Mahāsū et qui, dans la représentation courante, sont les māt, ces vaincus asservis. Nous trouvons à l’opposé un Rājpūt déguisé en roi qui surgit du côté du temple. Après avoir obtenu son rôle des puissants wazīr qui siègent au nom du dieu, il va tenir la place du héros divin : du Mahāsū qui dans le mythe débarrasse la région des démons et du mal qui la rongeait. Il maîtrise les Kolṭā puis les entraîne avec lui vers le sud. Arrivé comme représentant des ministres, il est le dieu qui sort du sanctuaire et quitte la scène du drame comme on quitte la vie.
124La réunion collective qui termine la nuit confirme la présence divine sous la forme des mediums en transe. Distingués dans la première nuit, les dieux et les wazīr se voient maintenant réunis. Les sacrifices ont réussi : ils ont donné la victoire aux wazīr et à Mahāsū, les dieux sont descendus. La dépense n’a pas été faite en vain puisqu’elle a réuni dans la consommation des viandes les dieux destinataires de l’oblation et les chefs qui se les virent attribuer après les avoir offertes.
125En illustrant les pouvoirs de vie et les pouvoirs de mort des puissants, définis comme des créanciers et des ministres, la fête de Hanol assure la charnière de deux mondes : elle invite les dieux à recevoir des offrandes selon une procédure ordonnée par l’étiquette sociale, puis elle les convie à s’associer aux hommes dans la lutte qu’ils livrent pour contrôler le mal après avoir attesté, en la réactivant, la légitimité des chefs territoriaux et la générosité des créanciers. La fête de Hanol, cependant, ne prend tout son sens que comparativement. Loin d’être isolée dans la légende locale de Mahāsū, elle se situe dans la perspective régionale des célébrations de bagwālī et des cérémonies plus générales de diwālī (fêtes de la victoire de l’abondance et de la paix) et elle referme les boucles ouvertes avec le dashehrā (fête du pouvoir et de la régénération du territoire) dans le cycle de la Déesse.
126Les épisodes que nous venons de décrire possèdent une « efficacité » qui leur assure un succès momentané en leur laissant une fragilité qui les condamne en tant que rite à toujours devoir recommencer. Chaque année s’instaure une même dramaturgie répétant invariablement les séquences déjà célébrées les années précédentes, moins pour exprimer une cohésion ou une solidarité sociales dont la reproduction serait menacée, que pour réaffirmer les valeurs sur lesquelles elles reposent.
Conclusion : le roi-prêteur et les endettés de la mort
127Quel que soit le plan où se situe la dette – inégalité économique, subordination politique ou dépendance religieuse – les notions de transaction et de hiérarchie la dominent. Aux endettés-asservis qui rendent en les multipliant les sommes que leur ont avancées les prêteurs, et dont ils ne peuvent jamais s’affranchir, correspondent les vaincus-endettés que l’origine et la naissance placent de manière permanente sous l’autorité des vainqueurs. Aux sujets du royaume dont la corvée rembourse la protection et les droits que leur a concédés le souverain, correspondent les clients du village que leurs liens contractuels attachent aux dominants. Les asservis pour dette diffèrent cependant des sujets et des clients. Chez les premiers, la dépendance, l’inégalité et la subordination s’instaurent avec l’emprunt d’une somme matérielle même minime. Chez les seconds, le devoir, le service sont identifiés à des dettes mais ne requièrent aucun bien pour restaurer la relation de créancier à débiteur.
128Chez les tenanciers, le paiement de la redevance royale contre le prêt des terres, le gage de droits fonciers contre l’argent du prêt amplifient encore ce tracé de l’échange défini par la dette : l’étagement des tenures décrit à sa manière différents degrés d’endettement.
129Chacun de ces plans permet d’analyser et de distinguer des situations où l’on donne plus que l’on n’a reçu, où l’on doit plus que l’on ne recevra jamais, où l’on reçoit ce qui est dû pour en rendre moins, mais pour le redistribuer autrement. Chacune de ces situations décrit à sa façon comment le principe du prestige et le principe de la ruine suivent une même loi : la dette élève celui qui la « donne » et infériorise celui qui la reçoit ; le débiteur procure, le créancier distribue. Cette loi culmine dans la fête lorsque les plus basses castes, celles qui se sont distanciées dans le repas et dans le sacrifice, incarnent les démons maîtrisés après avoir procuré aux puissants des castes supérieures les cadeaux qui les confirment dans leurs fonctions de créanciers et de ministres.
