Introduction
p. 9-14
Texte intégral
Les cheminements ethnographiques qui définissent la démarche de ce volume n’ont d’autre but que d’isoler d’une manière intensive et limitée de nouvelles unités de comparaison. L’espace du temple s’y dessine par plans successifs, avec des perspectives complexes à plusieurs niveaux, fixés ici ou là autour de nœuds bien distincts. Précisant ce qui appartient à un même ordre de phénomènes, les cinq contributions composent une variété d’allures et de trajets pour mieux noter la diversité des faits, la multiplicité des facteurs en jeu, reconnaissant parfois dans les différences d’expression des significations homologues. Est-il meilleure façon de servir un dossier que de lui proposer un état des lieux sans le soumettre au feu de repères déjà trop ordonnés tout en gardant le droit d’y suggérer quelque classement ?
1La discontinuité de composition apporte néanmoins une consolidation de succession : loin d’interdire le partage, elle le favorise sans jamais l’imposer. Justifiée au départ par la richesse extrême du matériel, l’intuition du traitement respecte l’inventivité de l’aire culturelle où elle puise son information, mais elle se prend aussi à mesurer une variabilité sur un fonds d’expérience assez bien contrôlé où l’on voit poindre l’hypothèse. L’observation corrige et aménage.
2Au total cependant ces cheminements, qui sont autant d’énoncés, pénètrent de nouveaux voisinages, notent l’importance des ébranlements historiques – venus ou non de l’extérieur – évaluent les réponses qui leur sont apportées et enregistrent, parfois avec surprise, que les belles totalités comme les principes sociologiques ne s’approchent pas dans la simplicité linéaire mais dans le heurt et l’humilité des fragments. L’interprétation ne cherche plus désormais sa raison dans l’originalité d’un choix solitaire. Elle ne tombe pas pour autant dans la réduction sociomorphique des représentations religieuses (selon laquelle les événements prenant place dans les sanctuaires, ou en rapport avec eux, ne se comprendraient que par référence aux castes). Elle s’efforce au contraire de considérer la croyance et l’organisation sociale comme des manifestations d’un même univers de valeurs dont elle poursuit inductivement le sens et dont le temple n’est ici qu’un accès.
3La plupart des textes réunis dans le premier recueil
41avaient noté la place importante qu’occupait la figure royale, tant dans les thèmes mythologiques et les discours fondateurs de sanctuaires ou de sites (Ronald Inden, Marie-Claude Porcher, Richard Burghart) que dans des régions où la royauté avait depuis longtemps disparu (Chris Fuller, Marie-Louise Reiniche, Heralivala Seneviratne). Choisissant de lui consacrer une part importante de ses descriptions, ce deuxième volet s’attache à préciser comment la représentation de l’autorité royale s’inscrit dans la réalité institutionnelle des temples, comment son partage et sa fragmentation la légitiment encore dans les échanges et les transferts qui s’effectuent au cours des rites, comment enfin sa présence nécessaire à côté d’autres instances – divines, sacerdotales et ascétiques – compose la vision indienne du sanctuaire. Chaque temple est en même temps une forme complète et autonome, un lieu où s’organisent et se différencient plusieurs modes de relation à la totalité, un élément partiel d’un ensemble composé d’autres temples à la fois homologues et complémentaires. L’espace mobilisé par cette série d’opérations confère alors à l’endroit du temple le même degré d’incertitude qu’ont révélé pour le village les discussions académiques des trente dernières années. Il est et il n’est pas. À bien regarder pourtant les espaces successifs plutôt que les objets substantiels où ils précipitent, les exposés font, entre eux, l’expérience d’une certaine régularité. En définitive, le temple ne serait rien d’autre qu’une réalité malléable à géométrie variable où viennent s’articuler d’un côté la royauté et la localité – avec leurs rivalités de contrôle et de force – et, de l’autre, la petite région à l’univers pan-indien – assurant cette fois la transition du politique au religieux, et celle des valeurs de l’homme dans le monde à celles du renoncement.
