Les associations religieuses (guṭhi) des temples de la vallée de Kathmandou
Religious associations (guṭhi) of the temples of the Kathmandu valley
p. 97-123
Résumés
Dans la vallée de Kathmandou existe auprès de chaque temple une association religieuse (guṭhi) qui en assure le fonctionnement (entretien du bâtiment, organisation des fêtes, culte quotidien). Après avoir donné un état des recherches sur ce sujet, l’auteur analyse le fonctionnement d’un temple royal hindou, celui de la déesse Taleju à Bhaktapur. Elle montre que la différence entre cette association et celle des autres temples de la vallée est de nature politique : le temple de Taleju est un temple royal ; la participation à l’association intercaste du temple ne résulte pas d’un libre choix, comme dans d’autres associations, mais est une obligation imposée par le pouvoir royal qui utilise le temple comme moyen de contrôle sur la société.
Next to each temple in the Valley of Kathmandu there is a religious association (guṭhi) which insures its functioning (upkeep of the building, organisation of festivals, daily wosrhip). After providing an account of the state of research on this subject, the author analyses the working of a royal hindu temple that of the Goddess Taleju at Bhaktapur. She shows that the difference between this association and that of the other temples of the Valley is of a political nature: the temple of Taleju is a royal temple; membership of the intercaste association of the temple is not the result of a free choice, as in other association, but is an obligation imposed by the royal authority, which uses the temple as a mean of control on society.
Texte intégral
1. Caractéristiques générales des guṭhi
Un des traits caractéristiques de l’organisation sociale des Néwar de la vallée de Kathmandou est la vie associative. La première chose qui étonne l’observateur est la grande diversité des associations religieuses (guṭhi) : certaines ont pour fonction d’organiser une fête, d’autres d’assurer le culte d’une divinité lignagère ou de localité, d’autres ont pour but de prendre en charge les funérailles ; d autres enfin, au niveau d une caste ou d une localité, doivent défendre l’unité professionnelle de la caste en tant que corporation. Chaque association est liée à un temple ou à un sanctuaire1, à la fois lieu de rencontre et trait d’union entre les membres de l’association. Parmi les diverses formes d’associations, on peut distinguer trois types : a. les associations lignagères (digu pūjā guṭhi) liées à des temples lignagers, presque toujours des associations privées ; b. celles qui sont liées à une caste, par exemple les associations qui doivent assurer les funérailles, guṭhi des morts (néw., sii guṭhi) ; c. celles où la résidence est le critère déterminant de l’appartenance, c’est le cas des temples de quartiers ou de localités : le guṭhi porte alors le nom de la divinité à laquelle il est rattaché.
1Le mot néwari guṭhi correspond au set. gosthi ; il signifie « assemblée, association »2. Au Népal, le terme a le sens technique d’« association religieuse ». Il est attesté par des inscriptions dès l’époque Licchavi (ve-viiie s.)3. Les documents montrent que ces associations religieuses existaient non seulement dans les temples ou les māth hindous mais aussi dans les monastères bouddhiques de l’époque. Le désir d’acquérir des mérites en faisant des actes charitables a été la raison originelle de la création des guṭhi. Les donations de terres étaient faites à la fondation d’un temple ou d’un monastère pour servir à la célébration de rituels spécifiques et à l’entretien des bâtiments. Des gens de tous les milieux ont fait des donations, parfois importantes, aux temples de leur choix. Dans le Népal ancien et médiéval, c’est-à-dire la vallée de Kathmandou, comme en Inde, le terme de guṭhi semble avoir été employé pour désigner un conseil d’administration chargé de gérer les donations effectuées à des fins religieuses ou de bienfaisance, il ne désignait pas les donations mêmes (Bose 1942 : 82). Ces donations aux guṭhi, dans leur majorité, s’effectuaient sous forme de terres, la terre assurant la permanence du revenu et des richesses du pays.
2Aujourd’hui encore, les associations les plus riches se trouvent dans la vallée de Kathmandou et, au Sud du pays, dans le Teraï, dans les districts de Bara, Parsa, Rautahat, Sarlahi, Mahottari, Saptari et Morang. Dans le district de Mahottari, le temple de Janakpur, lieu de naissance de Sîtā selon le mythe, est un des plus riches. Il n’y a aucune preuve que le système des associations religieuses ait existé en dehors de la vallée de Kathmandou avant 1768, année de la conquête de la vallée par les Gorkha (Regmi 1967 : vol. IV, p. 3). À l’origine, le terme guṭhi n’était employé que dans la vallée de Kathmandou ; c’est au xixe siècle que l’institution s’est répandue graduellement dans tout le pays.
3Après 1768, rares sont les guṭhi de la vallée de Kathmandou qui ont pu conserver leurs terres : une grande partie des biens fonciers des guṭhi néwar a été confisquée à la fin du xviiie siècle par la nouvelle dynastie Shah. Au xixe siècle, les familles Rāna, qui ont gouverné le pays pendant un siècle, se sont également approprié un grand nombre des terres des guṭhi de la vallée pour construire des palais. De nos jours, les donations pour l’entretien ou la reconstruction d’un temple s’effectuent non seulement en dons de terres mais aussi en dons d’argent liquide ou d’objets religieux. Pendant l’époque Malla (1200-1768), chaque maison devait fournir une certaine quantité de grains imposée par le roi pour permettre l’exécution d’une cérémonie dans certains temples de localité. La législation de 1953 a défini les guṭhi comme des associations gérant des biens mobiliers et immobiliers ou de l’argent servant à financer des entreprises religieuses ou philanthropiques. Ainsi l’intention du donateur définit si la donation fait partie ou non du système des guṭhi. Par ailleurs, les revenus des guṭhi sont exonérés d’impôts.
4Chaque association religieuse a sa divinité principale et elle est liée à un temple ou à un sanctuaire où ses membres se réunissent. Les guṭhi sont aussi des sociétés financières qui possèdent des biens auxquelles les membres versent des cotisations annuelles afin de couvrir les frais de l’association, l’emploi d’un prêtre, l’entretien du temple, le banquet annuel lors de la fête de la divinité. Quand les habitants de la vallée parlent d’un guṭhi, ils pensent tout de suite que l’association possède des terres qu’elle donne à cultiver à des tenanciers, généralement des Jyāpu, la caste des agriculteurs.
5Chaque guṭhi, qu’il s’agisse d’une association lignagère, de caste ou de temple, possède une organisation hiérarchique très développée. Dans les guṭhi lignagers et de caste, les règles de parenté, dominent. Le chef de l’association est le membre le plus âgé du lignage ou de la caste ; il est appelé nayo (néw.) ou thakali (nép.) qui signifie « chef ». Il est aidé dans ses fonctions par trois, cinq ou sept assistants désignés respectivement selon leur âge par les titres de noku (le deuxième), soku (le troisième), pyeuku (le quatrième), nyaku (le cinquième), khuku (le sixième) et nheku (le septième). La situation est différente dans les associations de temple : le principe de la séniorité n’intervient plus, les fonctions sont héréditaires. Le principe de séniorité peut intervenir au moment de l’héritage des fonctions parmi les membres du même lignage. Dans le cas d’un temple, c’est un membre du lignage du prêtre, d’habitude son fils aîné, qui doit lui succéder. Dans le cas d’un monastère hindou, māth, la succession se fait de maître à disciple. La hiérarchie d’un guṭhi lignager ou de caste joue un rôle important lors des banquets annuels quand tous les membres de l’association se réunissent et quand a lieu le partage rituel de l’animal sacrifié4. Les nayo ou le thakali reçoit l’œil droit de l’animal sacrifié : cela signifie que lui seul a pouvoir de décision. Dans les guṭhi lignagers, si le nayo meurt, c’est le nokuli, second dans la hiérarchie de l’association, qui lui succède : les autres ne sont pas pris en considération.
6La discipline interne est maintenue par un système d’amendes versées à la caisse du guṭhi. Ces amendes sont perçues si un membre ne paye pas sa cotisation annuelle, s’il n’assiste pas aux fêtes et aux banquets de l’association, s’il ne remplit pas ses fonctions. L’ultime sanction est l’exclusion du guṭhi : de nos jours, celle-ci a lieu surtout lorsqu’un membre du guṭhi épouse ou vit en concubinage avec une femme intouchable ou s’il est atteint d’une maladie grave comme la lèpre.