130À chaque fois, la charge de l’illustration incombe à une paire d’acteurs différents que le vocabulaire ne manque pourtant jamais de rapprocher et qui illustre invariablement la conjonction de la souveraineté et du crédit dans un monde ordonné par la dette. Partenaires et rivaux, ces différents acteurs traduisent les obligations mutuelles établies entre les endettés et les prêteurs. Ils nous décrivent une société de l’inégalité et nous proposent l’image d’une humanité réglée par les dettes qu’elle entretient avec son souverain, ses ancêtres et ses dieux.
131Les différents plans que nous distinguions au début s’abolissent derrière une même détermination religieuse de nature hiérarchique. S’il est une relation qui puisse nous révéler comment, derrière ces jeux changeants, la notion de dette demeure constante et comment elle décrit, elle aussi, un certain classement des unités sociales, c’est bien celle qui est réalisée dans la relation créancier-débiteur, en particulier dans le rapport qu’elle entretient avec la mort. Le contexte funéraire nous apprend en effet que les castes sont inférieures parce qu’impures. Le contact régulier qu’elles entretiennent avec les choses de la mort les assimile à elles. L’impureté qui frappe temporairement les familles endeuillées semble habiter en elles de façon permanente. L’infériorité de la dette et l’impureté du deuil décrivent peut-être les caractéristiques des basses castes mais ne nous disent rien encore du rapport de la dette à la mort que notre matériel nous avait laissé percevoir. La contiguïté de la dette et de l’impureté fait encore problème. Peut-on passer de l’une à l’autre ? Y a-t-il englobement de l’une dans l’autre ? Le rôle du créancier répondra partiellement.
132Les débiteurs prennent le deuil des créanciers, ils les assistent dans la crémation comme les sujets du royaume participent à la mort du roi. Ils leur appartiennent comme les biens d’un mort resté sans descendant appartiennent au roi et lui reviennent une fois payées les dettes du défunt. Ils leur cèdent des femmes contre de l’argent et leur permettent dans le prêt de gagner des mérites comme en obtiennent les clients des prostituées sacrées, comme on rachète ses fautes. Ils leur gagent enfin des enfants comme on en substitue parfois pour tromper la mort. La dette des hommes ressemblerait ainsi à une dette à la mort, le créancier servant d’intermédiaire. Partis des castes de service dont la seule spécialité héréditaire est d’être endettées ou asservies, nous les avons vues devenir, dans le rite, des hommes de l’en-deçà, d’éternels débiteurs identifiés à ces démons qui ne sont autres que des dieux subordonnés, rebelles à la domination des dieux purs : des débiteurs situés du côté de l’impur. Confrontées à leurs prêteurs, ces castes de service nous ont renvoyés à des castes dominantes que leurs fonctions apparentaient au souverain.
133Habilités à prendre les divinités à témoin, à agir en leur nom, les créanciers souverains sanctionnent les transgressions relatives aux affaires de castes. Ils sont garants de la place de chacune sur l’échelle des statuts, et la justice qu’ils exercent leur confère un droit de vie et de mort sur ceux de leur juridiction. En tant que ministres, ils sont à la fois les serviteurs endettés auprès des dieux et les maîtres créanciers de tous les hommes. Exécutant pour les premiers ce qu’ils exigent des seconds, l’endettement qu’ils contractent envers Mahāsū est du même ordre que l’endettement qu’ont envers eux ceux qu’ils contrôlent. Arrivés au jour de la visite du dieu des morts, ils quittent la scène en direction de son royaume accompagnés de ceux qu’ils maîtrisent. Mais ils maîtrisent des endettés et ce sont donc des endettés qui sont entraînés vers la mort.
