Chapitre IV. Les fluctuations des grèves et leurs facteurs
Recherches sur la psychologie des grévistes
p. 101-149
Texte intégral
1Le mouvement de croissance générale des grèves — le grand fait majeur — est festonné d’oscillations plus ou moins amples : mouvements mensuels, d’une ordonnance simple, qui permet de parler d’un rythme saisonnier : la grève, à cette époque, est un phénomène printanier ; fluctuations interannuelles plus irrégulières. Faut-il pour autant les abandonner au hasard, ce masque paresseux de notre ignorance ? Sûrement pas. L’hypothèse d’une cause est le fondement même de toute recherche ; sans elle pas de progrès. S’il faut invoquer d’illustres patronages, on ne sait que citer de Marx, de Freud ou de Lévi-Strauss... Pour ce dernier, « du moment qu’il y a des lois quelque part, il doit y en avoir partout ». A propos des faits économiques, E. Labrousse a donné l’éclatante démonstration que l’on sait1. Les faits sociaux n’échappent pas davantage à l’ordre causal ; mais leurs racines, multiples et entrelacées, sont plus difficiles à discerner. Les origines des grèves sont diverses, souvent contradictoires ; « l’antécédent le moins substituable », conjoncturel, est parfois traversé des éclairs de la passion qui le désarçonnent et l’oblitèrent. La grève, en effet, n’a rien d’une entité abstraite ; elle est une décision humaine, plus ou moins rationnelle, qui met en jeu les représentations des acteurs. La réflexion sur les fluctuations des grèves, c’est-à-dire sur leur pourquoi, est donc de toutes manières très éclairante sur la psychologie des grévistes ; c’est à ce niveau qu’on se situera. Le comportement — la grève — est pour nous le vestibule de la conscience.
2L’innocence, d’ailleurs, n’est plus de mise pour aborder un tel sujet. Si la bibliographie française était, du moins jusqu’à ces derniers temps, assez réduite2, l’anglo-saxonne est surabondante. Depuis le début du siècle, nombre d’auteurs, en majorité économistes, d’où le style souvent désincarné de leurs propos, ont mis en évidence le caractère saisonnier des grèves3, et, plus encore, se sont interrogés sur le poids respectif des facteurs syndicaux, politiques, économiques, dans les oscillations. Si la majorité des chercheurs s’accorde à reconnaître la priorité des facteurs économiques pour expliquer les fluctuations à court terme des grèves4, la plupart admettent aussi que cette relation n’a rien d’une donnée automatique, permanente et figée. Plus ou moins lâche ou serrée, elle varie selon les pays, les époques, les types d’organisation, les professions... Ainsi, Rist, en 1912, notait déjà que le rapport grève-prix, très fort en Grande-Bretagne et en Allemagne, l’était moins en France, « où les mouvements grévistes sont influencés... par des facteurs moraux, politiques, sentimentaux à un plus haut degré qu’ailleurs, et... ainsi les facteurs purement économiques sont noyés au milieu des autres »5. Pour l’entre-deux-guerres, A. Marchai corroborait ces conclusions et opposait à la discipline économique des trade-unions britanniques, la fascination politique des syndicats français. Ainsi, l’utilisation raisonnée de la conjoncture serait, du moins avant 1914, surtout le fait des corporations réformistes : les mineurs du Nord et Pas-de-Calais y prêtaient une attention dont F. Simiand a analysé la priorité. D’autre part, tous les éléments de la conjoncture ne sont pas ressentis de la même façon. Pour ne citer qu’un exemple, l’influence du coût de la vie, que nombre d’auteurs tendent à valoriser a priori, ne va pas de soi, bien au contraire. Sa perception est extrêmement délicate et suppose, outre l’existence de données établies, un syndicalisme averti ; E. Andréani a montré sa faible corrélation avec le mouvement des grèves entre 1890 et 1914, et la prépondérance des considérations monétaristes ; tandis que de nos jours, la hausse du coût de la vie est sans doute plus déterminante dans les revendications sociales.
3Il y a donc un style de corrélation grève-conjoncture, caractéristique à la fois d’un certain état de la société et de la conscience des sujets. Le grand mérite de F. Simiand est d’avoir mis l’accent sur cette dernière, d’avoir interposé, entre les courbes économiques et sociales, la médiation des travailleurs, entrebâillant ainsi la porte d’une sociologie de la grève qui, elle, n’est qu’à peine amorcée.
