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Le temple d’Eklingji et le royaume du Mewar (Rajasthan)
Rapport au divin, royauté et territoire : sources d’une maîtrise
The Eklingji temple and the kingdom of Mewar (Rajasthan) (kingship, the relationship to the divine and territory)
p. 15-30
Résumés
Le lien de la dynastie royale du Mewar avec sa divinité tutélaire (une forme de Śiva) est établi dans un ensemble mythique de récits et dans le culte qui est rendu au temple d’Eklingji.
L’analyse des récits et de l’organisation du culte montre que, contrairement à ce que laisserait prévoir une conception fonctionnaliste de la royauté sacrée il ne s’agit pas d’un lien d’identification. Les rapports du roi à la divinité tutélaire et au territoire passent par un ensemble différencié de médiations et le roi est lui-même en relation avec une multiplicité de divinités.
La royauté s’avère multiple dans son rapport à l’espace (le réseau des parents consanguins et alliés, amis ou ennemis) et au temps (la succession des générations). Les « particuliers » (rois ou maîtres de maison) n’accèdent à l’universel qu’à travers un continuum espace-temps qui les enveloppe. Il n’y a pas là les fondements d’une conception unitaire et sacrée du territoire.
The link between the royal dynasty of Mewar and its tutelar deity (a form of Shiva) is established in a set of mythical tales and in the worship at the temple of Eklingji. Their analysis shows that this link is not one of identity king = god, contrarily to what a functionnalist concept of kingship as sacred might lead to expect. The king is related to his tutelar deity and to the territory he controls through a differentiated set of mediations, and he is also related to a multiplicity of other deities.
Multiple in its relationship to space (as a network of kin-related warring neighbours) and to time (as a line of succeeding generations), kingship (just as householding) can attain a universality of value only by letting itself be envelopped in a time-space – continuum. This could not lay the foundations for a unitary conception of territory as “sacred”.
Texte intégral
Le thème : la démarche et ses limites


Le temple d’Eklingji est le siège de la divinité qui a, selon le mythe, donné à une dynastie Rajput de clan Gehlot la force (et donc le droit) d’exercer la fonction royale sur des territoires contrôlables par l’antique forteresse de Chittorgarh ; un ensemble de territoires qui, durant un millénaire et dans une extension variable, a constitué le royaume du Mewar, jusqu’à la fusion de celui-ci dans l’État moderne du Rajasthan, fédéré au sem de l’Union Indienne après l’Indépendance de 1947.
1La question que l’on pose ici est celle du sens et du rôle que reçoit la fonction royale dans son rapport au divin, rapport dont le temple est un des lieux. On se demande, plus particulièrement, ce que ce rapport au divin donne comme sens et comme contenu aux notions d’extension territoriale et de limites d’un royaume.
2Cette étude ne peut être menée sans rappeler que le royaume du Mewar faisait partie d’un système de royaumes gouvernés par des dynasties de la caste royale et guerrière des Rajput. La logique (guerrière) de ce système s’organisait suivant les liens de filiation (aînesse) et de mariage (hypergamie) internes à la caste royale. Ce n’est pas la caste (comme système concret) qui est enfermée dans le royaume mais bien le contraire : du point de vue de la société comme ensemble, ce sont les royaumes qui sont contenus dans la caste – royale en l’occurrence.
3Ces résultats, qui sont apparus dans nos précédentes études1, apportaient une première confirmation, du point de vue de l’organisation sociale et régionale d’ensemble, de l’hypothèse proposée par Louis Dumont pour rendre compte de la place du pouvoir dans le monde indien de la caste et du statut : la royauté ne s’exerce sur une population spatialement localisée, de façon légitime, que si elle reconnaît la supériorité des valeurs hiérarchiques de la caste et des relations de statut régies par ces valeurs. La dimension territoriale apparaît comme subordonnée au principe hiérarchique de la caste, et non comme donnant à celui-ci un cadre sociologiquement ou juridiquement contraignant. Le royal (le « politique ») n’est pas au principe de ce qui fait l’unité et la cohérence des valeurs sociales2.
4On voudrait préciser ici le statut du territoire dans la fonction royale, en partant cette fois de l’examen d’un rapport interne au royaume (au moins en première approximation), celui du roi à une divinité tutélaire. Ce que l’on espère montrer dans cette première approche anthropologique de faits religieux, sans avoir la prétention d’être exhaustif ni définitif, c’est que les propositions courantes dans ces études, du type : « le temple est le lieu d’affirmation du pouvoir royal » ou « le royal s’identifie au divin », impliquent, du point de vue sociologique, une théorie : elles ne sont pas de simples constatations d’une mentalité religieuse. Cette théorie fait du « politique » l’opérateur fondamental de l’unification ou de la totalisation de la société.
