Introduction
p. 8-22
Texte intégral
I. Prologue
La représentation de l’espace renvoie dans l’Inde à un traitement complexe rapprochant inlassablement le mouvement spéculatif d’une tradition savante des principes empruntés à la morphologie sociale. Le brahmanisme et la caste y sèment ainsi des traces indélébiles, souvent inséparables.
1Cette représentation se rencontre aujourd’hui dans de multiples contours dont l’apparente netteté suscite parfois des interprétations hâtives, faisant accroire notamment qu’elle se compose d’éléments disparates et correspond à différentes espèces. La séparation analytique d’un espace social et d’un espace rituel a largement contribué à l’édification de cette méprise. Justifiée sans doute aux étapes initiales d’une enquête, la distinction ne saurait cependant être maintenue sans risquer de voir la reconstruction prendre le pas sur la réalité qu’elle entendait décrire.
2L’originalité du monde indien veut également que sa vision de l’espace se soit, dès l’origine, rendue inséparable d’une représentation du temps d’où elle tirait sa signification originelle. À constamment marcher de pair, mais dans un ordre précis, l’étendue et la durée délimitent en fait des catégories hiérarchisées et complémentaires que l’évolution des idées et la diversité locale tendent désormais à disjoindre en les plaçant séparément ou sur un plan d’équistatutarité, après les avoir longtemps disposées selon un arrangement inverse, si l’on en croit toutefois ce qui nous parvient d’époques aussi reculées. La mutation n’est pas, semble-t-il, indépendante des transformations qui ont vu la prolifération des images divines dans le culte accompagner, pour finalement remplacer, les figures discursives développées dans les formules sacrées. En effaçant le monopole de la récitation védique, les dieux matérialisés retournaient les priorités de l’espace et du temps.
3Nulle part en effet, l’étendue ne s’imprègne d’une aussi grande densité que dans l’enceinte rituelle – dans ces lieux saints – où elle paraît recevoir la participation d’une communauté d’hommes engagés à exprimer leur mode d’appartenance et attachés à démontrer, plutôt qu’à décrire, les liens constitutifs dont le rite fera chaque fois l’épreuve. À cet égard, la présence matérielle d’un édifice et d’une statuaire autour desquels se dispose cet appareil réitératif, condense peut-être au mieux l’association de l’occasion et du site, réordonnant au profit de la première ce que le second avait dès lors fixé. Le temps du rite travaille l’espace, l’espace restant lui-même ordonné par la chronologie d’une révélation.
4Que l’Inde traditionnelle ne se soit point souciée de présenter séparément les deux catégories ne nous dit encore rien de l’importance qu’elle accorde, pour les définir, à la société qui en fait l’expérience. Il n’est alors pas inutile de rappeler que ces notions ne sont pas conçues de manière abstraite ni comme des constructions indépendantes des actions vécues et des comportements concrets. Des domaines spécialisés du savoir livreraient certes des précisions importantes sur différentes caractéristiques de l’espace et du temps, apportant là des éclairages ponctuels, souvent désincarnés, sur une vision du monde et une échelle des êtres familières à la vie des sanctuaires. La géographie et l’architecture, l’astrologie comme la médecine ajoutent à la pensée religieuse et philosophique des précisions importantes. Reprenant les distinctions de l’espace et du temps si caractéristiques de l’action rituelle, elles les prolongent en leur associant une conception conforme à la cosmologie et aux différentes composantes de la personne humaine. Là n’est pourtant pas l’essentiel. Car, à vouloir juxtaposer une collection de domaines en espérant, à terme, recomposer un faciès plus complet, on manque à distinguer ce qui englobe de ce qui est inclus.
5Parler en outre des poids relatifs de l’espace et du temps dans les opérations rituelles, en réduisant leurs développements à la seule application d’une norme, serait encore méconnaître ce dynamisme fondamental de l’action et de la croyance qui surgit à chaque fois qu’une société, engagée dans le rite, se modèle étroitement sur l’au-delà qu’elle est prête à construire.
6L’espace et le temps ne correspondent donc pas à une simple dichotomie de registres séparés. Ils témoignent au contraire d’une série d’inclusions opérées par des ensembles agissants. C’est bien sur une matière concrète et pleine de vie que s’engagera la réflexion commune à ce projet.