4Ces perspectives nous dictent la méthode et nous conduisent à emprunter parallèlement les deux voies qui s’offrent pour apprécier le comportement des grévistes : le langage clair, rigoureux, impitoyable des chiffres, et notamment du plus dense de tous : le coefficient de covariation, qui, malgré les critiques qui lui sont faites et qu’on ne saurait ignorer, conserve valeur indicative ; celui, plus incertain et nuancé des mots, de ces nombreux textes où les ouvriers exposent leurs mobiles. A dire vrai, ces deux langages ne se recouvrent pas plus que les réalités qu’ils décrivent : conscience et conduite économique ne coïncident pas nécessairement. Le premier langage comptabilise des décisions (la grève) ; le second exprime des représentations, plus brouillées, souvent inopérantes, et pourtant pleines d’intérêt, séquelles du passé, stéréotypes, ou, au contraire, prémices balbutiants de comportements futurs. La « littérature » livre des perceptions dont l’examen statistique invite à mesurer l’emprise, le degré d’actualisation. L’une et l’autre sont donc rigoureusement complémentaires.
I. FLUCTUATIONS SECONDAIRES : MOUVEMENTS SAISONNIERS, MENSUELS ET HEBDOMADAIRES
5Le court terme seul est celui du projet humain et plus encore, celui du prolétaire. Le cortège des saisons, les dates de la paie, celles du loisir — la Saint-Lundi ou déjà le samedi soir « après l’turbin » — cadencent la vie de l’ouvrier. Dans ce calendrier, on constate une distribution ordonnée des grèves, qui exclut le hasard et suggère un choix. Trois types de mouvements sont ainsi observés, dans l’année, le mois et la semaine.
6D’abord, la grève est un phénomène printanier, du « temps des cerises ». Avril-mai-juin réunissent 35,5 % des grèves, 45,7 % des grévistes pour l’ensemble 1371-18906. Les grèves atteignent alors le maximum d’ampleur (moyenne de mai : 440 grévistes/grève) et de durée (13,5 jours en juillet, 13 en mai, 12,2 en juin). De tous les mois, mai est le plus fertile (13 % des grèves, 19 % des grévistes) ; sur vingt années, huit ont leur maximum en mai, cinq en avril ; et les grandes poussées revendicatives de la période se sont produites en mai : ainsi en 1880, 1890. En regard, le déficit des mois d’hiver est fortement marqué, plus encore pour les grévistes que pour les grèves : novembre-décembre-janvier rassemblent 11,7 % des premiers, 17,6 % des secondes. C’est que les conflits y sont de petites dimensions et de courte durée ; novembre a le minimum de l’ampleur moyenne (189 ouvrières/grève) et décembre, celui de la durée (9,3 jours). De nos jours, le cycle saisonnier des grèves est tout différent ; en France, il présente deux maxima, l’un au printemps, l’autre en automne, ce dernier beaucoup plus aigu. Octobre distance mai7. Après la grande vacance de l’été, la rentrée devient le « rendez-vous social ».
9. Répartition mensuelle des grèves dans quelques groupes professionnels, pour 100 grèves par an
7La distribution des grèves (jour du déclenchement) selon les quantièmes du mois (fig. 11) fait apparaître d’abord une tendance à décroître du 1er (163 grèves déclarées) au 30-31 (49) ; 10 % des grèves se déclarent le 1er et le 2. Un maximum secondaire se dessine les 15-16 (7 % des grèves). On remarque ensuite à l’intérieur du mois de petites ondulations étalées sur environ huit jours ; la première semaine esquisse ainsi un profil parabolique presque parfait, les suivantes sont, il est vrai, moins pures. Cette distribution tient en grande partie au rythme de la paie. Selon l’enquête de 1893-1897, celle-ci a lieu une fois par mois dans 42 % des établissements provinciaux, 15 % des parisiens ; tous les quinze jours, dans 36 et 44 % des établissements, tous les huit jours, dans 22 et 41 % des cas8. Dans une forte proportion, la paie a lieu le premier jour ou le premier samedi du mois. Or, c’est après la paie que, les disponibilités financières étant les plus fortes, les ouvriers déclarent la grève. « Les ouvriers ont l’argent de leur dernière paie qu’ils avaient attendue avant de se mettre en grève »9. Les délégués voudraient « renvoyer la grève à lundi pour pouvoir toucher leur salaire de la première quinzaine de mai courant. »10. La plupart des grèves de mineurs commencent dans ces conditions11.
