Totalité et hiérarchie dans les sanctuaires royaux du Tehri-Garhwal
Totality and hierarchy in the royal sanctuaries of Tehri-Garhwal
p. 55-95
Résumés
La description de ce qui fait aujourd’hui la vie des temples dans un ancien royaume hindou de l’Himalaya, disparu en 1949, fournit le point de départ de cet article. Un choix s’est dessiné pour présenter successivement trois sanctuaires en marquant pour chacun les traits particuliers de leurs cultes avant de mettre en place la série de transformations et d’inclusions qui les enserrent tous dans un même univers. La distinction rigoureuse de niveaux de valeur et de contextes empiriques s’attache alors à montrer que la nature royale des dieux définit un territoire qu’ordonnent les pulsations du sacrifice et de l’ascèse autour desquelles les castes locales, les clans du pouvoir et les pèlerins de l’extérieur, n’animent les temples que pour mieux affirmer la présence hiérarchique de totalités invariablement en relation. L’identité régionale impose alors son indépendance vis-à-vis des anciennes frontières politiques.
Starting from a description of what to-day organizes the temple activities in an ancient Himalayan hindu kingdom, disappeared in 1949, this paper intends to give an ethnographic account of three particular sanctuaries. After establishing the specifice features of each, a comparative analysis shows a set of transformations and inclusions, setting them in a same universe of value. The royal essence of gods here characterizes a given territory activated around sacrificial and ascetic poles within which local castes, dominant clans and pilgrims demonstrate how relational totalities hierarchically order temple life and define a regional social identity as distinct from the political space of the former kingdom.
Texte intégral
Trois sanctuaires d’inégale importance, inscrits dans les limites territoriales d’un même royaume aujourd’hui disparu, autour desquels gravitent encore d’autres temples de moindre ampleur, tandis qu’entre eux se perpétuent des relations complexes qu’une exclusive assignation politique serait incapable d’expliquer. Trois temples que la description permettra d’identifier comme autant de formes particulières d’un même univers de culte. Le premier, implanté sur les marches occidentales, au contact de principautés adjacentes non assujetties à l’ancienne tutelle monarchique, marque la dépendance des castes envers une localité définie rituellement. Le second, ancré sur les fondations d’une première capitale que se sont longtemps disputées les dynasties voisines et les seigneuries rivales, rappelle la légitimité que le clan du pouvoir reçoit à l’origine d’une autochtonie de caractère tribal. Le troisième couronne l’un des sites de pèlerinage les plus sacrés et les plus fréquentés de l’Inde entière, représentant l’aboutissement de longs itinéraires où, dans la même figure divine, se concentrent sans jamais se confondre l’image tutélaire du royaume et une forme dévotionnelle d’accomplissement à valeur universelle.
1Ainsi pourrait se résumer la configuration qui préside à cette analyse. Une présentation empirique des faits s’efforcera dans un premier temps d’isoler pour chacun des exemples les traits les plus spécifiques pour engager ensuite le développement vers une ébauche comparative. Mais il est clair qu’en dépit de la richesse du matériel ethnographique déjà mobilisé, c’est à un inventaire infiniment plus diversifié que renverrait une démonstration dont le présent exposé n’est qu’une esquisse. Pour être complet, l’exercice nous entraînerait en effet à suivre des développements qu’il sera nécessaire d’écarter ici et dont il faut réserver toutes les implications à un travail de plus longue haleine. Un choix aussi restreint n’est donc pas exempt d’arbitraire. L’absence d’une présentation plus détaillée et plus circonstanciée de la région ne justifie qu’une économie de moyens. Il fallait par commodité s’arracher à l’histoire tout en sachant son rôle. Les quatre dernières décennies signalent d’importantes transformations qu’il serait vain de minimiser. Quant à l’implantation himalayenne d’où les exemples sont extraits, on lui objectera peut-être un caractère trop « excentré » (mais par rapport à quoi ?) pour servir utilement l’hypothèse générale qu’il entend défendre. L’inactualité et l’isolement ne sont pourtant pas des arguments critiques défendables. La disparition de la couronne n’a pas fondamentalement altéré l’organisation sociale du royaume, ni la nature de ses temples. Certes, son absence contribue à renforcer l’individualité de chaque sanctuaire et pèse significativement sur les relations traditionnelles qu’ils entretenaient jusqu’en 1950. Mais un royaume sans roi n’est pas exactement un temple sans royaume. Sans être interrompues, les participations cérémonielles et les activités rituelles distendent parfois les liens sur lesquels reposaient autrefois l’identité des temples sans pour autant les altérer1. De leur côté, plusieurs contributions ethnologiques empruntées à d’autres régions du sous-continent indien – en particulier à l’Inde du sud – suggèrent suffisamment de ressemblances avec le cas traité ici pour permettre à cet exposé de se convaincre qu’il était loin de la marginalité qu’on pourrait lui prêter2.
2À la faveur de ces restrictions, un principe transparaissait déjà. Deux circonstances déterminèrent sa mise en place. D’une part la découverte, faite au cours de missions successives sur le terrain, que le nombre important des divinités dénotait à la fois des caractères locaux précisément marqués et des régularités ordonnées dont la stabilité renvoyait à des valeurs communes. De l’autre, l’impossibilité qui s’était imposée au cours de l’analyse de dissocier l’aspect organisé des panthéons et des cultes, de l’organisation régionale des castes. Ainsi, les relations que les temples semblaient incarner en leur sein pouvaient-elles être lues à la lumière de celles qu’entretenaient les hommes, à quoi s’ajoutaient, comme autant de niveaux différents, les relations des temples entre eux et celles des hommes avec les temples : plusieurs circulations conjuguées, d’amplitudes variables, observables dans les cycles de fêtes, cristallisées par les migrations saisonnières des divinités et repérables dans un corpus de traditions orales et de mythes.
3Le déplacement des dieux, les séjours temporaires qu’ils effectuent à l’extérieur de leur temple d’origine sont à chaque fois l’occasion de redéfinir les panthéons et les cultes. La représentation matérielle se dédouble entre une image « mobile » et une image « racine », les positions respectives des différentes divinités du panthéon s’inversent dans une opposition de « gardien » à « souverain », les sanctuaires s’ordonnent comme « secondaires » ou « principaux », se démultiplient en édifices distincts ou en bâtiments adjacents, les desservants eux-mêmes changent, ordonnant des prêtrises de différents statuts qui, affectées à des périodes particulières de l’année, à des formes différentes du dieu, ou à des dieux différents dans un même temple, composent et recomposent des assemblées de fidèles au prix d’une invariable hiérarchie. Dédoublement, démultiplication, concentration, conduisent alors à identifier un nombre de détails assez inattendu. Mais la complexité ne va pas sans clarté si l’on comprend que derrière cette diversité de registres se mettent en place des espaces, de degrés variables, mais de nature identique. Amplitudes et contractions s’ajustent d’abord comme autant de séquences d’un même calendrier où l’événement cherche davantage à circonscrire et à englober une réalité multiforme, qu’à en juxtaposer les composants en série linéaire. Mais les mouvements traduisent aussi les transitions continues et les ruptures temporaires sur quoi repose la conception générale de l’échelle des êtres. Discontinuités et séparations ne sont dès lors affirmées que pour renvoyer à d’autres discontinuités et d’autres séparations d’ordre supérieur ou inférieur, mais toutes appréhendées par une même vision globale. En étudiant ainsi conjointement ces totalités divisibles que sont les dieux dans leurs sanctuaires et les castes dans la société, on parviendrait sans doute à retrouver des référents implicites et communs, en oubliant pourtant les lieux de leur rencontre. À cet égard, le temple, tel que le voit du moins cet exposé, réunit non seulement la transcription ordonnée des hommes avec les dieux, mais place aussi l’importance et les limites de la présence royale. Que la stature des différents sanctuaires retenus ici se mesure à une différenciation croissante des édifices, au nombre de leurs dieux, de leurs rites quotidiens et solennels, à leur clergé et aux foules qu’ils rassemblent, n’implique nullement que la forme la plus élémentaire soit porteuse de significations appauvries.
4Sans chercher à rendre les choses plus systématiques qu’elles ne le sont dans la réalité, mais pour seulement rendre plus évidents les nœuds que ce développement ne manquera pas de faire apparaître, deux points méritent d’être soulignés :
Les hommes ne sont pas enfermés ici dans des contenants univoques. Ils circulent entre des pôles privilégiés et sur des plans déterminés. Il convient donc de toujours préciser le contexte dans lequel on cherche à les appréhender. Une même signification peut aussi prendre des formes différentes selon les lieux de sa rencontre : ce qui se passe dans la caste n’est pas tout à fait ce qui se passe dans le clan ou dans la lignée, sans contredire pour autant l’ordre général dans lequel s’inscrivent ces différentes dimensions. Il est alors important de respecter à l’endroit du temple des distinctions mieux établies pour l’étude de la société.
La signification d’un élément dépend directement de la place qu’il occupe dans un ensemble. Changer sa place revient à changer sa signification, sans pour autant remettre en cause la signification générale de l’ensemble. La distinction de niveaux fait suite à une distinction de contextes et oblige, elle aussi, à décrire une géométrie à plusieurs profondeurs. Les mêmes rites célébrés dans des localités d’importance différentes et dans des temples distincts espèrent une même efficacité. Les positions et les rôles qu’ils retiennent indiquent des voies fort différentes sans conduire pour autant aux mêmes reconnaissances.
5Ces hypothèses appellent plusieurs remarques : les temples n’existeraient qu’en association à d’autres temples, étant eux-mêmes chacun composés d’associations multiples. Tout comme les fêtes n’existent qu’en relation à d’autres fêtes organisées en cycles ; quoique chacune possède des traits qui lui sont particuliers, les castes n’ont d’identité qu’en rapport à d’autres castes, à toutes les autres castes, chacune est prise dans des distinctions de sous-castes, de clans, de maisons et de lignées réordonnées entre elles par les valeurs qui gouvernent la société dans son ensemble. Chaque site, ou chaque sanctuaire, serait alors d’autant plus particulier qu’il renverrait à d’autres que lui le soin d’expliquer la spécificité qu’il remplit dans un ensemble de sites, et d’autant plus général qu’il rencontrerait en son sein des éléments qui, lui permettant de s’organiser comme un tout, ne viendraient pas démentir l’esprit commun qui présiderait à tous ces agencements.
6Il appartiendra enfin à la dernière partie de discuter les modifications que font subir ces différents contextes et ces différents niveaux à une même valorisation de l’espace. Mais en montrant que, rapportée aux temples, cette valorisation recouvrait pour mieux l’inclure celle attachée à la maîtrise royale, le développement souhaitait prendre en même temps une mesure plus précise de ce qu’était exactement la royauté hindoue.
7Que faut-il donc entendre par sanctuaires royaux dans une province désormais privée de ses institutions royales ? Sur quoi fonder cette unité des cultes si le royaume n’en est pas le commun dénominateur lorsque la royauté y joue un rôle essentiel ? À supposer enfin que la royauté survive au royaume, les temples, comme les castes, ne conduiraient-ils pas à en revoir la fonction et les finalités ? D’ores et déjà, et quel qu’en soit encore le degré d’esquisse, le mode d’association auquel nous renvoient ici ces trois temples traduit une préoccupation contemporaine que les intéressés eux-mêmes ne cessent de commenter. Qu’elle puisse traduire ou non une conception plus générale de l’Inde à l’endroit de ses temples ne lui ôtera pas de manifester ici les modalités indissociables des trois formes de souveraineté territoriale, tribale, universelle, que Maine avait choisi d’inscrire séparément dans Ancient Law comme les étapes successives d’un processus évolutif assigné à différentes périodes de l’histoire humaine.