7Si l’on s’accorde par ailleurs à voir dans le polythéisme un système où chaque dieu ne se définit que par rapport à d’autres et même par rapport à tous les autres, la présence du polythéisme dans une société dont l’identité repose sur les services rendus à l’ensemble par l’intermédiaire de ses éléments – les castes – devrait alors en renforcer l’intérêt. Nous pouvions donc nous attendre à ce que le culte des dieux, les lieux de leur implantation et la nature des participations mobilisées à leur endroit viennent encore enrichir la perspective du renversement rencontré dans l’histoire. Après avoir suggéré que l’organisation sociale et la religion ne sont pas choses distinctes, et que ce sont les rites plutôt que les traités qui en assurent le lien, nous viendrions alors approfondir leurs inépuisables transformations à la lumière de panthéons structurateurs d’espace.
8Trois remarques permettront d’aborder ces questions avec plus de prudence et préciseront l’ampleur de la difficulté.
9I. Le domaine védique, comme celui du brahmanisme classique, posent des jalons rigoureux que la pensée spéculative se plaira par la suite à brouiller. Le caractère structurant des premières mises en place n’a pourtant pas l’évidence qu’en attendrait un esprit formé aux conceptions occidentales. La définition, l’ordonnancement du temps et de l’espace, ne se présentent jamais de manière immédiate. Il faut aller en chercher indirectement les qualifications dans les exposés qui s’attachent au sacrifice et dans les combinaisons, voire les correspondances, de notions qu’une évolution sémantique prête à ces réflexions fondatrices lorsqu’elles s’associent aux thèmes de la spiritualité et de l’absolu. Si les premiers se contentent de présenter des arrangements séquentiels et de fixer des orientations pour mieux délimiter un dispositif cérémoniel propice, il faut interroger les secondes pour percevoir d’autres liens moins implicites et plus profonds. Pour éclairer cet écart de registres et réduire la tension qui semble ressortir de la littérature ancienne, nous mettrons à profit les indications savantes qu’en donne Louis Renou dans la série des petits textes maîtres réunis récemment (L’Inde Fondamentale, Paris, Hermann, 1978, p. 117-126, 127-132, 133-140). Célébrer le sacrifice, le soutenir, en assurer la continuité, en assembler les éléments, telle est la préoccupation dominante qui dicte les traités et les premiers commentaires. Cette volonté performative et presque obsessionnelle traduit au plus près la révélation que reçoit le poète inspiré, sachant faire percevoir au-delà des éléments cet ensemble de connexions causales qui relie entre eux les différents plans du cosmos, le rite et les parties constitutives de la personne humaine. L’ensemble de ces connexions c’est le rta, terme également employé pour marquer la division dans la durée d’un continuum temporel mais qui désigne aussi, peut-être davantage, dans le discours, le facteur de répartition impliquant une maîtrise des équivalences. La fonction distributive suit donc un système stable aux fins déterminées et se propose d’établir une continuité dans une série énumérative aux éléments hiérarchisés. L’antonyme de ṛta, constitué par l’adjonction du préverbe nis-, donne nir-ṛti, le « désordre » et note un facteur d’entropie. Le mot ṛtu, utilisé généralement pour désigner la saison et employé ensuite par les commentateurs comme synonyme de kāla, « le temps », conserve cependant son adhérence première, fort éloignée des conceptions plus tardives d’une temporalité associée au dépérissement. Cet agencement du ṛta s’applique ici au temps convenable, au temps propre au sacrifice ; il invoque notamment la succession ordonnée des divinités qui patronnent les officiants du culte et vise à établir une corrélation entre les dieux et les prêtres, fixant des préséances et des interventions que les implantations spatiales sur l’aire sacrificielle ne marqueront pourtant qu’incomplètement.