5Et l’on aura à se poser la question : dire que « le Temple » (royal en tous cas) constitue un pôle de diffusion, dans la société, du pouvoir unificateur de la royauté, n’est-ce pas « sauver » – à mauvais escient – cette théorie, alors qu’elle a une tendance évidente aux yeux de beaucoup à perdre sa valeur explicative ? N’avons-nous pas affaire ici à un milieu social et culturel où ce qui est hiérarchiquement supérieur et plus déterminant est « englobant » plutôt que « central », où le politique est, par définition, multipolaire et mouvant et où l’on a plus souvent affaire à un réseau de relations de hiérarchie, de différenciation, d’identification et d’échange qu’à des institutions qui fixeraient le statut de ceux qui concourent à leur maintien. À un milieu où se cristallisent, de façon inégale et provisoire, des institutions qui ne gardent un sens et une vie qu’à travers les rituels et les mythes liés au statut de ceux qui les exécutent ou les racontent ? Bref, dans quelle mesure peut-on affirmer qu’un « grand temple royal » est socialement « central », alors que, le plus souvent, il constitue, d’une part, le but d’un pèlerinage individuel, dévotionnel et salvateur, et d’autre part, un et un seulement des lieux de légitimation d’une dynastie royale qui partage la scène de la tragi-comédie du pouvoir avec une multiplicité d’autres dynasties tout aussi agressives et provisoires ?
6Le matériel de l’enquête ethnographique sera présenté et analysé en deux parties.
7Les trois épisodes majeurs du mythe de fondation dynastique qui donne à la divinité d’Eklingji un rôle primordial nous mettront, d’abord, sur la voie des rapports sociaux et religieux qui apparaissent nécessaires à l’établissement du pouvoir royal des Gehlot sur ce qui sera le Mewar : l’ancêtre fondateur a reçu la force conquérante grâce à sa dévotion pour la divinité (une forme de Śiva, surgie du sol), et en devenant le disciple de l’ascète, premier dévot et gardien de la divinité ; il a été recueilli, dans la défaite, par une famille de brahmanes, qui sont devenus et restés les prêtres et gardiens de sa déesse domestique tutélaire ; il a enfin pu vaincre et asseoir son pouvoir sur la forteresse de Chittorgarh grâce à l’aide d’aborigènes de tribus Bhils des montagnes où se situe Eklingji. Ici, la conquête du droit de régner s’applique fondamentalement à un point : la forteresse, plutôt qu’à un territoire délimité. Mais, complémentairement, le détenteur de ce droit voit son statut s’affirmer dans une extension temporelle, et non spatiale, le long de l’axe lignager, en référence à la divinité tutélaire de sa famille.
8Dans son rapport à la dynastie royale du Mewar, le temple d’Eklingji apparaît comme unique, mais en opposition aux autres temples de divinités tutélaires d’autres dynasties régnant sur des royaumes voisins. En même temps, il est un temple parmi d’autres, dans le rapport de la royauté (et de tous les autres « particuliers » du royaume) au territoire et à d’autres aspects de la vie (vie biologique, etc.).
9C’est ainsi que l’observation du culte de la déesse tutélaire rendu au palais d’Udaipur3 lors de la période festive de Navarātri (les « Neuf nuits » et, particulièrement, le « Dixième jour »), ainsi qu’au temple de la déesse situé aux limites de la ville et à ceux des palais des « Seize Barons » qui forment la ceinture de protection militaire autour de la capitale (et non à ce qui serait, dans un autre contexte, les « marches » du royaume), nous permettra ensuite de commencer à explorer la multiplicité des niveaux de culte et de représentation en référence auxquels se réaffirme et se maintient le droit royal. Ici, l’extension spatiale ne se fait pas à partir d’un centre, mais dans les mailles d’un réseau de liens agnatiques et matrimoniaux où s’insère la dynastie régnante.
10On voit déjà vers quelles conclusions notre enquête semble devoir aboutir : la situation d’un « temple royal » dans l’espace social du royaume fait ressortir que c’est plutôt en rapport avec une multiplicité de temples que la fonction royale s’affirme ; la souveraineté territoriale se définit à travers un ensemble de rapports aux mondes supérieurs et inférieurs. On a affaire à une « géographie humaine » exprimée en termes religieux, plutôt qu’à une « géographie sacrée » qui s’établirait sur une correspondance du type « une divinité-un roi » ; une géographie qui ne touche au sol qu’à travers une multiplicité de rapports à des divinités et à des hommes ; il semble que l’on soit, en somme, au plus près du sol dans le rapport d’un roi hindou avec les populations tribales. Là, comme en d’autres points ou moments de la vie sociale du monde indien, s’exprime une nécessaire complémentarité entre l’universel et le particulier, le pan-indien et le royal, le renoncement et l’ordre mondain du dharma.
11Une ligne de recherche s’ouvre peut-être sur le rapport entre le monde de la caste et celui de la tribu ; leur antagonisme, bien réel, ne les a probablement jamais autant isolés l’un de l’autre qu’on a pu le penser jusqu’ici.
12Mais, pour permettre une lecture utile de cet article, précisons d’abord ses limites, ou plutôt celles de son auteur. L’auteur est un anthropologue social d’un genre « classique ». Il s’est d’abord intéressé au temple, non pas tant par ce qu’il « signifie » en lui-même et par lui-même, mais en tant qu’il « renvoie » à certains aspects de l’organisation sociale.