1. Hanol
8Mahasu (de : Mahiśāsū, « le grand démon » ou de Māhādev, Śiva, litt. : « le grand dieu » ?, désormais écrit Mahasu) est le maître de la circonscription traditionnelle d’Hanoi. Strictement localisé, son culte ne s’étend à proprement parler à aucun autre territoire. Les relations qu’il entretient avec d’autres dieux l’obligent cependant à figurer dans des panthéons ou à l’extérieur de sanctuaires assez éloignés de son lieu d’élection, tandis que ses contacts avec les démons le contraignent à mener une vie de nomade au sein de l’aire qu’il gouverne. Les hasards administratifs donnent son nom à une division de l’actuel Himachal Pradesh où son autorité, quoique présente, n’est pas incontestée. Emblème royal des territoires de l’ouest, Mahasu y surgit à la fois commandité par un brahmane et comme transfuge d’une armée de démons dont il prendra par la suite le contrôle. Puis il impose aux hommes de lui construire un temple à Hanol, un temple qui localement fait figure de palais, tout en donnant l’hospitalité au dieu souverain du royaume garhwali. Associé à la chasse, à la forêt et à la sauvagerie, Mahasu apparaît surtout comme protecteur des récoltes et gardien absolu des vies qui lui sont confiées. Il a souvent affaire à la sécheresse et à la pluie. Son temple, généralement situé sur la berge d’un torrent en contrebas et à distance des villages, est associé à la transmigration des âmes et aux cycles infinis des renaissances. En dehors des célébrations annuelles, de grands sacrifices lui sont exceptionnellement rendus en période d’épidémies ou de famines, offrant à sa clémence et à son pouvoir une victime humaine, substitut d’un mauvais roi (G.D. Berreman 1961) . L’ensemble des légendes et des observations recueillies au cours de deux missions en 1977 et 1983 permet d’entrer plus en détail dans l’examen d’une divinité assez mal étudiée et souvent difficile à cerner. Les originalités de son culte évoquent des traits familiers à toute une série de divinités de la région et inscrites par l’histoire dans les principautés de Jubbal, Basharh, Kinnaur, Kulu et Jaunsar-Bawar (Rose 1919 ; Majumdar 1962 ; Vidal 1982), et sa situation géographique, aux franges de plusieurs unités politiques, explique en partie le caractère royal qu’il entend donner à sa célébration. Il n’y a pourtant pas lieu de faire de Mahasu une simple divinité des limites, ni même un dieu particulier à cette zone. La vue structurale qu’il manifeste le rapproche au contraire de la plupart des divinités locales dont les implantations peuvent avoisiner les capitales royales et dont les traits se retrouveraient, même moins développés, dans toutes les vallées centrales et occidentales de l’Himalaya népalais (Gaborieau 1969), sans parler des homologies qu’on peut lui découvrir avec des formes sud-indiennes (Dumont 1953, 1957 ; Reiniche 1976).
9Construit sur un site désolé, dans un paysage grandiose et inhospitalier, le temple d’Hanol plante une architecture de cèdre et une charpente recouverte de lauze et de longues plaques de plomb sur un décor de pierrier où, au socle alluvial, s’ajoutent les éboulis de gorges ravinées. Sanctuaire permanent de Mahasu, siège de ses fêtes principales, édifié sur les lieux mêmes du dernier épisode guerrier de sa légende de fondation, c’est à Hanol que convergent deux fois l’an, pour se redistribuer ensuite, les compagnies de dieux associés, l’escorte de soldats et les hordes de démons. À ce sanctuaire principal, dont on verra l’organisation interne, s’adjoignent de petits temples subsidiaires, des chapelles annexes et des autels rudimentaires qui, le temps des cérémonies, animent cette concentration dont les légendes évoquent le trajet. Ceux-ci abritent ou reçoivent sur les murs même de l’enceinte du grand temple la totalité des divinités subordonnées, gardiennes et soumises, considérées ensemble comme la troupe sur laquelle Mahasu exerce sa maîtrise. Il faut y ajouter des temples secondaires, localement voisins, mais extérieurs au site, où, en dehors des fêtes, sont déposées les images de ces différentes essences surnaturelles ainsi que les doublets de Mahasu lui-même. Autant de balises qui jalonnent un territoire soumis au contrôle du dieu et à celui de ses ministres humains (sayāṇā ou wazīr) dont la responsabilité dans le culte recoupe presqu’exactement celle qu’ils imposent sur les basses castes en tant que clans dominants, chefs de terre et usuriers (Galey 1980 et 1984) . Chacune de ces unités territoriales séculières (les khag ou « anneaux » et les khat ou « colliers » qui réunissent plusieurs khag) se définit ainsi par une association explicite avec le divin, tandis que leurs pouvoirs respectifs s’organisent autour de maisons définies par des branches locales d’unités claniques et lignagères, accompagnées des branches apparentées par mariage et des clientèles de tenanciers, d’artisans et de travailleurs non-libres. Le pouvoir de ces khat est rendu manifeste par les prélèvements de redevance foncière qu’effectuent annuellement, et pour le compte du temple d’Hanol, les Sayana-Wazirs au nom de Mahasu de qui ils tiendraient ce droit par délégation (Galey 1980) . Ces biens, destinés en partie à couvrir les grandes redistributions qui se tiennent au moment des fêtes, sont entreposés dans un bâtiment annexe, un grenier (kothāḍ). S’y ajouteront les surplus accumulés par les Sayana-Wazirs qui, distribués conjointement, renforcent encore, s’il en était besoin, l’identification de l’organisation temporelle avec les préséances rituelles ordonnées par les dieux. En dehors du grenier et des surplus, le temple ne jouit d’aucun bénéfice foncier, d’aucune terre religieuse (gunṭh), hormis les quelques parcelles concédées sur leurs propres domaines par les Sayanas aux prêtres brahmanes d’Hanol. C’est là un fait courant que l’on rencontre sur les sites homologues et voisins de la Supin et de la Rupin dédiés aux formes asuriques des divinités Karan, Duryodhan et Pokhū. Il est cependant important d’en noter la présence pour mieux comprendre ensuite ce qui distingue Hanol des deux autres exemples. Les dieux et les puissants régissent ici une prospérité dont les légendes expliquent la fragilité et que le temple incarne en identifiant les échanges rituels à des prestations royales.
10La fondation d’Hanol et la souveraineté de Mahasu trouvent leur origine commune dans un thème mythique démarqué des cosmogonies puraniques (Biardeau 1971). On en résumera les grands axes : à cette époque, et non loin d’Hanol, les villageois étaient persécutés par un démon qui, profitant de l’absence du roi, dévorait les hommes et menaçait les récoltes. Un brahmane de cette communauté, Una Bhat décide alors d’entreprendre un jeûne pour attirer les faveurs de Mahasu, « roi des démons de la forêt ». Après de longs mois d’ascèse, de pénitence et de macérations, Mahasu se laisse enfin fléchir, « revient » dans le monde qu’il avait quitté, livre bataille aux démons aidé de ses propres troupes, soumet cet autre roi des démons assoiffé de sang en imposant aux hommes comme récompense qu’ils lui édifient sur les lieux du dernier combat un temple où ils lui rendront un culte. Una Bhat se soumet à son tour, acceptant de devenir son prêtre après avoir été son dévot. Mais l’ordre restauré est un ordre fragile, car les démons n’ont pas été détruits, mais seulement contrôlés. Aux Sayanas et aux Wazirs revient alors la responsabilité de faire respecter l’ordre. L’arbitrage des Wazirs et la ferveur du prêtre s’efforceront de corriger tout écart dans une disposition où les démons ralliés et les démons hostiles cohabitent comme deux principes opposés autour de quoi circulent des participations humaines et divines où vient s’affirmer le caractère fragile mais essentiel de ces distinctions.
11Les divinités abritées dans le temple révèlent la nature de cette organisation. Au cœur du sanctuaire, enchâssé dans une sorte de boîte parfaitement détachée du corps principal du bâtiment, se trouve Mahasu. C’est une divinité plurielle, une entité à quatre membres (Mahasu, l’aîné, assorti de ses trois frères cadets : Bāsak, Pibāsak, Chālda) accouplée à une déesse que différentes légendes considèrent tantôt comme la mère des quatre frères, tantôt comme leur épouse commune (la polyandrie adelphique n’a pas complètement disparu de la région où les récits inspirés des épisodes épiques de Draupadī et des Pāṇḍava sont bien connus), ou encore comme leur sœur. Cette déesse (Deoladī, Deolarhi) se tient debout derrière les quatre dieux, revêtue d’étoffe, tandis que ceux-ci, plus petits, vont sans vêtements mais couverts d’une feuille d’or. L’antichambre qui renferme la boîte est entièrement tapissée de panneaux de bois où sont clouées de grandes plaques d’argent martelées en rond de bosse et illustrant les principaux épisodes du Mahābharata. Dans une seconde antichambre se tient une image du dieu Narsingh (Narasimha, « l’homme-lion », avatar de Viṣṇu) accolée au mur sud et regardant vers le nord. La disposition particulière de ce dieu, les qualificatifs qui lui sont donnés dans le culte quotidien, ne permettent pas de dire clairement s’il est considéré comme subordonné et gardien ou au contraire, si la place qu’il occupe à l’intérieur du sanctuaire et les oblations végétales dont il est l’objet (par opposition aux sacrifices sanglants que reçoivent Mahasu et Deolarhi en dehors du temple), lui confèrent un statut supérieur. L’analyse des rituels ne répondra que pour mieux signaler une ambivalence. À l’exception de Narsingh, toutes les divinités contenues dans le temple s’incarnent régulièrement. Elles sont représentées par des images permanentes auxquelles sont assorties des images itinérantes, mobiles, qui leur permettent de sortir et d’effectuer de longs séjours en dehors de leur temple. Mais elles se manifestent aussi dans le corps et dans les paroles des possédés. Tandis qu’à l’intérieur du temple les cultes végétariens à Narsingh s’opposent aux offrandes animales à Mahasu, à l’extérieur du sanctuaire, où s’exécutent des sacrifices sanglants, répond une hiérarchie des victimes : les boucs offerts à Mahasu par les hautes castes – brahmanes et raj putes – • contrastent avec les vérats et les coqs exécutés par les basses castes aux « soldats » (bīr) des chapelles annexes situées sur le mur d’enceinte. L’orientation garde elle aussi son importance : placés à l’ouest, Mahasu et Deolarhi regardent vers l’est lorsqu’ils siègent dans leur boîte ; sortis du temple pour recevoir leurs victimes, ils sont alors orientés vers l’ouest tandis que les bīr restent invariablement dirigés vers le sud et vers l’ouest, les directions dangereuses de la souillure et de la mort. Toute la série des retournements s’inscrit cependant dans la direction générale qu’indiquent les ouvertures principales et l’architecture du sanctuaire : une orientation à l’est vers le lever du soleil, chargée de pureté. Les cultes d’Hanol n’impliquent donc les démons que pour mieux affirmer leur défaite, là où d’autres divinités locales comme Duryodhan ou Pokhū, insisteraient davantage sur les victoires de l’impur.
12Le sanctuaire d’Hanol ne représente pourtant qu’un lieu privilégié. Mahasu y concentre une identité et des relations que son panthéon traduit par une opposition de l’extérieur et de l’intérieur, de formes mobiles et de formes fixes, pliées elles-mêmes à des directions et à des oblations différentes, dans une vision globale transcrite directement du mythe de fondation. À cette première géométrie s’ajoute encore un déploiement de plus grande ampleur. En effet, les divinités ne se montrent rassemblées qu’après s’être déplacées dans un espace fragmenté. La permanence d’Hanol n’est que le siège d’un aîné, ce sont les formes cadettes de Mahasu qui voyagent pour résider temporairement dans des sanctuaires secondaires. La durée du séjour varie avec l’importance des Sayana-Wazirs qui en contrôlent le territoire. Ne circulant alors que pour mieux affirmer la souveraineté d’Hanol, Chalda, Basak et Pibasak ordonnent à leur tour une hiérarchie des khag et des khat. Chaque fois pourtant, le dieu y est reconnu dans son entier et c’est à Mahasu que les résidences successives rendent un culte, ne se différenciant à nouveau que sur le site d’Hanol. Les déplacements de Mahasu viennent donc en même temps identifier des unités politiques à des formes cadettes et retrouver au plan local la totalité ordonnée d’un espace homogène de même nature et de même intensité. L’enracinement territorial sur lequel Hanol entend exercer seul une suzeraineté absolue se subdivise alors en autant d’unités qu’il y a de sanctuaires et en autant de sanctuaires qu’il y a de khag. Et, se voyant ainsi systématiquement associés aux cultes des maisons dominantes, qui se conçoivent chacune à leur niveau comme détentrices d’une souveraineté incontestable, mais qui reconnaissent toutes leur dépendance envers une unité globale, les cadets envoyés par Hanol recomposent ici et là l’entièreté de l’essence divine dont ils n’avaient apporté qu’un fragment. L’ubiquité et la permanence de Mahasu n’existent d’autant mieux qu’elles se manifestent par une opposition d’aîné à cadet et par une présence limitée dans le temps.
13À cette mise en scène des formes particulières du dieu s’ajoute encore la circulation de la déesse qui leur est commune. Deolarhi en effet quitte, elle aussi, Hanol pour parcourir l’ensemble de la circonscription que contrôle Mahasu. Ses haltes successives dans les autels rudimentaires des crêtes et des cols qui surplombent la vallée d’Hanol la conduisent toujours en dehors des zones habitées. Véritable déesse des limites d’un territoire rituel, elle ne reçoit que les offrandes de hasard que lui remettent les rares marcheurs qui s’aventurent sur ces chemins risqués.