7Les guṭhi de caste ou de lignage constituent un moyen de contrôle social. Ainsi un peintre doit appartenir à l’association de la caste des peintres, un agriculteur à l’association des agriculteurs. Les Intouchables, pour leur part, ont plusieurs associations différentes selon leur place dans la hiérarchie locale. L’appartenance aux associations funéraires, et à celles des temples de quartier est héréditaire : en théorie, donc, il semble impossible de changer de guṭhi. Dans la pratique, cependant, l’obstacle peut être surmonté de deux façons : soit en changeant de résidence et en se faisant accepter dans une nouvelle association de caste ou de quartier avec une cotisation plus élevée que la normale ; soit en prenant une épouse de caste plus élevée. Il est donc plus facile de se faire accepter dans un nouveau guṭhi que d’épouser une femme d’une caste supérieure à la sienne (Rosser 1966 : 97). On ajoutera qu’en pratique, quelqu’un qui fait un mariage hypergamique doit souvent changer de résidence car sa belle-famille ne l’accepte pas dans le guṭhi lignager.
2. Aperçu des travaux sur les guṭhi
8M. C. Regmi a entrepris en historien et en économiste l’étude du système des associations religieuses. Il analyse les donations religieuses faites aux temples à partir des documents du xixe et du xxe siècles. Cependant, l’histoire du système des guṭhi de l’époque Malla (1200-1768) reste encore à faire. Il établit une première distinction entre les donations publiques et les donations privées. Traditionnellement, les dons de terres aux guṭhi sont classés en fonction de leur donateur : si le donateur était le roi, il s’agissait d’un rāj guṭhi ; si le donateur était un particulier, il s’agissait d’une association privée, dunya. guṭhi. Cette distinction a perdu sa signification d’autrefois ; aujourd’hui, le terme de rāj guṭhi désigne toutes les donations de terres contrôlées par l’État, et la distinction entre association privée et association publique sous contrôle d’État revient constamment dans le discours des habitants de la vallée.
9Les donations de terres faites aux guṭhi sont en principe irrévocables et permanentes. Pourtant, au xviiie siècle et au xixe siècle, de nombreuses terres appartenant à des guṭhi privés furent confisquées par l’État, puis converties en rāj guṭhi. D’un point de vue administratif, les donations aux rāj guṭhi peuvent être classées en deux catégories : amanat comprend les guṭhi sous contrôle direct du gouvernement et chut comprend des terres affectées pour usage temporaire à un particulier. Cette distinction remonte au xixe siècle. Selon M.C. Regmi, la création du chut guṭhi a été rendue nécessaire par la clause, précisée dans l’acte de donation, attribuant au bénéficiaire le droit de gérer le guṭhi de son vivant, droit transmissible à sa descendance. On permettait parfois aux rāj guṭhi d’être gérés comme des chut guṭhi si l’individu qui s’en occupait s’était livré à des dépenses pour réparer le temple. Le système des chut guṭhi est en effet un compromis entre la gestion individuelle des guṭhi et leur contrôle par l’État : il réconcilie le contrôle individuel et l’administration autoritaire de l’État. Seuls les guṭhi qui possédaient un surplus important étaient assignés comme amanat guṭhi. Nul rāj guṭhi n’était classé comme amanat, c’est-à-dire mis sous le contrôle direct de l’État, tant que ses biens n’étaient pas suffisants pour produire un surplus.
10Dans son ouvrage, M.C. Regmi analyse surtout la composition et l’utilisation des revenus des guṭhi ainsi que les relations (au xixe siècle) entre les guṭhi et la politique de l’État. Il insiste sur les grands changements effectués au xixe siècle et montre comment l’appropriation des terres des guṭhi s’est opérée tout au long du régime Rāna, d’abord en 1806, puis dans les décennies suivantes. La politique des gouvernements de la dynastie Shah aux xixe et xxe siècles s’efforçait de restreindre les dépenses des rāj guṭhi et des guṭhi rattachés aux temples – ce qui explique la diminution et l’appauvrissement des fêtes publiques de la vallée. Souvent, les trésors des temples, composés d’ornements, de bijoux etc., ont été pillés par les rois et l’argent utilisé dans des dépenses militaires. Lors de la réforme agraire de 1964 a été créée une corporation nationale des guṭhi (Guṭhi Samsthān). Cette nouvelle législation qui visait à mieux contrôler localement les revenus des guṭhi, a toutefois laissé en place leurs structures traditionnelles5. La législation de 1972 (Guṭhi Corporation Act) a aboli le système de donations aux chut guṭhi et a défini les pouvoirs et les fonctions du Guṭhi Samsthān (Regmi 1976 : 70).
11Le premier ethnologue qui ait attiré l’attention sur l’importance du système des guṭhi dans l’organisation sociale des Néwar a été Ch. von Fürer-Haimendorf (1956). Il a montré l’importance des associations lignagères (digu pūjā guṭhi) et a donné une description détaillée de l’association de la caste des presseurs d’huile, Manandhar, de la ville de Kathmandou. La caste des Manandhar est divisée en sept sa ; le mot sa désigne une unité sociale fondée sur la résidence ; chaque unité a un rôle précis à jouer dans la préparation de la fête de shingu guṭhi qui réunit tous les membres de la caste des presseurs d’huile de Kathmandou. Le premier sa s’occupe de la gestion du banquet ; le second de la boisson, le troisième de la cuisson des aliments ; le quatrième du lait caillé et du service ; le cinquième de la viande ; le sixième des flocons de riz et le septième des légumes.
12C. Rosser (1966), dans son article sur la mobilité sociale dans la société néwar, donne une longue description du guṭhi de la caste des prêtres bouddhistes (vajrācārya) de Kathmandou. L’association est dirigée par un conseil de dix-huit chefs (thakali) représentant chacun un monastère bouddhique de Kathmandou. Les rites d’initiation des fils de ces prêtres (ācaryā luyegu) peuvent avoir lieu seulement dans les dix-huit monastères principaux de Kathmandou. Cette célébration permet aux garçons d’être admis dans la communauté (saṃgha) du monastère et d’exercer la fonction de prêtre. Cette association de caste – ācārya guṭhi – est le principal moyen de contrôle social parmi les prêtres bouddhistes de Kathmandou. Chaque prêtre a pour jajmān un certain nombre de familles. Un ensemble de dispositions de l’association empêche toute concurrence déloyale entre les prêtres et sanctionne les adhérents qui ne respectent pas les règles. L’expulsion de l’association signifiait donc non seulement l’humiliation sociale pour l’individu expulsé et une chute brusque du statut social de sa famille par rapport à d’autres familles de vajrācārya, mais aussi la disparition d’une lignée particulière de prêtres. C. Rosser insiste sur le fait qu’une des conditions à remplir pour changer sa place dans la hiérarchie sociale était de se faire accepter dans une nouvelle association.
13Une description très générale du système des guṭhi se trouve dans la monographie de G. Singh Nepali (1966 : 191-197). L’auteur souligne le fait que le système des guṭhi est un trait particulier aux Néwar, trait qui les différencie des ethnies indo-népalaises. Il donne une liste des guṭhi des presseurs d’huile de la ville de Kathmandou, les Manandhar, mais l’ordre dans lequel il les cite est arbitraire. Comme C. Rosser, G.S Nepali montre que les guṭhi lignagers et les guṭhi des morts sont des moyens de contrôle social qui servent en même temps à perpétuer les normes de la caste.
14Plus récemment encore, G. Toffin (1982) a consacré un chapitre de sa thèse d’État aux associations religieuses. Ce chapitre comporte deux parties : la première est une description détaillée des deux guṭhi du temple de Brahmāyānī et du temple de Bal Kumārī dans le village de Theco ; la seconde est une description du guṭhi de la caste des peintres de Bhaktapur (Toffin 1975). Les deux guṭhi de temple du village de Theco, le premier appelé « Brahmāyānī guṭhi » et le second « Bal Kumārī guṭhi » gèrent des monuments religieux consacrés respectivement aux déesses Brahmāyānī et Bal Kumārī et ils en assurent le culte. Les membres sont tous des habitants du village de Theco. « Chaque association est dotée d’une structure hiérarchique très développée. Résidence et localité sont ici les paramètres dominants. Les liens de parenté se trouvent subsumés par des liens territoriaux. L’appartenance à ces guṭhi est fondée sur les quartiers ou mieux encore sur les divisions de l’espace habité » (Toffin 1982 : 286) .