5Ne nous trompons donc pas de débat. Il n’est à aucun moment question de discuter en quoi l’ethnologie ou l’histoire des sanctuaires nous permettra d’avancer dans une connaissance de la royauté dans l’Inde, au mieux elles en approfondissent certains aspects. De même, serait-il faux d’imaginer que la rencontre de la royauté et de la localité ne s’illustre qu’à l’endroit d’un temple. Nous verrons en effet la royauté se trouver en rapport avec une multiplicité de divinités et avec une grande diversité de sanctuaires, ce qui laisse à penser qu’elle y développe des relations de plusieurs sortes. Et nous savons en outre tous les enjeux que mobilisent ailleurs la parenté, les tenures et les alliances clientélistes pour laisser croire qu’une sociologie du temple puisse aider à définir un peu complètement la nature particulière du pouvoir royal et sa maîtrise sur les hommes. Aussi n’étudierons-nous que les formes symboliques et concrètes de cette respiration qui associe la présence royale à l’organisation du temple, sans oublier ces royaumes où les sanctuaires marquent vis-à-vis d’elle une distance importante, et indépendamment d’une toute autre réflexion qui chercherait à expliquer l’importance grandissante de cette présence par sa disparition progressive de la scène politique.
6Notre titre, « Les sanctuaires dans le royaume » cultive donc à dessein une certaine équivoque puisqu’il suggère que les temples, avec les cultes qui s’y rapportent, s’inscriraient dans un espace orienté, voire défini, par l’exercice – territorial ? – d’un pouvoir royal désormais absent (et dont ils garderaient la trace par devers son effacement de l’histoire), faisant entendre en même temps une autre réalité du royaume recoupant en partie des unités de culte où la maîtrise royale ne viendrait prendre effet qu’en s’y greffant. Tout le problème en fait se tient là.
7Mais au-delà d’un paradoxe qui n’est qu’apparent – les arguments ne s’excluant pas – la discussion montre en définitive que cet espace afférent au temple n’est jamais mieux perçu que lorsqu’il est montré comme l’équilibre fragile d’une tension. Trois remarques permettront de mieux l’identifier :
Les modes d’inscription du ksetra annoncés dans la rhétorique des textes, les procédures narratives, métaphoriques (RI), voire étymologiques (MCP) se confirment dans les études de sites, tīrṭha (MLR et Jean-Claude Galey), de lieux ponctuels, pïtha (Denis Vidal, Anne Vergati, Henri Stern), ou d’aires bornées par des sanctuaires de Déesse (JCG, Sjord Zanen). Ils organisent le temps calendaire par des renouvellements de cycles ou yuga et une restauration que viennent nourrir les thèmes du sacrifice, yaggya, de l’ avatar et des devoirs du monde (dharma). Nous les retrouvons aussi bien dans cette « conquête des quartiers » (RI), dans la pérégrination conduite par les masques autour d’une capitale qui tire son nom de la conque sacrificielle, śankhu (SZ), dans la logique des nombres et les orientations cardinales des panthéons (MLR, JCG, AV), que dans le marquage de l’espace urbain (SZ, AV) ou la disposition des forteresses de ceinture (HS). Espace ordonné, calqué sur les catégories du sacrifice, le temple a également quelque chose d’éminement domestique. Si le roi est le modèle du sacrifiant, il est aussi celui d’un maître de maison. Sa présence en tant qu’intercesseur entre les vivants et les morts complète celle du brahmane en relation avec les dieux et les ancêtres. Ce qui explique en partie la présence des cultes de clans et de lignées royales dans les sanctuaires tutélaires de royaumes (HS, DV, AV, JCG). En résumé : un mode d’occupation de l’espace qui nous fait dire de la territorialité qu’elle « n’est pas un fait premier » (MLR), qu’elle soit « subordonnée au principe de la caste » (HS) ou qu’elle recoupe les unités sociales par des identifications cultuelles, les guṭhi (AV), les thol (SZ), les khag et les khat (JCG).