14Revenons maintenant à Hanol d’où sont partis et où retournent les dieux. La pérégrination saisonnière ne visait qu’à mettre en place un jeu subtil de correspondances pour préparer les rassemblements dramatiques de la grande fête d’automne. Celle-ci, comme on l’a vu (Galey 1980), donne une place essentielle à la représentation symbolique de la dette et aux implications sociales qui découlent d’une relation de créancier à débiteur. La hiérarchie des Wazirs drainant chacun à leur suite les membres de leur clan, leurs affins et leurs clientèles de castes dépendantes, vient ici s’ordonner avec des préséances parfaitement explicites pour restaurer ou confirmer l’ordre initial qu’avait fondé Mahasu. Les Wazirs se trouvent alors représentés et reconnus comme les maîtres des hommes et les premiers serviteurs du dieu. Les différentes séquences cérémonielles précisent successivement les moments où les démons fléchissent devant le dieu et ceux où Mahasu, redevenu le maître des démons, par l’entremise de ses Wazirs et des sacrifices, se rend auprès de Narsingh auquel il fait remettre en tant que serviteur d’une divinité supérieure les oblations végétales requises par son statut. C’est ici qu’intervient le desservant de caste brahmane (le pūjāri) cantonné jusque-là à une présence passive. Ministre principal de Mahasu, l’aîné des Wazirs retient alors les foules au dehors du sanctuaire après avoir rendu des arrêts de justice et distribué en abondance les biens amassés pour l’occasion. Tout le service de Mahasu s’effectue au nom des morts et des ancêtres : la fête se tient aux derniers jours de la quinzaine lunaire réservée au culte des Mânes, chacune de ses séquences est précédée d’une propitiation aux ancêtres (tarpan) et d’une conjuration des esprits (bhūtkṛyia). Quant aux derniers moments des célébrations ils expriment de manière tragique la nécessité d’associer, jusqu’à les confondre en un même corps, Mahasu et son Wazir incarnant cette royauté de la mort qui les identifie ensemble au dieu Yama (roi des morts, roi de la mort). La voix du dieu (le possédé) accouplée à ses bras (le Wazir) s’incarnent alors ensemble pour protéger un ordre universel (dharmarājya).
15Plusieurs catégories de desservants jouent un rôle important dans la célébration. Elles nous font retrouver la complémentarité que venait d’illustrer la relation de Mahasu à son principal Wazir. Ce sont d’abord les brahmanes au sein desquels se recrutent les cuisiniers et les gardiens du temple. Ils sont à la disposition du pūjāri, le plus important d’entre eux de par ses fonctions et de par le statut supérieur qu’il occupe dans la hiérarchie locale de sa caste. Le pūjāri se dit descendre d’Una Bhat, responsable de la venue de Mahasu à Hanol. Son rôle cérémoniel, en apparence limité, puisqu’il se contente de répéter les formules quotidiennes qui président à l’ouverture du sanctuaire et à surveiller la pureté des ustensiles du culte, prend cependant une importance décisive si l’on considère les responsabilités annexes dont il est chargé. Non content de se limiter à être l’intermédiaire privilégié de Mahasu auprès de Narsingh et de revendiquer un lien de sang avec le fondateur du temple, le pūjāri prend en charge l’éducation des oracles et des possédés institutionnels attachés au temple. Il leur enseigne les légendes et les mythes locaux et les oblige périodiquement à des jeûnes. Véritable maître spirituel, le pūjāri prépare ainsi par une ascèse rituelle [tapas, dīksā] les révélations divinatoires et les transes du Baki (du sanscrit vāc, « la parole » ?) et du Beda (du sanscrit vidyā, « la vision » ?).
16Nous avons déjà vu ces célébrants particuliers que sont les Wazirs et la manière dont ils fusionnent à Hanol pour se faire représenter par un aîné. Leur présence conjointe est pourtant nécessaire à l’ouverture du grand portail qui précède le déroulement des sacrifices. S’ils agissent vis-à-vis du dieu comme des intermédiaires immédiats, il est intéressant de remarquer l’inversion des situations qui les en rapproche. L’opposition d’aîné à cadet n’est affirmée sur le site d’Hanol que pour mieux être neutralisée. Elle est alors absente chez Mahasu qui, dans son temple, concentre son essence. L’ensemble des khat et des khag tient à montrer la solidarité qu’elle entend proposer à son dieu. Mais, dans chacune de ces circonscriptions, et pendant les périodes qui précèdent la fête, cette distinction d’aînesse est absente chez les Wazirs, tandis qu’elle est introduite par la visite d’un cadet de Mahasu avant d’être gommée par cette logique des hologrammes que nous venons de décrire. Chacun des khat se considère « chez lui » comme une incarnation du tout.
17Deux formes de prêtrise d’un genre particulier complètent cet inventaire : celles des Beda et des Bajgi. Elles procurent à Mahasu les danses, les musiciens, les oracles et les possédés qui sont des éléments essentiels au déroulement des rites et qu’il n’y a pas lieu de confondre avec la participation générale de ceux des membres de leurs castes réunis à cette occasion. Les Wazirs les recrutent et pourvoient à leur entretien. À la différence des devins (les bāki) qui appartiennent la plupart du temps aux castes supérieures, les Beda et les Bajgi conservent tout au long des cérémonies l’empreinte de souillure et d’impureté qui caractérise leurs castes et leur permet d’attirer sur eux la présence des démons. Certains d’entre eux pourtant, à la suite de préparations purificatrices, sont amenés à remplir des fonctions qui les mettent au contraire dans un état de pureté très élevé. Ainsi les Bajgi, ces batteurs de tambour voués à accompagner les cadavres sur les sites de crémation, qui, le temps de la fête, ont charge de déplacer les images divines, d’assister les Wazirs dans leurs fonctions judiciaires et de frapper les rythmes qui induiront les possessions. Ainsi les Bedini, ces épouses des Beda qui, lorsqu’elles sont choisies comme prostituées sacrées, sont les seules femmes à pouvoir pénétrer dans le temple. Quant à ceux des Beda qui interviennent dans la fête en tant que possédés officiels, ils ne se distinguent des autres Beda qu’après une période d’abstinence et d’éloignement qui leur retire la charge négative d’impureté attachée à leur caste. La préparation qu’ils reçoivent du pūjāri les transforme en ascètes ou en dévots susceptibles de recevoir la descente du dieu. Dans le Beda possédé s’incarne avec la plus grande force l’ambivalence du divin, illustrant notamment son rapport à la royauté. Au cours des séances de possession nous assistons en effet aux manifestations successives des différentes composantes divines dont est formé Mahasu. Le corps du possédé devient ensuite un lieu privilégié que Mahasu et Narsingh s’efforcent simultanément d’investir. Une rivalité dramatique oppose les deux divinités dans un corps désarticulé par les percussions discordantes de deux rythmes bien distincts. La transe s’achève progressivement avec l’apaisement des dieux, Mahasu finissant par l’emporter. Les valeurs locales, incarnées par Mahasu, prennent alors le pas sur celles du royaume, manifestées ici comme en retrait par l’effacement de Narsingh. La division des rôles dans la prêtrise d’Hanol avait pu laisser croire à des séparations assez nettes : au pūjāri, les relations avec Narsingh, et aux Wazirs, celles avec Mahasu. Il n’en est donc rien puisque les possessions nous enseignent non seulement les intégrations faites à Hanol des diverses différenciations à l’intérieur de l’unité de culte, mais aussi l’englobement des valeurs royales dans la localité. Une interprétation que conforte cette ancienne cérémonie du Beduarth, aujourd’hui abolie, mais dont se souviennent encore les plus âgés de nos informateurs. Le Beduarth était en effet célébré dans des périodes exceptionnelles de crise, imputées à l’incapacité du roi d’assumer ses responsabilités et interprétées comme la sanction que les dieux font porter à son royaume. Le sacrifice du Beduarth tentait alors d’en corriger les effets en offrant à Mahasu une victime humaine, choisie parmi les Beda, et élevée au statut de roi. La localité triomphait du désordre (adharma) en offrant à son dieu le substitut royal d’une globalité dont elle cherchait à s’émanciper3.
18Le calendrier des cultes ne fait pour sa part qu’illustrer cette série de pulsations où les mouvements de dispersion alternent avec ceux de plus ou moins grande concentration. L’année commence avec les célébrations de Magh (makar sankrānti, fête du solstice d’hiver où le soleil, entrant dans le signe du Capricorne, entame sa course vers le nord). Le mois entier est dédié au culte des lignées, les divinités sortent du temple après les mois d’hiver où elles n’ont pas bougé. Les fêtes sont suivies de cérémonies villageoises mobilisant des participations internes à chacun des khag. Pour Mahasu, c’est l’époque de sa plus grande dissémination. L’année se poursuit, marquée ensuite par les fêtes de Bhadra et de Jatar (bhadon, jyestha) qui mobilisent les khag dans des combats et des compétitions internes. Les rivalités sportives culminent, pendant les fêtes de Man (asarh), fêtes de la pêche qui mobilisent au niveau du khat l’ensemble des khag qui le composent (cf. Majumdar 1962). Les dieux sont apportés, baignés, pour revenir ensuite à leurs sanctuaires d’origine, dans les villages où se situent les chefs-lieux de khag : premiers rassemblements suivis d’un nouvel éclatement. Mais c’est avec les fêtes d’automne (kārttika), inaugurées par les cultes à la déesse, que se concentrent sur Hanol les manifestations les plus intenses de ce cycle. Trois grands moments en somme qui, dans le calendrier officiel du royaume, correspondent respectivement à l’éveil et à la progression du roi, à ses campagnes guerrières puis à une retraite ascétique dans sa résidence d’été, avant de se clore dans les manifestations de Dasaharā et de Dīvālī où sont fêtées la gloire de la dynastie et la prospérité du royaume.
19Le point essentiel était ici de montrer que le temple d’Hanol n’ était pas conçu comme étant par nature local et indépendant. Tout dans son organisation montre le contraire. Les divinités qu’il abrite et les hommes qui s’ordonnent autour de son culte révèlent successivement plusieurs niveaux d’englobements : adoré comme un roi des démons, Mahasu joue d’une nature ambiguë qui le rapproche de la forêt, lieu de la barbarie mais aussi de l’ascèse ; reconnu comme un roi local, il légitime le pouvoir des Wazirs sur les basses castes ; tandis qu’il partage avec le brahmane pūjāri et le Beda possédé la position d’un dieu souverain subordonné pourtant dans un royaume, ou mieux, à la divinité tutélaire de celui-ci. En proposant ici une illustration exemplaire des modalités par lesquelles les unités de culte structurent les communautés, Hanol nous montrait du même coup comment la dimension territoriale y apparaissait déterminée par le principe hiérarchique des clans dominants, qu’ils soient brahmanes ou rajputs.
2. Joshimath
20Construits sur de hautes terres, au flanc nord d’une vallée qui domine d’anciens chemins caravaniers, les temples de Joshimath (jośi, « l’action, le zèle, la passion », māth, « l’ermitage, le monastère ») forment un complexe ordonné et précis. Nous y retrouvons le dieu Narsingh, placé cette fois en position souveraine, reconnu dans sa composante violente, terrible (ugra) et entouré de toute une cour de divinités. Les temples sont aujourd’hui noyés dans l’agglomération urbaine, surplombés par le marché et les bâtiments administratifs, encerclés de baraquements et d’entrepôts militaires. Capitale du district de Chamoli, la ville de Joshimath n’est traditionnellement qu’un carrefour. Le sanctuaire de Narsingh qui donne son nom à l’ensemble des temples conserve encore les marques d’une antiquité et d’une permanence, à l’encontre d’une histoire régionale minée par l’instabilité politique et la fragilité des palais Le complexe de sanctuaires est formé par deux quadrilatères inégaux clos de murs et réunis en leur axe médian par un étroit passage de marches que gardent deux guerriers de pierre (dvārpāl, « maître de la porte »). L’orientation générale est identique à celle d’Hanol, les temples sont disposés dans un alignement ouest-est et s’ouvrent tous vers l’est. L’accès se fait depuis une ruelle et par un escalier abrupt que l’on descend et qui mène jusqu’au passage central. Avant d’y parvenir, le visiteur passe au contact de deux petits sanctuaires dédiés à Shiva-Bhairāva et Garuḍa. Le premier quadrilatère, le plus oriental, renferme le temple de Narsingh proprement dit. D’une taille exactement double de celui qui le jouxte (30 X 40 m contre 15 X 20 m), il s’organise avec toutes les commodités d’un palais. Dans la première moitié, coupée perpendiculairement à l’axe général, et séparée de la seconde par un long bâtiment-véranda que viennent orner des piliers de bois sculptés (tivārī), se disposent successivement une fontaine d’eau de source, couverte d’une toiture et dédiée à Sītā-Rām, une plate-forme carrée pour les réunions et les danses (châuntra), la maison du pūjāri et un abri pour des pèlerins. On passe alors dans la deuxième cour par un vestibule couvert qui coupe la véranda. Cette deuxième cour se divise à son tour en deux parties égales : au sud, le grenier (kothāḍ), la maison du purohit dont on verra le rôle, le bâtiment des dignitaires (aujourd’hui le Temple Committee) ; au nord, le ’ trésor du temple ’ renfermant les accessoires du culte, les cuisines et enfin le sanctuaire. La disposition de ce dernier reprend à son tour la morphologie de la deuxième cour, celle du quadrilatère dans laquelle s’inscrivent les deux cours et, plus généralement, la division des deux quadrilatères. L’ensemble peut donc se lire comme une série d’inclusions asymétriques. On quitte alors ce premier ensemble pour remonter les marches qui conduisent au second complexe dédié à Vasudev et d’une surface moitié moins grande que le premier. La disposition s’y opère cette fois depuis un centre occupé par l’image de Vasudev et à partir de laquelle s’inscrivent dans un rapport homothétique : le bâtiment qui l’abrite, un espace clos de mur qui en permet la circumambulation ; puis un deuxième espace délimitant une sorte de grande cour intérieure contre les murs de laquelle se placent : au sud, le sanctuaire des ‘ neuf déesses ’ (Naū Durgā), un trou, et l’emplacement d’un poteau pour célébrer les sacrifices ; à l’est, deux autels surélevés consacrés à Sūrya-Nārāyan et Sātya-Nārāyan dont la situation renvoie par inversion aux positions symétriques mais extérieures et en contre-bas des deux dvārpāl, Jay et Vijay4. L’étude des panthéons et du calendrier rituel, la spécialisation et l’organisation des principaux desservants confirmeront l’importance d’un ordonnancement dont la géométrie fixait déjà les grandes lignes. Considérées comme un tout, ces deux parties distinctes, que représentent le complexe de Narsingh et celui de Vasudev, semblent déjà indiquer qu’au sein des dieux, certains sont plus « royaux » et d’autres plus « divins »... Une division saisonnière des tâches et des affectations particulières à l’un ou l’autre des dieux ordonneront une prêtrise brahmane de catégories et de sous-castes différentes, sans compter la très nette séparation des brahmanes et des Rajput, à qui des fonctions complémentaires feront partager la responsabilité et le parrainage du culte, en rappelant pour ces derniers les privilèges réservés au clan royal.