134Si le contexte de la fête évoque clairement la modulation générale d’une société rythmée par l’ordre de l’impur et par celui de la dette, il ajoute au vocabulaire des créanciers et des débiteurs l’illustration d’un drame ordonné par la mort. Rois prêteurs et rois endettés, souverains et wazīr, relient le monde des hommes au monde des hommes et des dieux, et l’univers des castes se voit donc rattaché à une transcendance qui le déborde par le haut avec les dieux purs, par le bas avec les dieux-démons impurs.
135La souveraineté du créancier est aussi la souveraineté de la mort. Dans cet univers où rien n’est exclu et où tout s’ordonne, la servitude pour dette et la dette à la mort se préoccupent, chacune avec des extensions différentes, d’instituer, d’articuler les distinctions de caste autour d’une relation de créancier à débiteur. Mise au plan des valeurs, la hiérarchie sociale répond à une hiérarchie des dettes.
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Notes de bas de page
1 Cette étude a occupé une partie de deux missions financées par le Centre National de la Recherche Scientifique et par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
2 Intégré depuis cette date à l’Union Indienne, le royaume du Therï-Garhwāl compose aujourd’hui les districts de Therï et d’Uttarkāshī, avec une partie du district de Dehrā-Dūn (Tehsīl de Chakrātā).
3 Nous avons présenté une première ébauche de ce sujet dans une communication au IXth International Conference for Anthropological and Ethnological Sciences (New Delhi, déc. 1978), « The Universe of Tradition and the Levels of Change : Indebtedness and Dependency Relationships in the Garhwāli Hills ».
4 Il s’agit du Nehrū Yūvak Rendra du Gouvernement de l’Inde, New Delhi, dont la section de Dehrā-Dūn était dirigée par K.S. Kauśal, I.A.S., (Indian Administrative Service) et du Bonded Labour Rehabilitation Program, gouvernement de l’Uttar Pradesh, Dehrā Dūn Branch, sous le contrôle de J.P. Kundliyā, Project Officer. Nous nous devons de les remercier pour l’aide et la confiance qu’ils nous ont accordées.
5 Ces enquêtes préliminaires faites par questionnaires ont été effectuées à l’occasion de courtes visites dans les villages. Elles permettaient à certains de pouvoir se faire enregistrer sans vérification et de trouver par là le moyen d’obtenir à bon compte une aide financière. Elles en empêchaient d’autres de se faire reconnaître, qui, par crainte de représailles, se condamnaient au silence. La fréquentation prolongée de trois villages nous a permis de corriger, au moins partiellement, ces lacunes.
6 On retrouverait des chiffres tout à fait comparables pour les autres blocs de Kālsī, Chakrātā, Jāunpur et Dundā. Il va sans dire que les chiffres et les pourcentages n’ont qu’une valeur indicative. Ils ne constituent en aucune manière des données statistiques sur lesquelles pourraient porter des analyses plus économiques.
7 Cf. M. N. Srinivas, The Social System of a Mysore Village, in marriott, Mc Kim (ed.), Village India (1955).
8 Cf. Bonded Labour on India (1976), Bonded Labour still common, Economic Times (1975), Kolta Janch Samiti (1959-1960), Ka Prativedan (1960), The Administrator (1976).
9 L’échec des programmes mis en œuvre pourrait servir d’exemple. Il faut voir ce que deviennent les fonds de réhabilitation dans l’année qui suit leur distribution. Une majorité d’entre eux se trouvent remis en circulation dans le système traditionnel et servent de gage pour obtenir de nouveaux prêts. L’asservi libéré confie au prêteur la bufflesse ou les terres qu’il a pu obtenir. Il refuse en général de quitter le village où il est asservi pour cultiver des terres éloignées qu’il posséderait en homme libre. Il refuse d’avoir recours aux banques coopératives, pratiquant des taux d’intérêt raisonnables, mais dont les tracasseries administratives le dépassent. Il préfère, comme par le passé, solliciter l’usurier qu’il connaît, malgré les contraintes que celui-ci exigera de lui.
10 Faute de trouver un terme mieux approprié au contexte indien, et pour éviter l’usage de « serf », nous garderons « asservi », « dépendant », « non libre », étant entendu qu’il faut se garder de tout rapprochement avec le Moyen Âge européen.
