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La représentation de l’espace sacré dans le Kāñcīmāhātmya

The representation of sacred space in the Kāñcīmāhātmya

p. 23-51

Résumé

Le Kāñcīmāhātmya viṣṇouite offre un ensemble remarquablement cohérent de mythes regroupés sous l’égide des principaux avatāra de Viṣṇu. Après avoir procédé, dans un premier temps, à une analyse des éléments constitutifs de ces mythes, on propose ici une étude centrée sur la représentation de l’espace sacré dans le māhātmya. On montrera, en particulier, que le ketva est envisagé tout à la fois comme une aire sacrificielle et comme le lieu d’ancrage d’une cosmogonie. Au plan linguistique, il ouvre un espace privilégié où tous les noms exercent une fonction spécifique de dévoilement.

The Vaishnavite Kāñcīmāhâtmya presents a remarkably coherent range of myths which are grouped according to the main avatāra of Viṣṇu. After a detailed analysis of the constitutive elements of these myths, we propose a study centring on the representation of sacred space in that māhātmya. We will particularly try to show that the kṣetra is considered, at the same time, as a sacrificial arena and as the anchoring point of a cosmogony. Moreover, on the linguistic level, it corresponds to a privileged space in which ail nouns have a specifie revealing function.


Texte intégral

Pour les légitimistes de la littérature comme pour ceux de la Mythologie, les māhātmya font volontiers figure de parents pauvres, et leur étude systématique ne semble pas, jusqu’à présent, avoir suscité, chez les indianistes, toute l’attention qu’elle mériterait1. Certes, gardons-nous de tomber dans le piège des généralisations abusives et d’ériger en chefs-d’œuvres ces textes prolifiques mais de valeur fort inégale, qui se réduisent souvent à une compilation monotone d’histoires édifiantes. On ne saurait pour autant méconnaître ceux d’entre eux qui mettent en jeu des groupes de mythes de portée beaucoup plus vaste, d’architecture singulièrement subtile, constituant ainsi des sources précieuses non seulement pour une meilleure connaissance des cultes locaux, mais pour la compréhension du système des croyances hindoues, et, plus généralement, du monde des représentations indiennes. Par l’importance (historique, religieuse, socio-culturelle) des lieux où il situe la geste mythique, par la richesse et la diversité des légendes rapportées, par sa structure propre surtout, le māhātmya de Kāñcī2 s’impose d’emblée comme une de ces œuvres majeures. Divisé en trente-deux adhyāya (« chapitres »), ce texte abondant célèbre, en relatant l’histoire mythique de leur fondation, les principaux lieux saints – sanctuaires, tīrtha, rivières – dont se targue l’ancienne capitale des Pallava.

D’obédience viṣṇouite, il évoque conjointement, dans un même élan de dévotion, les manifestations multiples des deux divinités qui se partagent la cité : à l’est, Viṣṇu protecteur de CiNNa Kāñcū (la « petite Kāñcī »), à l’ouest Śiva qui règne sur Periya Kāñcī (la « grande Kāñcī ») (Dessigane 1964 : ii). À cette division traditionnelle – relativement récente – du territoire urbain, le māhātmya ne souscrit d’ailleurs pas entièrement, il lui substitue, comme on le précisera, sa géographie propre.

1Il va sans dire qu’un texte d’une telle ampleur soulève nombre de problèmes que cet article n’a pas la prétention d’aborder en détail. On réservera, pour des travaux ultérieurs, la question de l’identification systématique (lorsqu’elle est possible) des tīrtha, chapelles ou sanctuaires, de leur localisation, de leur histoire, de leur spécificité architecturale et iconographique. Pour des raisons méthodologiques évidentes, on écartera aussi une analyse mythologique approfondie qui exigerait une confrontation minutieuse des données textuelles avec le vaste corpus des purāṇa3 auquel le māhātmya emprunte sa trame de récits et de légendes. Au reste, il en fournit des variantes notables qui devraient nécessairement être prises en compte lors d’une étude des mythes concernés. Enfin le texte lui-même mériterait une édition critique qui permettrait d’éclairer les passages obscurs, de redresser les termes défectueux, de corriger les erreurs manifestes. C’est dire que la tâche reste immense.

2En son état actuel cependant (toutes considérations historiques et philologiques reléguées dans une parenthèse provisoire), le K [āñcī] M [āhātmya] offre une lecture parfaitement cohérente d’un ensemble de mythes de fondation qui moins par leur abondance que par leur organisation remarquable ne peuvent manquer de susciter cette interrogation fondamentale pour des anthropologues qui se sont proposés comme thème de réflexion la notion d’espace du temple : quel sens assigner à une telle notion dans la perspective d’un māhāmya, c’est-à-dire d’un texte qui précisément, se donne pour objet la justification de l’existence d’un sanctuaire (ou de tout autre lieu sacré) ?

3Bien entendu, une telle littérature n’aborde jamais en termes explicites le problème qui nous intéresse. Mais elle dispose de ses moyens d’expression propres qui relèvent de ce langage spécifique qu’est le mythe. C’est donc la logique interne du récit qui doit nous servir ici de guide. En mettant au jour les multiples ressorts narratifs, en déployant les grands segments constitutifs du discours mythique, on s’efforcera de dégager le modèle de représentation de l’espace sacré que le texte construit à partir de l’organisation et de la combinaison de ces divers éléments signifiants.

4Une première constatation s’impose à la lecture du texte, dont les conséquences épistémologiques sont évidemment d’importance : il n’y est nulle part fait mention de « temple »4 au sens où nous entendons ce terme. L’ouvrage se veut célébration d’un kṣetra (« territoire ») dont il nous précise, à plusieurs reprises, les dimensions exactes : c’est (à l’image de la terre, elle-même représentée comme une vedi (un « autel » sacrificiel), et orientée) un carré, de dix yojana de côté. Ce kṣetra est jalonné de tīrtha, liṅga et vimāna dont les mythes expliquent l’origine divine.

5Ce réseau complexe de lieux de culte ne fait cependant pas l’objet d’une énumération anarchique. Dans l’apparent enchevêtrement des mythes s’inscrit un ordre d’une surprenante rigueur. Ces récits foisonnants s’organisent, en effet, autour de deux grands axes, l’un temporel, l’autre spatial.

6L’itinéraire qui conduit le lecteur en présence des diverses manifestations de la divinité ne relève pas d’une diégèse humaine, il ne doit rien aux pérégrinations individuelles d’un dévot, mais il procède d’un temps et d’un espace proprement mythiques. Dans le KM, les mythes de fondation s’organisent d’abord en référence à quatre des avatāra de Viṣṇu, qui interviennent ici dans l’ordre canonique de classement qu’en proposent habituellement les purāṇa : il s’agit – successivement – de Varāha, Narasiṃha, Vāmana et Kṛṣṇa. Inégalement représentées (dans la longueur du texte), ces quatre formes de Viṣṇu commandent cependant, par leur présence active, la plupart des récits consignés dans l’ouvrage.

7Le second axe – spatial – à partir duquel se déploie le discours mythique est constitué par la présence de deux trous (bila ou guhā ; nous reviendrons sur l’emploi de ces termes). Ces deux fissures du tissu terrestre – la récurrence ne célant en rien le caractère très énigmatique de cette double présence – se situent, l’une au pied du Hastigiri, le « mont » sur lequel se trouve bâti l’actuel temple de Varada, l’autre dans un périmètre non défini par le texte, mais qui est appelé, comme ce bila lui-même et par métonymie, Kāmakostha. La tradition śivaïte, conservée dans les légendes tamoules de Kāñcī, confirme l’existence d’un tel trou, au cœur même du temple de la déesse Kāmāksī.

8La combinaison de ces deux axes détermine la distribution de l’ensemble des mythes dans le KM. Varāha remontant la terre du fond des océans creuse un trou dans le sol avec sa défense. Narasiṃha, au cours de ses démêlés avec les asura vient habiter la grotte ainsi aménagée par l’avatāra précédent : nous voici d’emblée transportés au pied du Hastigiri. C’est là que Brahmā désireux de voir Hari décide de célébrer un aśvamedha (« sacrifice du cheval ») aux termes duquel le dieu Varada lui apparaît dans son éclat le plus glorieux. Mais tout sacrifice – fût-ce celui du Créateur – est constamment menacé par ces forces hostiles que sont les asura, aussi Brahmā doit-il implorer l’aide de Hari qui intervient à plusieurs reprises, sous des formes diverses : Dīpaprakāśa, Aṣṭabhuja etc. Les manifestations divines qui se trouvent évoquées en relation avec ce grand mythe central que constitue le sacrifice de Brahmā se regroupent donc – spatialement – autour du sanctuaire de Varada et de la guhā de Narasiṃha, – temporellement – sous l’égide du dieu-lion dont la protection vigilante assure l’heureux déroulement des opérations rituelles.