8Très souvent même, les travailleurs posent leur revendications le jour même de la paie, tels les tisseurs de Paviot « résolus à déclarer la grève le samedi soir après la paie »12. Ce jour est aussi celui des contestations sur le montant des salaires, notamment pour les ouvriers à la tâche, ce marchandage perpétuel aux résultats aléatoires. En 1888, les mineurs de Vicoigne, au vu des sommes dérisoires inscrites sur leurs bulletins au samedi de paie, se réunissent dans les bois de Raismes le lendemain, délèguent le lundi à la direction et devant sa fin de non-recevoir, ils refusent de descendre le mardi. Ce scénario est celui de bien des conflits. Parfois, la déception est si forte que les rancœurs, longtemps contenues, explosent brutalement. Ainsi en est-il à Decazeville, le 26 janvier 1886, jour du meurtre de Watrin. Ce matin-là, au moment de la paie, des discussions s’étaient produites, comme il y en avait eu si souvent depuis quelque temps ; l’ingénieur Martin avait repoussé les réclamants, et le chef de chantier Puechgarric se vit même infliger 1 F d’amende pour avoir pris leur tête. Mais les ouvriers avaient décidé cette fois de résister : « Il avait été convenu que nous ne reprendrions le travail qu’à la condition qu’on nous fixerait le prix au commencement du mois »13. 200 travailleurs refusent de descendre ; vers midi, ils sont 2 000 ; quelques heures après, Watrin, défenestré, était mort. Jour de colère, ou jour de fête, des désillusions ou des largesses, où la ménagère règle ses dettes et régale son monde, la paie est dans la vie ouvrière un événement ambigu. Muni d’argent, l’ouvrier se sent gaillard, riche, presque invincible : il pourra, s’il le faut, tenir ; mais en même temps, il mesure l’humiliation de sa condition de salarié, l’amère disproportion de l’effort fourni et du gain dérisoire qu’on lui dispute encore ; dans les files d’attente, parfois si déprimantes, aux guichets des bureaux, il discute avec les camarades ; le ton monte. Moment de rassemblement facile, de rancune et d’humeur combative, la paie réunit toutes les conditions matérielles et psychologiques propices au déclenchement de la grève. Elle est, du reste, un jour redouté ; en cas de tension, elle est étroitement surveillée : « On redoutait d’avance l’attroupement inévitable.... et ses conséquences. La voiture contenant l’argent nécessaire est arrivée précédée et entourée d’un fort détachement de cavalerie... des troupes nombreuses stationnaient près des bureaux14. »
9Toutes ces raisons expliquent aussi l’existence d’un cycle hebdomadaire des. grèves où le lundi est privilégié. D’après l’enquête de 1893-1897, la paie a lieu le samedi dans 47 % des établissements industriels de province, dans 85 % de ceux de Paris. La grève est décidée ou déclarée le samedi soir et commence effectivement le lundi. Ajoutons à cela que le dimanche est favorable à l’organisation, à la transmission des consignes. Lors des grandes grèves du textile de Roubaix en mai 1880, « samedi et dimanche derniers, les ouvriers des tissages ont presque tous reçu des billets ne portant que ces mots : “lundi à 1 heure, grève générale” »15. Les mineurs mettent souvent à profit la nuit du dimanche au lundi pour passer dans les corons ; et à l’aube, réunis à l’entrée des puits, les ouvriers refusent de descendre : ainsi, à Lourches, en 1879, où près d’un millier se rendent à quatre heures du matin sur la place du village en scandant : « A bas l’ingénieur ! »16. Le choix du lundi correspond parfois à une véritable discipline. A Saint-Dié, en 1882, « c’est le jour ordinairement choisi, le chômage du dimanche donnant plus de facilité pour préparer et exciter l’ouvrier ». Et pour bien montrer qu’il ne s’agit pas de prolonger le dimanche, les ouvriers viennent à l’atelier le lundi matin et le quittent vers huit heures. « C’est ainsi qu’ils ont procédé dans tous les commencements de grève qui se sont produits ici depuis six mois : c’est une partie du programme arrêté par les chefs, et la régularité avec laquelle elle s’exécute est une preuve de la discipline qui s’établit dans la classe ouvrière »17. Selon Pataud et Pouget, la grève générale de la Grande Révolution commence un lundi matin18.