13En somme, l’auteur n’a fait que s’approcher de l’entrée du temple, et en effectue une première pradakṣiṇā4 par le contexte social. Il ne prétend nullement avoir pénétré au cœur même du temple, au cœur même de sa signification et dans son rôle, même social. Mais il pense qu’une telle démarche, d’évitement en quelque manière, est aussi une des façons, utile et peut-être même indispensable, de circonscrire le sujet : de circonscrire un espace, pour mieux saisir, par la suite, le sens de son organisation interne.
14Il y a probablement, sous-jacente à cette démarche, l’hypothèse que l’intérieur du temple (quand il sera mieux connu par l’auteur, à travers sa distribution spatiale, le culte qui le met en mouvement et les mythes qui disent le sens de ce mouvement) apparaîtra comme n’étant pas, d’un point de vue sociologique, d’une nature essentiellement différente de l’extérieur. On a tracé un cercle là. On aurait pu le tracer ailleurs (et on l’a fait...).
15Ceci dit, l’auteur admet n’avoir pas de raison de penser que, en fait, le temple renverrait à autre chose que lui-même : un texte doit d’abord être lu en lui-même, avant de se demander s’il renvoit à autre chose. Mais l’expérience de l’auteur l’a jusqu’ici porté vers les faits d’organisation sociale (« extérieurs » au texte mythique et au rituel qui informent et modèlent l’espace intérieur du temple). Il se contente ici, maladroitement, avec les forces à sa disposition, et en nourrissant son optimisme de l’hypothèse évoquée ci-dessus à propos de l’homogénéité probable entre espace « extérieur » et espace « intérieur », de mieux cerner le sujet, avant de le traiter à fond dans une étape ultérieure. Il espère malgré tout qu’une telle approche s’avère utile même pour ses savants collègues qui ont déjà, depuis longtemps franchi au moins, la porte de la première enceinte, quand ils ne se sont pas déjà approchés, comme certains d’entre eux, de la « matrice » (garbhagṛha).
16Il souhaite en tout cas qu’elle les aide à écarter certaines hypothèses (implicites souvent, parfois explicites) que l’on trouve sous leur plume, et qui concernent non le seul espace intérieur du temple, mais sa place, son rôle, son sens par rapport à la société environnante ; certaines hypothèses sur la nature même du social (qu’ils formulent inévitablement, même dans un silence typiquement brahmanique). Car, justement, qu’est-ce que la distinction d’un « intérieur » et d’un « extérieur » dans le monde (mental) indien ? La façon d’établir une telle distinction (et de la « dépasser », de l’englober dans une conception des rapports entre le particulier et l’universel) n’est-elle pas elle-même constitutive du social dans ce monde ? Et s’avère-t-elle si différente, dans le fond, des façons d’envisager le social dans d’autres mondes apparemment fort « étrangers », tels l’Europe, l’Afrique, l’Océanie, la Chine, etc.?
17Bref, à partir de faits d’organisation sociale déjà établis et vérifiés dans l’enquête en corrélation significative les uns avec les autres, on essaie d’aller vers le sens des choses tel qu’il est vécu par les acteurs (sens qui ne peut être ici que « religieux »).
18Peut-être sera-t-on (agréablement) surpris de voir combien une telle démarche peut rapprocher du sens, du cœur des choses, malgré tout ce qu’elle a de périphérique, d’extérieur, de sociologique, d’ethnographique et limité.
La légitimité mythique de la royauté : le discontinu et le continu, l’espace et le temps, la force et le droit
19La dynastie qui règne sur le Mewar depuis un bon millénaire entretient une relation essentielle avec la divinité du temple d’Eklingji, qui est nommée « Ekalingam » (« liṅgam unique », une forme de Śi va, qui est un liṅgam dit « à cinq faces »).
20Quelle est la nature exacte de cette relation ? Quel sens prend-elle, à travers les mythes ou récits qui la racontent et les rites qui la mettent en scène et l’instituent ? Y a-t-il en particulier une « identification » entre la personne du roi et la divinité ? Et qu’est-ce à dire exactement ?
21L’ensemble des récits de fondation, lentement fondus en un tout cohérent5 (et présenté comme tel par les habitants actuels de la région et par les historiens qui l’illustrent), repose sur une variété de sources (aujourd’hui plus ou moins vérifiables) : inscriptions, récits oraux, contes et légendes racontés aux enfants (petits et grands), lectures rituelles, etc.
22Cet ensemble a donc un caractère mythique évident et nous ne nous poserons pas ici la question de son historicité. Il nous permet en tous cas de comprendre comment est fondée la légitimité du droit à régner d’une dynastie de la caste guerrière et royale du Rajasthan (les Rajput), aux yeux du roi comme à ceux de ses éminents « conseillers » brahmanes, aux yeux des anciens occupants de la région comme à ceux (qui sait ?) des dieux.
23Le récit de fondation du droit d’une famille du clan Rajput des Gehlot6 à régner sur le Mewar peut se décomposer en trois épisodes principaux qui correspondent à trois modes de rapport du héros fondateur à la divinité, c’est-à-dire à trois types de médiation par lesquels passe ce rapport. Façon de dire comment et pourquoi ce droit a été fondé, conquis et maintenu (ou reconquis).