21Cette double configuration ne porte cependant qu’un nom : celui de Narsingh. Ceci laisse clairement entendre que le sanctuaire de Vasudev est regardé comme secondaire et que l’aspect royal, sacrificiel ou guerrier, prend ici le pas sur des formes apurées et paisibles de la divinité. De son côté, le site reconnaît la combinaison des deux aspects par une association paradoxale de l’ermitage et de la passion. Quoiqu’il en soit, on ne s’étonnera pas de voir le corpus des légendes s’intéresser presqu’exclusivement à Narsingh. Trois couches doivent être distinguées. La première correspond aux images puraniques et épiques que reçoit Narasiṃha dans le traitement général des descentes successives de Vishnou sur la terre (les avatarā), On sait en effet, qu’au-delà des émissions et des résorptions successives qui sont le jour et la nuit du cosmos, les avatars sont mis en relation à une période ou à un âge de ce cosmos dont ils ponctuent chacun les cycles pour renvoyer sur cette terre aux dieux souverains d’un territoire donné. Rapporté à la fin de l’âge krta, Narasimha précède de deux cycles (deux yuga) l’arrivée de Vasudev, identifié ici à Krishna que la mythologie associe à la fin de l’âge dvāpara. La présence de Narasiṃha dénote ici la victoire d’un dieu souverain sur un asura, c’est-à-dire un démon, dont il confie le royaume à son propre fils qui s’en était attaché les faveurs par dévotion. Narasiṃha ne règne donc pas, il se contente de restaurer un dharma corrodé dont il confie ensuite le maintien au fils du démon devenu son adepte. Le parallèle avec les thèmes légendaires de la fondation d’Hanol est suffisamment clair pour qu’il ne soit besoin d’insister. La seconde couche comprend une série de chroniques, de littérature orale et d’historiographie cherchant, sans jamais les contredire, à assurer les mythes d’un traitement historique objectif. Narsingh aurait été installé par Lalitaditya, roi du Cachemire venu conquérir ces provinces et imposant à des adversaires vaincus sa divinité tutélaire responsable de sa victoire. Plus importante pour nous se révèle être la troisième couche de légendes dont les versions locales nous livrent de précieux renseignements. Toutes nous expliquent l’origine de la dynastie, accouplant les thèmes de la chasse, du renoncement et de l’exil à ceux de l’avatar, pour faire de la royauté garhwalie l’incarnation d’un heureux compromis entre la violence guerrière du dharma et l’effusion dévotionelle de la bhakti. Prenons ici la version cadre : depuis plusieurs semaines le roi était parti à la chasse, abandonnant son palais. Vishnou, déguisé en ascète en vient à mendier chez la reine. Celle-ci le fait entrer, lui donne à boire et à manger puis, le voyant las, l’emmène s’étendre sur la couche royale en le couvrant d’un manteau appartenant au roi. Sur ces entrefaites, le roi rentre, découvre le yogi couché dans son lit, se saisit de son épée et lui tranche le bras pendant son sommeil. De la blessure sort du lait. La reine ne peut s’interposer, le roi reste frappé de stupeur réalisant sa faute. Narasiṃha sort du manteau « comme le tronc d’un arbre fendu ». Le roi se prosterne, implorant son pardon, mais Vishnou le condamne à l’exil d’où il finit par revenir (c’est à cet endroit que les variantes sont les plus nombreuses). Sa royauté, même restaurée n’est que temporaire, chaque année le bras blessé s’atrophie. Lorsqu’il se détachera du corps, les montagnes trembleront et le royaume sera définitivement coupé de son temple. Reprenant cette architecture, les bardes officiels y ajoutent un épisode intermédiaire dans les récitations chantées des vanśāvalī, appelées ici Panwara, du clan royal Panwar. Le roi Ajay Pal, premier souverain de la dynastie, aurait achevé la conquête de son royaume par une ultime victoire sur la forteresse, tenant Joshimath sous son contrôle. Après avoir soumis militairement ses adversaires, il obtient d’eux qu’ils lui cèdent leur divinité tutélaire. Un autre registre de littérature orale, emprunté cette fois aux Bhotiya, population nomade assurant les échanges marchands entre l’Inde et le Tibet, et associés ici à la route de Mana qui passe par Joshimath et Badrinath, nous explique comment le clan Pal-Panwar obtint sa couronne par un pacte d’alliance, impliquant le partage de Narsingh comme divinité tutélaire et le mariage d’une fille Bhotiya avec un fil saîné du clan5. Une forteresse locale et une alliance tribale seraient donc à l’origine d’une légitimité dynastique fondée sur le contrôle du sanctuaire de Narsingh. Nous verrons que la part rituelle qu’elles assument encore aujourd’hui dans le service du temple ne contredit en rien les relations fondatrices mises en avant par les légendes.
22Quelle leçon retirer de ces différentes strates si peu enclines aux affabulations romanesques qu’ils ne cessent de brasser les cartes en nombre limité d’un jeu qu’ordonne le thème de l’avatar ? Joshimath et le temple à Narsingh s’y retrouvent invariablement. Tous se rejoignent sur un point essentiel : le contrôle du temple et la captation du dieu instaurent la légitimité du clan rajput au pouvoir. Seuls les accès diffèrent : la subordination au culte par imposition extérieure d’un ordre conquérant vu comme universel (Lalitaditya), la dévotion absolue pour obtenir l’assistance divine et restaurer l’ordre dharmique sur les démons (l’avatar puranique), le service du rachat pour réparer la violence et rentrer en possession de sa couronne au prix d’un long exil (le roi et le yogi), les liens d’alliance à une autochtonie (Bhotiya), de suzeraineté sur un fort de Barons, désormais sous contrôle (Ajay Pal).
23Mais revenons à nos deux panthéons à propos desquels il nous faut encore ajouter certaines choses. Si Joshimath est également appelé « le trône du dieu » (bagvān kī gaddī), c’est dans le sanctuaire de Narsingh qu’il faut aller en chercher une première explication avant d’en remarquer plusieurs extensions dans celui de Vasudev.
24Le sanctuaire de Narsingh se divise en deux pièces, communiquant entre elles par une ouverture centrale, et accessibles chacune par des portes séparées. La première est une antichambre vide où se rencontre seulement, au bord de l’ouverture centrale, une figurine de pierre représentant un dieu gardien de territoire (kṣetrpāl, identifié tantôt comme Kuvera, tantôt comme Mahasu). Le fidèle y pénètre par la porte est pour assister aux célébrations ou, au contraire, rendre les siennes. La seconde pièce contient une série de seize figurines représentant une assemblée richement vêtue de divinités entourant un Narsingh Badri en position centrale et son disciple Prahlad, tous deux haussés sur un trône. On y remarque aussi dans le coin sud un second Narsingh, reconnu comme un doublet local ou comme la forme mobile de Narsingh Badri. Au nord, tourné vers le sud, on retrouve un second Kṣetrpāl-Kuvera-Mahasu. Au dédoublement du Narsingh mobile/local contre immobile/principal répond la duplication du Ksetrpāl-Mahasu dont les positions, tant dans la première que dans la seconde pièce, répètent comme par un jeu de miroir celle qu’occupait Narsingh par rapport à Mahasu dans le temple d’Hanol. Le pūjāri pénètre dans cette seconde pièce par la porte sud qui lui donne un accès direct aux divinités.
25La comparaison ne prend cependant tout son sens que si l’on regarde ce qui se passe avec le panthéon de Vasudev. Protégé par Jay et Vijay qui sont à Vasudev ce que les bīr étaient au Mahasu d’Hanol et ce que les Kṣetrpāl-Mahasu sont ici à Narsingh, le complexe de temples identifié ici sous le nom de leur divinité principale, Vasudev, est au cours de l’année l’objet d’importantes transformations. Chaque automne en effet, à la suite de la fermeture des portes du sanctuaire de Badrinath, la forme mobile de Badrinath (chalḍā mūrti) descend en palanquin pour se rendre à Joshimath où elle passera l’hiver abritée dans le temple de Vasudev. Elle y restera jusqu’à la réouverture de son sanctuaire au printemps. L’affaire semble curieuse si l’on sait que Badrinath représente la forme apaisée de Narasimha (śānti narasimha ou encore selon les saisons : śringārī, yoga narasiṃha) dont on attendrait qu’elle se dirige plutôt vers le sanctuaire de Narsingh. Mais elle s’explique par la profonde répugnance qu’aurait la forme non-violente du dieu à devoir côtoyer les pratiques exigées par son homologue sanguinaire. Mais il fallait encore trouver à Badrinath un temple de divinité inférieure où pouvoir s’abriter. Car l’on sait en effet qu’un dieu supérieur ne peut inviter dans son temple une divinité inférieure à lui mais peut fort bien accepter l’hospitalité d’une divinité inférieure, pourvu que les offrandes soient abondantes et qu’elle n’y reçoive pas en sa présence de sacrifices sanglants. Le choix de Vasudev se justifiait à plus d’un titre : identifié à Krishna, il est l’avatar d’une période postérieure à celle où s’incarne Narasiṃha-Badrinath, ce qui le place dans une infériorité relative, tandis que la position légèrement surélevée de son temple, à quoi s’ajoute le fait que ses portes restent hermétiquement fermées le temps que durent les sacrifices, lui assurent les garanties nécessaires à sa démarcation d’avec le Narsingh violent. Cette présence hivernale de Badrinath dans le sanctuaire de Vasudev transpose dans le registre temporel des yugas et des avatars l’opposition qu’Hanoi s’était limitée à décrire entre un Narsingh – cette fois supérieur et végétarien – et un Mahasu supérieur, carnivore et souverain.
26L’unité générale de cet ensemble de sanctuaires, les liens complémentaires qui, dans les thèmes mythiques comme dans l’organisation des panthéons, nous avait fait comprendre l’aspect fondamental du site pour le royaume se trouveront confirmés par l’organisation de sa prêtrise. On distingue deux fonctions principales et permanentes assurées par deux sous-castes différentes : celle du purohit, chargé de la responsabilité générale du culte, de la supervision des deux complexes et du déroulement des trois principales cérémonies ; celle des pūjāri attachés à des divinités particulières et responsables de l’entretien et des rites quotidiens. Le premier, un Thapliyal, sous-caste de la catégorie des Sarola qui forme la partie supérieure des brahmanes garhwalis, est nommé héréditairement par le roi et appointé annuellement par le prêtre principal de Badrinath, le Rawal. Les seconds sont des Dimri de même sous-caste, mais de clans différents, hiérarchisés dans un rapport d’aîné à cadet. Le groupe aîné est affecté au temple de Narsingh et le cadet à celui de Vasudev. Une hypergamie, entre eux traditionnelle, place les « aînés » de Narsingh en position de preneurs de femmes et les « cadets » de Vasudev en position de donneurs : un rangement et une circulation que vérifie la chronologie respective des deux divinités. Nommés à l’origine par le roi, les Dimri sont rétribués directement par l’administration du temple de Joshimath et non par celle de Badrinath. N’oublions pas que les Dimri sont encore les prêtres domestiques de la chefferie qui se serait défaite de la tutelle exclusive de Narsingh pour la partager avec la dynastie. Chargés d’assister les pūjāri, trois catégories de desservants inférieurs complètent cet inventaire de la prêtrise : les Barwa, appointés par le temple et renouvelés chaque année, dont le rôle consiste à nettoyer les accessoires du culte et à veiller à l’entretien des lampes ; les Rainkwal, nommés par le purohit, mais rétribués par Badrinath, et remplacés par rotation avec ceux de leur caste qui officient à Badrinath dont le travail consiste à balayer les temples et à laver les vêtements des divinités ; les Mali, attachés au temple des Nau Durgā qui portent les masques des déesses pendant les fêtes et sont les seuls de ce complexe de temples à entrer en possession. Pendant le séjour qu’effectue à Joshimath l’image mobile de Badrinath, le purohit reçoit la responsabilité de son culte des mains de ceux qui en sont normalement chargés. Il faut enfin noter ici l’absence de médiums et d’oracles attachés à la divinité souveraine du site. L’institution du possédé étant réservée aux seuls desservants des Durgā.