10Ainsi, dans l’espace limité de l’année, du mois, de la semaine, le débit des grèves est bien réglé. De quoi dépend son module ? On est tenté d’invoquer d’abord l’influence de la conjoncture saisonnière. En effet, après la morte-saison, d’autant plus accentuée que l’hiver est plus rigoureux, la reprise printanière est excitante. Mais les courbes de l’emploi industriel mensuel, telles que les a établies l’enquête de 1893-189719, semblent indiquer que cette reprise est psychologiquement valorisée. En effet, le printemps n’a pas la palme de l’emploi ; c’est en octobre que celui-ci atteint son volume maximum, supérieur d’environ 2 % à ce qu’il est en mai. Sur le graphique des grèves, octobre, il est vrai, esquisse, après le creux d’août-septembre, une légère saillie, mais sans rapport avec la houle de l’emploi ; avec 6,7 % des grèves, 6,9 % des grévistes, octobre, roi de l’embauche, n’est que médiocrement revendicatif.
11La confrontation grève/emploi par groupes d’industries n’est guère plus convaincante. La plupart (notamment mines, bois, métaux, cuirs) présentent des maxima d’emploi d’automne qui ne coïncident pas avec leurs pointes de grèves, situées sans aucune exception en belle saison (avril pour le bois ; mai pour les métaux, construction en pierres, textile ; juin pour les mines ; juillet pour les cuirs) (fig. 9). Certaines distorsions mêmes sont surprenantes : ainsi, les grèves de mineurs culminent en juin pour la fréquence, en février pour l’extension, mois d’activité ordinaire, voire sensiblement ralentie (en juin surtout) ; alors que la grande période productive (septembre-décembre), hormis la petite poussée secondaire d’octobre (7,2 % des grèves, 10,3 % des grévistes : plus que la moyenne générale de ce mois), s’accompagne d’un calme social remarquable ; paradoxalement, mai-juin-juillet, considérés par les mineurs eux-mêmes20 comme la morte-saison des houillères, réunissent 42 % des grévistes et septembre à décembre seulement 17,8 %. La Sainte-Barbe, terreur des syndicats, convie les mineurs à se plier aux « longues coupes » d’automne ; tandis que l’été, la culture du jardin, parfois encore la moisson, rendent aux mineurs une indépendance paysanne. Autre exemple : les cuirs et peaux, dont les effectifs globaux varient peu au cours de l’année (de 4 %), concentrent 26 % de leurs grèves, 41 % de leurs grévistes en juin-juillet ; les peaux ne supportant pas de rester en cuve par forte chaleur, les patrons sont alors très vulnérables et, fort avisés, les ouvriers revendiquent toujours au début de l’été. Il faut donc souvent faire appel à des circonstances particulières aux professions et aux métiers pour comprendre le mouvement saisonnier de leurs conflits.
12Seules deux courbes de grèves s’éclairent de leur comparaison avec la conjoncture de l’emploi. La plus grande régularité des coalitions dans le textile, plus étalées qu’ailleurs (écart entre le maximum de mai et le minimum d’octobre : 6,2 %), concorde assez bien avec les très faibles variations des effectifs au cours de l’année (à peine 2 % d’écart entre un très léger gonflement de printemps et une petite régression d’hiver). A l’inverse, la courbe si nettement printanière des grèves dans la construction en pierre (47,6 % des grèves, 42,4 % des grévistes pour avril-mai-juin) coïncide avec la montée brutale d’une embauche dont le niveau oscille de 50 % parfois entre la mauvaise saison et la bonne. A vrai dire, les courbes saisonnières générales et professionnelles des grèves sont très marquées par ce cycle du bâtiment, analogue à ce building cycle que les Américains ont identifié dans le domaine économique en lui reconnaissant une « vocation à la généralité »21. En tout cas, il n’est pas impossible de voir dans ces similitudes la trace du rôle social moteur du bâtiment : maçons, couvreurs, charpentiers... ont été de longue date les entraîneurs du mouvement ouvrier ; c’est, jadis, dans leur foulée que les autres corporations se mettaient en grève ; et si, sous la Troisième République, leur influence décline, leur legs est durable22. Le rythme saisonnier des grèves, à certains égards, paraît un héritage ; le mouvement économique est en voie de changement, mais le mouvement des grèves ne le suit pas encore.