Premier épisode
24Le héros fondateur, Bappa Rawal, seul enfant rescapé d’une famille du clan Gehlot vaincue à la guerre et massacrée dans la région de l’actuel Eklingji, est recueilli par un brahmane qui le sauve de ses poursuivants (décidés à le supprimer pour éviter toute vengeance)7. C’est la famille de ce brahmane qui va occuper la position de purohit du roi (c’est-à-dire, tour à tour ou en même temps, son agent rituel, son représentant quand il est absent au moment des rituels exécutés pour lui, son conseiller « politique »). C’est cette famille qui, jusqu’aujourd’hui, a la responsabilité du culte de la déesse domestique tutélaire de la famille royale du Mewar (et qui en garde l’idole principale dans sa propre maison, comme pour marquer le souvenir de son rôle salvateur et de la relation toute spéciale qui s’est ainsi instituée avec la famille régnante).
Deuxième épisode
25Devenu jeune homme, Bappa Rawal se promène dans la forêt. Il rencontre un ascète qui s’est fait le dévot et le gardien d’un liṅgam de pierre surgi « miraculeusement » du sol. Il devient le disciple de l’ascète et le dévot du liṅgam. Pour prix de sa dévotion, il reçoit en récompense la force de reconquérir l’exercice du droit à régner sur un territoire, exercice dont sa famille avait été privée de par sa défaite et sa quasi-extermination. Cette force lui est donnée (transmise8 en même temps que « annoncée ») au moment où l’ascète, son gourou, quittant son séjour terrestre et s’élevant vers la sphère céleste et divine, le laisse désormais seul gardien et dévot du liṅgam9. Bappa Rawal s’assurera effectivement, dans des guerres victorieuses, la possession de la forteresse de Chittorgarh qui, de mémoire mythique aussi bien qu’historique, a « toujours » représenté, au moins jusqu’au xviie siècle, le point fortifié commandant la défense (et permettant le contrôle) de la région du Mewar10.
Troisième épisode
26C’est en partie grâce à l’aide de certains chefs de tribus Bhils11 que Bappa Rawal peut effectuer cette reconquête, de même que ses ennemis (eux-mêmes Rajput) avaient bénéficié du soutien d’autres chefs Bhils pour (presque) anéantir sa famille. Désormais, les populations dites « tribales » par les hindous (c’est-à-dire considérées comme ne vivant pas correctement selon le dharma, mais comme susceptibles d’y être gagnées, par la force ou la persuasion) vont se trouver dans une position difficile et ambiguë par rapport au roi hindou et à ses sujets vivant selon le dharma : à la fois celle de vaincus et celle d’alliés ; une position qui peut cependant faire sens, au moins du point de vue des hindous, dans le monde hiérarchique de la caste (et par rapport à lui) . Comme si les tribus constituaient un « extérieur » à l’intérieur même du monde indien12.
27À travers ces trois épisodes, c’est, en particulier, la question de la légitimité de la fonction royale qui se trouve posée. Pour que la force du roi soit légitimée et pour que son droit à régner prenne force, ce droit doit être maintenu, fondé et (re-) conquis à travers une série de rapports médiateurs dont les agents sont, respectivement, le purohit, le gourou et les tribus. Reconquis, sans doute, car dans ce monde-là on ne fonde jamais une royauté effective sans y avoir quelque titre, c’est-à-dire sans être d’un statut qui ouvre le droit à régner par héritage et /ou par alliance matrimoniale, statut qu’il importe de maintenir13. Dans cette perspective, l’ordre chronologique des trois épisodes est chargé de sens : le héros fondateur a été recueilli par le purohit (qui a pour fonction d’assurer rituellement le maintien de son statut) avant de devenir le disciple du gourou qui lui donne un accès direct à la grâce divine. La force que lui octroie sa divinité désormais tutélaire pour rétablir son droit ne trouve son efficace qu’avec le soutien militaire de chefs de tribu.
28En somme il s’agit tout autant, du point de vue hindou, de donner force au droit que de convertir la force en droit.
29Dans ces trois modes de rapport entre le héros fondateur et la divinité, l’idée de force ne s’oppose pas à celle de droit, elle la soutient, elle en constitue la substance même : le roi n’est-il pas guerrier par excellence ? Le droit à régner relève à la fois, de la vocation (donnée) et de la grâce (reçue), de la descendance lignagère et de la force conquérante (le plus souvent en rapport de transformation avec l’alliance matrimoniale).
30Autrement dit, la continuité – la maîtrise – que tente désespérément d’établir (ou plutôt de rétablir) la royauté dans un monde vécu (à l’imaginaire et au réel) comme profondément discontinu et chaotique, cette continuité ne peut s’exprimer ici dans la seule dimension spatiale.
31Dans celle-ci en effet, le pouvoir royal s’applique à un point (une forteresse) contrôlant une étendue territoriale qui n’est, par définition, pas délimitée à son pourtour mais seulement orientée dans les directions que peut prendre la force royale conquérante vers ses voisins (parents de la même caste ou chefs de tribu)14.
32Dans la dimension temporelle, en revanche, le pouvoir royal s’étend, sinon sur une surface, en tous cas suivant une ligne dynastique et lignagère qui établit un rapport de continuité entre les points (les personnes royales) qu’elle relie.