11 Il s’agit du Dastūr-ul-āmal (1849) et du W ājib-ul-arz, assemblés en 1883 par M. Ross. Documents assez rares concernant les circonscriptions de Jāunpur et de Jāunsar, mais valides pour l’ensemble de la province. Nous n’en connaissons pas d’exemplaire en Europe, mais nous avons pu en consulter une copie au bureau du District Magistrale de Dehrā Dūn, grâce à l’amabilité de Mr Gangâ Rām, I.A.S.
12 Cf. notre deuxième partie, 2, b.
13 Ce sont au fond des « sujets » au sens fort du mot. Pour un développement plus approfondi on peut se reporter à notre deuxième partie, 1, b.
14 La fête de Hanol en livrera une illustration. Deuxième partie, 2 a et b.
15 H.R. Trivedi, Department of Social Welfare, New Delhi. Sri Bahukhandi, Sub-Divisional Magistrate, Uttar Pradesh Government.
16 Cf. Bonded Labour in India (1976), p. 62.
17 Elles arrivent seules, couvertes de bijoux, avec des vêtements neufs, apportent des cadeaux, achètent de quoi préparer un repas de fête, racontent de nombreuses anecdotes, fument et plaisantent avec tous.
18 C’est un trait régional spécifique. Il diffère par exemple des usages que l’on connaît d’autres temples comme celui de Puri, dans l’Orissa, où les deodāsī vivent à l’intérieur d’une enceinte très fermée, et n’ont apparemment qu’un cercle très réduit de clients.
19 Une institution similaire, celle du jītha ou jeetha est citée pour le Mysore par M. N. Srinivas. Cf. Social System of a Mysore village (1967) et The remembered village (1976). On en trouvera d’autres formes dans différentes régions de l’Inde dans Bonded Labour in India (1976), pp. 137 sqq. et dans les appendices.
20 En dépit d’une étymologie tout à fait distincte, il existe une sorte de jeu de mot entre le sanscrit svairiṇī (de sva + ira = « qui va où bon lui semble », qui donne svairin, féminin svairiṇī « femme non chaste »), et une expression garwhālī qui désigne la prostituée comme une svā-ṛṇīn, « une qui a sa propre dette », pour dire qu’elle est sortie de la société et qu’elle n’est plus dépendante de ses lois.
21 Cf. aussi Narada, Dayabhaga cité par P. V. Kane, History of Dharmaśāstra, II, Part I, pp. 637-639.
22 Encore assez obscure à nos yeux, l’étymologie de khāi ou khae proviendrait soit de khair, « bien-être, prospérité », soit de khāi, « pris dans, lié à, obligé à », suivi de kār : « faire ». Dans le Garhwāl Settlement Report (Govt of India, Allahabad, 1910), Mr E.K. Pauw, reprenant Mr Batten, utilise le suffixe kar avec un a bref. Le terme désignant l’impôt ou la part royale à verser sur les récoltes khāikar désignerait alors : « celui qui est obligé de payer la redevance foncière ». Qu’en est-il alors de l’ayant-droit supérieur, le maurusīdār dont notre matériel montre qu’il est lui aussi soumis au paiement de l’impôt ?
23 On peut voir à ce propos notre travail sur les tenures in J. C. Galey, Les conceptions relatives à la tenure foncière en Inde avant l’Indépendance [Thèse de 3e cycle inédite] (Université de Paris X, Nanterre, 1973).
24 Cf. G. Chatak, Akāsh dānī de pānī (1965), pp. 23-54.
25 Plusieurs exemples confirmeraient ce point. On connaît de petits marchands de bétel qui, en ville, s’endettent à des taux extrêmement élevés pour pouvoir acquérir leur échoppe. Pour leur avancer les sommes, leur usurier s’est lui-même endetté, mais à des taux d’intérêts moindres. On peut se reporter également aux travaux de C. Geertz à Java où l’on voit comment dans le bazar la dette et le crédit sont essentiels au fonctionnement du marché. Rien n’est jamais payé comptant, et l’on spécule sur le crédit lui-même. Cf. G. Geertz, Peddlers and Princes, Social Change and Economic Modernization in Indonesian Towns (Chicago 1963).