10Si nous regardons par ailleurs ce qui est dit de l’espace dans son rapport avec le monde extérieur et dans les perceptions qu’il en donne il faut, ici encore, quitter tout espoir d’information directe et distinguer plusieurs couches et plusieurs périodes au risque de se voir égaré par des significations prégnantes mais attachées à des développements récents. Depuis Śamk ara en effet, la notion de māyā se trouve chargée d’aspects négatifs. Elle n’est plus qu’illusion, pouvoir de construction et de projection de formes qui altèrent ou confondent. L’acception du terme dans les traités antérieurs au védantisme de l’Advaita s’applique déjà au monde phénoménal pour en attester au contraire la réalité, en amplifier l’importance. La māyā, ce jeu gratuit des forces actives qui créent la multiplicité des apparences est une réalité perceptible. Elle est l’arme qu’utilisent les démons contre les dieux avant d’être celle que les divinités retourneront contre les démons. Sans qu’elle ajuste encore leur relation, avec la rigueur dont l’épopée fera son axe central, māyā met en scène les dignités croissantes du monde surnaturel. La māyā délie encore « l’orifice de l’étendu et du non-étendu », son pouvoir créateur est expliqué parfois par sa capacité à mesurer, sa faculté d’ordonner les actes : ce qui change de forme est cela même qui doit à la diversité son existence. Personnifiée dans la déesse, māyā manifeste tout ce qui pousse les créatures à traverser la vie et la mort sous les formes perpétuellement renouvelées du tourbillonnement inexorable du réel et de la vie.
11Ainsi dans son aspect négatif, māyā, créatrice d’illusion, désorganisante, est étrangère à tout agencement, à toute répartition. Dans son aspect positif, elle appartient à ce qui répartit et à ce qui rassemble, elle ne multiplie que pour mieux révéler. À ce titre, elle se situe dans le ṛta comme l’une des impulsions imbriquées avec le ṛta dans un champ d’englobement qui est celui du ṛta. Nous retiendrons à ce point que l’espace n’a de stabilité que lorsqu’il procède du temps. La qualification du temps englobe celle de l’espace, l’univers perceptible proposant pour ainsi dire une illustration incomplète mais fidèle de ce qu’il donne à lire.
12Un pan entier de la pensée indienne ultérieure s’emploiera à désarticuler cet arrangement et à liquider cet accent posé avec rigueur sur le réel par le commentaire initial. Bien des développements s’attacheront cependant à maintenir la configuration placée dans la trame générale du ṛta et de la māyā, infléchissant ou retournant les priorités de leurs propositions sans toucher aux principes. Nous en verrons les effets.
132. Un second ensemble de textes, caractéristique de ce que l’on nomme généralement l’hindouisme, nous propose avec plus de netteté les places respectives de l’espace et du temps dans le monde des représentations. L’indianisme érudit a longtemps supposé que cette couche postérieure portait avec elle les signes manifestes de la rupture et n’entretenait plus avec le brahmanisme que des rapports distendus. La rencontre et l’adjonction de valeurs extérieures auraient dénaturé l’intégrité première. Plusieurs travaux, et non des moindres, défendaient au contraire la continuité et la vitalité d’une pensée dont les renouvellements étaient déjà en germe (L. Renou, op. cit.). D’autres encore, comme ceux de Madeleine Biardeau, plaidaient une évolution conforme où les emprunts manifestes et les glissements n’entachaient guère les valeurs apicales de la vision initiale. L’abandon apparent des thèmes sacrificiels, l’importance prise par les aspects dévotionnels et par la pūjā conservent encore les marques d’une même conception. La littérature purānique, les grands textes épiques nous font pénétrer dans un monde organisé et construit qu’on appauvrirait à décrire comme une substitution du monde précédent. Les liens entretenus par le corps social avec l’origine du monde et avec les fins dernières y sont plus explicites, l’effort portant cette fois sur les guerriers et les rois dont les devoirs et le modèle constituent une orientation dominante. Les purāṇas et leurs cosmogonies, l’épopée et son attachement à la souveraineté et la délivrance, nous présentent en effet la création du monde comme une succession qui irait des ténèbres vers la lumière. Suivant les cycles et l’enchaînement des cycles du temps, les états inférieurs de l’existence apparaissent comme antécédents aux états supérieurs, la perfection