9La seconde partie du KM se place sous le signe de l’avatāra Vāmana, tous les épisodes de la geste divine gravitant cette fois autour du nouveau bila qui a reçu le nom de Kāmakostha. La double référence – spatio-temporelle – s’est déplacée, nous transportant maintenant dans la Kāñcī dite śivaïte. Toutefois si le culte de Śiva et de Pārvatī se trouve effectivement englobé dans cette portion du récit, c’est bien le mythe de Vāmana qui en régit toute l’ordonnance. En effet, l’origine du trou Kāmakostha est attribuée à Vāmana-Śeṣa qui l’a creusé en remontant des enfers l’asura Bali désireux de se rendre à Kāñcī pour y offrir un aśvamedha destiné à provoquer l’apparition de Trivikrama. C’est encore Vāmana qui est à l’origine de la présence de la déesse Kāmāksī dans la cité, puis de celle de son époux sous la forme Ekāmranātha.

10Un seul chapitre du KM, enfin, évoque, de manière beaucoup plus succincte, l’avatāra Krsna qui récompense le sacrifice du roi Janamejaya en lui apparaissant sous les traits de Pāndavadāta.

11Ce schéma très épuré permet tout de même de suivre la piste principale du récit, de démêler les thèmes enchevêtrés de manière à obtenir une mise à plat de cet espace du discours mythique qui se déplace donc du temple-grotte de Narasiṃha vers un réseau complexe de sanctuaires śivaïtes aussi bien que visnouites, mais dont le centre reste matérialisé par un « trou » et placé sous la garde d’un avatāra. À la distinction traditionnelle d’une Kāñcī visnouite et d’une Kāñcī śivaïte, le KM substitue donc une organisation originale du kṣetra : cette translation – auspicieuse – du sud-est au nord-ouest nous fait passer d’un lieu assigné à Varāha-Narasiṃha à un territoire où règnent Vāmana et, dans une moindre mesure, Krsna. La projection spatiale est donc inséparable de l’axe temporel et la lignée des avatāra commande, en dernier ressort, toute l’ordonnance des multiples apparitions divines.

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12On examinera maintenant la structure des principaux mythes, afin de cerner plus précisément le problème de la définition du kṣetra dans ce discours aussi remarquablement organisé autour du thème d’un espace-temps sacré. Précisons un point important concernant la méthode adoptée ici : le KM se présente comme un récit continu, assumant la relation successive d’une série de légendes qu’il fragmente (de manière souvent arbitraire) en trente-deux adhyāya. Le résumé que l’on va lire propose une segmentation des éléments constitutifs de ces différents mythes et met en relief, par le biais matériel d’un titre, leur regroupement en fonction des avatāra successifs.

Le récit mythique

I. Le mythe-cadre

13Les sages réunis dans la forêt de Naimiṣa discutent des moyens de convaincre Hari d’accorder sa délivrance aux hommes. Vasistha prend la parole pour faire l’éloge de la dévotion à Viṣṇu et rappeler que le don est l’acte religieux propre à l’âge Kali. De tous les kṣetra de la terre, Kāñcī offre le plus de gages de sainteté pour son exercice : Hari n’y est-il pas constamment présent dans une grotte du Hastigiri ? En mentionnant d’ores et déjà l’existence de ce trou, le mythe-cadre amorce un thème-clé de la suite du récit.

14Les muni réclamant la célébration de Kāñcî, Vasiṣṭha invite Sūta à prononcer cet éloge. Sūta raconte comment le roi Ambarīsa, après avoir achevé un sacrifice humain (naramedha), a jadis fait la même requête à Nārada. Sūta va donc se borner à rapporter le dialogue Ambarīsa-Nārada : dès lors, le récit initial prend en charge un récit au deuxième degré – doublement sacralisé – qui ne s’achèvera qu’avec l’ouvrage lui-même.

15Quatre dénominations différentes (Satyavrata, Bhāskara, Vārāha, Nārasimha) sont appliquées au kṣetra dont Nārada entame la célébration : la narration du sage a d’abord pour but de justifier – à la demande d’Ambarīsa – cette quadruple appellation.

II. Le mythe de Varāha

16Remontant du pātāla (« enfer ») où il est allé mettre à mort le démon Hiraṇyakṣa et récupérer la terre dérobée par lui, Nārāyana qui a pris, comme l’on sait, la forme de Yajñavarāha, fait un trou dans le sol avec sa défense. La surface terrestre, ébranlée par la remontée rapide du sanglier, se soulève au bord du trou, pareille à une fourmilière (valmīkasadṛśākṛtiḥ) qui revêt bientôt la taille d’une montagne : telle est l’origine du Hastigiri (« mont de l’Éléphant »)5. S’ébrouant et secouant ses soies, le sanglier laisse tomber quelques gouttes de l’eau des enfers : elles donnent naissance au Varāhatīrtha (l’« étang du Sanglier ») connu aussi sous le nom d’Anantasaras (l’« étang d’Ananta »)6.

17La terre reprend sa forme de déesse et demande une faveur à Hari : qu’il la délivre d’une rākṣasī (« démone ») appelée Jhillikā qui, bénéficiant de la protection de Śiva, dévore tous les hommes à douze yojana au sud de là. Varāha éventre la démone et lui retire les entrailles. Cet exploit du dieu-sanglier (qui préfigure ici l’avatāra Narasiṃha) est à l’origine de plusieurs toponymes, parmi lesquels celui de Satyavrata : c’est là que Viṣṇu « aux vœux véridiques » a accordé sa protection à la terre. Se trouve ainsi explicitée l’étymologie du nom qui sert principalement à désigner le kṣetra.

III. Le mythe de Narasiṃha

18Nārada entreprend ensuite de justifier la dénomination de Nārasimha : « (terre) de Narasiṃha » conférée à ce même kṣetra7. Il donne donc une version de l’histoire de cet avatāra de Viṣṇu qui reprend les éléments essentiels rapportés par la tradition des grands purāna (par exemple Bhāgavata purāṇa VII, 3 à 8) mais en diverge ponctuellement, fournissant ainsi des variantes significatives destinées à l’ancrage local de ces événements fabuleux.

19Hiranyakaśipu pratique un tapas (« ascèse ») effrayant et obtient de Brahma un certain nombre de faveurs : maître des trois mondes, il n’aura rien à redouter d’aucune créature, ne mourra ni le jour ni la nuit. Le KM lui octroie un privilège supplémentaire : s’il est blessé au combat, les gouttes de son sang deviendront autant de formes de lui-même. On discernera ici l’écho d’un passage célèbre du Devīmāhātmya (8.46) qui met en scène le combat de la Déesse et des Mères contre l’asura Raktabīja : chaque goutte du sang de ce démon se transforme en un asura de même taille que lui.

20Hiraṇyakaśipu règne donc sur les trois mondes, provoquant la fuite des dieux, privant la terre de sacrifices. Il décide de mettre à mort son fils Prahlāda, dévot de Viṣṇu. Il s’apprête au meurtre l’épée à la main, quand Prahlāda invoque Nārāyana qui sort d’un pilier sous la forme d’un homme-lion et saisit le démon de ses griffes acérées.

21Des gouttes de sang tombent de sa poitrine, se muant en autant d’asura innombrables. Le dieu, à son tour, secoue sa crinière d’où surgissent des Narasiṃha qui s’éparpillent sur toute la terre, massacrant leurs adversaires. Pour éviter la chute des gouttes fatales, Hari éventre Hiraṇyakaśipu et suce, à même le ventre, le sang tiède de l’asura. Huit démons ont cependant réussi à échapper à ce carnage et arrivent dans le Satyavrata. Après diverses péripéties (dont une tentative pour se concilier Śiva), ils pénètrent dans le trou jouxtant le Hastigiri et se précipitent dans le pātāla pour échapper aux poursuites de Narasiṃha. Le dieu décide alors d’habiter cette grotte merveilleuse, jadis ouverte par sa propre dent, d’où il pourra surveiller les démons tapis au fond des enfers.

22Si le mythe d’avatāra prend fin ici, le rôle de Narasiṃha n’est pas, pour autant, circonscrit à cet épisode : nous allons voir que la présence du dieu est indispensable à l’accomplissement du sacrifice de Brahma.

23Avant d’en aborder la narration, le KM consacre un chapitre (4) à l’éloge de Kāñcī, rappelant que le kṣetra est aussi connu sous le nom de Bhāskara « soleil », parce que dieux et créatures y obtiennent la délivrance suprême (thème qui remonte aux correspondances établies dans les plus anciennes Upanisad)8. Quelques adhyāya se trouvent ensuite dévolus à l’énumération des tīrtha qui sanctifient le kṣetra, ainsi qu’à l’élucidation de leurs origines (5 à 8).

IV. Le sacrifice de Brahmā

24Les chapitres 9 à 17 introduisent l’histoire du sacrifice de Brahma et de l’apparition de Varada sur le Hastigiri : il s’agit du mythe central de l’ouvrage, le plus long et le plus détaillé de tous ceux qui sont rapportés dans le KM.