27L’autorité de la chefferie et de la dominance locale sur le temple, la présence Bhotiya dans le culte soulèvent un problème d’analyse. Elles ne subsistent aujourd’hui qu’à l’état de traces, en dépit de nombreux traits coutumiers présents chez chacun des deux groupes mais qui n’affleurent plus guère dans l’ethnographie du temple. Les descendants des Thakurs du Khandara Garh (des Rajpūt Khanḍūri, maîtres de la dernière forteresse ralliée par Ajāy Pāl) mentionnent encore ce lien originel qui attachait leur clan au dieu Narsingh, tandis que les récitations chantées de leur généalogie accentue une association avec Nagraja dont ils font leur divinité de lignée et de ’ maison ’ (Nāgbansi kūl devtā), une divinité qui assume aujourd’hui, sur le territoire où s’exerce encore leur influence, une position assez homologue à celle du Mahasu d’Hanol6. Les villages khanduris collectent régulièrement les fonds nécessaires à la célébration de l’abhiṣekha et du mahābhisekha qu’ils font effectuer en l’honneur de Narsingh par l’entremise du pūjāri Dimri, c’est-à-dire par un représentant du groupe des prêtres domestiques attaché à la branche aînée. Ils envoient également chaque automne des buffles votifs dont le sacrifice s’ajoute à celui offert comme victime principale aux temples des Durgā. Ils participent aussi aux dons de vêtements remis chaque année à Joshimath et destinés à Badrinath. Quant aux Bhotiya, leurs liens rituels se résument aujourd’hui à déposer dans le temple de Narsingh, chaque fois qu’ils passent par Joshimath, une série d’offrandes composées d’un échantillon de tous les produits dont ils font commerce. On verra cependant le rôle que joue à Badrinath la déesse de leur village principal, sans compter les dénominations qu’ils se donnent entre eux de gaḍḍiyā, « ceux du trône », indépendamment de leur nom officiel7. Pour le reste, l’examen des délégations foncières mises à la disposition du temple confirme le principe de répartition et les modes de contrôle qui présidaient à l’organisation de la prêtrise. Les villages sur lesquels les temples de Joshimath exercent traditionnellement leurs droits de collecte ne relèvent que pour une part minime des concessions accordées par les thok des Thakurs khanduris. La présence de domaines alloués directement par le roi au titre de bénéfices (Mua’ fi) est peu significative. La plupart des attributions relèvent de l’autorité du temple de Badrinath et sont concédées sur un ensemble de terres religieuses (gunṭh) abandonnées à l’origine par le roi au profit du temple, gérées autrefois conjointement par le roi et par le plus haut dignitaire responsable du culte (le rāwal), contrôlées aujourd’hui par le Badrinath Temple Committee où le Rawal est membre de droit. L’infrastructure économique du complexe rituel de Joshimath, tout comme la gestion de son clergé, dépendent donc d’une administration associée au temple d’une divinité supérieure au travers de laquelle les libéralités royales ne prennent leur effet qu’indirectement, après être passées par les mains d’une instance rituelle.
28Le calendrier religieux s’ordonne autour de trois fêtes principales : celles que commandent les deux grands cycles de la déesse, au printemps (Durgā Naumi) et à l’automne (Durgā pūjā Navrātri) à quoi s’ajoutent, au milieu de l’été et pendant la saison des pluies, les célébrations de la naissance de Krishna (Kṛṣṇajanmāsthmi). L’ensemble des dispositifs rituels mobilisés à leur endroit rend encore explicite l’opposition d’un niveau local à un niveau global dont nous avions déjà repéré les modalités dans l’organisation d’Hanol, mais en mettant cette fois l’accent sur la complémentarité ordonnée d’une divinité de clan royal à l’avatar guerrier d’un royaume entendu comme universel. Le déplacement des dieux, la circulation des offrandes et les implications symboliques confirmeront cet agencement, tandis que les célébrations parallèles des mêmes fêtes dans des sanctuaires très éloignés de Joshimath, mais dépendant directement de la souveraineté de son dieu, nous donneront l’occasion de clarifier la nature spatiale de cette respiration temporelle. Nous y verrons enfin l’étroite liaison du temple et du palais.
29Les fêtes de la déesse sont marquées par les sacrifices animaux (paśu bāli), en particulier par ceux des buffles qui, au cours de la huitième nuit, font basculer le cycle d’une phase d’intensité croissante vers une phase d’intensité décroissante. Après avoir été chacune l’objet de sacrifices animaux particuliers dans les nuits qui précèdent, les neuf Durgā se ‘ recomposent ’ en une essence unique pour recevoir le sang des buffles. Durgā est alors identifiée à Mahiśāsūramārdini, « la tueuse du démon-buffle », telle qu’elle apparaît dans le texte du Devīmāhātmya, récité à l’occasion par le purohit. Il est assez significatif de constater à ce point l’identification du buffle à ce roi des démons qu’est Mahiśāsura offert ici à la déesse et pour le bénéfice de Narsingh avec l’absence de sacrifice de buffle au Mahasu d’Hanoi, « roi » local, et assez ambigu, des démons, satisfait par des offrandes de boucs. Les sacrifices de Joshimath requièrent une préparation particulière de Narsingh dans les jours qui précèdent. Le dieu quitte ses atours royaux, se débarrasse des ustensiles précieux et des offrandes sucrées qui caractérisaient son culte quotidien. Il est baigné de beurre clarifié et revêtu de vêtements blancs tissés avec des fils d’or. On dit qu’il fait retraite, comme le ferait un sacrifiant au bénéfice duquel se déroulera le rite qu’il a lui-même commandité. Le buffle est sacrifié près du temple à Durgā ou dans la cour extérieure aux pieds de Jay et Vijay (l’āṇgaṇ). Sa tête, décolletée traditionnellement par un Rajput khanduri, est apportée à Narsingh, sorti de son sanctuaire par la porte sud. Un peu de son sang, recueilli au pied du poteau, est déposé par le pūjāri sur la figure extérieure du Kṣetrpāl-Mahāsū. Puis la tête est ramenée, ornée des guirlandes de fleurs offertes par Narsingh, pour être déposée à nouveau devant le sanctuaire de Durgā. Les portes du temple de Vasudev restent hermétiquement closes pendant toute la période que durent les sacrifices sanglants, tant à l’automne où il est seul, qu’au printemps où il abrite la forme mobile de Badrinath. Dans les jours qui suivent ces deux séries de sacrifice, ont lieu les premières et les dernières réunions politiques de la cour (le darbār), ouvrant et refermant la période d’activité du royaume scandée par les expéditions guerrières comme par les affaires intérieures et interrompue l’été pendant les mois de mousson où le roi s’absente pour s’éloigner du monde. Les fêtes de la déesse décident aussi des dates d’ouverture et de fermeture du temple de Badrinath. La décision est prise conjointement par le palais et par Badrinath à l’issue du cycle d’automne. L’image mobile est alors descendue en palanquin jusqu’à Joshimath, accompagnée du Rawal et de ses assistants qui la remettent au purohit devant l’entrée du temple de Vasudev. Les pūjāri de Vasudev en ont alors la charge toute la durée de l’hiver. Une cérémonie symétrique la remporte au printemps avec la réouverture des portes du temple de Badrinath. Le culte de Durgā ne se limite pourtant pas à Joshimath et à la seule association avec ce dieu individualisé qu’était Narsingh. On le retrouve en effet dans les localités qui bordent le royaume où ses principaux temples sont édifiés. Les sacrifices y sont alors célébrés sous l’égide d’un pūjāri, souvent de caste rajpoute, et au profit des chefferies et des villages des circonscriptions concernées. Associées cette fois au démembrement du corps de Sāti et à des émanations du diagramme dessiné à Joshimath pour recevoir le sang des animaux décapités (Śri Yāntra), les célébrations condensent des sites d’énergie rapportés à un corps divin (les pīṭha). L’activité protectrice de Durgā s’exerce principalement du début du printemps jusqu’au début de l’été et de la fin de l’été jusqu’au début de l’hiver. Mais la déesse s’absente dès les premières pluies après une fête d’adieu (Ganga Daśera) pour disparaître les quatre mois que dure la mousson (les chaumās). Saison que nous avons vue marquée par l’arrêt des opérations militaires et la retraite royale dans la résidence d’été, mais aussi une saison occupée à Hanol par les pérégrinations de Deolarhi autour du site, par des cérémonies individualisées de possession (les éveils, jāgaḍ) et l’éclatement de l’unité cultuelle dans les rivalités politiques des « cercles » et des « anneaux » dominés par les Wazirs. C’est précisément pendant cette période humide que se tient la troisième des grandes cérémonies annuelles de Joshimath. Le jour anniversaire de la naissance de Krishna, Vasudev sort de son temple après avoir reçu les vêtements de Narsingh. Il se rend dans la ville dont il fait le tour, puis rentre, se tenant sur le seuil pour recevoir les oblations des visiteurs. Avant la tombée du jour, une dernière série de célébrations, commencées le matin à l’aube, se tient au nom de Vasudev à qui l’on portera les offrandes devant la fontaine de Sītā-Rām. Ce jour là aussi, Badrinath effectue son unique sortie estivale en se rendant jusqu’au village de Mana visiter la déesse Mātā Mūrti, divinité tutélaire des Bhotiya à qui il porte les offrandes d’un fils. Dernier sanctuaire consacré à des divinités pures, le temple de Mātā Mūrti à Mana marque de son côté les limites de ces autres temples de déesses célébrées dans les sacrifices. Au nord de Mana, un temple au démon Ghantakāran referme la longue boucle ouverte depuis Hanol. Et c’est encore à cette date que sont célébrées les fêtes de Krishna dans le temple de Raghunāth à Deoprayag. Quelques remarques suffiront à en faire comprendre l’importance. Le dieu Raghunath est identifié à Rāma, Deoprayag est, au sud du royaume, le site qui marque la seconde naissance du Gange. Que voyons-nous alors ? D’un côté, un temple local, Hanol, au bord d’une rivière charriant l’impureté et symbolisant le flux infini d’une transmigration chargée de fautes, de l’autre, Deoprayag qui, à la rencontre de l’Alaknanda et de la Bhagirathi, inaugure un fleuve de salut et de délivrance. Mais ce n’est pas encore l’essentiel. Célébrant les fêtes de Krishna, Narsingh fait l’épreuve du temps, et le royaume qu’il représente s’impose à l’éternité après avoir tenté d’occuper un espace universel. Tandis que Vasudev célèbre au nom de Narsingh les fêtes de Krishna auquel il s’identifie, Raghunath, c’est-à-dire Rām les célèbre en même temps, alors que Badrinath lui-même, dédoublement paisible de Narsingh, y trouve l’occasion d’abandonner l’immobilité yogique qui le tenait dans son temple. Trois sanctuaires de localisation et de significations éloignées se trouvent donc réunis par la causalité d’un calendrier : un temple des marches (Deoprayag), un temple de fondation (Joshimath), un temple tutélaire où l’avatar Narasiṃha prend sa posture supérieure (Badrinath). Mais ce que montre en réalité le royaume dans la conjugaison de ces différentes fêtes est une figure de la totalité. Celle-ci se traduit par des implantations spatiales et par la recomposition d’une temporalité conduite par un accouplement de cycles. Les cultes à la déesse garantissent l’intégrité territoriale gagnée sur les démons. Leur association à l’avatar violent montre qu’ils sont, ensemble, les instruments protecteurs du dharma ; et l’on sait d’autre part combien la légitimité du règne dépend à l’origine de la protection qu’il assume auprès de ce même avatar. La duplication des sacrifices, depuis Joshimath jusqu’aux temples des marches, forme à son tour un déploiement identifiant le royaume particulier à une manifestation de l’univers. Quant à la réunion des trois différents avatars mobilisés autour de la fête de Krishna, elle ne fait pas seulement que relier plusieurs temples dans une distribution générale de l’espace universel d’un royaume, puisqu’elle s’attache d’abord à en étendre la présence, non plus à un seul, mais à trois avatars : Narasiṃha (descendu à la jonction du kṛta et du tretā yuga), Rāma (à celle du tretā et du dvāpara), Krishna (du dvāpara et du kāli)... En se démultipliant ainsi vers des formes d’apparition postérieure, la divinité tutélaire conforte ainsi son espace rituel d’une temporalité tirée jusqu’à la permanence.