venant restaurer ce que le temps avait lui-même corrodé. Les grands dieux avatars dont les modes d’action, les domaines, les prérogatives et les rapports mutuels renvoient à cette chaîne séquentielle de la création, se manifestent au nom du dharma menacé par l’emprise croissante du règne chaotique des démons. L’ordre exprimé par la représentation des formes démoniaques et des divinités inférieures préexiste à celui des divinités supérieures et souveraines. Il qualifie aussi les états de l’existence sans dire encore ce que les cultes viendront préciser : qu’à des degrés croissants de l’être peut correspondre une échelle de statuts. La présence de ces différentes formes divines dans des sanctuaires distincts, comme à l’intérieur d’un même sanctuaire, dénote alors tout à la fois un ordre d’apparition et un ordre de rangement. L’inscription des formes divines enchaîne ainsi son destin aux aventures cosmogoniques d’une temporalité parcourue d’obstacles. La multiplicité traduite par la figuration se pose, ou plutôt se déploie, sur un territoire qui la reflète. La distribution dans l’espace répond à une chronologie. L’espace devient alors une étendue de temps puisque le temps se donne à lire dans une véritable topologie. Quant à la géographie des cultes, elle affirme avec force que si l’organisation sociale rend compte pour une bonne part de la prolifération des temples, l’ordre qu’ils manifestent renvoie aussi à une distribution hiérarchique des divinités souveraines et subordonnées. L’aménagement du monde et l’aménagement de la société participent des mêmes interventions. La pensée de l’espace renvoie à la pensée du temps. La dignité des espaces répond à une création rythmée. La transcription dans l’espace d’une succession temporelle ajoute ici une orientation à ce qui n’était encore qu’une répartition.
143. Moins importants pour notre propos, mais si influents qu’ils en déforment souvent l’idée que nous nous faisons de la religion et de la société de l’Inde, les textes de l’hindouisme moderne, en particulier ceux qui s’apparentent à la bhaktī, gardent encore l’empreinte estompée des conceptions dégagées plus haut. Par une sorte de pensée opposée, ce courant ne modifie pas radicalement la structuration de l’espace et du temps dont il va s’accommoder, il la transpose, se nourrissant par ailleurs, dans ses formes les plus récentes, de modes empruntés au monothéisme chrétien ou convoyés par les doctrines théosophiques. Appliquant à l’individu les représentations distribuées jusqu’alors à l’extérieur de lui comme un corps englobant dont le parcours procurait aux hommes la vision active et réelle du cosmos, ce mouvement dévotionnel amplifie les équivalents spirituels au détriment d’une complexité plus conforme au monde dont il se détache. Il réglera alors sa représentation du dieu suprême, les voies émotionnelles et l’effusion devant l’image, en isolant l’adepte des relations sociales et en ne lui imposant d’autre contrainte que celle de l’union à son dieu ; la dévotion lui fait alors retrouver à l’intérieur de lui-même l’équivalent de ce qui se montrait jusque-là déployé selon plusieurs vecteurs. Cette intériorisation du culte aboutit à faire descendre la divinité du ciel, à la poser comme immanente à la conscience de son adorateur en appliquant au monde la vision d’une māyā négative et en généralisant à l’ensemble des hommes l’accès au renoncement et à la délivrance réservé jusque-là à certains. Dépouillé de toute ordonnance hiérarchique, l’espace se voit désormais limité au seul corps du dévot qui en est aussi le sanctuaire, les visites à d’autres temples ou à des sites privilégiés comme les tīrthas ne venant qu’assurer les bénéfices d’une pareille rétraction, le temps s’y trouvant par ailleurs à peu près gommé.
15Il était important de résumer schématiquement les facettes successives d’une tradition en regardant par devers elle les différentes manières qu’elle adoptait pour parler de l’espace et du temps. S’il est possible d’en suivre l’enchaînement dans l’histoire, il serait dangereux de vouloir considérer ces manières comme exclusives. Les différentes formes de culte pratiquées aujourd’hui nous les montreront condensées, harmonisées, cohabitant, sans que nécessairement les dieux qui répondent aux caractères les plus anciens ne rejettent les formes d’adoration les plus récentes. Restant donc avertis des dispositions locales, cette réalité composite se livrera par niveaux et par contextes bien définis.