33Bref on ne peut définir l’espace au sens d’une étendue délimitée (intérieur/extérieur) que dans un ensemble espace-temps.
34La continuité spatiale (que l’on tente d’établir par la conquête et /ou le mariage) ne prend un sens et une histoire qu’en reliant l’antérieur au postérieur en rapport à la dimension lignagère, de même que, dans le monde hindou, on ne saurait opposer contradictoirement un extérieur à un intérieur. Ce qui est défini comme « extérieur » fait toujours partie intégrante de la définition d’une totalité particulière, c’est-à-dire de ce qui est vécu et représenté comme « l’intérieur » ; ce qui est défini comme « l’intérieur » constitue toujours un point d’appui et de vue nécessaires pour considérer (et peut-être maîtriser) ce que l’on définit comme le monde « extérieur ».
35De façon similaire et complémentaire, on peut dire que c’est grâce à la continuité permise par la liaison lignagère de l’antérieur et du postérieur (dans la dimension temporelle) que la dimension spatiale peut prendre sens et histoire malgré son caractère fragile, discontinu et toujours provisoire. Comme si l’on avait, en fait (ou est-ce en vérité ?... mais n’entrons pas, pour le moment, dans ces délicats et fondamentaux problèmes d’épistémologie et de rhétorique...) affaire à une réalité à trois dimensions, où espace et temps forment continuum.
36La vérité de ces considérations approximatives mais nécessaires sur la façon dont le besoin humain de continuité s’exprime dans le monde hindou ne restera utile et éclairante que si l’on garde simultanément en mémoire le fait non moins fondamental que la continuité ne peut prendre et garder sens humain que dans une confrontation constante avec le discontinu. Comme si c’était le discontinu qui, dans un mouvement pour ainsi dire brownien, constituait ou engendrait le continu (pour le défaire et le refaire sans cesse).
37À ce point de la réflexion, l’ethnographe est évidemment tenté de s’arrêter (il en a en tout cas le devoir...). Mais pas avant d’avoir constaté que les quelques « généralités » qui précèdent (et qui sortaient tout droit de l’observation) semblent bien rejoindre les propositions prises en considération par nos collègues des sciences de la matière et de la vie15, de même que par ceux des sciences de l’homme et de la société (on songe en particulier à la rhétorique, à l’esthétique, à la psychologie, à la philosophie du droit, sans vouloir définitivement désespérer de l’économie, ni même de la sociologie...16).
Identité, multiplicité et totalité : du particulier à l’universel
38Une première conclusion se dégage dès maintenant : la notion d’identification n’apparaît pas comme pertinente pour évoquer et comprendre la relation entre le héros fondateur de la dynastie royale et la divinité tutélaire de celle-ci. Cette notion implique en effet l’unicité de chacun des deux termes de la relation, ainsi que l’unicité de la relation elle-même. Or cette unicité ne se vérifie ni dans un cas ni dans l’autre.
39D’une part, et comme on l’a rappelé dès le départ, le Roi du Mewar n’est pas seul face à sa divinité tutélaire : il est, par définition, un roi parmi d’autres rois, tous en guerre et en alliance matrimoniale, tous liés à une divinité tutélaire.
40D’autre part, on vient de voir que la relation du roi à la divinité tutélaire de sa dynastie passe par une multiplicité de relations sociales et rituelles.
41Enfin, la dynastie royale n’est pas seulement en rapport avec cette divinité tutélaire mais, avec une multiplicité de divinités, qui forment ensemble un ou plusieurs panthéons.
42Bref, la royauté a bien ici un rapport avec le divin mais c’est un rapport médiatisé, qui renvoie à une conception complexe de l’accès (particulier) à l’universel. Ce rapport de la royauté au sacré constitue certes une des sources de maîtrise humaine du monde, mais elle est loin d’en être la seule source. Le roi est le type même du particulier, du maître de maison. On ne trouve pas dans le temple une idée à la fois royale et sacrale du social comme « fait total », pas plus que dans le palais.
43Dans la totalité spatiale et en mouvement qu’est le temple hindou l’idée de maîtrise est exprimée en terme d’accès au sacré plutôt que de qualité substantielle. Cette idée passe par un ensemble de rapports à différentes formes, différents niveaux ou ordres de l’universel.
44En somme, il ne faudrait pas prendre le temple comme une représentation de la société comme unifiée : le temple est une des représentations (apparemment privilégiée dans l’hindouisme, mais il y a eu, sur ce point, évolution significative à partir du brahmanisme, et il y a, à l’intérieur même de l’hindouisme, des accès encore plus privilégiés qui ne passent nullement par le temple) d’un accès à la totalité (c’est-à-dire à l’universel comme valeur). Ce n’est, pas plus que le palais, la totalité elle-même.
45Confrontés à une multiplicité de royautés divisées contre elles-mêmes, de nombreux spécialistes ont pu croire trouver dans le temple un substitut idéal à la royauté sacrée comme unificateur institutionnel, rituel et mythique de la société. Il n’en est rien puisque, comme on vient de le voir, si c’est bien à chaque fois dans l’altérité que l’identité se construit, le temple est un lieu où cet accès à l’idée de totalité, qui donne sens aux efforts de maîtrise, passe par une multiplicité de formes. Bref, nous sommes dans un monde où l’idée même d’unité s’avère rituellement multiple.