15En ce qui concerne la caste des peintres de Bhaktapur, G. Toffin distingue deux formes de guṭhi : les guṭhi des morts et les guṭhi de localité. Le guṭhi des morts n’est ni sous le contrôle d’un lignage, ni sous celui d’un clan : les membres de l’association ne sont pas liés par des liens de parenté patrilinéaire et peuvent se marier entre eux s’ils respectent les interdits matrimoniaux d’usage dans leurs castes. Le guṭhi de localité (deśla guṭhi) est moins important, mais il est un moyen de contrôle social, car c’est un organisme corporatif. La comparaison proposée entre guṭhi de ville et guṭhi de village reste peu convaincante puisqu’elle compare l’association d’un temple de village à l’association d’une caste de peintres d’une ville et ne concerne qu’une petite partie de la ville. Dans la ville de Bhaktapur, par exemple, l’appartenance à un guṭhi lignager est fondée sur la parenté, tandis que l’appartenance à un guṭhi de temple est fondée sur la résidence, tout comme dans le village de Theco. Il aurait fallu pouvoir comparer l’association religieuse de temples comme ceux de Brahmāyānī et de Bal Kumārī à celle d’un temple de localité connu, par exemple celui d’Akaśa Bhairava ou de Taleju, pour proposer une généralisation recevable.
16On verra dans la suite de cette étude que les guṭhi des temples n’ont pas tous le même poids politique et qu’il est essentiel de distinguer d’une part entre temple de quartier, de localité, et, d’autre part, temple royal. Quelques remarques générales sur la royauté néwar Malla et ses rapports avec les temples peuvent donc nous aider à mieux comprendre l’analyse ethnographique d’un cas qui en est largement dépendant, celui de l’association du temple royal de la déesse hindoue Taleju à Bhaktapur.
3. Temples royaux
17La plupart des temples royaux se trouvent dans les trois villes principales de la vallée – Kathmandou (ou Kantipura), Patan (ou Lalitpura), Bhaktapur (ou Bhatgaon) – – autrefois capitales des trois royaumes Malla. Les rois Malla étaient hindous ; depuis le ive siècle, l’hindouisme est la religion d’État ; le bouddhisme ne fait que coexister à côté de lui. Idéalement, le Palais Royal se situait au centre de chaque ville. Devant le Palais (durbar) était aménagée une large place pour les cérémonies publiques ; sur cette place se dressaient des monuments religieux, liés en général à des fondations royales.
18Parmi les nombreux temples de la vallée, deux surtout ont été rattachés à la royauté et à l’idée de pouvoir royal : le temple de Paśupatināth, une des formes de Śiva, et celui de la déesse Taleju, divinité tutélaire de l’ancienne dynastie Malla, qui reste aujourd’hui encore celle de l’actuelle dynastie Shah. Fondé au ive siècle, le temple de Paśupatināth a joué un rôle considérable dans la vie politique et religieuse de la vallée. Vers le ixe siècle, Paśupati est devenue « divinité d’État ». Les fonctions officielles de la divinité sont mises en évidence par beaucoup de documents. Pourtant, si l’on regarde les vestiges archéologiques antérieurs au viie siècle, le vishnouisme domine dans l’ensemble des royaumes de la vallée. Pendant l’époque Malla, tous les rois se sont identifiés en tant que personne à Viṣṇu sous le nom de Nārāyaṇa, alors que la royauté, ou mieux la fonction royale, était sous le patronage de Śiva, dans sa forme de Paśupati. « Paśupati est l’incarnation politique du Népal comme Matsyendranāth en est l’incarnation populaire. Toutes les dynasties, jusqu’aux Gurkhas eux-mêmes, l’ont traité avec égal respect et égale ferveur » (Lévi 1905 : vol. II, p. 360). De nombreuses inscriptions et manuscrits désignent le roi du Népal comme roi par la grâce de Paśupati :
In the year NS 502 (1382 A.D.) Paśupati was adressed in an inscription as the sovereign lord of Nepal, , Nepalādhipati ’. Evidently, Paśupati’s role has developped from that of the rulers’ divine patron to that of a national god, a new function which is reflected in the historiography of the later chronicles. There, the national life is identified with the history of the Paśapatināth temple and with the deity. Indeed, the only fact worth recording about many of the obscurer rulers of early times was some donation they made to the temple (Wiesner 1978 : 10).
19Pendant la période Malla, Paśupatināth symbolisait l’État. Lorsque la vallée fut partagée en trois royaumes, à la fin du xve siècle, les trois rois éprouvèrent le besoin de faire construire un temple dédié à Paśupatināth dans leur capitale afin de légitimer leur pouvoir5. En fait, les temples de Paśupatināth construits dans les trois capitales – Bhaktapur, Kathmandou et Patan – sont des répliques du temple original de Deopatan (Wiesner 1978 : 12-18). Le premier fut construit à Bhaktapur par le roi Yaḳṣamalla au xve siècle. Le deuxième, celui de Kathmandou, par le roi Mahendreśvara et fut achevé au milieu du xviiie siècle par le roi Pratapa Malla. À Patan, celui de Kumbhśevāra était de fondation plus ancienne, mais il est devenu temple royal, dédié à Paśupatināth, à la fin du xve siècle. Les noms donnés à ces temples sont formés à partir du nom du roi bâtisseur auquel est ajouté le terme d’iśvara. À côté du temple de Paśupatināth, comme il est fréquent au Népal, il existe un temple de la déesse. C’est le sanctuaire principal de la déesse Guhyeśvarī situé au bord de la rivière Bagmatī. « Pour l’homme ordinaire, Guhyeśvarī était la manifestation de la mère salvatrice, la libératrice » (Lienhard 1978 : 258). Il n’y a apparemment aucun lien direct entre le pouvoir royal et le sanctuaire de la déesse Guhyeśvarī. La relation rituelle qui s’établit pendant la fête entre les deux déesses, Guhyeśvarī et Taleju, peut nous indiquer les rapports avec la royauté. Les relations entre les sanctuaires de Guhyeśvarī et celui de Taleju sont peu connues car la fête de Guhyeśvarī implique des rituels tantriques, donc secrets. La fête annuelle a lieu le dixième jour de la lune claire du mois de novembre ou au début du mois de décembre : à ce moment les dévots portent des offrandes au temple de la déesse à Deopatan. Le kalaśa qui représente la déesse Guhyeśvarī ne quitte jamais le temple. D’après certains informateurs le kalaśa qui est transporté du temple de Taleju à Kathmandou au temple de Guhyeśvarī à Deopatan représente la déesse Taleju elle-même. Le kalaśa est transporté pendant la nuit dans le plus grand secret6. En aucun cas il n’y a identification de Guhyeśvarī à Kulaī et à Taleju ; il s’agit des trois formes différentes de la déesse (Lienhard 1978 : 259) . Sur les relations hiérarchiques d’une divinité à l’autre qui s’établissent pendant les fêtes, je reviendrai plus tard.
20Aujourd’hui le temple le plus riche de la vallée est celui de Paśupatināth à Deopatan. « The most influential functionary from the point of view of land assignment is the chief priest of Paśupatināth temple with approximately 285 ropanis and additional perquisites in various forms » (Regmi 1967 : vol. IV, p. 182)7. Le māhābrāhmana, le prêtre principal du temple, a des relations directes avec le roi de la dynastie actuelle. Le temple n’est pas soumis au régime du Guṭhi Samsthān. On connaît mal le fonctionnement du guṭhi du temple de Paśupatināth ; mais on ne m’a pas laissé la possibilité de l’étudier et je n’ai pas pu avoir de contacts directs avec les prêtres du temple, des brahmanes Bhaṭṭa.
4. Les associations religieuses des temples à Bhaktapur
21L’enquête principale a eu lieu à Bhaktapur, ville située dans la partie est de la vallée, qui a conservé sa structure traditionnelle religieuse et sociale8. L’enquête que j’ai menée à Bhaktapur en 1981 m’a permis de distinguer ce qui sépare l’association d’un temple royal, notamment celui de Taleju, des autres associations religieuses. J’ai étudié différentes catégories d’associations religieuses : en l’occurrence, celle d’un temple royal, celui de Taleju, celle d’un temple de quartier, dans la partie ouest de la ville, dédié à la déesse Indrāyanī, et celle d’un lignage d’une haute caste hindoue. Je me suis surtout intéressée à l’aspect social des associations. Qui sont les prêtres et les desservants ? Quels sont leurs rapports ? Quel est le but de l’association ? Malgré les confiscations de terre, les associations religieuses ont en effet gardé leurs structures traditionnelles.