II. Présentation
16Le travail qui devait conduire à ce double recueil a commencé en 1979. La perspective et les méthodes de l’anthropologie sociale lui assuraient son point d’ancrage, la réalité protéiforme des sanctuaires de l’Inde un thème et un enjeu. La réflexion qui l’anime procède, pour l’essentiel, des rencontres organisées par une équipe du Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud à laquelle se sont jointes plusieurs participations extérieures. L’ethnologue, le spécialiste des textes, l’historien ont jugé bon d’associer ici leurs efforts après s’être vus confrontés chacun à des problèmes dont l’ampleur dépassait les compétences isolées. L’information des uns s’arrêtait là où s’inaugurait l’expérience des autres, l’abondance des sources évitant, comme à dessein, de se rencontrer sur les mêmes sites, tandis que les regards, lancés depuis des positions éloignées, venaient buter sur des points rapprochés, contribuant ainsi à mieux circonscrire l’objet de notre enquête. Le comparatisme adopté dans ces pages affichait donc par une sorte de parti pris une volonté d’appréhender ensemble et sur de nombreux exemples ces nœuds livrés aux mêmes échos. En dépassant les clôtures et les recouvrements de champs disciplinaires, impuissants à transcrire sans les mutiler ces équilibres que la société ne cessait d’imposer à l’endroit de ses temples, nous choisissions de poser partout une même question : Que pouvaient donc bien partager les assemblages rudimentaires de quelques pierres blanchies posées aux limites d’un terroir et dévolues parfois temporairement aux usages religieux d’une lignée locale ou d’une unité résidentielle avec l’architecture monumentale et l’imposante statuaire drainant depuis des siècles les foules entières d’une région – voire d’un sous-continent – ou laissées au contraire à l’abandon des moussons ?
17Il s’agissait au départ de réunir les descriptions les plus précises pour étudier et suivre à travers toutes ses variations la profusion de vie manifestée autour du temple. En rapprochant la multiplicité des cultes contemporains de la virtualité des grands mythes, souvent fort éloignés de la géographie objective qu’ils entendaient construire, et en mêlant, par l’analyse, les interférences et les contaminations les plus diverses nous ne savions pas encore vers quelle sociologie allait nous entraîner une telle confrontation. Les époques, les régions et les doctrines se plaisaient en effet à multiplier les accents pour imposer et dérober tout à la fois les caractères attribués au temple dont nous allions apprendre, chemin faisant, que la nature résidait plus dans les réseaux qu’il entretenait avec d’autres temples et dans les relations qu’il mobilisait en son sein que dans l’édifice matériel propre à la refléter. L’intelligence des sites tenait en somme à une difficulté d’ordre logique. Chaque temple n’occupe qu’une position relative dans un ensemble de temples tout en étant lui-même la manifestation de cet ensemble. Particulier dans un universel, il est universel dans le particulier. Mais si le temple est une image du monde, il reste une image à construire qui ne s’anime qu’à l’occasion des cultes ou à la faveur des croyances. Nous n’avons pas cherché à concilier des thèses opposées, ni à gommer des divergences d’interprétation, encore moins à retenir une voie moyenne, appauvrie des contrastes qui font toute la richesse de cette entreprise. En proposant aujourd’hui des contributions d’apparence disparate nous souhaitons au contraire montrer comment la diversité est un atout et qu’elle est seule à conserver au temple la place qu’il entend occuper dans la société d’où nous l’avions extrait. Loin de tomber dans l’amalgame ou la poussière de faits arbitrairement rapprochés, cette théorie plurielle traduit au contraire une profonde actualité. L’idée dominante de ce travail suggère ainsi que la signification du temple répond à la lecture d’un tout mais ne se livre et ne s’incarne que dans des solutions singulières. Les analyses rassemblées ici, fidèles à ce qu’elles étudient, en sont l’illustration : elles se renvoient les unes aux autres et sont irréductibles. Ce double aspect des choses indiennes qui sont et ne sont pas, que l’on perçoit en dehors d’elles et en elles, grâce à des éléments dont elles ne maîtrisent pas tout le sens reste trop souvent négligé par l’indianisme pour qu’on en fasse ici l’économie.
18Plusieurs circonstances déterminèrent notre démarche et orientèrent les travaux pendant deux ans. La première, d’inspiration critique, tenait aux publications récentes d’une tendance culturaliste américaine face à laquelle nous devions prendre position. La seconde, liée à la présence de travaux plus anciens appartenant cette fois à la tradition d’une école française, nous apportait l’esprit nécessaire pour approfondir des directions encore mal dominées sur un thème qu’elle n’avait qu’esquissé.