IV. 1. Le mythe de création

25Dans l’univers plongé sous les eaux, investi par les ténèbres, jaillit un lotus. Le Puruṣa entre en ce lotus, devient (Brahmā) Caturananaḥ (« aux quatre visages ») tandis qu’une voix incorporelle lui ordonne de créer l’univers. Adhoksaja apparaît sous la forme d’un haṃsa et révèle à Brahmā le double processus de résorption et d’émission du cosmos – expression des phases de recueillement et d’expansion du Purusottama. Le Créateur (vidhātā) se voit confier les trois Veda (geste qui témoigne de l’oubli de la justification traditionnelle de son autre nom de Caturananaḥ, les quatre têtes symbolisant d’ordinaire les quatre Veda) et procède donc à la création de tous les êtres, éléments, espèces, etc. selon un ordre strictement défini dans les purāṇa.

IV. 2. Le désir de vision

26Cet acte cosmogonique achevé, Brahma apaisé souhaite voir Hari sous sa forme propre, en compagnie de Śri et de Bhūmi. On retiendra, pour l’interprétation de la suite de ce récit, ce thème récurrent du désir de voir le dieu de la bhakti.

27Pour combler ce désir, Brahmā vient sur la terre (« donneuse du fruit de l’acte sacrificiel ») où il offre un, puis cent aśvamedha sur les bords de la Yamunā. Depuis lors, l’endroit a reçu le nom de Prayāga : « excellent sacrifice » (que le texte glose pra-kṛṣṇayāga). Mais Hari ne se montre pas : il exige mille sacrifices et consent à indiquer l’endroit où un seul aśvamedha en vaut mille : c’est le Satyavrata (à mille krośa au sud-est de Prayāga), où il réside dans une grotte du Hastiśaila. Le récit du sacrifice de Brahmā se greffe donc étroitement sur l’histoire de l’avatāra Narasiṃha.

IV.3. Le sacrifice

28Arrivé dans le Satyavrata, Brahmā voit Narasiṃha dans sa guhā, il contemple le kṣetra dont le texte nous rappelle ici les limites précises : il mesure dix yojana de côté. En son milieu le Hastigiri. Brahmā convoque Viśvakarman et lui prescrit de bâtir une cité de sept yojana d’étendue autour du mont au centre de laquelle il édifiera, pour l’aśvamedha, une hutte sacrificielle (śālā) et un autel (vedi).

29Dès lors le KM tisse étroitement la trame d’une double narration : celle du sacrifice de cheval, celle de l’édification de la cité. Cet enchevêtrement des récits ne doit rien à l’inattention ou à la maladresse mais revêt, bien au contraire, une signification symbolique importante : il contribue fortement à identifier l’aire sacrificielle à la cité toute entière.

30Il est impossible d’énumérer tous les moments du sacrifice évoqués par l’ouvrage : on ne retiendra donc que les traits significatifs pour notre propos.

31Brahma libère le cheval qui entame son errance sous la surveillance d’Indra, tandis que Viśvakarman fait surgir gopura, palais, terrasses et bassins. Au centre de la cité, devant le Hastigiri, il installe une yajñaślā (« hutte sacrificielle »), puis l’uttaravedi (« haut autel ») au sommet du même mont9.

32Une fois l’année écoulée, Brahma commence la dīkṣā (« consécration préalable ») alors que son épouse Sarasvatī n’est pas encore arrivée, mais en présence de Sāvitrī, sa seconde épouse. Les dieux se pressent autour du sacrifice. Il va se dérouler sous la direction de seize officiants qui procèdent à une série de rites dans laquelle on a du mal à retrouver l’ordonnance rigoureuse – probablement idéale – de l’aśvamedha tel que le décrit P.E. Dumont (1927) à partir des textes du Yajur Veda blanc. On retiendra tout de même des indications remarquables concernant le nombre (21) et la description des poteaux sacrificiels (et le bois dont ils sont faits), les victimes elles-mêmes, l’édification des autels, etc. L’ensemble laisse cependant l’impression d’une cérémonie dont la valeur prestigieuse ne saurait masquer les transformations qu’elle a subies dans la mémoire collective. Oblations, libations ou pressurages – à supposer qu’ils aient été un jour accomplis selon les prescriptions védiques – sont tombés en désuétude, et la description du KM est sans doute davantage redevable à l’imaginaire littéraire (la comparaison avec le Rāmāyaṇa (1.14) est à cet égard fort révélatrice) qu’à une pratique réelle tant bien que mal sauvegardée par la tradition.

IV.4. Les attaques des asura

33Le récit mythique est marqué par un certain nombre d’événements dramatiques qui troublent le sacrifice et sont imputables aux asura toujours prêts à bouleverser l’ordre socio-cosmique. Les démons livrent trois attaques successives contre Brahma.

34Le premier assaut (qui se traduit par l’incendie de Kāñcī désertée par ses habitants) provoque l’apparition de Hari sous la forme Śārṅgadhara. Les démons effrayés cherchent à pénétrer dans la grotte du Hastiśaila pour se réfugier dans les enfers, mais se retrouvent face à un Narasiṃha particulièrement sanguinaire (se léchant les babines, montrant des crocs menaçants). Narasiṃha se dédouble d’ailleurs puisque l’une de ses formes reste à la garde du trou tandis que l’autre poursuit les démons. L’avatāra est ici explicitement érigé en gardien du sacrifice, lequel reprend sous sa protection.

35Regroupés dans les monts Vindhya, les asura implorent l’aide de Śiva et lui offrent un sacrifice au cours duquel ils immolent un bouc noir. Du feu de la fosse surgit alors un immense śarabha (« pareil au feu du pralaya ») sous les auspices duquel les asura reviennent en force investir Kāñcī. Cette seconde attaque suscite plusieurs apparitions de Hari : sous la forme de Dīpaprakāśa10 (« celui qui a l’éclat du flambeau »), il restaure la lumière dans la cité plongée dans les ténèbres par la māyā de l’asura Śambara. Puis Aṣṭabhuja (« (le dieu) aux huit bras ») affronte le śarabha qui se dressait pour l’attaquer (la tradition attribue à cet animal fabuleux des ailes et un bec, mais aussi huit pattes). Le śarabha – explicitement présenté ici comme une manifestation de Śiva – s’incline alors devant Hari dont il se constitue immédiatement le dévot.

36La troisième et dernière attaque fait intervenir – longuement – Sarasvatī, épouse de Brahmā. Les asura se souviennent qu’elle s’est brouillée avec le Créateur au cours d’une dispute sur la suprématie des différentes déesses. Depuis lors, elle s’est incarnée en rivière. Déguisés en brahmanes, les démons vont donc rendre visite à Sarasvatī, au confluent de la Gaṅgā et de la Yamunā, pour lui annoncer que Brahma a entamé un sacrifice sans elle. Sarasvatī furieuse décide de noyer l’aśvamedha et s’élance du mont Sahya pour engloutir tout l’espace sacré, provoquant, bien entendu, diverses manifestations de Hari : il se couche sur son passage, à la manière d’un setu (« digue » : le mot connote l’univers du Rāmāyaṇa), d’où le nom de Śayaneśa (« Seigneur de la couche ») qui lui est conféré en cet endroit. Sarasvatī, émue par cette vision que Hari lui offre de lui-même (sans qu’elle ait eu pour cela besoin d’accomplir un aśvamedha !) décide de sortir de la fosse sacrificielle et d’abandonner sa forme aquatique pour reprendre sa qualité féminine. Hari, satisfait, apparaît couché sur Śesa et accueille favorablement sa dévote à laquelle il accorde le nom de Vegavatī (« la rapide ») : elle pourra demeurer à loisir sous forme de cette rivière dans le Satyavrata, tandis que lui-même habitera sur la rive nord, connu sous le nom de Yathoktakāri (« (le dieu) qui agit comme il l’a dit »), puisqu’il a exaucé le vœu de Sarasvatī qui lui avait demandé de lui accorder sa vue.

37Les retrouvailles de Brahma et de Sarasvatī marquent la reprise et l’achèvement de l’aśvamedha. Le douzième jour, le cheval est attaché au poteau principal et mis à mort et l’epiploon est offert dans le feu sacrificiel. Du milieu de l’uttaravedi se dresse alors un vimāna éclatant au centre duquel se tient Varada paré de vêtements jaunes et de guirlandes scintillantes, en compagnie de Śrī et de Bhūmi. Pluies de fleurs, tambours et musiques divines célèbrent l’apparition. À la vue du dieu glorieux, Brahma débordant de joie « saute et danse comme un fou ». À la requête du Créateur, Varada habitera désormais dans le vimāna baptisé Puṇyakoṭi et Brahmā l’honorera chaque jour jusqu’à la fin de l’âge Kṛta.

38Ce vaste récit occupe une position-clé dans l’économie générale du KM. C’est lui qui rend compte de la présence de Varada dans le grand temple de Kāñcī, ainsi que d’un certain nombre d’autres formes de Hari (Dīpaprakāśa, Aṣṭabhuja, etc.). Mais il est surtout le mythe de fondation de la cité de Kāñcī : en effet, l’étymologie ka-añcita- : « bâtie par Ka » (c’est-à-dire Brahmā) nous est livrée dès les vers 33-34 du quatrième chapitre11. Cette cité s’ordonne, on le voit, autour de la grotte de l’avatāra Narasiṃha qui joue, lors du déroulement du sacrifice, son rôle habituel de protecteur contre les forces qui menacent l’ordre dharmique.