22La ville de Bhaktapur est conçue idéalement comme un mandata en forme de lotus ; elle est divisée en neuf parties, chaque partie étant désignée par le nom d’une déesse. Les sanctuaires ouverts (sct., pītha ; néw., pīth) des huit déesses sont disposés autour de la ville aux quatre points cardinaux et aux quatre points intermédiaires : Brahmāyanī à l’est, Maheśvarī au sud-est, Kaumārī au sud, Vaiṣṇavï (ou Bhadrakalī) au sud-ouest, Varahī à l’ouest, Indrāyanī au nord-ouest, Mahākalī (ou Cāmuṇḍā) au nord, Mahālaḳṣmī au nord-ouest. Au milieu des huit déesses se trouve la déesse Tripurasundarī et de ce fait son sanctuaire ouvert (pīṭh) est le seul situé à l’intérieur de la ville. Les habitants de la ville doivent faire leurs offrandes quotidiennes dans le quartier où ils résident, par exemple, ceux qui habitent dans la partie est de la ville ne se rendent pas dans le quartier méridional pour y accomplir leurs dévotions. En ce qui concerne la crémation des morts et l’enterrement des nouveaux-nés, ces rites doivent obligatoirement avoir lieu dans le sanctuaire de la déesse du quartier d’habitation.
23Les sanctuaires ouverts (pīṭha) définissent les limites de l’espace habité ; ils forment une enceinte symbolique autour de la ville. Les sanctuaires des déesses (dyo chẽ) situés à l’intérieur de la ville organisent l’espace habité à l’intérieur de la ville. Il est important de souligner que selon la tradition orale cette organisation religieuse de la ville aurait été établie par les rois de la dynastie Malla.
24La déesse Tripurasundarī, dont le sanctuaire est au centre de la ville, est la déesse qui, selon la légende, aurait fondé la ville au xiie siècle avec le roi Anandadeva9. La légende locale raconte que c’est la déesse la plus ancienne de la ville. Dans certains textes la ville a été désignée jusqu’au xvie siècle par le nom de Tripura (Slusser 1978 : 124). Le fait que la ville ait été fondée par une déesse avec l’aide d’un roi n’est pas spécifique à Bhaktapur : la même légende se retrouve à Patan et Kathmandou, mais les noms du roi et de la déesse sont différents. On peut dire que cela est un trait spécifique des représentations de la société néwar. Le temple de Tripurasundarī est le centre religieux de la ville mais il a peu d’importance dans la vie religieuse locale. Si on prend en considération les relations qui s’établissent entre les divinités pendant la fête de Bisket Jātrā ou de Dasaï, Tripurasundarī est subordonnée à la déesse Taleju.
25La distinction entre temple privé et temple public est toujours établie par les habitants de la ville. Les temples publics sont contrôlés par l’État, plus exactement par le Guṭhi Samsthān, chargé de gérer les temples et le patrimoine culturel du pays. Les temples privés sont, en règle générale, des temples lignagers ou de quartier qui ont peu de terre et peu de moyens. Une seconde distinction peut être faite entre les temples de quartier (dyo-chẽ) dédiés généralement à la déesse, ou à Ganeśa, ou à Nārāyaṇa qui ont un rôle important dans la vie religieuse locale, et les temples de localité comme celui de la déesse Taleju ou d’Akāśa Bhairava. Les premiers ne concernent que les habitants d’un quartier à la différence des seconds qui sont fréquentés par l’ensemble de la population. Chaque temple, pour fonctionner, doit avoir une association religieuse qui organise la fête annuelle, entretient le bâtiment et assure les frais de la pūjā quotidienne (nityā pūjā).
26Quand on demande aux habitants une liste complète des temples de la ville, d’habitude ceux-ci les classent selon l’instrument de musique qu’on y joue. Ainsi la première catégorie comprend les temples où l’on joue de neuf instruments de musique (néw., naubhajan data)10. Tous ces temples sont des fondations royales : Taleju, Bhairav Nāth (ou Àkāśa Bhairava), Bhadrakālī, Yachĕ Ganesa, Dattatreya, Waku Pati Nārāyana, Gachĕ Nārāyana. La catégorie suivante comprend ceux où l’on joue du groupe d’instruments de musique appelé Dāphā Bhajan11, et la troisième catégorie, Dhalcha Bhajan, des instruments dont seulement les Jyāpu peuvent jouer. Les membres d’une association religieuse d’un temple se réunissent régulièrement pour jouer ou pour écouter de la musique le soir. Les musiciens des temples royaux sont des Kusle ou Jogi, anciens ascètes devenus aujourd’hui tailleurs-musiciens qui tiennent un rôle important lors des cérémonies funéraires12. Ils jouent aussi de la musique dans d’autres temples à l’occasion de fêtes importantes. Ils sont rétribués avec les revenus des terres qui leur ont été attribuées par le roi. Par exemple, les Kusle du temple de Suryavinayak à Bhaktapur ont 5 ou 6 ropanis par groupe de dix personnes avec en plus 3,5 ropanis attribués à la communauté pour la célébration des fêtes communautaires (Regmi 1967 : vol. IV : 83) . Un privilège social a été accordé aux musiciens kusle de certains temples, celui de recevoir des aliments et des contributions des habitants des alentours des temples où ils jouent de la musique. Dans un temple comme celui de Taleju, ils ont le statut de fonctionnaires royaux.
27Toutes les terres des guṭhi des temples royaux appartiennent aujourd’hui à l’État. L’organisation du Guṭhi Samsthān à Bhaktapur contrôle le revenu de chaque guṭhi royal et a des listes très précises des dépenses nécessaires lors des grandes fêtes : celle de Bisket Jātrā (début de mars-avril) et la fête de la Déesse (Dasaī, octobre-novembre). On connaît exactement la quantité de riz, d’huile pour les lampes, de beurre clarifié, etc., nécessaire aux fêtes. Les tenanciers, en règle générale des agriculteurs (Jyāpu), du guṭhi du temple de Taleju doivent payer au Guṭhi Samsthān environ trente-deux mesures de riz (pathi) pour une ropani.
28Deux parmi les temples de localité connaissent une grande activité religieuse toute l’année : le temple de Taleju et celui de Bhairava Nātha (ou Àkāśa Bhairava). Le du temple de Taleju comprend des membres de différentes castes, tous habitants de Bhaktapur. Un habitant de Patan ou de Kathmandou ne peut en faire partie. Les membres du guṭhi de Taleju sont appelés rakami et non pas guṭhiyār comme dans le cas des associations lignagères ou de funérailles. Les rakami sont les personnes qui ont une tâche rituelle particulière à accomplir. Le terme rakami n’est pas spécifique pour les temples royaux. Le terme rakam désigne tous les services et le travail non payé que le roi demande à ses sujets à des fins publiques (Regmi 1976 : 156-162). Dans le cas des guṭhi de caste, comme dans celui des guṭhi des morts, les membres ont des obligations les uns envers les autres. Avant tout ce sont des associations d’entraide. Par contre, dans le cas d’un guṭhi de temple, les membres ont avant tout des obligations envers la divinité. Chaque membre a des tâches précises et reçoit une rétribution en argent ou en aliments du Guṭhi Samsthān. Pendant l’époque Malla, les brahmanes et les officiants recevaient des dons de terres. Un membre de guṭhi du temple de Taleju doit le quitter s’il épouse ou s’il vit avec une femme intouchable mais le mariage avec une femme de statut inférieur n’entraîne pas l’exclusion comme dans le cas d’un guṭhi lignager (digu pūjā guṭhi), où le contrôle des mariages est très sévère. Si un homme subit une déformation corporelle ou s’il est atteint d’une maladie contagieuse, la lèpre en particulier, il doit quitter l’association (cf. p. 100).
29Lorsque l’on cherche à savoir qui a décidé de la distribution des tâches à l’intérieur du temple, la réponse est toujours la même : ce sont les rois Malla. Si les noms de ces rois diffèrent selon les informateurs, tous affirment que seul le roi pouvait décider de l’organisation et de la distribution des tâches. Pour chaque fête importante, les tenanciers du guṭhi du temple devaient fournir du riz, de l’huile, des fruits, des fleurs, du bois. Les quantités pour les pūjā furent établies autrefois par les rois Malla, et elles sont encore les mêmes aujourd’hui. Il semble qu’à l’époque Malla, lors des grandes fêtes, le roi donnait une somme d’argent supplémentaire ou des dons en argent ou en nourriture pour assurer le bon fonctionnement de la fête. L’argent servait à renouveler les costumes, par exemple, ceux des danseurs à Nāvā Durgā, à financer le banquet ou à restaurer les temples. Souvent les habitants de la ville, surtout ceux qui s’occupent de l’organisation de la fête de Bisket Jātrā, se plaignent du fait que la dynastie actuelle ne donne plus d’argent pour les fêtes. On est frappé par la similitude entre les activités imposées par les rois Malla au Népal et celles décrites par H.L. Seneviratne, à Kandy, pour le temple bouddhiste Daladā Māligāva : celui-ci parle de fonctionnaires du temple et décrit leur rôle dans les rituels.