19Les ouvrages de B. Stein, A. Appadorai et C. Breckenridge sur l’Inde du Sud avançaient en effet une définition institutionnelle du temple qu’ils appuyaient sur la description des circulations matérielles et symboliques concentrées autour des sanctuaires. Inspirée du transactionalisme et de l’histoire économique, cette perspective s’appliquait avec fruit à l’étude des grands complexes historiques, manquant pourtant à faire saisir ce qu’ils avaient en commun avec d’autres sites moins dotés auxquels faisaient défaut la profondeur et la richesse d’un fonds d’archives. Ils semblaient en outre défendre la conception selon laquelle le temple serait une entité mesurable, un objet bien délimité ou un emblème propice à faire précipiter des significations culturelles, autant de caractères que semblaient repousser nos faits.
20Plus conformes au matériel dont nous disposions, plus proches des hypothèses retenues, les thèses de M. Mauss, de M. Granet et de P. Mus nous permettaient alors d’affiner nos questions en appliquant à l’Inde des arguments qu’elles n’avaient pas suscités. Considérer le temple comme un lieu sans doute privilégié mais ouvert, par où appréhender des perceptions, des classifications et des relations, n’était-ce pas là déjà marquer l’omniprésence du religieux et du social et donner aux faisceaux particuliers des lieux saints l’image du fait social total ? Cet héritage intellectuel nous aidait également à mieux intégrer la place qu’en dehors de l’ethnographie nous comptions réserver aux récits édifiants et aux cosmogonies purāṇiques. Il nous donnait enfin la conviction qu’à le suivre nous trouverions une meilleure adéquation avec ce que nous sentions encore confusément être une vérité de l’Inde.
21Conjoncturelles enfin, les discussions préparatoires à la constitution des équipes de recherche du CNRS sur le polythéisme devaient, dès 1981, nous pousser à continuer ces premiers pas.
22Il y avait lieu pourtant de sérier les questions. Nous décidions alors de consacrer l’étape suivante à des présentations individuelles, descriptives, empruntées à des registres littéraires et à des études de cas qui couvraient la plupart des régions du sous-continent. Les exposés se sont attachés à situer les premiers dans le contexte historique ou sectaire de leur production, obligeant les secondes à mettre en place les unités sociales impliquées dans les cultes locaux, à analyser la composition de leur clergé, l’organisation de leur panthéon, le calendrier de leurs fêtes. Les liens profonds qu’entretenaient certains sanctuaires avec de grands temples régionaux nous ont ensuite conduits à étudier les réseaux et les itinéraires de pèlerinage, à reconnaître la fréquente identification des instances tutélaires au pouvoir temporel des dynasties et des maisons princières, à insister enfin sur l’importance des dieux souverains de territoire. L’incidence de la caste sur l’organisation cérémonielle, le rôle tenu par les unités dominantes dans certaines fêtes de fondation et de légitimité nous a fait discuter l’importance du sanctuaire pour l’émergence, l’identification et les altérations des configurations régionales du système des castes. Parallèlement, nous avons considéré le temple à la faveur des caractères que lui assignent les traités d’architecture (māyāmatas), les textes d’obédience sectaire (āgamas) et les manuels de glorification rapportés à des sites (māhātmyas, sthāla purāṇas). Ils nous servaient de guides. L’orientation des bâtiments, la disposition matérielle des divinités, les valeurs attribuées à différents emplacements complétaient les observations de terrain sans cesser pour autant d’affirmer l’autonomie de la doctrine et l’inventivité des faits.
23De son côté, la contribution des historiens se situait sur deux plans. Elle intervenait pour préciser l’utilité et les limites de l’épigraphie, marquant notamment ses silences sur la place occupée dans le monde par le temple au-delà des donations dont il était l’objet, des actes juridiques qu’il garantissait et des opérations qu’il réalisait, transformant en mérites spirituels les oblations de ses adeptes. Elle nous aidait aussi à mieux mesurer l’impact de la présence coloniale – musulmane et britannique – à évaluer celui des réformes administratives, à remarquer les nouvelles formes de contrôle politique qu’allait exercer l’État sur des organismes inventoriés pour l’importance de leur patrimoine foncier, et traités comme de simples unités de gestion. Renvoyant ainsi une image relativisée par plusieurs siècles de domination dont les événements des dernières décennies n’allaient pas manquer d’accentuer les aspects séculiers, l’histoire nous invitait à plus de prudence : la perception qui nous était transmise tenait davantage de la reconstruction que de la connaissance.