39Le discours mythique cependant ne s’en tient pas à la justification de cette double présence – complémentaire – de l’avatāra sanguinaire et guerrier et du dieu de la bhakti Varada (« celui qui accorde les vœux ») célébré dans un long passage lyrique qui clôt l’histoire du sacrifice de Brahmā. Le second versant du KM déplace son objet de ce centre cosmique – idéal – vers un autre espace, qui se distingue du premier par la divinité qui le régit. De CiNNa Kāñcī à Periya Kāñcī où vont se dérouler les récits rapportés maintenant, nous avons déjà souligné que la translation s’opère d’un kṣetra strictement visnouite à un kṣetra que la tradition assigne à Śiva. Mais le KM ne mentionne nulle part une telle distinction : elle se trouve au contraire occultée par le texte qui annonce seulement la célébration d’« autres lieux saints de cakrin » (le dieu « porteur du disque », c’est-à-dire Viṣṇu). L’usage même d’un tel vocable suggère la royauté de Viṣṇu, mais revendique sa souveraineté universelle avec d’autant plus d’éclat qu’elle risquait d’être quelque peu mise en question dans ce nouvel espace. Mieux encore, le KM place la totalité des mythes évoqués par lui sous l’égide d’un nouvel avatāra : Vāmana. On ne s’étonnera guère, par conséquent, de la position centrale de l’histoire de Bali au sein de cette constellation mythique.

V. Le mythe de Vāmana

V.1. Histoire de Bhrgu

40La seconde partie du KM s’ouvre sur une légende très répandue qui met en scène Bhṛgu12, dont on se souviendra qu’il est le père de Śukra (chapelain des démons) et qu’il inaugure donc une lignée de sages qui s’est placée au service des asura : on peut discerner là le signe d’un désordre latent auquel l’avatāra viendra lui-même porter remède.

41Souhaitant connaître la vérité suprême, Bhrgu va trouver successivement chacun des trois grands dieux de la Trimūrti. Éconduit par Śiva puis par Brahma (le premier fait l’amour avec Pārvatī, le second ne daigne pas interrompre sa création), Bhrgu vient rendre visite à Hari plongé dans son sommeil yogique au cœur du Śvetadvīpa. Au bout de cent ans d’attente, Bhrgu impatient frappe du pied la poitrine de Hari, suscitant la colère de Laksmī qui lui inflige une malédiction : il sera désormais déchu de son ascèse. Hari console le sage et lui conseille d’aller dans le Bhārata où il aura révélation de la vérité suprême lorsqu’il le verra sous sa forme de Vāmana. Il recouvrera aussi le pouvoir de son ascèse, et la déesse qui l’a maudit deviendra sa fille.

42Après un premier tapas infructueux sur les bords de la Mandākinī (où il rencontre Nārada le narrateur) Bhrgu se rend dans le Satyavrata : c’est là que Trivikrama est jadis apparu à Bali à l’issue d’un sacrifice, là également que Vāmana a aidé Pārvatī, connue sous le nom de Kāmāksī, à regagner les faveurs de son époux. Le KM opère ici un certain nombre d’associations qui méritent une attention particulière. Il mentionne à la fois la présence de Vāmana veillant à la porte d’un trou du pātāla, et celle de Varada sur le Hastigiri, reliant donc étroitement l’action du nouvel avatāra aux épisodes précédents. Vāmana le Nain qui garde les enfers est évidemment une récurrence de Narasiṃha dans sa grotte, comme l’atteste l’identité des fonctions qui leur sont assignées. D’autre part l’allusion à Kāmāksī annonce l’incorporation d’un vaste cycle de mythes śivaïtes au sein même de cette célébration visnouite, incorporation à laquelle Vāmana servira toujours de médiateur.

43Enfin les récits se déroulent tous à proximité du trou Kāmakostha que la tradition śivaïte localise au cœur même du temple de Kāmakṣī, mais auquel le KM attribue une tout autre origine.

V.2. Le mythe de Bali

44Abandonnant la narration des aventures de Bhṛgu, le māhātmya donne une version du sacrifice de Bali dont le récit se trouve, par conséquent, enchâssé à l’intérieur du mythe de Bhṛgu.

45Bali règne sur les trois mondes, suscitant l’inquiétude des dieux qui réclament l’intervention de Viṣṇu. Ce dernier se transforme en nain, demande trois pas de terre à Bali qui les lui accorde. Le dieu franchit l’espace terrestre d’un pas, le ciel d’un second. Il ne reste pas de place pour le troisième. Bali, écrasé sous le pied de Hari, s’enfonce dans le pātāla. Vāmana y pénètre à son tour et accorde à Bali la souveraineté sur les enfers. Nous sommes là dans le cadre traditionnel du mythe : les variantes intéressent plus directement notre propos13.

46L’asura éprouve un jour le désir de voir le dieu sous sa forme Trivikrama (« (le dieu) aux trois pas »). La requête de Bali rappelle évidemment celle de Brahmā et la réponse de Hari est identique à celle qu’il adressait jadis au Créateur : il exaucera ce vœu si Bali accomplit mille aśvamedha. Mais nous savons qu’il existe un endroit où un seul sacrifice a valeur de mille : c’est le Satyavrata. Bali se déclarant incapable d’accéder seul à ce kṣetra, Hari-Vāmana accepte de l’y conduire, en compagnie de ses officiants. Il leur enjoint de garder les yeux fermés et de lui toucher la main durant ce voyage. Le dieu, prenant la forme du serpent Śesa, remonte à la surface terrestre Bali et ses comparses. Ce faisant, il fend le sol d’un sifflement, y creusant un qualifié d’abord de Śesabila : « le trou de Śesa ». La suite du texte l’identifie au Kāmakostha et ne le désigne plus que par ce dernier nom.

47Bali entame la dīksā puis procède aux différents rites du sacrifice de cheval. Śesa intervient pour défendre le cheval contre les attaques d’Indra. Les dieux effrayés assèchent Kāñcī, assoiffant toutes créatures. Mais un nuage surgit de l’orient : c’est Hari Megharūpa (« qui a la forme d’un nuage ») qui vient remédier au fléau. Bali achève l’aśvamedha aux termes duquel le dieu satisfait apparaît sous sa forme Trivikrama dans le vimāna Puṣpaka. Bali retourne dans les enfers tandis que Trivikrama accepte de demeurer à Kāñcī14 en compagnie de Śeśarūpa et Megharūpa, autres formes de lui-même. Vāmana monte désormais la garde au bord du trou Kāmakostha.

48Cette seconde description d’aśvamedha est à mettre en parallèle avec la première : comme Brahmā, Bali désire voir Hari qui intervient sous des formes multiples pour préserver le déroulement du sacrifice.

V.3. Histoire de Bhṛgu (fin)

49Le récit nous ramène à Bhṛgu. Le sage arrive à Kāñcī où il voit Vāmana à la porte du Kāmakostha. Il en obtient révélation de la vérité suprême. Le dieu lui prodigue son enseignement et lui montre trois formes de lui-même, issues d’ailleurs du Kāmakostha : il s’agit de Viṣṇu assis dans l’île blanche, couché sur l’océan de lait, debout dans le Vaikuṇṭha. Bhṛgu n’en supporte pas la vue et réclame trois formes plus douces : l’une blanche comme le lait (correspondant à l’âge Kṛta), la seconde rouge comme le corail (propre au Tṛetāyuga), la troisième jaune comme l’or (assignée au Dvāparayuga). Elles resteront désormais à Kāñcī. Le sage offre ensuite une oblation à Laksmī qui lui restitue son pouvoir d’ascèse. La déesse sort de la fosse sacrificielle sous forme de fillette et devient Bhārgavā (« fille de Bhṛgu »)15. Elle sert son père jusqu’à l’âge nubile. Sur les conseils de Vāmana, le sage l’emmène alors sur le Hastiśaila où elle rend hommage à Varada qui l’accepte comme épouse.

50Abandonnant l’histoire de Bhrgu et de Bali, le discours mythique reprend à son compte un cycle de légendes śivaïtes dans lesquelles Vāmana se trouve activement impliqué.

V.4. Śiva et Pārvatī

51Ce nouveau cycle s’ouvre sur le récit d’une partie de dés qui oppose Śiva et Pārvatī sur le Kailāsa. La défaite de la déesse entraîne une scène de ménage au cours de laquelle Pārvatī prodigue des injures à l’égard de son époux. Un jeu de mots sur aksa- (« . dé ») et akṣi- (« œil ») lui permet, à la faveur d’une comparaison implicite, de dénoncer tout à la fois la déloyauté de Śiva et sa disgrâce physique (il a des yeux en nombre impair...). Ce ślesa (« double-sens »), procédé tout à fait inhabituel dans le KM, accentue la connotation inauspicieuse qui s’attache au jeu de dés dans le contexte d’une littérature pour laquelle on n’oubliera pas que le Mahābhārata reste un horizon de référence. Dans la partie de dés organisée au moment de l’intronisation du roi Yudhiṣṭhira, l’adversaire de ce dernier n’est autre que Śakuni, incarnation de l’âge Dvāpara qui s’était lui-même transformé en asura. Oncle maternel de Duryodhana qui est une incarnation de l’âge Kali, Śakuni est un joueur habile qui ne recule devant aucune tricherie. C’est ce personnage maléfique qui permet à Duryodhana de dépouiller Yudhisthira de tous ses biens, de son royaume et de son épouse.