There is a second type of worship, which offers a contrast to the first (worship of the pious). The people who engage in this, are appointed for the purpose; they are ’ officiais ’ and not ‘ worshippers ’. It follows that this second type of worship has been instituted by a higher authority at some stage in the history of the Temple; and we know that this authority was the king. The offerings of this category of worshippers – whether it be food or flowers or incense or light – are not provided by them, but by others who are themselves officiais in the System of Temple ritual. The act of ofïering itself and the preparations immediately preceding it are the only acts performed by this category of worshippers. These acts are also subject to an elaborate division of labor. These functionaries are ’ paid to worship ’, paid to perform ritual. Some of them are nowadays paid in cash, but in Kandyan times they were all paid in land, and some still are. The ’ worship ’ of these people is referred to as ’ work ’ (vāda) or ’ duty to the king’ (rājakariva) (Seneviratne 1978: 26).
30Les choses sont analogues à Bhaktapur parce que les fonctions sont héréditaires non seulement pour les prêtres mais aussi pour tous ceux qui ont des tâches à accomplir comme les agriculteurs (Suwal Jyāpu) qui sont les cuisiniers et préparent le riz offert à la divinité, les bouchers (Nay ou Kasai) qui sacrifient les animaux lors des cérémonies, les musiciens (Kusle), les jardiniers (Gāthā) qui cultivent les fleurs offertes à la divinité, etc. (Vergati Stahl 1978 : 166-167). Si un membre de l’association n’a pas de fils qui puisse lui succéder, la charge revient à son frère aîné, à son frère cadet (néw., daju kija) ou à un membre de son lignage. Le principe de séniorité intervient au niveau du lignage et non pour l’ensemble de l’association.
31Le guṭhi du temple de Taleju est doté d’une structure hiérarchique très développée. Seuls les Jośi (astrologues), le karmācārya et les brahmanes Rājopadhyāyā qui ont reçu l’initiation (dīkṣā) ont droit de voir la statue de la déesse. La présence de ces trois catégories est requise pour les grandes pūjā, pour les pūjā quotidiennes (nityā pūjā), seul le karmācārya est présent. Ces trois catégories constituent le groupe qui a accès au garbha grha, groupe « intérieur » (néw. dune) qui s’oppose au groupe « extérieur » (néw. pīne) que sont les autres participants aux rituels. Lors de mon enquête, en 1981, le chef du guṭhi (nayo ou thakali) du temple de Taleju était Jośi Prasad, qui avait hérité ses fonctions de son père. Le chef a d’abord un rôle administratif, sa tâche consistant à veiller à ce que l’huile, le beurre clarifié, le riz nécessaire pour les pūjā soient fournis à temps par le Guṭhi Samsthān. Il ne prend jamais une décision importante sans consulter celui des brahmanes qui est considéré comme le prêtre principal. Quels sont les rapports entre le prêtre et le jośi qui est le chef du guṭhi ? Lors des grandes fêtes, comme celle de la déesse, Dasaī, on sacrifie un buffle dont les parties du corps sont ensuite réparties selon la hiérarchie locale des castes (Toffin 1981 : 72), la tête de l’animal étant consommée par les chefs de l’association. Comme dans tous les banquets néwar, l’œil droit de l’animal sacrifié doit revenir au chef, à celui qui prend toutes les décisions importantes, qui a l’autorité. Dans ce cas précis, c’est le prêtre, le brahmane, qui mange l’œil droit, et non le chef du guṭhi : le fait est significatif car cela montre bien que le nayo d’un rāj guṭhi n’est qu’une instance administrative : celui qui détient l’autorité est le prêtre.
32Ce qui est particulier au temple de Taleju, grandes fêtes mises à part, est qu’on y célèbre deux fois par mois des grandes pūjā (néw., thā pūjā)13. Ces pūjā, à bien des égards, ne sont pas ordinaires. D’abord, les dates n’ont pas été fixées pour des raisons religieuses : selon les prêtres du temple que j’ai interrogés à ce sujet, elles ont été fixées par les rois Malla ; tel roi, par exemple, à l’occasion de son anniversaire, faisait au temple une donation de terre dont le revenu servait à assurer les frais d’une de ces thā pūjā pour promouvoir la prospérité du roi et du royaume. Aujourd’hui encore le Guṭhi Samsthān a une liste très précise du nombre des ropani de terres données par chaque roi, et de l’endroit où elles se trouvent. Deuxième particularité de ces thā pūjā : le sacrifice sanglant qui en est la partie essentielle (un buffle, six boucs noirs, un canard) a lieu non devant la statue de la déesse Taleju située au premier étage du temple mais devant un substitut aniconique de la déesse. Ce substitut est une pierre noire qui porte le nom de Duimaju que l’on sort en procession au moment de la fête de Bisket Jātrā, le reste du temps, elle est placée sous un abri dans la cour principale du temple. La statue de la déesse Taleju, elle, n’est jamais sortie en procession en dehors du temple. Sous sa forme aniconique, la déesse Duimaju ne se trouve pas en dehors des limites de la ville mais dans la cour du temple lui-même, alors qu’en règle générale, les déesses ont leur forme aniconique dans un sanctuaire ouvert situé en dehors des limites de la ville. Malgré le changement de dynastie en 1768 la célébration de ces thā pūjā est encore sentie comme commémorative des rois Malla qui les ont établies. Cela montre que le temple de Taleju est d’abord le temple de lignage de la dynastie Malla. Il fonctionne comme un temple lignager tantrique (āgam chĕ) (infra, p. 113). Mais en même temps c’est un temple de localité ; en tant que temple royal, il est le temple où commence toute fête religieuse commune à l’ensemble de la population de Bhaktapur. En ce sens, on peut le considérer comme le centre politique de la ville. Deux exemples suffiront à le montrer : la fête de Bisket Jātrā qui est la grande fête locale de Bhaktapur commence seulement quand le prêtre du temple de Taleju, vêtu du costume blanc traditionnel, sort du temple en portant l’épée des rois Malla, et s’installe dans le char de la divinité principale de la fête, Àkāśa Bhairava. Au cours de la procession qui a lieu quelques jours après, on sort de chaque temple de quartiers les statues des déesses (supra, p. 105) pour leur faire faire le tour de la ville, qui doivent obligatoirement s’arrêter devant le temple de Taleju pour lui rendre hommage. Un autre exemple est la consécration des masques de Nâvâ Durgâ, faite non pas par le prêtre du temple où ils sont gardés (le temple de Nāvā Durgā est situé dans la partie est de la ville), mais par le prêtre du temple de Taleju14.
33L’épée est le symbole du pouvoir royal. Autrefois le roi lui-même devait participer à la fête : il devait prendre place à côté du brahmane dans le char de la divinité afin que la fête puisse commencer. Aujourd’hui à Bhaktapur seuls les prêtres Rājopadhyāya du temple de Taleju ont le droit de porter l’épée royale Malla. Le fait n’est pas seulement caractéristique de la ville de Bhaktapur ; dans les deux autres villes de la vallée, pour que les fêtes d’Avalokiteśvara-Matsyendranāth à Patan ou celle d’Indra Jātrā à Kathmandou puissent commencer, un brahmane doit apporter l’épée royale.
34Y a-t-il des différences entre les guṭhi des temples bouddhiques et les guṭhi des temples hindous ? Dans son ouvrage, Karunamaya, J. Locke donne de bonnes descriptions des guṭhi du temple d’Avalokiteśvara Blanc à Kathmandou, qui se trouve au monastère de Jana Bāhā, et du temple d’Avalokiteśvara Rouge (ou Rato Matsyendranāth) à Bungamati et à Patan. Il y a plusieurs points communs entre les temples d’Avalokiteśvara-Matsyendranāth de Patan et le temple de la déesse Taleju. Tous deux sont à la fois temple royal et temple de localité. Les deux divinités sont des divinités royales, les divinités d’élection (iśtadevatā) des rois Malla15. Il ressort que les membres des guṭhi des deux temples bouddhiques en question appartiennent tous à la caste des Banra qui comprend deux sections : a. les prêtres bouddhistes (vajrācārya) b. les anciens moines, śakya, aujourd’hui orfèvres. Tous les membres de la communauté (saṃgha) du temple de Tabāhā sont membres du guṭhi et doivent assurer le bon fonctionnement du temple. Dans ce cas précis d’un temple de localité, la différence essentielle entre l’association d’un temple bouddhique et celle d’un temple hindou est que la seconde est une association intercaste, tandis que la première ne l’est pas. Dans le cas du temple de Ta bāhā, les membres du guṭhi du temple constituent en même temps un guṭhi des morts car ils appartiennent tous à la même caste, toutes les fonctions des officiants sont héréditaires.