24Des réunions de synthèse fixaient le terme de chacune des étapes, infléchissant les directions initiales et réclamant parfois que nous reformulions les exposés antérieurs. À maintenir en effet des présentations trop exclusivement consacrées à des monographies de temples nous risquions fort de nourrir une fiction ; celle-là même que nous reprochions aux conceptions institutionnelles dont l’histoire nous avait fait comprendre les origines et les choix. Nous commencions alors à voir clairement l’importance qu’il y aurait à rétablir chaque description singulière dans un réseau plus large où chaque sanctuaire apparaîtrait comme un maillon d’une longue chaîne dont il faudrait encore définir les limites et voir les discontinuités. Nos rencontres commençaient à porter leur fruit, les faits s’organisaient sans l’arbitrage de choix étrangers.
25L’idée d’un espace qui puisse rendre compte d’un ensemble de cultes s’imposait clairement. Elle traduisait les fluctuations ordonnées d’un calendrier et semblait donner à chaque temple une identité plus forte, les associant à plusieurs et donnant à chacun des dignités et des rangs comparables à ceux que manifestaient les castes sans en être cependant l’exacte reproduction. La migration saisonnière des dieux, le dédoublement des chapelles et des images, l’inversion des panthéons, les permutations du clergé et des objets du culte, les déplacements de foules ne faisaient qu’ajouter à cette étroite correspondance des divinités et des hommes. Cette mise en place rythmée par le rituel n’a pourtant pas la monotonie ou l’univocité qu’on attendrait d’une définition, aussi complexe soit-elle. Le temps des fêtes est l’occasion pour cet espace de se dilater et de se rétracter, incluant puis rejetant des pans entiers des sociétés locales, mettant par ailleurs en activité des temples ou des portions de temple que des célébrations précédentes avaient au contraire maintenus en sommeil. Recomposant ainsi à chaque séquence cérémonielle le niveau particulier d’un kṣetra, d’une aire d’autorité définie par le rite, l’univers des cultes et l’univers des temples ne pouvaient désormais plus être perçus qu’ensemble et par l’entière transcription du cycle — généralement annuel — à quoi s’attache leur signification.
26Retenons à ce point que le sanctuaire transcende doublement la distinction de l’extérieur et de l’intérieur, qu’il ne se laisse pas représenter comme un domaine d’existence particulier retranché de la vie sociale, indépendant des autres temples et isolé dans ses murs comme le parfait homologue de ceux avec lesquels il partage l’investiture rituelle. Sans prétendre jamais à être le doublet d’une société qui verrait en lui le moyen de reproduire et de perpétuer une organisation sociale, d’ailleurs plus malléable qu’on ne la croit généralement, il en glorifie les valeurs, excellant au contraire à mettre en évidence la présence du divin, son affleurement dans le vécu et les rapports que la diversité humaine entretient avec lui.
27Les résultats publiés dans ces pages n’expriment cependant que très imparfaitement la variété des discussions menées pendant plus de quatre ans. Il manque notamment plusieurs contributions dont nous avions tous pu mesurer l’importance, celles en particulier de M. Biardeau, B. Dagens, I. Ahmad et J. Parry. La complexité du thème, l’ampleur du domaine, nos ambitions, appellent sans doute bien d’autres compétences. Nous avons bien conscience de ne pas avoir épuisé la problématique annoncée dans le titre, ni même avoir su présenter une répartition suffisamment représentative de la diversité régionale. Plusieurs provinces, d’importants centres de culte manquent à l’appel, sans compter les spécialités qu’on aurait aimé pouvoir mobiliser. À cet égard, le développement général de l’ouvrage risque de susciter chez le lecteur des réserves de principe tout à fait légitimes. L’exercice ne pouvait cependant pas être exhaustif. À ne livrer en somme qu’une série limitée nous avons cependant la conviction d’avoir fait avancer un dossier en proposant un état de la question. Le thème s’en trouve sans doute incomplètement inventorié mais l’argument tient bien ce qu’il promet. C’est donc sur lui que les critiques devront se mettre en mesure de décider la légitimité de son pari initial.