52Śiva furieux maudit Pārvatī et la condamne à revêtir une forme effrayante. Devenue noire (kālī) et monstrueuse, Umā se rend à Kāñcī (sur les conseils même de son époux), accompagnée de ses fils Skanda et Ganeśa, entourée de la troupe des mātṛkā. Elle y rend hommage à Vāmana toujours présent à l’orifice du Kāmakostha et pratique une ascèse rigoureuse sur un pied, pendant un an. Le Nain, satisfait, la délivre de sa forme disgracieuse : elle sera désormais Kāmākśī (« celle dont les yeux (font naître) le désir »).

53Mais la déesse souhaite le retour de son époux auprès d’elle. Vāmana lui recommande d’adorer Śambhu dans un liṅga de sable, ce qu’elle s’empresse de faire.

54Survient alors Śiva « pareil à un soleil de pralaya (« destruction du monde ») » : il impose à Pārvatī une série d’épreuves que l’on peut mettre en parallèle avec les attaques divines ou asuriques contre les aśvamedha décrits précédemment. Comme ces dernières, en effet, ces épreuves provoquent l’apparition de Hari sous diverses formes. Śiva commence par brûler Pārvatī qui se réfugie sous un manguier suscité par Vāmana. Lorsque le dieu embrase l’arbre lui-même, Hari-Vāmana revêt l’aspect de la pleine lune (pūrṇacandrākṛtiḥ) et fait pleuvoir un nectar qui soulage la déesse de ses brûlures. Depuis lors, Hari habite là sous le nom de Candrakhaṇḍa16.

55Toujours soucieux d’éprouver l’ascèse de son épouse, Śiva ordonne à Gaṅgā de noyer le kṣetra17. Pārvatī ne songe qu’à protéger le liṅga qu’elle embrasse étroitement, laissant sur lui les marques de ses bracelets et de ses seins. Mais elle n’oublie pas de lancer une malédiction sur Gangā. Śiva enfin touché par tant de persévérance apparaît monté sur le taureau Nandin et consent à habiter désormais à Kāñcī, au pied du manguier, où il reçoit le nom d’Ekāmranātha (« le Seigneur du manguier unique »).

V.5. Gaṅgā

56Le dernier épisode relate les malheurs de Gaṅgā maudite par Pārvatī : devenue laide et puante, repoussante comme une caṇḍālā, Gaṅgā supplie Candrakhaṇḍa de lui restituer sa pureté originelle. Les dieux appuient sa requête. Viṣṇu se montre alors, monté sur Garuda (appelé pour la circonstance Ananta !) et environné d’une lumière céleste. Il libère Gaṅgā de sa malédiction et lui accorde, en outre, un moyen de se délivrer des souillures déposées en elle par les hommes qui viennent se baigner dans ses eaux : qu’elle se rende dans le Maṅgalatīrtha du Satyavrata, chaque année, le jour de la pleine lune du mois de Vaiśākha. Devant les dieux réunis, Brahmā lui dévoilera Hari monté sur Garuda, lors de la fête annuelle célébrée en l’honneur de Varada. Hari donne à Brahmā des instructions précises pour l’organisation de cette cérémonie. Brahmā fait bâtir un temple autour du Hastigiri et fabriquer trois icônes de Viṣṇu. Le reste du passage fournit un calendrier détaillé des différents moments de cette fête dite Brahmotsava (« fête de Brahmā »)18.

VI. Le mythe de Kṛṣṇa

57Le dernier des avatāra invoqués par le KM pour rendre compte des multiples manifestations de divinités dans le kṣetra Satyavrata joue un rôle plus effacé que les précédents. Il n’est plus ce fil directeur qui nous guidait dans un réseau de mythes gouvernés par son action, mais se contente d’apparaître au terme d’une série d’épisodes intégrés, cette fois, dans un récit beaucoup plus linéaire.

58L’action se situe à la fin du Dvāparayuga et non plus en l’âge Kṛta comme dans les mythes rapportés jusqu’ici. Le vingt-neuvième chapitre relate comment le roi Janamejaya s’enquit un jour auprès du sage brahmane Vaiśampāyana des moyens de voir Krsna. Ce thème récurrent d’un désir de vision du dieu de la bhakti nous est devenu familier, comme est attendue aussi la réponse du sage : le Satyavrata est le seul endroit qui permette au roi d’exaucer son vœu.

59Janamejaya se rend à Kāñcī qu’il découvre retournée à l’état de jungle et peuplée de bêtes sauvages. Il repère cependant Narasiṃha dans sa grotte, puis les différentes divinités toujours présentes dans leurs sanctuaires délabrés. Le roi décide de reconstruire la cité, y installe une hutte sacrificielle et un autel, offre un aśvamedha. Le Puruṣa suprême satisfait lui apparaît dans un vimāna appelé Puṇyakoṭi, en compagnie de Rukminī et de Satyabhāmā, au milieu de pluies de fleurs, au son de tambours divins. Il habitera là, sous la forme de Pāṇḍavadūta (« le Messager des Pāndava »).

VII. Finale

60Un court récit constituant le mythe de fondation de deux temples, l’un viṣṇouite (celui de Vaikuṇṭha Perumāl), l’autre śivaïte (celui de Kailāsanātha), échappe à cette chronologie des avatara.

61L’acteur principal en est le roi Virocana. Privé de fils, il souhaiterait prier Śaṅkara sur le mont Kailāsa, comme le lui prescrivent les prêtres. Mais la demeure de Śi va lui semble hors de sa portée, aussi choisit-il d’aller plutôt à Kāñcī, plus précisément dans le Kāmakoṣṭha, où il pourra rendre hommage « à Viṣṇu et à Rudra tout à la fois ». Son ascèse plaît à Śiva qui lui révèle son Kailāsa et lui prédit la naissance de deux fils.

62Ces deux fils – Pallava et Villava19 – ont connu des existences antérieures mouvementées : anciens gardiens de Viṣṇu, maudits par des ascètes, condamnés à renaître comme démons, ils arrivent ainsi au terme de ce cycle d’errances funestes. Une fois leur père mort, ils vont à Kāñcī et offrent un aśvamedha à Viṣṇu. En récompense, le dieu leur dévoile son Vaikuṇṭha.

63Le discours mythique se referme donc sur cette célébration parallèle des demeures respectives de Śiva et de Viṣṇu, justifiant par là même l’existence de deux temples anciens et prestigieux dans Periya Kāñcī. Ce double éloge réconcilie, dans le finale de l’ouvrage, les deux grandes divinités de la cité, dans un même élan de dévotion, et sur un plan d’égalité. Ce dernier épisode se situe, nous assure-t-on, dans l’âge Kali, le nôtre, et les hommes sont expressément invités à aller chercher remède à leurs souffrances dans le kṣetra Satyavrata.

64Deux derniers chapitres rapportent les histoires édifiantes de Bṛhaspati et d’Upamanyu : elles sont précisément destinées à illustrer le pouvoir inhérent à la ville sainte de délivrer les créatures du cycle des renaissances.

65Au total, le KM aura célébré dix-huit manifestations de Viṣṇu, chiffre qui, dans la pensée collective indienne, symbolise la totalité.

La représentation du Kṣetra dans le Kāncīmāhātmya

66Écartant provisoirement les problèmes complexes posés par ce discours foisonnant, on s’efforcera maintenant de dégager de cette analyse des principaux mythes, un certain nombre de conclusions qui intéressent le propos de notre étude, c’est-à-dire la perception de l’espace sacré dans ce māhātmya particulier. Rappelons qu’il s’agit de significations secondes, qui ne sont pas explicitement livrées par le texte, mais qui permettent – peut-être – de restituer sa cohérence originale à un matériel apparemment hétéroclite.

67On distinguera, pour la commodité de l’exposé, trois plans de la représentation de l’espace sacré dans le KM. Le kṣetra est envisagé successivement comme une aire sacrificielle, puis comme le lieu d’ancrage d’une cosmogonie, enfin comme un espace linguistique spécifique qui exerce, de manière systématique, une fonction de dévoilement. Ces trois niveaux de représentation tissent entre eux d’étroites relations, que l’on ne distingue artificiellement que pour des besoins d’ordre didactique.

68L’importance que revêt le sacrifice dans le KM ne saurait échapper au lecteur le plus inattentif. Non seulement l’aśvamedha. de Brahma occupe une vaste portion centrale de l’ouvrage (et il est une des clés de son déchiffrement) mais le thème sacrificiel resurgit dans les principaux mythes qui se succèdent au cours du récit, instaurant entre eux un réseau d’équivalences subtiles.