26 La même difficulté se rencontre pour traduire « achat, vente », « dot », « prix de la fiancée ». Elle s’illustre parfaitement dans l’ouvrage de J. Goody and S. J. Tambiah, Bridewealth and Dowry (Cambridge 1975), où l’ambiguïté, loin d’être résolue ou même signalée, est érigée en système de démonstration.
27 Il s’en comptait encore 300 à la fin du règne de Vichitṛ Śāh, c’est-à-dire à la fin du siècle dernier. Depuis, et jusqu’en 1949, leur nombre n’a cessé de diminuer sans s’éteindre complètement, mais, les documents officiels ne les mentionnent pas, il est difficile d’avoir plus de détails.
28 Cf. la correspondance détaillée de C.P. Skrine et Sir C. Corfield entre 1940 et 1944, et le rapport détaillé de Mr Webb (India Office Records, London, IOL/P and S/13/1375 : Coll. 26-91).
29 Condamné pour des raisons morales au même titre que le māt prathā et le veśyā vrṭṭi, le veṭh-begār est officiellement aboli depuis 1935.
30 C’est la formulation qu’en donne L. Dumont (1966), pp. 194-213.
31 Le Bagwālī local livrerait donc une expression redéployée de celle que nous connaissons du Diwālī des plaines. Le mythe est ici intéressant et particulier. Dans les plaines, le Dashehrā consomme la victoire et la régénération des forces du bien sur celles du mal, réservant au Diwālī les célébrations de la prospérité et de l’ordre retrouvés. Avec Bagwālī, les Garhwālīs mêlent ce qui conclut Dashehrā (le vijaya dāsmī) avec ce qui ordonne Diwālī (la paix et la sérénité). La Durgā pūjā et la revue militaire de Dashehrā sont conçues comme la préparation et non comme la conclusion de la guerre. Les récoltes, tardives en altitude, retardent la célébration de Bagwālī d’un mois par rapport au Diwālī des plaines. Les Gaṛhwālīs expliquent le fait par le retard de l’expédition à revenir au pays. On attend le retour de l’armée et la confirmation de la victoire pour célébrer la fête.
32 Dans la mythologie purāṇique, Yamunā est la sœur jumelle de Yama, Dieu ou Roi de la mort. Dans sa légende, la Tons est plus la souillure et l’impureté de la mort que le remords et la peine.
33 C’est très exactement la définition d’Aiyanar formulée par L. Dumont (1965), pp. 95 et 109-110. « Il est leur maître quoique n’étant pas l’un d’eux ». « Le maître comme complément de la Dame, le maître comme un dieu de haute caste commandant à des dieux de basses castes […] le dieu pur le plus général commandant aux dieux impurs et le dieu royal commandant aux dieux sujets. » – La similitude, l’homologie sont d’autant plus frappantes que nous nous trouvons géographiquement aux antipodes de l’enquête tamoule. Une étude comparative plus poussée d’Aiyanar et de Mahāsū révélerait des spécificités régionales, mais confirmerait avec éclat la similarité de ces deux divinités. On a là peut-être un argument de plus pour confirmer l’unité sociologique de l’Inde.
34 Un mode d’organisation bien fidèle à ce schéma d’énumération : 4 = 3 + 1, exposé par Ch. Malamoud en 1976 dans un séminaire du Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud.
35 Deux Purāṇa sont cités à cette occasion par nos informateurs : le Skanḍ Purān, qui, en règle générale, est une référence constante dans la région, et le Viṣṇu Purāṇ, plus particulier à ce contexte. Bien qu’il ne soit jamais mentionné directement dans le rite, Mahāsū et les wazīr incarnent plusieurs aspects du dieu Yama. Frère de Yamunā, et associé à elle comme ici la Tons l’est à la Yamunā, il assume les offices de juge des morts et de prince des damnés. Les créatures vivantes, captives dans l’enchaînement des actes, deviennent à la fin de leur existence esclaves du pouvoir absolu de Yama par lequel ils se trouvent jugés et condamnés à des peines de souffrance. Point n’est besoin d’en dire plus. On pourra se reporter à la traduction anglaise du Viṣṇu Purāṇ. Cf. H. H. Wilson (1840), pp. 286 et 207 (n. 3).
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