5. Les catégories d’officiants des temples hindous
35Il faut établir une distinction entre les prêtres domestiques (purohita) qui doivent assister et conduire les rites de passage – les saṃskāra – et les prêtres des temples. De nos jours, qu’il s’agisse de prêtres bouddhistes (vajrācārya) ou de brahmanes, les fonctions de prêtres domestiques sont héréditaires. Pour l’ensemble de la vallée, les prêtres bouddhistes sont aujourd’hui dix fois plus nombreux que les brahmanes Rājopādhyāya. Seuls les fils de vajrācārya ayant reçu l’initiation ācārya luyegu, terme qui veut dire « consécration », ont le droit de célébrer l’oblation du feu (homa) (Locke 1980 : 49) .
36Il y a trois catégories de brahmanes dans la vallée : les Rājopādhyāya, les Bhatta et les Jha qui forment trois groupes endogames distincts. Les premiers, les Rājopādhyāya, étaient au temps de la dynastie Malla rāj guru du roi et prêtres domestiques. Dans la société néwar d’aujourd’hui, ils sont les seuls à officier aux rites de passage et aux cérémonies domestiques des Néwar hindous śivamargī. Dans le Code des Lois du xixe siècle, le Muluki Ain, les Rajopādhyāyā sont considérés comme inférieurs aux brahmanes indo-népalais, ces derniers étant les rāj guru de l’actuelle dynastie Shah. Ce classement s’explique, en partie, par le fait que les Rajopādhyāyā consomment de la viande et de l’alcool pendant les cérémonies tantriques. Cependant les Rājopādhyāya (ou les Deo Baju) se considèrent eux-mêmes supérieurs ou égaux aux brahmanes indo-népalais. Les mariages entre ces deux groupes de brahmanes sont interdits.16 Ajoutons que les brahmanes Rājopādhyāya sont pujārī dans les temples importants de Viṣṇu Nārāyaṇa, de Wakupati Nārāyana et en dehors de la ville de Bhaktapur à Cangu Nārāyana. Ils sont aussi pujārī dans les différents monastères hindous (māṭh) de Bhaktapur ; ainsi Rāma Pati Rāj est pujārī au māth situé dans la partie est de la ville, dans le quartier de Kwatandau. Cependant, la première fonction des brahmanes Rājopādhyāya reste celle de guru (néw. bhaka khanegu) des hautes castes hindoues. Les fils des brahmanes qui deviennent prêtres doivent passer d’abord par cette cérémonie d’initiation, dīkṣā, qui est secrète et que je n’ai jamais pu voir. D’après les descriptions orales, il s’agit de la transmission d’un mantra de maître à disciple et la cérémonie doit avoir lieu dans le temple tantrique de lignage (âgam chẽ).
37D’après les chroniques, les brahmanes Bhatta sont venus du Sud de l’Inde au xve siècle au temps du roi Jayayaksa Malla (1428-1482) comme pujārī du temple de Paśupatināth (Petech 1958 : 167) . D’après la tradition orale, la venue des brahmanes du Sud de l’Inde serait antérieure à cette date : Śankarā acārya, lorsqu’il vint au Népal, aurait chassé les moines bouddhistes de Paśupatināth et aurait installé à leur place des brahmanes du Deccan. Plusieurs familles de brahmanes Bhatta vivent aujourd’hui à Bhaktapur et sont pujārī de différents temples dédiés à Mahādeva (Mahādeo) ainsi que dans certains monastères hindous (māṭh)17.
38La troisième catégorie de brahmanes, les Jha, sont pujārī dans différents temples et conteurs d’histoires (néw., khata khanegu). Ils seraient venus de Mithilā, et dans la hiérarchie sociale locale, ils sont considérés comme inférieurs aux autres catégories de brahmanes. Le pujārī du temple de Paśupatināth de Bhaktapur est un brahmane Jha.
39Au Népal, l’hypothèse selon laquelle il ne se trouve jamais de brahmanes dans les temples dédiés aux différentes formes de la déesse, se vérifie pleinement : dans les nombreux temples des déesses, les officiants sont des karmācārya. Ils officient aussi dans les temples de Bhairava ou de Gaṇeśa. Il y a une seule exception à cette règle générale : dans les temples royaux dédiés à la déesse Taleju, divinité tutélaire des rois Malla et de l’actuelle dynastie Shah, les prêtres sont des brahmanes Rājopādhyāya. Il semble que la situation à Kathmandou soit différente de celle de Bhaktapur (Toffin 1981 : 74) . Les karmācārya, appelés souvent dans la littérature spécialisée « prêtres tantriques », sont plus nombreux que les brahmanes, lors des grandes fêtes ils jouent un rôle considérable. Comme les brahmanes, ils sont rattachés à un certain nombre de familles comme kulācārya. Quelle est la différence entre un brahmane Rājopādhyāya et un karmācārya ? Selon les brahmanes, les karmācārya n’ont pas accès aux V eda : pendant les cérémonies qu’ils accomplissent, ils n’ont pas le droit de célébrer l’oblation au feu (homa) et n’utilisent pas de textes. Selon mes observations directes, un karmācārya n’a pas le droit de célébrer le śrāddha ou la cérémonie de mariage. Il assiste le brahmane et souvent sacrifie les animaux à la place du maître de maison lors de certaines cérémonies, comme par exemple la fête annuelle de la divinité lignagère (digu dyo pūjā).
40Les officiants des temples de la déesse, qui constituent plusieurs groupes endogames à Bhaktapur, reflètent la hiérarchie qui s’établit entre les différentes formes de la déesse dans le panthéon local.
41Les karmācārya (ou ācāju) de Bhaktapur ne constituent pas un groupe homogène : ils sont divisés en plusieurs sous-groupes : les Taleju karmācārya, les Mahākalī, les Mahālakṣmī, les Bhairava et les Kinchẽ et les Jyapū : ces derniers accomplissent des rituels et des cérémonies exclusivement pour les agriculteurs (Jyāpū). Les Taleju karmācārya se considèrent supérieurs aux autres et ne peuvent pas contracter des mariages avec les autres karmācārya ; ils constituent un groupe endogame.
6. Associations de quartier, de lignage, des morts
42Quelques remarques sur les associations de quartier, de lignage et des morts vont montrer la complexité de ces associations, liées à la fois à la résidence, à la parenté, à la profession, à la caste. Cela nous permettra de mettre en évidence les différences entre ces associations et celle d’un temple royal. Ainsi les obligations à l’égard de la divinité sont imposées et contrôlées par le roi dans un temple royal tandis que dans un temple de lignage elles ne le sont pas. Dans les associations de lignage ou des morts, les faits d’entraide dominent les relations de leurs membres.
43Qui sont les membres d’une association d’un temple de quartier de la déesse ? La ville de Bhaktapur est divisée en vingt-quatre quartiers (nép. tol ; néw., twah). Au centre de chaque quartier il y a une place centrale : soit pour les travaux de battage et de vannage, soit pour les réunions. Dans chaque quartier il y a un temple ou un sanctuaire de Gaṇeśa et un petit sanctuaire de Nasadyo, une forme locale de Śiva Natarāja. La division en neuf parties de la ville se superpose à cette division en vingt-quatre quartiers. Les habitants de plusieurs quartiers appartiennent ainsi au temple d’une même déesse. L’appartenance est déterminée exclusivement par la résidence : donc les membres sont les habitants du quartier. Bien que cette association soit en théorie intercaste, seuls les individus appartenant aux castes pures peuvent en faire partie. Ainsi le temple de la déesse Indrāyaṇī, une des huit déesses qui entourent la ville, situé dans la partie ouest de la ville, n’accepte comme membres de son guṭhi que les membres des castes résidant dans le quartier de Khauma tol. Les castes impures étant rejetées en dehors des limites de la ville, le problème de leur insertion ne se pose pas. En principe, les membres des castes impures doivent avoir leur propre guṭhi. Les membres de l’association du temple de quartier se réunissent une fois par an, lors de la fête annuelle, au mois de septembre, lorsque la divinité est sortie en procession à l’occasion de la fête d’Indra jātrā. Chaque membre cotise en versant une certaine somme d’argent pour financer la fête, car les revenus des terres possédées aujourd’hui par le temple ne sont pas suffisants pour faire face aux dépenses. Le droit d’appartenir au guṭhi d’Indrāyanī est héréditaire. Un membre peut être exclu s’il ne remplit pas ses obligations, s’il ne paye pas sa cotisation, s’il ne participe pas à la fête annuelle. Le chef de ce guṭhi (nayo) appartient à la caste des Chathariya, une haute caste hindoue : il s’appelle Nirjan Lal Gonga et il a hérité ses fonctions de son père. Le principe de la séniorité ne joue plus comme dans le cas du guṭhi lignager.