69On a déjà souligné que le sacrifice de Bali se présente, à cet égard, comme le reflet inversé de l’aśvamedha du Créateur. C’est un asura qui, cette fois, célèbre le sacrifice du cheval, ce sont les dieux, non plus les démons qui tentent d’en bouleverser les différentes phases. À la noyade de la cité provoquée par Sarasvatī à l’instigation des daiteya, lors du sacrifice de Brahmā, répond l’assèchement de Kāñcī par les dieux au cours du sacrifice de Bali. Dans les deux cas, Hari doit affronter une série de fléaux (incendie, monstre śarabha, ténèbres de la māyā asurique, torrent dévastateur menacent l’aśvamedha modèle qu’est celui de Brahma) qui le conduisent à prendre de multiples formes pour protéger son dévot et assurer l’heureux déroulement des opérations rituelles.

70C’est encore au sacrifice qu’ont recours Janamejaya pour obtenir l’apparition de Kṛṣṇa sous son aspect de Messager des Pāṇḍava, Pallava et Villava pour contempler Viṣṇu en son Vaikuntha. D’autres mythes assignent à l’ascèse une fonction homologue à celle que remplit ici le sacrifice. Ainsi Virocana pratique le tapas pour accéder au Kailāsa, Pārvatī pour recouvrer les faveurs de son époux. En d’autres termes, le sacrifice, qui est toujours – il convient de le souligner – un aśvamedha, apparaît étroitement associé au culte de Viṣṇu : il est absent des mythes incorporant des légendes śivaïtes. Au reste, lorsqu’un sacrifice est offert à Śiva, sa connotation funeste et ses conséquences maléfiques se font immédiatement ressentir. Les asura qui immolent un bouc noir à Śiva suscitent l’apparition du fabuleux śarabha prêt à dévaster le sacrifice de Brahma et le Satyavrata tout entier avec lui.

71Sans doute doit-on discerner, dans cette prépondérance remarquable de l’aśvamedha, une influence épique, une empreinte de ce modèle socio-religieux par excellence que constitue le Mahābhārata. Ce dernier met en scène une crise cosmique et représente la guerre – celle qui oppose les cinq Pāndava à leurs cousins les cent Kaurava – comme un immense sacrifice (Biardeau 1976 : 131), plus précisément comme deux aśvamedha concurrents offerts par chacun des deux rois protagonistes du combat, Yudhisthira et Duryodhana. Cette interprétation du texte que nous devons aux travaux de M. Biardeau mériterait naturellement des développements autonomes et des commentaires qui dépassent le cadre de cette étude, et nous renvoyons donc à ses recherches. De toutes manières, il faut retenir pour la compréhension de notre texte, le rôle capital qu’a joué Yaśvamedha dans l’imaginaire hindou (et dans celui du Sud de l’Inde singulièrement) parce que ce sacrifice possède, à un plus haut degré que tout autre, valeur cosmogonique, imputable en particulier au symbolisme de la copulation fictive entre la reine et le cheval mis à mort (Dumont 1927 : 178-179), gage de fécondité pour le royaume tout entier.

72Revenons au problème de l’espace sacré. L’analyse a permis de montrer que le mythe de Brahma instaure une étroite identification entre kṣetra, aire sacrificielle de l’aśvamedha et territoire de Kāñcī. On a souligné à ce propos que l’édification de la cité, l’installation de la hutte (śālā) et du haut autel, le déroulement des oblations, pressurages et rites de toutes sortes forment un enchevêtrement d’opérations que la narration ne dissocie jamais.

73La cité est une figure du cosmos comme l’atteste la requête de Brahma à Viśvakarman de bâtir une ville susceptible d’accueillir toutes les créatures. Êtres divins ou démoniaques, espèces animales, classes humaines sont expressément invités à venir peupler la future Kāñcī. Dans un même geste démiurgique, Brahma prescrit d’apporter de la nourriture en suffisance pour les créatures des trois mondes (c’est Kāmadhenu qui se voit confier cette tâche) et d’édifier le terrain sacrificiel (KM 10, 15 à 17). La cité se constitue donc comme l’indispensable espace dans lequel va s’inscrire cette activité éminemment cosmique – réaffirmation de l’interdépendance de tous les êtres, visibles et invisibles – qu’est le système sacrificiel. Au reste, toute attaque des asura contre le sacrifice de Brahma se traduit par une tentative de destruction de la cité : Kāñcī est incendiée, plongée dans les ténèbres, noyée. La fuite de ses habitants va de pair avec l’abandon de l’aire sacrificielle par les officiants. Corrélativement, tout sacrifice semble requérir la présence urbaine : avant d’offrir un aśvamedha à Kṛṣṇa, le roi Janamejaya commence par reconstruire la cité qu’il avait découverte à l’état de jungle.

74Les passages concernant l’édification de cette aire sacrificielle témoignent, on l’a vu, d’un certain flottement dans la représentation ou la disposition spatiales des divers objets du culte. Ainsi, dans un premier temps, Brahma demande à Viśvakarman un terrain sacrificiel (yajñabhumiḥ), une hutte (śālā) et un autel au sommet du Hastigiri (KM 10, vers 17-18). Le même adhyāya précise plus loin que la hutte se trouve au centre de la cité (vers 36 et 47), mais le chapitre xi la situe « autour de la grotte » (guhāyāḥ paritaḥ) qui s’ouvre au flanc du mont. Au reste les démons en déroute qui veulent se réfugier dans cette grotte pour se précipiter dans les enfers se voient dans l’obligation de passer par cette hutte (KM 11,7) où ils renversent tous les instruments du culte... Si telle est la situation de cette hutte, l’édification du haut autel (uttaravedi) au sommet du Hastigiri lui-même (plusieurs fois mentionnée par le texte : par exemple en 10, 12 et 47) fait problème puisqu’alors il se trouverait à l’intérieur de la hutte (śālā), en contradiction flagrante avec tout se qu’affirment les traités sur la disposition relative des deux espaces rituels : l’uttaravedi est nécessairement à l’extérieur de la śālā (Dumont 1927 : xxxv).

75Cette incertitude sur la configuration exacte du terrain sacrificiel et la disposition de ses éléments essentiels contribuent, comme on l’a déjà souligné, à resituer l’aśvamedha dans l’univers des grandes représentations collectives hindoues. Elle est moins intéressante en elle-même que par les révélations qu’elle nous livre sur l’imaginaire qui préside à la reconstitution du rite. La géographie mythique du KM dessine, dans le kṣetra, une série de cercles concentriques dont le caractère sacré s’accroît au fur et à mesure que l’on s’approche de leur centre, à savoir le Hastigiri au flanc duquel est creusé le « trou » habité par Narasiṃha. En témoigne clairement un passage du KM (4, 62-63) qui prescrit au dévot de faire la pradakṣiṇā tout autour du Satyavrata ; à défaut, dans la circonférence décrite par Kāñcī ; sinon enfin, dans un périmètre de cinq krośa autour de Hastigiri – ce qui représente très exactement la surface assignée par ailleurs à la hutte (śālā) elle-même (KM 10, 12). L’assimilation kṣetra – cité – aire sacrificielle ne saurait être illustrée de façon plus éloquente que par sa concrétisation au plan du rite quotidien.

76La longue description de Yaśvamedha qui occupe la partie centrale du KM nous conduit à poser un autre problème fondamental soulevé par ce texte : celui de l’absence de tout officiant royal. C’est Brahmā lui-même qui offre à Hari, pour provoquer l’apparition du dieu de la bhakti, un sacrifice que la tradition la plus orthodoxe attribue communément au roi : c’est en effet le ksatriya qui constitue le yajamāna (« sacrifiant ») par excellence. Si l’on se réfère à l’histoire, on constate d’ailleurs que les souverains de Kāñcī eux-mêmes, comme tant d’autres, revendiquent volontiers le titre d’aśvamedhayᾱjin (« celui qui offre un sacrifice de cheval »), comme en témoignent les inscriptions en sanscrit de l’époque Pallava (Majundar 1954 : 255).

77Cette substitution du brahman au kṣatra ou – ce qui revient au même – cette confusion des fonctions est passible de multiples interprétations que l’on ne prétendra pas épuiser ici. On remarquera seulement qu’elle signale toujours un déséquilibre entre les forces du monde, une tension entre les parties de l’univers qui traduisent l’imminence d’une crise au cours de laquelle le cosmos tout entier est menacé de perte. Maints passages du māhātmya, par exemple l’incendie de Kāñcī, l’arrivée de Śiva « pareil au feu de la destruction universelle » ou encore le déluge provoqué par Sarasvatī puis par Gaṅgā peuvent se lire comme des préludes à un cataclysme effrayant.

78À ces points critiques de la chronologie cosmique se situe justement l’intervention des avatar a dont on a relevé le rôle capital dans tout le discours tenu par le KM. Une telle présentation des faits nous conduit, dans un deuxième temps, à définir le kṣetra comme le lieu d’intervention d’un agent cosmogonique, cette nouvelle représentation de l’espace sacré étant, par conséquent, étroitement associée à la première.