30Pourtant, cette conjuration répétée pour faire obstacle aux atteintes du temps et à la décomposition d’un espace ne se tient pas seulement pour cautionner un attachement aux règles de ce monde. Le roi, derrière son avatar guerrier, conduit sans doute les affaires séculières que le dharma lui enjoint de faire respecter, reprenant à son compte la violence des actes qui les accompagnent. De ce point de vue, les devoirs du roi vis-à-vis du royaume et de l’avatar n’altèrent pas fondamentalement les différentes significations que traduisait l’organisation des panthéons. Les relations de Narsingh et de Vasudev, celles de Vasudev par rapport à l’image mobile de Badrinath nous avaient en effet confirmé la complémentarité qu’exprimaient déjà à Hanol, les rapports entretenus par Mahasu et par Narsingh et les implications de Mahasu considéré comme le roi du dharma (dharmarāja). Tous nous montraient que la figure guerrière n’englobe ou ne reçoit la figure paisible et ascétique que pour mieux affirmer la supériorité de cette dernière et, davantage, que les formes violentes inférieures sont nécessaires à l’existence des manifestations supérieures. Leur dédoublement ne fait sens que dans l’affirmation d’un englobement des contraires de même que, dans l’ordre des castes, se trouvent accouplés comme un seul paradigme les déterminants du pur et de l’impur. Mais les déesses se retirent après les sacrifices (après que Vasudev ait soigneusement fermé ses portes pendant leur déroulement) et ce départ de la violence est également l’occasion pour l’avatar de faire retraite, et pour le roi d’abandonner un temps le souci séculier du royaume. Tout en marquant ainsi, au plan du dharma, que le pur et l’impur ne doivent être disjoints (ce que soulignent, avec des traits chaque fois originaux : le déguisement ou la substitution des dieux, le dédoublement des panthéons, l’association de deux temples, la duplication des fonctions sacerdotales, la participation réglée de différentes castes, l’accouplement d’un avatar devenu sacrifiant à un sacrificateur choisi dans une chefferie subordonnée), le développement rituel s’étend ou remonte jusqu’à un point crucial d’immobilité, de neutralisation et de dispersion lorsqu’au cœur de l’été, et cette fois au plan de la bhakti, l’entièreté du royaume, par l’entremise de ses sanctuaires d’avatar, entraîne des foules indifférenciées vers une même dévotion. On se souvient sans doute que c’est aussi la période où se tiennent près d’Hanol les fêtes de pêche, au cours desquelles les bains collectifs des divinités et les rivalités de khat affirment l’indifférenciation communautaire à l’encontre de la hiérarchie générale8. L’alternance des saisons commande encore les rythmes d’ouverture du temple de Badrinath dont les sanctuaires de Joshimath protègent la divinité. Mais elle enseigne surtout que les devoirs du sacrifice qui en règlent le cours conduisent au détachement et à la délivrance. La hiérarchie ne s’affirme que pour mieux s’abolir. Il est alors temps de mobiliser les espaces qui l’engendreront à nouveau. C’est dans cette sorte de tension que la royauté tend à trouver son équilibre et c’est un peu l’enseignement, qu’à titre de synthèse, apportera notre troisième exemple.
3. Badrinath
31Le temple de Badrinath donne son nom à la ville qui l’entoure et porte celui du dieu qu’il abrite. Il est construit à une altitude de 3.500 mètres, sur un socle rocheux dominant la rive droite de l’Alaknanda, un torrent tumultueux dont l’écume est porteuse des vertus salvatrices associées au Gange. Le site se définit entièrement par les activités qui convergent sur le sanctuaire. C’est du moins la manière dont l’abordent les castes de la région qui ne s’y rendent que pour rendre hommage à une divinité souveraine en qui ils voient le modèle de leur roi et une incarnation du dharma. Pour les pèlerins étrangers le sanctuaire n’est que l’aboutissement d’une longue série d’épreuves. S’ils achèvent leur visite en allant « prendre la contemplation » du dieu (dārśan), le temple lui-même n’est qu’un élément par où réaliser les potentialités d’un site inventorié comme l’un des grands « passages », « gués » (tīrtha) qui assurent la communication avec la transcendance. Les deux catégories de visiteurs s’entendent cependant à reconnaître que le site et le sanctuaire ne sont encore que des manifestations incomplètes au regard des deux sommets qui encadrent la ville, au creux desquels niche le temple, pointant vers le ciel l’acheminement des oblations offertes, plus bas, à la rivière. La montagne est ici le temple principal reléguant tous les autres édifices à un statut de sanctuaires secondaires.
32Le site occupe inégalement les deux rives de l’Alaknanda. Sur la rive gauche, celle par laquelle arrivent les chemins, on trouve pour l’essentiel les bâtiments et les auberges destinés aux pèlerins. Certains sont tenus par des ordres sectaires, d’autres par des commerçants. Sur la rive droite passent les sentiers qui, montant vers le temple, sont balisés de rochers (śila) et de bassins creusés naturellement par des sources d’eau chaude (kunḍ) et recouverts de chapitaux permettant aux fidèles de se déshabiller et de s’y baigner. Au coude nord de la rivière, en contrebas, une roche plate (le Brahmo kapāl) reçoit les pèlerins et leurs guides (paṇḍa) pour offrir les boulettes de riz aux morts (piṇḍaśrāddha), dernier rituel avant d’entrer dans le sanctuaire proprement dit. Toutes ces dispositions naturelles bornent ainsi différentes séquences rituelles qu’une analyse détaillée ne manquerait pas d’ordonner. Le temple surplombe cet ensemble, la ville s’y déployant de part et d’autre sur ses flancs. L’activité urbaine se limite ici aux besoins religieux du site : les maisons des nombreux desservants voisinent avec les boutiques de bibelots et de colifichets, les changeurs d’argent, les bureaux où chacun vient faire enregistrer sa visite, les restaurants et les stands de thé. L’agglomération n’a qu’une vie saisonnière, elle est abandonnée avec la fermeture du temple, laissant le terrain à l’envahissement des neiges. À la série de rochers et de sources, s’ajoutent les grottes (gufā) qui encerclent l’ensemble du site et où logent les ascètes (sadhu), et le trou central (bila) au-dessus duquel est construit le temple et dont on dit, qu’enfoui dans le sol, il abrite un Bhairava constamment actif quoique dissimulé aux hommes9. L’entrée du site est commandée par le Narsingh Śila, au bord du pont qui fait traverser le gouffre rocheux au fond duquel passe l’Alaknanda. Nous retrouvons donc Narsingh en position de gardien et de Kṣetrpāl, tandis que dans la cour du temple adossé au mur nord, face au sud, se dresse la figure terrible de Ghantakāran-Ksetrpāl, la manifestation locale de ce qu’étaient les Bīr à Hanol et les Mahasu-Kuvera à Joshimath.
33Le temple est entouré d’une enceinte restaurée à plusieurs reprises où se remarque une esthétique appartenant à différentes périodes. Le style moghol, cher aux architectes des palais garhwalis, domine. Aux pieds des piliers de l’enceinte figurent les dix incarnations de Vishnou. Deux dvārpāl encadrent l’escalier qui conduit à l’entrée. Un Garuḍa se tient debout sur le seuil intérieur du grand portail. Sur la façade intérieure des murs d’enceinte, regardant la cour et le temple, se tiennent principalement : à l’est, les sanctuaires de Nar, Nārāyan et Brahmā ; au sud face nord, celui de Lakshmi ; à l’ouest les bâtiments comptables et administratifs du Temple Committee ; au nord, regardant vers le sud, le temple de Ghantakâran et l’entrée de la maison du Rawal. Une galerie, abritant les musiciens et les chanteurs complète la disposition (kirtan mandapa). Les jours de fête, et lors du passage de personnages importants, la cour intérieure (prāḍgaṇ) est recouverte de tapis. C’est là que dansent aussi les danseuses sacrées (deodāsi). La coupole d’or qui rehausse la charpente protectrice du śikhara (ayatkār) achève de donner au temple son allure palatiale. Deux pièces principales organisent l’espace intérieur du sanctuaire. Un large hall de pierre au bout duquel se tiennent les dieux disposés sur une estrade, regardant tous vers l’est. La divinité principale, Badri Viśal, est au premier rang. Derrière elle, à sa droite, Nar et Nārāyan les plus au nord10. À sa gauche, Lakshmi qui ne cessera d’aller et venir depuis son sanctuaire extérieur, et, le plus au sud, Kuvera, gardien intérieur du saint des saints (gaṛbhagṛhya). L’image de Badrinath dans sa facture de pierre sculptée ne transcrit pas les qualités que lui prêtent les légendes, le rite, et les rapports qu’il développe avec Joshimath. C’est une statue de pierre, difficile à dater tant ses formes se dissimulent sous la couche de santal qui la recouvre. Un Vishnou à quatre bras (badrinārāyaṇ) et debout. La plupart du temps, la statue est habillée et ornée de vêtements et de bijoux, dont l’origine souligne bien des rapports précédemment entrevus.
34Le statut particulier du temple ne s’explique cependant que si l’on oppose le culte quotidien aux cérémonies solennelles des grandes fêtes, sans oublier les implications du dualisme saisonnier qui règle l’alternance des ouvertures et des fermetures du site.
35Encore plus différencié que celui de Narsingh à Joshimath, le rituel ordinaire s’apparente aux coutumes routinières d’un maître de maison traditionnel. L’ornementation, l’apparat, le nombre des domestiques l’identifie au protocole suivi par le palais à l’endroit du roi. Le partage des jours et des nuits confère déjà au dieu le double visage que lui reconnaîtront les saisons. On distingue trois services : le bain du matin (snānan) précédé du nettoyage des vaisselles d’or et d’argent, suivi de la pujā des divinités du sanctuaire ; le repas de la mi-journée (bhoj) offert par le Rawal et par le chef brahmane des cuisines ; les cérémonies du soir (arti) où la divinité est déshabillée et admirée dans sa nudité après avoir été honorée par des offrandes et des chants (bhajan). Les seules personnes à être autorisées à circuler entre les dieux du garbhagṛihya sont le Rawal, les Dimri (affectés aux cuisines) et les deodāsi. Nul n’est autorisé à toucher l’idole, pas même le roi, les deodāsi peuvent cependant lui embrasser les pieds. Les offrandes du matin et du soir sont publiques, le repas de midi se fait portes closes. Dans la journée, une fois préparés les vêtements fournis par Joshimath, le dieu est dit occuper la position d’un renonçant (yogdhyani). Le soir pourtant, après la fermeture du sanctuaire, il est rejoint par Lakshmi avec laquelle il mène une vie de couple (śringārī). Les jours de fête, on ajoute aux bains du matin une onction de pâte de santal et un bain d’huile de sésame pressée par la maison du quartier des reines à l’intérieur du palais et transportée jusqu’au temple dans des chaudrons de cuivre. Les vêtements sont offerts par le roi, tout comme la tiare (kirīt) qui orne le front de l’idole. En hiver, pendant les sept mois que le temple reste fermé, le dieu est entouré de châles (pankhï) et de couvertures de laine (kambulū) apportés par les femmes Bhotiya de Mana. Le plus précieux d’entre eux (un cholï), mis directement au contact de Badrinath doit être tissé par une jeune fille vierge. Elle l’apportera elle-même en le déposant aux pieds du Rawal. Des lampes à huile sont alors installées et préparées de manière à brûler sans interruption toute la durée de l’hiver. Le combustible est un mélange de beurre clarifié (apporté en offrande au roi par les Bhotiya), d’huile de sésame (venue du gynécée) et d’huile de moutarde (fournie par le māth, l’institution ascétique que dirige le Rawal). Pendant cette longue période, Lakshmi est aux côtés du dieu, le couple assumant les activités d’une vie mondaine (śringārī). À l’alternance des rythmes diurnes et nocturnes de la saison d’ouverture correspond celle de la posture estivale (yoganarasiṃha) et de la posture hibernale (lakshṃinarasiṃha).
36Toute notre affaire ne se résume cependant pas à dérouler plusieurs séries d’oppositions en laissant croire qu’elles se situent aux mêmes plans. Bien des éléments annoncés ici à Badrinath nous sont sans doute déjà connus, ne faisant que reprendre la tension entre le dharma et la bhakti et la présence conjointe d’une relation à trois termes : la localité d’une autochtonie, la suzeraineté d’un palais, la médiation d’une prêtrise. Certes, les mêmes éléments s’y retrouvent mais ils occupent chaque fois des positions caractéristiques d’un lieu ou d’un moment donné qui pèsent sur leur signification.
37Nous l’avons souligné, les traits distinctifs de Badrinath et de Narsingh fondaient, à Joshimath, la dualité violente et paisible de l’avatar (ugra-śānti) en l’exprimant dans un rapport de permanence et de mobilité. Cette dualité n’a plus à Badrinath la même prégnance puisque ce sont ici des situations et des instants différents qui placent la même divinité tantôt dans une position d’attachement tantôt dans une position de renoncement au monde. À la complétude par la dualité s’oppose ici la dualité dans la complétude. La hiérarchie de l’hospitalité interdit à Narsingh de se rendre auprès de Badrinath tandis que le dédoublement hivernal de Badrinath voit son dieu partagé entre une forme mobile (chalḍa ou utsava mūrti) descendue à Joshimath, et une forme racine (mūla mūrti) restée à Badrinath. Ceci n’est pourtant qu’une vision incomplète, celle que reprend à son compte Joshimath et que Badrinath néglige sans pour autant la renier. Débarrassé plutôt que démuni de sa prêtrise et de sa forme mobile, Badrinath se dédouble lui aussi entre l’existence matrimoniale qu’il mène dans le sanctuaire et la disparition de son essence, fondue dans l’immensité de la montagne enneigée. L’éveil et le sommeil désignent alors le manifesté et le non-manifesté. Vers quoi nous entraîne donc cette dialectique, sinon à reconnaître l’englobement nécessaire par quoi chacune des oppositions fait sens ?