Le monde ascétique, sectaire et dévotionnel du renoncement réunit généralement une vocation universaliste et spirituelle – l’unification Shankarienne (MLR), les revendications Ramanandi (RB) – à une association particulière aux puissants de ce monde – ces royautés concrètes qui les parrainent et les dotent dans les temples. Les rôles innovateurs des sectes égalitaires s’accommodent assez bien des protections royales à l’endroit des castes hiérarchiques. Mais plus encore, le shivaisme du sud (MLR) comme le vishnouisme du nord (RB, RI) s’accouplent étroitement aux mythes de fondations des dynasties. Ils s’associent chez les Rawal du Garhwal (JCG), s’opposent chez les Newar pour mieux contraster la légitimité des nouvelles dynasties (shivaites) à l’encontre du vishnouisme ancien des premiers rois Malla (AV) et les gurus du clan Gehlot qui règne au Méwar (HS) procurent au roi la force du dévot. Que dire alors de la présence dans les sanctuaires de religions « hérétodoxes » – l’adjectif ne valant qu’après s’être doté d’une définition bien univoque et exclusive de l’orthodoxie – comme celle du boudhisme, assez pâle chez les Newar de l’ouest (AV) mais plus marquée chez ceux de l’Est (SZ) et à Kinnaur (DV) ? Les temples qui l’accueillent semblent lui réserver une place tout à fait comparable à celle des sectes, même si la présence d’officiants complique l’habituelle division du travail rituel des desservants brahmanes et nous fait revenir sur le dualisme latent annoncé par HLS à propos de Ceylan. Conseiller ou rival politique (HS/ JCG) le chef d’ordre sectaire « met une dynastie royale particulière en rapport avec le monde pan-hindou » (HS), « il est le doublet ascétique du souverain » (DV), « son autorité dans le pèlerinage est homologue à celle du roi dans son royaume » (JCG) ; il règne sur la paix, contre la paix gagnée par la violence royale (SZ).
À ces deux premiers ordres – le sacrifice et l’homme dans le monde, la secte et le renoncement – le temple en ajoute souvent un troisième, nourrissant son espace et sa relation au roi par un enracinement local fondé sur l’autochtonie. La terre et l’origine sont aussi pour le temple un point de gravité fondamental. Il transparaît quelquefois dans les manifestations de clans originaires [Khanduri (JCG), Kanet (DV)], plus fréquemment dans des relations avec les tribus : Bhil (HS), Tamang (SZ), Kinnauri (DV), Bhotiya (JCG) avec leurs prestations rituelles et les rôles cérémoniels qu’ils accomplissent pour le compte du roi, et dont peut-être l’exemple le plus frappant (malheureusement absent de ce volume) reste avec l’alternance des prêtrises de Jagannath à Puri (Orissa) lorsque chaque année, pendant les treize jours de la fête du char (rātha yātra), mais plus encore tous les douze ans lors du renouvellement du corps des dieux (nāvakālevārā), des prêtres « du deuil » d’origine tribale (les Daityas) remplacent les desservants brahmanes dans leurs fonctions et réaffirment une première identité avec le dieu, pesant ainsi sur la royauté d’une revendication originaire qui, à la fois, les distingue et les réunit.
8Il faudra pour conclure signaler enfin la présence d’un débat que notre préoccupation pour l’espace n’a pas su rendre assez explicite. Il concerne l’histoire. Car en effet, si l’histoire de notre enquête fut bien d’abord fonction de sa géographie, les choix opérés la conduisaient ensuite à évaluer les rôles de l’événement. Nous les avons évoqués, leur accordant chacun un poids déterminé par les priorités de l’entreprise que nous voulions mener. Deux conceptions s’opposent néanmoins, selon que le temple se révèle un enjeu de nature politique (un moyen d’assurer un contrôle social et territorial, AV ; un palais devenu temple et les transformations d’un panthéon où pèse l’histoire politique des deux derniers siècles, DV), ou au contraire, le lieu par excellence par où envisager les réponses apportées dans des termes culturellement définis à une présence étrangère et à son appareil juridique (CF, DV) ; dont « la définition se voit traditionnellement reprise face à des événements qui ne lui appartiennent pas » (MLR), mais qui pourtant, modifient sensiblement le poids relatif de ses référents (accentuation des pouvoirs séculiers des ascètes, HS, JCG ; transformations profondes du statut de la prêtrise et de sa composition, MLR, CF). Certains auteurs d’ailleurs les reprennent toutes deux à leur compte. Les sources manquent, le matériel se dérobe, soulignant, s’il en était besoin, la difficulté de la tâche qu’il reste à accomplir.
9L’exercice a ses failles, il n’a pas su notamment imposer une problématique et il réclame encore l’indispensable information de régions entières. La précieuse alternance des exemples empruntés au Nord et au Sud qui caractérisait le premier volume manque au second, entièrement consacré au Nord et à l’Himalaya. Malgré cela, quelques bornes sont posées qui, toutes, ont su capter cette commune esthétique du mouvement où, derrière l’inventaire, se démasquait une topique indienne : celle de son exemplaire hiérarchie.
Notes de fin
1 Voir : L’Espace du Temple I : espaces, itinéraires, médiations. (Purusãrtha n° 8) Paris, 1985, éditions de l’EHESS, 202 pages.
Auteur
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