46Cette pluralité de rapports où se (re-)construit sans cesse, à travers des processus de différenciation, l’effort de maîtrise et d’identification, est marquée, d’emblée, dans le mythe fondateur du droit de la dynastie des Sisodia Ranawat17 à régner sur le Mewar qui nous a servi ici de point de départ. Le rapport de la dynastie à sa divinité tutélaire passe en effet par une multiplicité de médiations rituelles et institutionnelles :
Le Raj Purohit, héritier de la famille de brahmanes qui a recueilli le héros fondateur et a contribué à maintenir le statut de celui-ci en assurant le culte de sa déesse lignagère, organise aux équinoxes les grands cultes royaux de Navarātri et Dasaharā, centrés sur le sacrifice du buffle à la déesse ;
Les chefs de tribu mettent la dynastie royale du Mewar en rapport (humainement) direct avec le sol, la localité Et ce n’est sans doute pas un hasard si les officiants aux cultes de divinités territoriales subordonnées à la déesse s’avèrent souvent être des possédés d’origine (en tout cas considérée comme) tribale ;
L’ordre ascétique qui assure le culte du temple d’Eklingji, et dont la continuité dans le temps est assurée par une succession ininterrompue de maître à disciple18, met la dynastie royale et sa force guerrière (sinon souveraine) en rapport avec le monde pan-hindou des sectes et avec ce qui apparaît comme une « géographie sacrée » du sous-continent19.
47On voit maintenant que, non seulement le temple est un lieu où se jouent plusieurs formes d’accès à l’idée de totalité, mais, qui plus est, il y a une infinité de lieux de ce type : toute royauté est en rapport avec une multiplicité de temples.
48Non seulement une dynastie royale est – – et doit être – en rapport avec une multiplicité de divinités tutélaires, qui donnent sens à sa tentative de maîtrise territoriale, mais on la voit « patronner » une multiplicité de temples dont beaucoup n’ont rien à voir avec le territoire, mais donnent probablement accès à des niveaux supérieurs de maîtrise (à tout roi particulier pour ce qui concerne son royaume, indissolublement fait des hommes et de la terre qui les porte, comme à tout « particulier », maître de maison).
49En ce qui concerne le royaume du Mewar, c’est, en tout premier lieu, le cas du temple de Nathdwara, principal centre d’une secte viṣṇuite dont plusieurs des six autres sièges de maîtrise « spirituelle » se trouvent hors du territoire traditionnel du Mewar, même dans son extension maximum.
50Il est à ce propos remarquable que rien, dans la distribution spatiale des lieux de culte en rapport avec la dynastie royale du Mewar, ne corresponde à la géographie sacrée qui inscrit l’ensemble du sous-continent indien (hindou) dans le quadrilatère des points cardinaux.
51Par contre, le rôle des chefs de tribu dans la définition du rapport d’une dynastie hindoue au territoire suggère que l’on a probablement plutôt affaire, au plan particulier d’un royaume, à une géographie extrêmement « humaine » (divinités et démons n’occupent-ils pas, dans le monde hindou, la situation de castes supérieures et inférieures ?).
52Si l’on se souvient maintenant du grand œuvre de Paul Mus, on peut reprendre le vieux problème de la sociologie sacrée de l’Inde : car il apparaît maintenant possible de penser que ce n’est pas au brahmane que le roi-ksatriya est subordonné mais, comme le brahmane lui-même, à sa situation au sein de l’univers qui l’enveloppe, comme il enveloppe tout : gens, choses et le reste.
53Et c’est le moment de signaler un « détail » iconographique certainement significatif : le liṅgam qui représente la divinité tutélaire de la dynastie régnant sur le Mewar est dit « à cinq faces » ; c’est, en effet, une forme de poteau à quatre faces (anthropomorphiques), à laquelle vient s’ajouter le sommet, qui est considéré comme une cinquième « face ». Ce qui nous renvoit évidemment à la géographie du monde brahmanique (les cinq orients : points cardinaux et zénith), à sa psychologie comme à sa physique (qui raisonnent sur cinq éléments).
54Voilà qui devrait nous inciter à poursuivre dans la perspective tracée par Paul Mus dans son Boroboudour, pour combiner les sources ethnographiques, archéologiques et philologiques dans une perspective anthropologique.
55Si l’on rapproche le roi du bouddhisme (au centre d’un univers dont il s’agit de dissoudre l’illusion) et les rois de l’hindouisme, simples « bras » d’un ordre qui les enveloppe, on peut penser que cette dernière multiplicité de sujets (rois, particuliers maîtres de maison, renonçants) constitue une étape (logique, sinon chronologique) dans l’effort de maîtrise et d’abolition de la subjectivité accompli dans le monde indien depuis le modèle védique initial du sacrifice.
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Malamoud, Ch. (1980-1981), Conférence : 2. Terre et territoire, Annuaire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Ve section, t. LXXXIX, pp. 253- 254-
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Somani, R. V. (1976), History of Mewar. Jaipur.