79Que le Satyavrata soit conçu comme un espace cosmogonique, la lecture des premières pages du texte suffirait à nous en convaincre pleinement. Le second adhyāya relate le mythe de Yajñavarāha qui creuse un trou dans le sol en remontant la terre du fond des océans. Yajñavarāha est une manifestation du Purusa suprême, lui-même constamment identifié au sacrifice. Issu des croyances védiques, il s’est vu fabriquer – secondairement – un mythe d’avatāra. Le bila dû à son intervention salvatrice réalise l’ancrage local d’une cosmogonie à valeur universelle, qui, en tant que telle, n’aurait aucune raison de s’attacher à tel ou tel endroit spécifique. Or cette fissure tellurique n’est pas localisée n’importe où, mais toujours définie comme le « centre » – idéal – autour duquel s’ordonnent l’espace sacré, la cité, l’aire sacrificielle.

80Ce même bila, cette fois qualifié de guhā (« grotte ») dans la suite du récit, devient la demeure d’un second avatāra, Narasiṃha, auquel se trouve dévolu un rôle – traditionnel – de pourfendeur de démons. Arrivé dans le Satyavrata sur les traces de ceux-ci, il intervient à plusieurs reprises lors du sacrifice de Brahma. L’avatāra est donc représenté ici sous son double aspect, protecteur et destructeur. Varāha est primitivement le Sanglier cosmogonique des Brāhmana et des Purāna qui va récupérer la terre au fond de l’océan du déluge pour enclencher une nouvelle création. Il est associé, comme il arrive souvent, à Narasiṃha, dont les descriptions du KM soulignent complaisamment le caractère sanguinaire : il suce le sang à même le ventre de l’asura, il exhibe crocs et babines menaçants...

81Le bila creusé par le Sanglier cosmogonique se double de la présence d’un « mont » que le discours mythique attribue également à l’action salvatrice du Varāha. On se souvient qu’il a d’abord pour origine une élévation de terrain « pareille à un fourmilière » provoquée par les secousses de l’animal remontant à la surface du sol. Ce Hastigiri pose d’innombrables problèmes20 comme en témoigne le développement qui lui est consacré dans un ouvrage récent de K.V. Raman (1975 : 158) auquel nous renvoyons pour de plus amples informations. La cella du sanctuaire de Varada est, en effet, bâtie sur une plate-forme carrée, de huit mètres de haut, entourée de murs, au flanc de laquelle s’ouvre le temple-grotte de Narasiṃha21. Il ne s’agit pas semble-t-il d’une élévation naturelle, mais d’un pur artefact. Cependant, tous les grands maîtres Vaiṣṇava, les ĀLvār, Vedāntadeśika mentionnent l’endroit en faisant usage du terme « giri » (mont). L’auteur avance l’hypothèse que cette plate-forme symbolise l’uttaravedi du sacrifice de Brahmā. L’explication pèche surtout par insuffisance.

82On rappellera d’abord que les sanctuaires de Narasiṃha sont souvent localisés dans des sites montagneux et présentent, pour la plupart (en Andhra Pradesh par exemple), une structure double. Deux temples s’offrent généralement au dévot, l’un en haut, l’autre en bas de la montagne : tel est le cas à Ahobilam, mais aussi à Maṅgalagiri ou Akiripalli (Biardeau 1975 : 59). Celui du haut, qui est aussi le plus ancien, est creusé en forme de grotte et contient le mūlasthāna (l’icône principale du dieu). Narasiṃha y est représenté sous sa forme la plus terrible : Ugranarasiṃha, en train d’étriper l’asura Hiranyakaśipu. À Ahobilam, cette mūrti (« forme ») principale est confinée dans un sanctuaire obscur où il est interdit d’apporter de la lumière. L’obscurité de l’endroit évoque le tamas, la nuit cosmique, l’aspect le plus redoutable de l’avatāra. Le Narasiṃha du bas, en revanche, revêt le plus souvent un caractère bienveillant.

83Or si l’on considère cette structure si répandue des grands sanctuaires de Narasiṃha, on ne peut qu’être frappé, par contraste, par la platitude du kṣetra de Kāñcī. Il est possible qu’on ait voulu transposer, sur le site de cette cité qui est en même temps une capitale royale prestigieuse, le modèle de ces monts-axes qui sont si nombreux dans la région. La fonction du Hastigiri pourrait donc bien être de remplacer ce mont qui lui-même symbolise la divinité, et autour duquel on fait d’ordinaire la pradakṣiṇā : il est le centre du monde. À Kāñcī, Narasiṃha habite un temple en forme de grotte sous l’aspect redoutable de YogaNarasiṃha, évoquant à la fois le gardien de territoire habitant de la forêt (dont le rôle apparaît clairement dans les mythes du KM : Narasiṃha s’installe dans un Satyavrata qui est à l’état de jungle, la cité n’étant pas encore bâtie, et il se donne pour mission de surveiller les démons) et le dieu de la nuit cosmique dont le sommeil est synonyme de résorption des créatures. Mais – contrairement à ce qui se laisse observer dans la plupart des autres sanctuaires du dieu – cette mūrti terrible est placée ici à la base du mont tandis que le dieu de bhakti (Varada) occupe la position supérieure du site. On ne peut donc, dans cette étude, que poser des problèmes qui devront être examinés en détail dans des travaux ultérieurs.

84Ce bila présenté comme le centre idéal du kṣetra n’est pourtant – paradoxalement – pas unique. Le récit mythique en fait intervenir un second, appelé Kāmakostha, qui pose des problèmes non moins abyssaux que le premier22. On écartera provisoirement la question de l’origine des légendes rapportées à son propos. On rappellera seulement que les mythes śivaïtes font mention d’une sorte de caverne, au bord de l’étang Ulakāṇitīrttam, dans laquelle Umā pratique l’austérité « sous sa forme originelle ». C’est là que Laksmī vient lui rendre hommage et la prier de la délivrer de sa couleur noire. L’endroit aurait reçu le nom de Kāmakotti « dix millions de désirs », parce que les dons prodigués là ont même effet que dix millions de dons accomplis ailleurs (Dessigane 1964 : 67-68). D’autres ouvrages font aussi allusion à cette grotte de Kāmāksī. Il est donc probable que le KM détourne de leur signification originelle un certain nombre de légendes śivaïtes pour les utiliser à ses fins propres.

85Le problème réside moins pour nous dans l’identification du lieu que dans la signification symbolique qui lui est conférée. Le KM assigne à ce second bila, tout comme au premier, une origine cosmogonique. Le mythe de Bali raconte comment Śesa a creusé ce trou en remontant des enfers l’asura et ses officiants désireux d’offrir un aśvamedha. Or Śesa, celui qui « reste » dans l’intervalle de deux créations, est le serpent sur lequel Nārāyana dort son sommeil yogique. Śeṣa est aussi celui qui, par son souffle ardent, inaugure l’holocauste qui met fin à l’univers. Il connote fortement l’idée de création comme celle de destruction. Dans le KM, Śeṣa perce le sol avec son sifflement : niśvāsavātena : « avec le vent de son souffle » (KM 19, v. 70). Or cette indication rappelle Vāyu (le « vent ») et son rôle dans la mise en mouvement de la matière primordiale : Vāyu est, dès l’époque védique, l’initiateur de la création identifié au souffle de vie (prâṇa). L’obligation faite à Bali et à ses compagnons de fermer les yeux pendant le trajet qui les ramène à la surface terrestre évoque le statut d’êtres à l’état embryonnaire ou – ce qui revient au même – à un stade précédent la création, dans les ténèbres du chaos originel.

86Ce second bila se situe, comme le premier au « centre » du Satyavrata. La précision nous est fournie dans le récit de la partie de dés qui met aux prises Śiva et Pārvatī. Pour se délivrer de la malédiction lancée par son époux, la déesse doit se rendre dans le Kāmakostha localisé « au centre de la cité » de Kāñcī et jadis instauré par Vāmana sous forme de Śesa (adhyāya 23, vers 29 et suivants), lequel veille toujours au bord du trou.

87Tout se passe comme si la relation des événements placés sous l’égide de Vāmana commandait de conférer à ce nouvel avatāra la même position centrale de gardien des passages reliant la terre aux mondes souterrains. Malgré son absence de traits sanguinaires, Vāmana n’en a pas moins triomphé d’un asura. Il ne l’a pas mis à mort mais l’a confiné dans les royaumes infernaux qui sont les siens, restaurant ainsi l’équilibre des forces cosmiques. Son caractère plus bienveillant de dieu de la bhakti s’accommode sans doute aisément du rôle de conciliateur qui lui est dévolu dans des mythes qui ne mettent plus aux prises dieux et asura mais témoignent seulement d’une tension – provisoire – entre dieux et sage (légende de Bhṛgu) ou entre divinités elles-mêmes (histoire de Śiva et de Pārvatī).

88Cette récurrence du thème du bila relève donc principalement d’une géographie mythique. Comme le premier, ce second trou abrite le dieu protecteur du territoire, garant de l’équilibre cosmique et médiateur universel par excellence. Le parallélisme établi entre les deux avatāra souligne l’importance, capitale pour l’organisation spatiale du kṣetra, de ces fissures terrestres favorisant l’ancrage local des grands mythes qui tissent le système des croyances hindoues.

89On livrera, en guise de conclusion, quelques réflexions d’ordre linguistique, qui ne nous éloignent nullement de notre sujet.