44Les guṭhi des morts (sii guṭhi) paraissent à première vue être des associations coopératives ou mutuelles dont les membres se prêtent assistance pour les crémations des membres du guṭhi. Les guṭhi des morts, spécifiques aux Néwar, réunissent des gens qui appartiennent à la même caste ou à une caste qui a le même degré de pureté dans la hiérarchie sociale locale. Comme toute association néwar, les guṭhi des morts se réunissent une fois par an à l’occasion d’un banquet, le jour de la fête de la divinité d’élection du guṭhi. L’association porte souvent le nom de cette divinité d’élection : par exemple Bhairava, Māhākalī guṭhi, etc. Mais à la différence des associations des temples, ici les membres sont liés plus par un engagement mutuel qu’ils ont pris les uns envers les autres que par le culte rendu à une divinité d’élection. Par contre, comme tous les guṭhi, les associations des morts disposent souvent de quelques terres qui leur ont été données par un ancêtre et dont le revenu sert à payer le bois nécessaire aux crémations. De même que les ghat de crémation sont réservés à certains quartiers de la ville, de même l’appartenance à un guṭhi des morts dépend de la résidence au sens large du terme : les membres du même guṭhi des morts peuvent ne pas habiter le même quartier (tol), mais ils habitent la même partie de la ville. Cela s’explique par les règles très strictes que la société néwar respecte pour conduire le cadavre de la maison jusqu’au lieu de crémation. Le parcours des « chemins des morts » ne se déroule pas à l’intérieur d’un seul quartier, mais souvent dans trois ou quatre quartiers voisins (Kölver 1980 : 168) .
45En règle générale les membres d’un même lignage, à l’exception des fils, appartiennent à des śii guṭhi différents. L’appartenance est héréditaire ; souvent les modifications de résidence font qu’aujourd’hui les fils appartiennent à un autre guṭhi que celui de leur père. Le chef du guṭhi est en principe, le membre le plus âgé de l’association. Les guṭhi des morts apparaissent ainsi comme l’association la moins dépendante du lieu de résidence car elle n’est pas liée à un temple lignager ou autre.
46La résidence n’est pas prise en considération pour l’association de lignage (digu pūjā guṭhi) mais seulement les liens de parenté entre les membres. Selon les Néwar, le but principal de l’association de lignage est d’organiser et de financer la fête annuelle. Ainsi les membres du lignage (phuki) qui n’habitent plus la ville depuis plusieurs années viennent une fois par an pour la fête de la divinité du lignage (digu dyo) : ce qui est important est le sanctuaire de la divinité de lignage. Le changement du sanctuaire de la divinité de lignage a lieu dans des cas tout à fait exceptionnels et nécessite des rituels très complexes.
47Si l’association de lignage possède des terres, le revenu de ces terres est utilisé pour payer les dépenses de la fête annuelle. Cette fête est en même temps un moyen de contrôle du respect des règles de caste car on doit présenter à la divinité les nouvelles épouses : tous ceux qui n’ont pas pris d’épouse de même statut social sont exclus de la fête et doivent la célébrer à une autre date. Dans le cas du lignage de Munākarmi qui se composait de cinq membres en 1980, la terre du guṭhi est travaillée chaque année à tour de rôle par un des membres du lignage et les revenus sont utilisés à acheter les boucs, l’alcool et le riz pour la fête. Lorsque la récolte est insuffisante, chaque membre doit apporter une certaine somme d’argent en contribution. Pendant la fête annuelle, c’est le chef du lignage (nayo) qui célèbre la pūjā et sacrifie l’animal.
48Tous les initiés tantriques d’un guṭhi lignager célèbrent à des dates fixes une grande pūjā (thā pūjā) dans leur temple tantrique (āgam chẽ) situé à l’intérieur de la ville et dédié à leur divinité lignagère (āgã dyo). Les cérémonies sont moins élaborées que dans un temple lignager royal (supra, p. iii), comme celui de la déesse Taleju, mais le but est le même : par la commémoration de l’anniversaire d’un ancêtre on doit assurer la prospérité de l’ensemble du lignage. Le culte rendu aux divinités dans l’ āgam chẽ est secret, quotidien, et réservé aux membres du lignage qui ont reçu l’initiation (dīkṣā). Dans un sanctuaire ouvert hors des limites de la ville, les membres du lignage (phuki) se réunissent une fois par an pour célébrer la fête annuelle de la divinité lignagère (digu dyo). Le terme digu dyo, comme āgᾶ dyo, n’est pas un nom propre de divinité, mais un nom de catégorie. Il est important de préciser qu’il s’agit de la même divinité dans l’āgam chẽ et dans le sanctuaire ouvert (Vergati Stahl 1979 : 119). Il s’agit toujours des formes tantriques de la déesse qui peut recevoir des sacrifices sanglants. La divinité agamique est censée protéger les membres de la lignée à laquelle elle est associée. Quand les Néwar parlent du lignage, ils soulignent qu’appartenir au lignage signifie que les membres ont en commun le même sanctuaire et la même divinité.
7. Conclusion
49Les guṭhi constituent un réseau qui sous-tend l’ensemble de la vie sociale et religieuse des Néwar. Tout habitant de la vallée appartient nécessairement à plusieurs guṭhi, grâce auxquels il est incorporé au tissu social : guṭhi de caste, association professionnelle à laquelle il appartient héréditairement, guṭhi lignager où l’appartenance dépend à la fois de la naissance et de l’initiation, mais où l’élément déterminant reste la parenté, guṭhi des morts, association mutuelle où l’adhésion semble être volontaire, guṭhi de temple où l’appartenance dépend du lieu de résidence.
50Ces associations des temples jouent un rôle essentiel dans la vie sociale : ce sont des associations intercastes, des lieux où un habitant ne se définit pas seulement par son lignage et sa caste mais aussi par son appartenance à un quartier ou à une localité. À vrai dire, lorsqu’il s’agit d’un temple royal, le mot guṭhi définit moins une association que des obligations imposées par le roi à une collectivité (à un village, aux habitants d’un quartier, à une ou plusieurs castes) qui fournit une quantité de biens ou de travail afin d’assurer le bon fonctionnement du temple. Les membres d’un tel guṭhi n’ont pas d’obligations les uns envers les autres, ils ont seulement des obligations envers la divinité, obligations qui deviennent des devoirs à l’égard du roi. C’est la divinité qui établit le lien entre les membres de l’association. Par rapport à l’association d’un temple de caste ou de quartier, celle d’un temple royal a une organisation plus élaborée : presque toutes les castes y sont représentées et on y retrouve presque toute la hiérarchie qui existe dans la ville.
51Le temple de la déesse Taleju, temple lignager des rois Malla et en même temps temple de localité, entretient avec les temples de quartier des rapports hiérarchiques : les déesses des temples de quartier sont rituellement subordonnées à Taleju et implicitement les associations des temples de quartier sont également subordonnés au guṭhi du temple de Taleju, mais il s’agit d’une dépendance rituelle qui n’a aucune conséquence directe sur l’administration interne.
52Le temple de la déesse Taleju, temple de lignage des rois Malla, est intégré dans le complexe du Palais Royal et dans ce cas on trouve une unité du Palais et du temple. Il est en même temps temple de localité et entretient des rapports hiérarchiques avec toutes les divinités de la ville aussi bien bouddhiques (comme les Buddha Dīpankara) qu’hindoues : toutes les divinités dans la ville, pendant les fêtes et lors de leur sortie en procession, doivent lui rendre hommage. De ce point de vue, toute la hiérarchie religieuse de Bhaktapur était contrôlée par les rois Malla à travers leur temple de lignage. Ainsi avaient-ils la maîtrise politique et religieuse de l’ensemble de la société. On conçoit que les souverains de la vallée aient tenu à renforcer cette mainmise en renforçant le guṭhi du temple de Taleju, en multipliant les donations de terres. L’organisation élaborée du temple de lignage permettait au roi d’avoir le contrôle sur tous les autres temples et sanctuaires des divinités de la ville et de contrôler les grandes fêtes. Par contre, le temple de Paśupatināth de Bhakpatur n’a pratiquement aucune relation rituelle avec les autres divinités de la ville.