Stern, H. (1973), Le pouvoir dans l’Inde traditionnelle : caste, territoire et parenté ; approche théorique et étude régionale (Rajasthan), in L’Homme, XIII (1-2), pp. 50-70.
Notes de bas de page
1 Voir en particulier Stern 1973. Une publication est actuellement en préparation, sous le titre : Caste, parenté et territoire au Rajasthan : un village et sa région. Ces études présentent certains résultats d’une enquête de longue durée sur le terrain (1969-1970), suivie d’enquêtes complémentaires en 1971, 1974 et 1978, toutes financées par le C.N.R.S. sur le budget-mission du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud. Le présent article est le fruit d’une enquête préliminaire dans la région d’Udaipur, en août-sept. 1981.
2 Voir Dumont 1966.
3 Udaipur a été la dernière capitale des souverains du Mewar, à partir du xviie siècle. Le détenteur actuel du titre royal, qui ne jouit plus d’aucune autorité légitime mais garde une certaine influence, y a sa résidence et fait encore exécuter certains rites royaux.
4 Tour rituel que l’on effectue d’un sanctuaire, en laissant celui-ci à main droite, avant d’y pénétrer.
5 On en trouve l’essentiel dans le srī ekling mahātmya, composé au xve siècle, sous le règne du Maharana Kumbha. Les principales inscriptions sont recensées et résumées dans Somani 1976, tant celles qui concernent l’histoire de la dynastie royale que celles qui marquent l’histoire du temple.
6 Les Gehlot : un des principaux clans de la caste des Rajput. On cite souvent une liste (ou un nombre global) de trente-six clans Rajput. Mais il s’agit là d’un nombre « bon à penser », et non d’un recensement justifié. On a ici affaire à une unité de référence exogamique, et non à un groupe doué de personnalité juridique et morale : on ne doit pas se marier avec quelqu’un appartenant au clan de son grand-père paternel ou à celui des trois autres grands-parents, mais il n’y a ni lieu commun de culte de la déesse clanique, ni congrégation.
7 Le détail de l’anecdote montre la vigueur et la subtilité des règles de la caste et de la parenté. Quand les poursuivants parviennent à la maison du brahmane, ils trouvent celui-ci partageant avec un jeune garçon (le rescapé) un repas servi sur une unique feuille d’arbre. Ce seul fait suffit à les convaincre de la véracité de la parole du brahmane, qui présente le garçon comme son fils : il est, en effet, évident aux yeux de tous qu’un brahmane ne saurait partager sa nourriture dans un récipient commun avec quelqu’un d’étranger à sa famille immédiate, et encore moins avec quelqu’un d’une autre caste, sous peine de voir son propre statut mis en question. Ils passent donc leur chemin, manquant ainsi leur proie. Quant au brahmane, nous dit le mythe, il a la conscience (sociale) tranquille car, fin ritualiste, il a pris la précaution de faire manger le garçon de l’autre côté de la nervure centrale de la feuille : il considère donc qu’ils ont utilisé deux récipients (conceptuellement) différents et que son statut est ainsi sauf, en même temps que sa conscience morale. Comme quoi, dans ce monde de la caste, tout est bien affaire de « relation » !
8 Cette transmission de « pouvoir » (au sens ascétique du terme) impliquait un contact physique entre le gourou (posant la main sur le front de son disciple) et le disciple (touchant les pieds du gourou). Mais, le disciple Bappa Rawal étant arrivé légèrement en retard le jour de 1’« ascension » de son gourou, celui-ci s’était déjà élevé dans les airs et il ne put établir le dernier et décisif contact avec son disciple qu’en crachant dans la bouche ouverte de ce dernier.
9 Les textes et le culte indiquent d’emblée que le Rana, descendant de Bappa Rawal et souverain du Mewar, n’est pas, à proprement parler, identifié à la divinité d’Eklingji. Il est, en effet, désigné comme le diwān ou le mantrin (termes arabo-persan et sanscrit pour le « ministre » d’un souverain) de la divinité, ce qui suggère plutôt l’idée de service et de délégation.
D’autre part, le Rana accomplit lui-même un moment essentiel du service religieux de la divinité en versant l’eau sur le liṅgam, lorsqu’il est présent au temple (en général un lundi, jour de Śiva). Là encore, il ne s’agit pas d’identification, mais de rapport direct à la divinité dans une pratique ascétique : s’il y a identification, c’est au gourou initiateur du culte et à ses successeurs.
10 Au symbole de souveraineté fourni par le rapport privilégié au ekaliṅgam, le mythe fait ainsi correspondre Chittorgarth, symbole de royauté terrestre. Il y a, en quelque sorte, appropriation d’abord métaphorique dans la mise en place d’un rapport entre ce qui peut apparaître comme « intérieur » (la divinité donne au héros une force propre) et ce qui peut apparaître comme « extérieur » (la forteresse lui assure la maîtrise sur un territoire). Cela semble, en tout cas, indiquer un rapport de complémentarité entre le droit intrinsèque qui vient du lignage et la force d’affirmation qui s’exprime dans la conquête.
On peut aussi penser, comme nous le suggère Marie-Louise Reiniche, à une conquête de type démoniaque : dans la mythologie védique, les démons (les asura, éternels opposants des dieux, les deva) s’emparent d’un royaume après une ascèse préparatoire (tāpas) qui leur assure des pouvoirs.