28Ce programme ambitieux exigeait une double méthode d’exposition qui sache préserver la diversité des exemples sans nuire à la lecture d’ensemble. Nous avons cru bon de le présenter en deux volets complémentaires. Le premier, intitulé « Espaces, itinéraires, médiations » réunit les contributions consacrées aux différents types de valorisation que l’on trouve attachés aux sanctuaires. La fondation d’un site, l’édification idéale d’un temple imaginaire rapprochent, dès l’ouverture, le roi de l’avatar divin, reliant ainsi la cosmologie et la cosmographie. L’ordre du mythe présente une surprenante rigueur où l’énumération sert à inscrire les dieux dans un monde de l’espace et du temps réglé par le dharma. Le rapprochement d’une étude comparative de plusieurs centres de culte et d’une analyse concentrée sur la formation d’un pèlerinage régional d’inspiration sectaire confirme que le divin manifesté décide de la formation d’une localité en intégrant la fragmentation infinie de l’autorité et des mérites, mais qu’il décide en même temps du partage symbolique des différentes implantations. L’examen détaillé des transformations historiques et celui des détournements relatifs à la présence du bouddhisme dans un sanctuaire hindou décrivent des attributions nouvelles dans la responsabilité du culte comme dans les espaces intérieurs au temple. Ils posent alors l’emprise croissante d’une réforme préoccupée de distribuer des emplacements et des rôles exclusifs au détriment d’une tradition favorisant la circulation entre des fonctions complémentaires.
29Le second volet, « Les sanctuaires dans le royaume », s’attache à développer la signification et le rôle que reçoit la fonction royale par rapport au divin. Rapport dont le temple est le lieu privilégié qui nous permet de voir ce qu’il en est des limites du royaume et des valeurs assignées au territoire. De son côté, la vie associative des temples Néwar ajoute à ce trait important une spécialisation. L’image des sanctuaires y est partagée par des critères de localité, de parenté et de caste, cette dernière ne s’imposant vraiment qu’à propos des services funéraires.
30L’École des Hautes Études en Sciences Sociales nous a fourni les moyens de réaliser ce projet. En l’assurant de sa confiance et en l’aidant à obtenir les crédits nécessaires, en lui facilitant, avec la Maison des Sciences de l’Homme, l’invitation de plusieurs collègues étrangers. Le CNRS, par sa commission d’ethnologie, a contribué au soutien financier de sa publication. Le Centre d’études de l’Inde l’a hébergé, lui procurant la collaboration de M. Fourcade pour la documentation et la réalisation de la bibliographie critique et de M. Todorov pour la préparation du manuscrit. F. Mutterer en a assuré la maquette et la cartographie. Qu’ils trouvent ici au nom de tous les marques de notre reconnaissance.
31Il faut encore souligner la dette intellectuelle que ce travail a contractée envers Louis Dumont et Hélène Brunner. Les raisons n’y sont point identiques mais la présence de leurs travaux nous a marqué la voie. Il apparaissait en effet que la sociologie comparative et l’indologie la plus spécialisée trouvaient encore les moyens de se rencontrer aux points extrêmes de leurs frontières. Je souhaiterais pour finir voir figurer le nom de Madeleine Biardeau dans un travail qu’elle n’a cessé d’inspirer et sans l’œuvre de laquelle nous n’aurions probablement pas su arriver aujourd’hui où nous en sommes. Je prends alors la liberté de lui dédier ces livres.
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L’Inde des Lumières
Discours, histoire, savoirs (XVIIe-XIXe siècle)
Marie Fourcade et Ines G. Županov (dir.)
2013
Cosmopolitismes en Asie du Sud
Sources, itinéraires, langues (XVIe-XVIIIe siècle)
Corinne Lefèvre, Ines G. Županov et Jorge Flores (dir.)
2015
L’Inde et l’Italie
Rencontres intellectuelles, politiques et artistiques
Tiziana Leucci, Claude Markovits et Marie Fourcade (dir.)
2018