90Il est frappant de constater que le māhātmya mobilise, pour atteindre le but qu’il se propose, à savoir rendre compte de la présence divine dans un espace circonscrit, des mythes de fondation qui sont, en même temps, de véritables systèmes d’interprétation étymologique. Les noms conférés à Viṣṇu ou à Śiva dans le Satyavrata n’ont plus rien d’arbitraire mais deviennent motivés par l’activité déployée par ces dieux, dont ils conservent ainsi le témoignage sonore. Hari s’appelle Dīpaprakāśa (« qui a l’éclat du flambeau ») parce qu’il a su faire triompher la lumière sur les ténèbres de la māyā asurique. Il reçoit le nom d’Astabhuja (« qui a huit bras ») en signe de son combat contre le śarabha à huit pattes. Le Satyavrata lui-même ne doit sa dénomination qu’à l’action divine qui est censée la justifier pleinement. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini : toponymes, noms de rivières, de tīrtha, de liṅga, font l’objet d’une élucidation étymologique systématique tout au long du récit. Or on sait que les noms propres n’ont d’ordinaire aucune signification, mais se réduisent à un agrégat sonore qui sert à désigner.

91En levant ainsi – partiellement – l’arbitraire du signe, le māhātmya définit l’espace sacré par recours à une double procédure langagière : narrative, qui permet d’expliquer les raisons de la présence divine prodiguée en cet endroit ; étymologique, qui renforce, conforte la première, en instaurant une sorte de transparence idéale du signe, une adéquation entre langage et réalité, une motivation du signifiant qui entretient ici un rapport intime et naturel avec le signifié qu’il véhicule, c’est-à-dire les manifestations pluriformes de la divinité.

92La représentation du kṣetra comme aire sacrificielle où se déploie l’activité du Puruṣa cosmogonique se reflète donc par l’ouverture, dans le langage, d’un espace privilégié où tous les noms se constituent en définitions de cette activité qu’ils ont pour fonction de dévoiler systématiquement. En dernière instance, la délimitation du kṣetra s’inscrit donc dans le champ d’un fonctionnement idéal du langage.

Bibliographie

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Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Diverses traductions et études ont été publiées par l’institut Français d’Indologie de Pondichéry. Il convient aussi de rappeler que l’ouvrage récent de D. Schulman (Tamil Temple myths, 1980) s’appuie sur l’analyse d’un large corpus de māhātmya et sthālapurāṇa tamouls.

2 Il s’agit du Kāñcīmāhātmya viṣṇouite. J’ai utilisé, pour la traduction sur laquelle s’appuie cette étude, l’édition de P.B. Ananthachariar publiée à Kāñcī en 1906. Le texte présente des incorrections ou obscurités que l’examen des manuscrits devrait contribuer à corriger ou éclairer. Le KM n’est pas datable en l’état actuel des recherches.
Il existe aussi un Kāñcīmāhātmya d’inspiration śivaïte, source du Kāñcipurāṇam tamoul dont la traduction a été publiée par R. Dessigane, P. Z. Pattabiramin et J. Filliozat (1964). Je me réfère plusieurs fois à cet ouvrage.

3 Comme il est d’usage pour ce genre de textes, le KM lui-même se réclame du Brahmāṇḍapurāṇa : cf. la fin des adhyāya : iti śrībrahmāṇḍapurāṇe kāncīmāhātmye prathamo’dhāyaḥ (etc.).

4 La seule occurrence d’un terme correspondant à notre désignation du mot temple apparaît en 28, v. 2 : Brahma fait bâtir par Viśvakarman une « demeure » pour Viṣṇu, avec trois murailles, des gopura, vimāna et maṇḍapa. Le vocable utilisé est alors ālaya. Dans le reste du texte, le dieu apparaît généralement au sein d’un vimāna surgi du feu sacrificiel. Le mot doit être pris, comme le suggère cette représentation mythique, en son sens restreint de « sanctuaire principal contenant le garbhagṛha » (cf. Kramrisch 1976 : 133).

5 Le KM ne donne qu’une très brève justification de l’origine de cette dénomination, affirmant simplement que Gajendra y adora le dieu suprême pendant plusieurs milliers d’années (3. v. 6). Cf. infra note 20.

6 Anantasaras est le bassin principal du temple de Varadarāja.

7 On ne peut rapporter ici, faute de place, les très nombreuses étymologies de toponymes énumérés par le māhātmya. Ainsi le kṣetra s’appelle aussi Ahobala parce que les dieux émerveillés par la puissance de Narasiṃha s’écrient : « quelle force ! » : aho balam (3. v. 35 et suiv.).

8 Sur le thème des deux voies de la délivrance (l’une étant le soleil), cf. Bṛhad-Āraṇyaka-Upaniṣad VI, 2, 15.

9 Ces précisions sont fournies à l’adhyāya 10, v. 17 et suiv.

10 Le temple dédié à Dīpaprakāśa se trouve à l’ouest du temple de Varadarāja : cf. carte de Kāñcī. Deux autres sanctuaires dédiés à Astabhuja et Yathoktakāri (formes de Viṣṇu qui interviennent immédiatement après dans la suite du récit) sont situés dans la proximité immédiate de Dīpaprakāśa.

11 Pour les discussions concernant l’étymologie du nom de Kāñcī, cf. Dessigane 1964 : XVI et Srinivasan 1979 : 7.

12 Bhāg. Pur. X, 89 donne une version un peu différente.

13 Bhāg. Pur. VIII, 15.18, etc., consacre un long passage au mythe de Bali.

14 Le temple dédié à Trivikrama (Ulagajanda PerumāỊ) se trouve dans Periya Kāñcī (description in Census of India 1961 : 105).
Megharūpa et Śeśarūpa posent des problèmes complexes qui ne pourront être éclaircis que par une étude sur le terrain. Quelques indications cependant : le temple d’Ulagalanda Perumāl inclut trois chapelles (largement postérieures au sanctuaire) contenant trois formes de Viṣṇu : Kāragattu PerumāỊ, Kārvaṇṇa PerumāỊ et Nīragattu Perumāḷ. Les trois noms évoquent le nuage et l’eau et sont à rapprocher du Megharūpa mis en scène par le KM.
D’autre part Annual Report on Epigraphy for the year 1893, p. 5 n° 13 rapporte que le nom ancien du temple était Ūragam (« celui qui est au centre de la ville »), dénomination qui a pu favoriser un jeu de mots avec Uragam (« serpent »). Le temple d’UlagaỊanda PerumāỊ inclut aussi une chapelle avec un serpent sur une stèle.

15 Viṣṇu Purāṇa I, 8 et 10 fait de Laksmī la fille de Bhrgu et de Khyāti.

16 Viṣṇu Candrakhaṇḍa (dont l’étymologie est explicitée en KM 24, v. 55 : « celui qui détruit (la chaleur) par la lune ») a un sanctuaire à l’intérieur du temple d’Ekāmreśvara.

17 Mythe analogue dans le Kāñcīpurāṇam tamoul : cf. Dessigane 1964 : 90.

18 À rapprocher des indications sur la fête données par Ramam 1975 : 103.

19 Les noms évoquent bien entendu la dynastie des Pallava régnant à Kāñcī.

20 À commencer par celui de son étymologie. Ramam (1975 : 3 et suiv.) précise que l’actuel temple de Varada est bâti sur l’emplacement d’un village appelé Attiyūr. Ce nom se trouve mentionné dans les ouvrages des ĀLvārs (en particulier du plus ancien BhūdaṭṭāLvār) sans référence à Kāñcī, ce qui laisserait supposer qu’il désignait un village autonome. Ramam dérive Attiyūr de Atti (Ficus Glomerata) : cf. p. 5 et 6. Attiyūr aurait été sanscritisé en Hastipura et Hastigiri. La légende de l’éléphant (cf. supra note 6) serait venue conforter cette appellation. Cf. aussi Srinivasan 1979 : 7.

21 Le temple de Narasiṃha se trouve donc au rez-de-chaussée, le premier étage contenant le sanctuaire principal de Varada. YogaNarasiṃha est assis avec un yogapaṭṭa autour des jambes.

22 Outre cette mention importante d’une « caverne » habitée par Umā dans les légendes śivaïtes de Kāñcī, on trouve des références à ce trou dans divers ouvrages (ainsi Devasenapathi : Kāmakkōṭṭam, NāyaNmārs and Ādiśaṅkara, Madras 1975). Les guides à la disposition des fidèles font eux aussi état de la présence de la déesse dans un bilākāśa et invoquent plusieurs mythes concernant cette fissure terrestre.
En l’état actuel des choses, il existe, à l’intérieur de la cella du temple de Kāmāksī un bilākāśa sous forme de trou ovoïdal d’un pied sur deux pieds (toujours couvert d’une plaque de cuivre qu’on n’enlève qu’un jour dans l’année, au mois d’aippaci pour y célébrer une pūjā).

Notes de fin

1 Je tiens à remercier chaleureusement Françoise L’Hernault qui a recueilli à Kāñcī des informations indispensables. Et de la même façon François Mutterer qui a bien voulu réaliser la carte complexe qui figure dans ce texte.

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