11 Les Bhils constituent le principal groupe tribal dans l’Ouest de l’Inde (sud du Rajasthan, nord du Gujrat, ouest du Madhya Pradesh).
12 Les tribus vivant dans le sous-continent indien sont d’une grande variété. D’un point de vue sociologique, on considère cependant qu’elles s’opposent toutes au monde hindou basé sur la caste, trouvant chacune dans le domaine de la parenté les principes de l’organisation sociale d’ensemble. La variété est sans doute plus grande encore du point de vue religieux, et l’univers religieux des tribus est généralement différent de celui de l’hindouisme, parfois sans aucun rapport apparent.
Cependant, ces tribus sont très souvent en rapport d’interpénétration avec le monde hindou de la caste (soit que, se différenciant entre eux, différents niveaux sociaux d’une tribu tendent à s’assimiler à différents niveaux de la hiérarchie des castes de la région ; soit que, d’un bloc, une tribu tende à être traitée en caste inférieure dans ses relations avec les castes hindoues). Et il n’est nullement certain qu’il s’agisse uniquement là d’un phénomène récent. L’opposition de ces deux mondes a peut-être souvent fait leur complémentarité nécessaire, même si cela n’a sans doute jamais été exempt de brutalité. L’étude du mythe de fondation de la royauté du Mewar, attaché au temple d’Eklingji, encourage en tout cas à pousser dans cette direction.
13 Ainsi, il semble caractéristique et significatif que le « héros fondateur » Bappa Rawal soit donné comme le septième successeur de Guhadatta, fondateur (ancêtre) du clan des Gehlot.
La même inscription de Chittorgarh, qui qualifie Bappa Rawal de purāna purusa (« homme ancien » ou « originel ») le donne comme descendant du purāna purusa Guhadatta.
14 Voir les leçons de Charles Malamoud sur le thème : Terre, terroir et territoire dans l’Arthaśāstra.
Il faut noter, à cet égard, que, au temps mythique évoqué dans les récits de fondation, le temple d’Eklingji se trouvait à plus de cent kilomètres de la capitale à établir (à conquérir), Chittorgarh. Il n’y avait donc pas un rapport de proximité géographique et territoriale entre le temple et la capitale. Le temple d’Eklingji était situé aux marges du territoire militairement commandable à partir de la forteresse de Chittorgarh, dans une zone où se poursuivait la confrontation (déjà mêlée d’alliance) entre rois hindous et chefs de tribus.
Après l’établissement de la capitale à Udaipur (au xviie siècle), le temple d’Eklingji se trouve moins excentré, puisqu’il n’est plus qu’à dix-huit kilomètres de la capitale. Les marges du royaume du Mewar se situent désormais plus à l’ouest, de l’autre côté des Aravallis, vers le royaume du Marwar. Il faut, cependant, là encore remarquer que le temple ne se trouve pas à l’intérieur du périmètre militairement défendu autour de la capitale (par des remparts et des postes de guet) . Si la maîtrise sur un territoire comporte bien un rapport au sacré, le territoire lui-même n’est pas conçu comme « sacré ».
15 On pense, en particulier, à la théorie des catastrophes.
16 Dans son Naven de 1936, G. Bateson a déjà donné des analyses importantes sur les rapports du continu et du discontinu dans l’organistion sociale humaine.
17 Les Sisodia Ranawat sont une branche du clan Rajput des Gehlot, à l’intérieur de laquelle le titre royal sur le Mewar s’est transmis à partir du xive siècle.
18 Il est intéressant de noter que cette succession est désignée par le même terme (vaṃṣaj) qui désigne une succession de père en fils, c’est-à-dire une lignée (royale par exemple).
19 La garde et le culte sont assurés sous la responsabilité d’un supérieur (māhānt), sannyāsin (renonçant, célibataire) d’un ordre śivaïte, dont la succession de maître à disciple est organisée sous le contrôle du roi.
Jusqu’au xvie siècle, le Mahant et le monastère rattaché au temple (math) appartenaient à une des sectes de Naths (la branche Lakulisha de l’ordre Pashupat). Ceux-ci en sont alors déchargés par Rana Sanga « en raison de leur mauvaise vie, car ils s’étaient mis à boire de l’alcool et à garder des femmes près d’eux ». A partir du xvie siècle, le poste de Mahant est donné à un sannyāsin d’un ordre considéré comme « plus élevé », « plus pur », celui des Ramanandis. Aujourd’hui, et depuis quelques années seulement, le poste est vacant. Le culte est assuré par des brahmanes, qui vivent, soit en brahmācarīn (célibat durant la période de formation), soit en vānapraṣtha (retrait des responsabilités mondaines, sans rompre la vie de couple : ici, cela signifie qu’ils vivent seuls dans le monastère et au temple, vêtus en brahmācarïn mais prennent leurs repas chez leur épouse qui vit dans une maison située hors de l’enceinte du temple).
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L’espace du temple II
Ce livre est cité par
- Galey, Jean‐Claude. (1989) Introduction. History and Anthropology, 4. DOI: 10.1080/02757206.1989.9960791
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