38Il faut encore pénétrer plus avant dans la description pour en comprendre toutes les implications. Avec Badrinath en effet, nous ne sommes plus exactement à la même échelle, d’une part parce que le roi y intervient beaucoup plus ouvertement et que ses relations avec le Rawal sont beaucoup plus explicites et formalisées que ne l’étaient celles qu’il entretenait avec le purohit et les pūjāri de Joshimath, et parce que, de l’autre, la partie la plus importante de la prêtrise lui échappe ici, comme lui échappait à Hanol la maîtrise politique des hommes. Le contrôle de Badrinath s’exerce sur des domaines étendus : 154 villages gunṭh, 116 villages où il détient des droits, 45 villages gunth situés en dehors des limites territoriales de l’ancien royaume, 26 villages où il ne détient qu’une partie des droits et, eux aussi, localisés en dehors des frontières. Il gère également l’organisation de seize temples situés dans le royaume et de trente-trois dans l’Inde entière. Plusieurs centaines de desservants sont nécessaires à la gestion économique et religieuse de l’ensemble du site. Tous sont rétribués par des jouissances de droit que leur délègue le temple. Et, s’il est vrai que les richesses mobilières qui affluent chaque année sous forme de donations et de bijoux constituent un trésor de plusieurs millions de roupies gérées conjointement par le Rawal et par le roi, les redistributions massives, les investissements dans la construction d’abris pour les pèlerins, et les attributions de charges à un clergé de statuts infiniment diversifiés revenaient traditionnellement au Rawal, même s’il est contraint d’en partager aujourd’hui la supervision avec le Temple Committee. Responsable à lui seul d’une charge qu’il tenait de par sa position de chef du monastère de Chankaracharya, le Rawal n’est pas seulement l’autorité suprême d’un ordre sectaire, puisque la position qu’il occupe au plan du pèlerinage pan-indien est l’homologue de celle qu’assume le roi dans son royaume. Le vocabulaire pour la désigner est d’ailleurs le même que celui appliqué à la monarchie : on parle de gaddī ou du māth et l’on désigne les temples subordonnés à Badrinath comme on désignerait des circonscriptions soumises, les samantha mandir. On réalise alors comment le site de Badrinath, et le temple qui en rassemble les éléments, sont en réalité l’aboutissement de deux réseaux fort différents qui ne s’y recouvrent qu’imparfaitement après avoir suivi des itinéraires distincts : le lien direct de Joshimath à Badrinath n’existe que pour la royauté garhwalie et pour les castes régionales par où passe leur identité, les pèlerinages s’arrêtant à d’autres étapes (les pāñch badri) qu’on ne pourra détailler. Aux yeux de ses sujets, le roi est considéré comme la parole de Badrinath (bolando Badri), aux yeux de la divinité et du temple il n’est que le premier serviteur (pradhān sevāk). S’il agit pour son peuple comme agissait l’avatar violent, il se soumet aussi comme dévot à une divinité qui lui impose sa loi. Dans les deux cas, son aire d’autorité est relativisée par une instance supérieure, les cultes seuls ayant capacité d’identifier le particulier à l’universel. Il n’en va pas de même pour le Rawal. Il tient sa position d’une charge que lui remet un maître spirituel et la transmettra plus tard à un disciple. L’ordre qu’il représente est celui d’un grand réformateur ayant combattu pour une réunification de l’Inde en imposant aux quatre directions du sous-continent des ermitages semblables à celui de Badrinath. Les Rawal ne sont pas originaires de la région. Ce sont des brahmanes Nambudiri venus du Sud de l’Inde, du Kérala, où leur caste préserve les traditions les plus conservatrices du brahmanisme classique. Leur position, leur origine et leur appartenance le placent ainsi à la rencontre des valeurs universelles et des valeurs, pour lui locales, d’une royauté avec laquelle il est amené à composer pour mieux réaliser sa mission. Aussi, accueille-t-il le roi dans le temple avec le cérémonial que l’on réserve à un subordonné de marque, lui posant le tilak sur le front et lui faisant un cadeau de vêtements (khilāt) en échange des présents d’hommage que lui apporte le roi (nazarāna) en signe de vassalité. C’est une cérémonie inverse qui se produit au palais lorsque le Rawal s’y rend en visite, s’agenouillant pour recevoir du roi le tilak qu’il lui donnait au temple.
39Le Rawal et le roi incarnent donc les principaux personnages en relation avec le temple. Plusieurs contextes sont pour eux l’occasion de démontrer la complémentarité qui les lie. Mais le Rawal commande à la prêtrise et tient ici la responsabilité quasi exclusive des services religieux, tant à l’endroit des pèlerins qu’à celui des castes de la région. Ses origines sociales et son statut de renonçant le placent au-dessus et en dehors des limites du royaume tout comme la forme parfaite de l’avatar se situe au-dessus et en dehors des domaines où s’incarne sa forme violente. N’ayant, de ce point de vue, de relations homologues qu’à des niveaux inférieurs (le trône par rapport au clan) et dans des contextes limités (la réception du Rawal au palais) la présence royale, quoiqu’essentielle à l’économie générale du sanctuaire, reste englobée. Un détour par les légendes rapportées à l’origine du site nous permettra d’en préciser le modèle avant de revenir, pour conclure, aux différents parcours rituels et aux séquences calendaires qui en soulignent les implications objectives.
40D’un immense corpus mythique, auquel s’ajoutent les traditions orales et les légendes puraniques, nous ne prendrons que le squelette. L’ensemble se résume à deux grands registres : celui qui associe la fondation du lieu par rapport aux divinités du panthéon classique et celui qui s’attache à mettre en scène une articulation cosmogonique des dieux-souverains et des rois-avatars. Les deux semblent oublier le personnage particulier qu’était Narasimha, et c’est à travers Vishnou et le couple Nar-Nārāyan que s’agenceront les constructions.
41La dénomination du site et l’alternance des postures divines nous sont données par un récit souvent repris :
Vishnou reposait nonchalamment allongé sur le serpent Shesha saya, flottant sur un océan de lait pendant que Lakshmi, assise sur un lotus lui caressait les pieds. Narada, un homme âgé et respecté de tous, exprime alors sa réprobation au spectacle de sensualité et de nonchalance manifesté par le couple divin. Vexé par ses remarques, Vishnou renvoie Lakshmi chez les Nag Kanyas et disparaît dans la montagne. Il trouve enfin dans la vallée de Badrivan, nommée ainsi parce qu’elle était couverte de baies sauvages (de badri = les baies), un lieu propice à la méditation (yogdhyani). Lassée des Nags, Lakshmi part à sa recherche et, le voyant ainsi perdu dans ses exercices spirituels et environné par cette nature, s’adresse à lui en l’appelant par dérision « Badrināth », « Seigneur des baies ». Mais à la fois ironique et suppliante, elle lui demande instamment la permission de revenir auprès de lui en l’enjoignant d’abandonner son ascèse et de reprendre une vie conforme à l’amour qu’elle lui porte en s’habillant comme il convient dans le monde. Vishnou accepte finalement de se plier aux exigences de son épouse mais à trois conditions : que la vallée de Badrivan reste un lieu de méditation éloigné des désirs de ce monde, que sa divinité soit adorée sous les formes mondaines (śringārī) et ascétiques (yogdhyani) et que Lakshmī n’y soit satisfaite qu’en lui laissant le loisir de la méditation.
42Une légende puranique, racontée à Badrinath, rapporte que les premiers visiteurs du site furent Dharma et sa compagne Mūrti (Mātā Mūrti), fille de Daksha Prajāpati (identifiée aussi à Satī dont le corps démembré balise ces pīṭha dont on a parlé plus haut), venus faire pénitence et implorer Vishnou afin d’obtenir des enfants. C’est ainsi que, répondant à sa demande, le dieu accorde à Mūrti deux enfants Nar et Nārāyan. Les versions diffèrent, Mūrti donnant naissance à deux fils conçus parfois comme jumeaux, le plus souvent comme aîné et cadet, parfois aussi ne délivrant qu’un fils Nārāyan qui, à son tour produit de lui-même et grâce à son ascèse, Nar. Nar et Nārāyan s’installent alors à Badrivan. Surviennent ensuite de nombreux épisodes liés aux exploits de Nar et de Nārāyan gagnant le respect des dieux par les combats qu’ils livrent aux démons. Nous en mentionnerons deux. Celui de Prahlad (dont on se souvient qu’il est le fils d’un asura et asura lui-même) qui, parvenant à Badrivan, défie Nar et Nārāyan en combat singulier, les soupçonnant de simuler une sagesse exagérée. Nar le soumet, à la suite de quoi les deux êtres jugeant que leur tranquillité n’est plus entière, se retirent au sommet des deux pics qui portent leur nom, laissant à Prahlad qui leur est désormais acquis le soin de rester dans ce monde en position de dévot. L’épisode est intéressant, puisqu’en nous faisant retrouver le dévot qui siégait à côté de Narsingh dans le sanctuaire de Joshimath et le Narsingh végétarien abrité à Hanol dans le temple de Mahasu, il nous met en scène un combat où seul Nar intervient. Il faudrait sans doute aller chercher dans l’épopée confirmation de cette indication rapide. En effet, partie du Mahābharata, Madeleine Biardeau nous montre comment cette dichotomie de Nar et de Nārāyan dont la naissance particulière nous avait fait sentir l’importance, est en réalité hypostasiée en une paire indissociable. Tous deux sont là pour accomplir la fonction d’avatar suprême. Leurs rôles ne sont pourtant pas confondus : Nar est un personnage actif qui n’hésite pas à intervenir et à combattre, à la différence de Nārāyan qui, lui, ne prend aucune part à l’action. Bloquant le chemin du ciel avec des pans entiers de montagne, Nar empêche les démons d’atteindre les dieux, les obligeant à regagner la terre et le sous-sol. Les dieux confient alors à Nar le liquide d’immortalité, lui donnant l’épithète de « kirītin », « le couronné ». Motivé, ailleurs dans la Bhagavat-gītā, par le dédoublement de Krishna en Arjuna, Nar représente ici le roi humain idéal qui doit jouer le rôle d’avatar sur la terre pendant que Nārāyan assiste immobile et détaché aux efforts de cette autre part de lui-même.
43Un conte, fréquemment raconté dans les villages garhwalis nous apprend comment Śiva et sa compagne Pārvatī, se rendant un jour vers l’Alaknanda où ils désiraient se baigner, découvrirent au bord du chemin un nourrisson abandonné. L’enfant recueilli n’était autre que Krishna. Quelque temps plus tard, celui-ci réclame que Shiva le laisse retourner là où il l’avait trouvé. Et c’est ainsi que depuis lors, le culte de Shiva comme Nārāyan s’est instauré à Badrivan. Autre récit encore que celui du roi Vishal vaincu à la guerre et ayant perdu son royaume. Défait par un tyran qui avait abusé de lui, Vishal se retire du monde et à la suite d’une longue ascèse, gagne les faveurs de Badrinath qui lui restitue sa légitimité. Retournement presque parfait du thème de fondation de Joshimath où l’avatar blessé avait chassé le roi, ce dernier récit, loin de nous montrer comment Narasiṃha s’installe après avoir chassé le mauvais roi, nous propose au contraire un Badrinath venant au secours d’un bon roi.
44L’absence de sacrifices sanglants et de transes ne veut pas dire qu’à Badrinath une exclusive dévotion conduise les pèlerins à venir gagner leur salut, bien au contraire. Si les parcours du royaume réunissent à Badrinath des castes venues adorer le modèle de leur roi, ceux du pèlerinage nous montrent un faciès différent. De fait, les pèlerins achèvent à Badrinath un long parcours de deuil commencé à l’entrée même du royaume. C’est à Hardwar en effet, ou à Rishikesh, deux villes en bordure du Gange par où pénètrent les principales routes de pèlerinage, que les pèlerins hindous sont pris en charge par des accompagnateurs rituels, sortes de guides appartenant à une catégorie de brahmanes d’assez bas statut, les Panda. Ceux-ci vont les mener tout au long du chemin par des étapes quotidiennes qui leur sont réservées. Les villages sont dans la mesure du possible évités, comme le sont également les contacts avec les populations. Une longue série rituelle commencée par un rite funéraire, souvent même par l’immersion des cendres d’un mort de leur famille, se referme au Brahmo Kapal avec l’offrande des boulettes aux ancêtres (piṇḍakaraṇ), suivie du bain de purification requis avant toute visite dans le temple de Badrinath. C’est là que cessent les services des Panda et que leur sont remis les honoraires rituels. Or, les Panda dépendent principalement du temple de Badrinath et relèvent tous de l’autorité du roi. La responsabilité quasi exclusive de la prêtrise revient bien au Rawal, mais n’inclut pas celle des Panda qui, sous le contrôle royal, mais dans la dépendance du temple, encadrent ceux qui apparaissent comme des impurs qu’il faut tenir éloignés des castes du royaume dont ils pourraient menacer l’ordonnancement des puretés relatives. À concevoir ainsi le pèlerinage comme une association de dévotion et de deuil nous ne retrouverions pas seulement les références abstraites à des valeurs religieuses mais l’expression sociale de ce que les rituels d’Hanol autour du Dharmaraja, et le partage des fêtes de Joshimath avaient organisé à des niveaux discrets.