53Autre est le cas du temple de Paśupatināth à Deopatan : il concerne l’espace de l’ensemble du royaume, à la différence des temples de Paśupatināth des trois anciennes capitales royales qui sont des temples de localité. En effet, les rois Malla étaient à la fois mandataires de Śiva Paśupatināth, incarnation de Viṣṇu Nārāyaṇa, et époux de la déesse Taleju ; dans la pensée néwar, ils étaient responsables non seulement de la fondation des villes (avec l’aide d’une déesse) mais aussi de l’organisation de l’espace religieux du royaume. Ainsi les temples n’étaient pas seulement le lieu où s’établissaient des relations entre le roi et la divinité, mais ausi un moyen de s’assurer le contrôle du territoire et de la société. Les rois Malla, qui pouvaient difficilement conquérir des terres hors de la vallée, attachaient donc une grande importance à l’organisation de l’espace religieux de leur royaume.
54Paris, avril 1983.
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Notes de bas de page
1 Pour la commodité, je désigne par temple une construction fermée où l’on garde la statue du dieu et que l’on peut considérer, de ce fait, comme étant la maison de la divinité. Je désigne par sanctuaire ce que je devrais appeler « sanctuaire ouvert », où la divinité est souvent représentée par des pierres brutes. Au niveau du langage la distinction est nette entre deux catégories de temples : dyo-chě, « la maison des dieux » et agam chẽ, « la maison des divinités, objets d’un culte tantrique ». Les mots dega (néw.) ou mandiv (nép.) sont aussi employés pour désigner le temple. Les « sanctuaires » ouverts sont habituellement désignés par le mot sanscrit pïtha (néw., pīth).
2 Cf. Turner (1965 : 143) : « guṭhi : land given to a temple, for which the original owner pays a nominal rent ; guṭhiyar, the occupier of the guṭhi land ».
3 Cf. Jha 1970 : 222-223. Pour le Moyen Age voir aussi Regmi, 1966 : 735-739-
4 Pour le partage de l’animal sacrifié voir Nepali (1966 : p. 395) : « The cult of Sika Bhu is a unique feature among the Newars. It consists of the distribution of the various parts of the head of the sacrificed goat among the eight senior members of the group. The head is first cooked and its various parts are distributed in the following order : Priest-Snout ; Thakali-Right Eye ; Nokuli-Left eye ; Sokuli-Right ear ; Pekuli-Left ear ; Nyakuli-Right side of the lower jaw ; Khakuli-left side of the lower Jaw ; Nhekuli-Tongue ». Voir aussi Toffin 1975 : 329-338.
5 Wiesner (1978 : 11) : « Just how important it was to legitimate royal power by providing a literal direct link between royal seat and Paśupati in order to satisfy popular feeling is shown by an incident that occured in the kingdom of Kathmandu. We are told by a legend in Hasrat’s chronicle that Queen Ganga Rani had a subterranean passage laid to connect the temple at Deopatan with her residence at Kathmandu. Wright’s history gives a different version of the story […] Ganga Rani ofïered a flag to Paśupati nātha, one end of which was tied to the top of his temple and the other to the top of the durbar in Kantipur (a distance of nearly three miles). This demonstration of the unity of palace and temple recurs in Pratapamalla’reign (1641-1674). This time Hasrat’s account records how the king built a road from Kathmandu to Paśupati which he lined with temples, obviously a pilgrims’ route. He, too, is said to have laid a subterranean passage between temple and palace ».
6 Anderson (1971 : 193) : donne une version différente du déroulement de la fête de Guhyeśvarī : « Another which represents Gujeswari is kept throught the year at the temple of Goddess Taleju in Kathmandu and is carried to Gujeswari on the previous evening, where it remains throughout the eve and the day of their festival, worshipped as the goddess herself. That evening the duplicate kalash of Gujeswari is placed in a temple-like palanquin and carried on the shoulders of a group of men around and about the locality of Pashupatinath and eventually back into Taleju temple, accompanied ail the while by musicians and a worshipping crowd of devotees ». Je n’ai pas pu observer moi-même la fête, et dans les renseignements que j’ai obtenus de mes informateurs, il y a beaucoup de contradictions. Les rituels qui ont lieu la nuit sont secrets et ceux qui les connaissent n’ont pas le droit de les révéler.
7 Regmi (1976 : 235) : pathi « a volumetrie unit equivalent to 2.34 kg. of paddy, 3,4 kg. of wheat or maize or 3.28 kg. of millet ; one pathi consists of 8 manas » ; ropani : « a unit of land measurement in the hill district, including Kathmandu Valley, comprising an area of 5.476 square feet or 0,05 hectare ; one ropani is equal to 4 muris of land ».
8 La ville de Bhaktapur (ou Bhatgaon) avait en 1975 environ 40.000 habitants dont 80 % śivaites (sivamargi) et 20 % bouddhistes (buddhamargi). J’ai recueilli les données sur les associations religieuses au cours de deux missions C.N.R.S. financées par le L.A.140 en 1975 et en 1981. Je remercie particulièrement pour leur aide Rāma Pati Rāj Rājopādhyāya et Kedar Rāj Rājopādhyāyā, prêtres du temple de Taleju.
9 D’autres versions de la légende de fondation de la ville de Bhaktapur donne d’autres noms pour la déesse fondatrice ; « Ananda Malla [...] being generous and wise, gave the sovereignty over the two cities (Kantipur and Lalit Patan) and having invoked Annapurna Devi from Kasi, founded a city of 12 000 houses, which he named Bhaktapur (Bhatgaon) and included sixty small villages in his territory ».
10 nau bhaja : il s’agit de neuf instruments de musique, des tambours différents : lala khim, dyo khim, nay khim, dah (ou dam, nép. damphu) dhimay, nagara, pachima, dholak, damaru auxquels s’ajoutent parfois un hautbois (mvahli) et des cymbales (bhusyah).
Le nombre des instruments peut varier selon la localité et la fête ; le nombre neuf est symbolique. Le tambour nagara était un signe du pouvoir royal. Une liste complète des instruments de musique néwar se trouve dans Wiehler 1980 : 67-133.
11 Manandhar, T. L. and Hale, A., Newari-English Dictionary (ouvrage sous presse) dapha : « a type of music which is played with certain set of musical instruments including a large drum, a large pipe and large cymbals ».
12 Les kusle accomplissent le rituel Nhaye-nhuma le septième jour après la mort ; après le septième jour l’esprit du mort est censé quitter la maison (Nepali 1966 : 135).
13 Le mot thā en néwari n’a pas de sens propre : c’est un élément grammatical, placé avant ou après le mot et qu’on emploie exclusivement pour les pūjā.
14 Teilhet (1978 : 93) : « Ceremonially dressed the gathas proceed to the main temple Taleju with the Nava Durga masks. The mask sare taken to Taleju to give them life, force independent of the gathas who wear them. ‘The Nava Durga masks are given life by the priest of Taleju, by the Nava Durga gods and goddess, and by tantras and mantras ’. This life giving ritual occurs late at night or early in the morning ».
15 Le roi de Patan, Śrīnivāsa Malla (1661-1684) a adopté comme divinité d’élection (iṣṭadevata) Śri Lokanâtha (Rato Avalokiteśvara ou Bunga Dyo). Cf. Locke 1980 : 340.
La déesse hindoue Taleju devient divinité d’élection des rois Malla à la fin du xive siècle (Sheperd 1982 : 317).
16 Cf. Höffer (1979 : 137) : « The discripancy between the status position as accorded by the law and self-assessment remains, however, to be emphasized. It is significant that, among the Newars, the Deo Bhaju, also go by the name Upadhyaya or Rajopadhyaya although the MA (Muluki Ain) reserves this name to the Parbatiya Upadhyaya and according to Nepali they do not intermarry with the latter ».
Nom des temples où les Battha sont pujārī | Quartiers (tol) |
Yath Māhādeo | Chochē |
Hathu Māth | Tibukchē |
Nani Mâhâdeo | Taumadhi |
Salan Ganesa Mahadeo | Nasmana |
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