45Si le roi contrôle bien les pèlerins, dont plusieurs traits montrent qu’ils sont tous des deuilleurs, pour protéger de l’impureté des sujets qui n’en seraient pas, il est aussi le seul de son royaume à être explicitement associé à un rite funéraire lors des cérémonies d’ouverture du temple de Badrinath.
46En conjonction avec la remontée de la forme mobile, accompagnée par le Rawal, les rites d’ouverture se font en présence du prêtre particulier attaché au royaume par la personne du roi (le rāj purohit). La première cérémonie qui les suit est effectuée au nom du roi par le purohit qui, non seulement le représente, mais le remplace. Il s’agit d’un śrāddha où l’officiant sert d’intermédiaire comme véhicule de l’offrande et représentant des morts. Le purohit asperge le dieu de riz et d’eau, puis, tourné vers le sud répand de l’eau et du sel, nommant le roi, ses ancêtres, et tous les dieux. Puis il se rend au Brahmo Kapal et y effectue l’offrande des boulettes, remonte au temple où le Rawal lui présente un repas. Il ne manquait alors qu’à Badrinath lui-même de manifester l’impureté pour mieux la circonscrire et la neutraliser. Les rites de kārttika, à la fin de l’automne, après le retour de Mana, et à la veille des fermetures du temple, en feront faire l’expérience : tout le mois, le bhog que Badrinath distribue aux fidèles assemblés ne comprend plus les plats de riz safrané ni les sucreries habituelles mais se compose de lentilles noires et de riz blanc : le kichri, normalement servi pendant les treize jours de deuil pour la famille d’un défunt.
Essai de conclusion
47Notre boucle elle aussi se referme, sans joindre tout à fait cet autre bout où nous l’avions ouverte. Les temples qui lui montraient sa direction s’ordonnant au travers d’un espace par des recouvrements hostiles aux fermetures. À la faveur peut-être de la disparition de la couronne et d’un renforcement sensible du pôle sectaire, les faits nous ont montré que ce n’étaient jamais les rois qui étaient de nature divine mais que ce sont les dieux qui ont une nature royale. En insistant alors sur la nature royale des dieux, les castes cherchaient sans doute à nous dire qu’elles n’entendaient à aucun moment reconnaître au royaume des hommes la faculté d’ordonner le social. Et, séparant ainsi le monde des unités politiques de celui des unités de culte, s’enseignaient à elles-mêmes en nous enseignant du même coup, que les frontières territoriales du royaume ne trouvaient en définitive leur finalité qu’à travers celles des temples par où s’incarnaient l’identité régionale d’une configuration sociologique. Dans l’apparent enchevêtrement des faits s’inscrivait désormais un ordre d’une surprenante rigueur, la combinaison d’éléments rituels, sacerdotaux, calendaires et mythiques venant ensemble révéler ce que chacun ne pouvait traduire qu’incomplètement. Nous étions invariablement renvoyés à une distribution des hommes et aux valeurs qui présidaient à leurs relations. Deux schèmes distincts, parfaitement illustrés dans la respiration spatiale des temples, pouvaient en rendre compte : le premier, précisait une opposition à deux éléments où l’un des termes englobait l’autre pour donner sens à l’ensemble : à Hanol, Mahasu/ Narsingh dans Mahasu ; à Joshimath, Narsingh/Vasudev dans Narsingh ; à Badrinath, śringārī/yogdhyāni dans śringārī, marquant une totalité par des relations. Le second schème rapportait une opposition de deux termes à un troisième élément définissant l’ensemble avec chaque fois la possibilité de retournement : à Hanol, Narsingh et Mahasu par rapport aux démons, Mahasu et les démons par rapport à Narsingh ; à Joshimath, Narsingh et Vasudev par rapport à Badrinath, Vasudev et Badrinath par rapport à Narsingh ; à Badrinath, Badrinath et Nar par rapport à Nārāyan, Nar et Nārāyan par rapport à Badrinath. Mais nous pourrions encore étendre toutes ces implications aux relations des dieux et des déesses et à cet étonnant retour vers la souillure et les démons que réalisait Badrinath dans sa période de deuil et la présence de Ghantkāran à Mana que nous avions cru avoir abandonné à Mahasu avec les incidences dramatiques de la dette et de la mort. Autrement dit, la pureté ne se définissait d’autant mieux qu’elle était regardée du côté de la souillure et la souillure par son voisinage avec la pureté. Ce deuxième schème nous permettait alors d’établir les relations fondamentales qu’entretenaient les totalités.
48En contrepoint des valeurs formelles d’une idéologie empruntée aux textes, l’ethnographie du temple nous a fait reconnaître la place de ces valeurs réelles qu’assuraient la présence des chefs temporels et d’une prêtrise différenciée. Ici encore, ce qui régnait sur la violence était en fait d’essence contraire. Une autre façon d’approcher le temple a consisté à se demander qui participait au culte et, par un inventaire des offrandes et du calendrier rituel, d’arriver à un inventaire des dieux. Ici encore, chaque ensemble formé nous renvoyait à un ensemble plus large ou d’ordre supérieur, à autre chose qui le dépassait en le transcendant. Venant doubler une première distribution spatiale des dieux, un découpage de l’axe temporel confirmait sa nature hiérarchique (Fabian 1985 : 111, 113, 116, 152 ; Valéri 1985 : 38-44, 171 sq.). Notre tâche s’est donc efforcée d’en baliser précisément les contextes, sans oublier à aucun moment que les catégories analysées à l’endroit des temples étaient d’abord le fruit d’une pensée sociale. L’institution des castes ne venait pas toujours s’y affirmer avec la présence qu’on aurait pu attendre, mais les principes qui la gouvernent s’y rencontraient sans exception.
49À la différence des figures géométriques des mathématiques ou des organes de nature biologique dont les parties ont même forme ou même structure que le tout, à ceci près qu’elles sont d’une échelle différente, ici, non seulement l’échelle est différente mais la totalité, quoique de même esprit, est inversée, retournée et enrichie. La discontinuité des formes et les distributions particulières de temples ne donnent jamais à croire qu’elles soient interrompues ni fragmentaires.
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Notes de bas de page
1 J’ai essayé d’en faire l’épreuve dans un article consacré aux différentes modalités de la justice, où l’exercice de la fonction royale semblait encore aujourd’hui s’accommoder parfaitement de l’absence politique du roi destitué depuis 1949 (Galey 1984 : 371-420).
2 Nous verrons que, sans exprimer aussi clairement la dichotomie du divin mise en relief par l’analyse de Dumont à propos d’Aiyanar (1953) et à l’endroit des cultes de nad (1957 : 317-371), le matériel mobilisé ici illustrait un principe de classement identique. Si l’on ajoute à cela les contributions récentes de M. L. Reiniche (1976), de Van den Hoek (1978) on trouverait alors les éléments d’une comparaison solide, quoiqu’inattendue, entre les franges himalayennes et la pointe méridionale du pays tamoul. M. Moore (1985) pour le Kérala, G. Obeyesekere (The cult of the Goddess Pattini, Chicago, 1985) pour le Kerala et Ceylan complètent encore la richesse de son expression. Sans compter les travaux de M. biardeau (1971, mais surtout : Narasimha et ses sanctuaires, Narasiṃha mythe et culte, Puruṣārtha I, 1975 ; pp. 31-66) qui lui donnent une valeur pan-indienne nous engageant à le considérer ici comme une variante tout à fait exemplaire.
3 Il serait intéressant de rapprocher l’interprétation ‘ hanolienne ’ des versions officielles qu’en donnaient à la fin du siècle dernier les responsables de la cour chargés de mettre un terme à des pratiques jugées barbares et condamnées au nom d’une superstition qu’auraient dénoncées les pouvoirs britanniques de l’époque. Plusieurs des membres de la famille royale m’en donnent aujourd’hui une lecture différente et, somme toute, assez proche de la croyance locale : accepter que l’on célèbre le Beduarth, c’est accepter d’une certaine manière la présence d’une suprématie démonique contraire à la souveraineté du palais parce qu’elle attaque la toute puissance de l’avatar tutélaire.
4 Appelés encore Nar et Nārayan par les Garhwalis et dont on verra l’importance à Badrinath, tant dans le temple que sur le site.
5 L’historiographie et les témoignages se retrouvent presque unanimement pour marquer l’ancienneté et l’importance régionale de Joshimath. C’est cependant la multiplicité des versions qui livre l’enseignement le plus riche. La légitimité et l’identité passent d’abord par leur inclusion dans des thèmes mythiques. Et ce sont eux qui permettent d’interpréter une épigraphie sybilline en lui fournissant son fil directeur. Cf. Pati Ram, Garhwal Ancient and Modern, Simla Army Press, 1916 ; E.A. T. Atkinson, The Himalayan Gazetteer, vol. II, Part 2, Delhi 1974 Cosmos Reprints (ed. orig. 1884) ; G. S. Walton, British Garhwal : a Gazetteer. vol. XXXVI of the Districts Gazetteers of the United Provinces of Agra and Oudlh, 1910, Govt Press ; S. P. Dabral, Uttarākhand kā Itihāsa, Dogadā, 5 vols, 1973, vols 2 et 3. Plus généralement, il est important de confronter ces lectures « normatives » avec tout le corpus de littérature orale des différentes principautés du royaume qui, toutes, avec des accents divers, reprennent cette articulation d’une chefferie autochtone à un clan royal pour expliquer le fondement du royaume et du temple tutélaire. J’en ai fait la démonstration pour la Bhillangana, en en proposant l’hypothèse, pour étendre la comparaison aux relations caste-tribu dans le sous-continent, cf. J. C. Galey Les Angles de l’Inde, Annales, E.S.C. 1986, vol. 5.
6 Ils sont localisés dans le Patti Malla Paenkhanda du Pargana de Nagpur et s’opposent aux autres Khanduri ’ cadets ’, assignés à une subdivision du paṭṭi en Talla Paenkhanda (comme le bas, talla, se distingue du haut, malla). On rappellera ici la traduction que font de cette hiérarchie les affectations des Dimri aînés et cadets dans la prêtrise des deux branches.
7 Ils appartiennent en effet au groupe Mārccha, le qualificatif qu’ils se donnent ici, dont l’importance est pour nous évidente puisqu’elle signale un lien avec le royaume retrouvant l’un des thèmes mythiques, ne doit cependant pas les faire confondre avec les Gaddi, un groupe pastoral de l’Himachal Pradesh.
8 J’avais montré l’alternance du même ordre dans les séquences de clôture de la fête d’Hanol avec les danses et la distribution des noix. Le fait local concentrerait ici la tension à l’intérieur d’un seul ensemble cérémoniel, là où Joshimath s’attache au contraire à la déployer et dans l’espace et dans le temps : Galey 1980 : 155-163.
9 L’importance donnée aux ‘ trous ’ et aux cavernes souterraines dans la définition de l’espace d’un site a été clairement mise en relief par Marie-Claude Porcher dans son analyse du Kāñcīmāhātmya (cf. L’Espace du Temple, I, Espaces, Itinéraires, Médiations, Puruṣārtha 8, 1985). Notons encore que cette figure souterraine de Bhairava pourrait évoquer l’analogie de Mahasu et de Mahadev. L’identification de Bhairava à une forme terrible de Shiva ajoute ici un élément à cette autre dualité Vishnou/Shiva qui ne fait pas l’objet de ce travail, mais dont les temples garhwalis démontrent l’importance. Retenons ici cette verticale qui relie la forme purifiée de l’avatar à une forme souillée d’un guerrier de Shiva assoiffé de sang. Sur l’origine tribale de Bhairava – une hypothèse qui conforterait certains éléments de cette analyse – on se reportera à G. D. Sontheimer, Birobā, Mhaskobā und Khandobā : Ursprung, Geschichte und Umwelt von Pastoralen Gottheiten in Māhāraṣhṭra. Band 21, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1976.
10 Je laisse ici à une analyse exhaustive le soin de faire un inventaire complet des figurines qui occupent également l’entourage de Badrinath. Je n’ai ici mentionné que ceux des dieux dont la présence est significative dans les relations avec les deux premiers exemples. Une prise en compte générale me contraindrait à faire intervenir d’autres dimensions et d’autres temples qu’il est impossible de mobiliser ici.
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