13Dans le choix du printemps comme ère de l’offensive, la considération des capacités de résistance joue, d’autre part, un atout décisif qu’illustrait déjà la pesée de la paie. « Il semble qu’avec le retour du printemps amenant la diminution des besoins, le chômage soit plus facilement supporté par les ouvriers23. » L’hiver, au contraire, accroît les difficultés de la vie quotidienne ; non que les vivres soient plus chers : renchérissement se situe plutôt au printemps ; mais le froid exige chauffage, vêtement épais, meilleure nourriture, toute privation est plus durement ressentie. Le froid, avec la faim, demeure un des thèmes traditionnels de la complainte populaire ; le « ballet blanc » des riches est, pour le pauvre, « froid noir, bourreau de l’enfant nu, du sans croûte et du sans asile »24. Aussi l’hiver est-il le temps de silence : « L’hiver approche, et l’ouvrier n’a qu’un seul souci, celui de conserver le travail régulier qui lui est assuré »25. Toute grève non gagnée au seuil de la mauvaise saison risque de s’enliser comme le montre la répartition mensuelle des pourcentages de succès26. C’est pourquoi bien des ouvriers préfèrent y mettre un terme et reprendre l’affaire au printemps, comme ces tailleurs de pierre lyonnais qui, coalisés depuis le 30 septembre pour obtenir une augmentation de salaire, décident, dans une réunion du 28 novembre 1880, de « suspendre la grève à cause de l’hiver »27 Les patrons, en effet, résistent davantage ; conscients de leur force, ils aggravent leurs exigences. Une telle attitude est à l’origine des grandes grèves du printemps 1880 : « Le rigoureux hiver que nous avons traversé cette année a fait subir une crise à l’industrie roubaisienne. Les patrons en ont profité pour baisser immédiatement les salaires. Les ouvriers placés entre ces deux termes, ou accepter la réduction de leurs salaires, ou demeurer sans ouvrage au milieu d’un hiver épouvantable, n’ont pu hésiter : ils ont cédé aux patrons »28. Même scénario à Reims, où « le taux des salaires... a été successivement réduit dans une notable proportion. Etant donné la rigueur de l’hiver, les ouvriers préfèrent subir les réductions et être dans les ateliers chauffés »29.
14Ainsi, l’hiver contraint l’ouvrier à la retraite : au refoulement. Arrive le printemps : il n’y peut plus tenir, et c’est pourquoi ces offensives printanières ont si souvent l’allure d’une explosion brutale, d’une fièvre contagieuse. Beaucoup d’observateurs évoquent le bourgeonnement, la montée de la sève : « Est-ce l’effet du printemps ? Mai, le mois des attentats, exerce-t-il à ce point son influence sur la classe ouvrière ? On ne sait au juste. Mais toujours est-il que les divers centres industriels de la France se couvrent d’autant de grèves que les abricotiers de fleurs », écrit le socialiste Prudent Dervillers30°. Le printemps n’opère pas seulement par ses effets matériels, mais psychiques ; il favorise l’éclosion d’une psychose collective de grève31.
15Il est logique, dans ces conditions, que les hivers les plus rudes, les plus générateurs de misère et de privation, soient suivis des printemps les plus batailleurs : plus sévère est le refoulement, plus violente est l’exaltation. Sans doute le phénomène n’a pas, cette fois, de régularité statistique. Mais deux grandes vagues de grèves, celles du printemps 1880 et du printemps 1889 dans la moitié nord de la France, ont été précédées d’un hiver particulièrement acerbe. Le 10 décembre 1880, il faisait — 26° à Paris et le gel a duré soixante-cinq jours en décembre 1879 et janvier 1880. L’hiver 1888-1889 s’est prolongé jusqu’en mars ; sa rigueur explique le sombre désespoir des mouvements de tisserands du rayon d’Avesnes-les-Aubert : « Un redoublement de gêne provenant des froids rigoureux a achevé en février d’exaspérer ces malheureux... La population ouvrière, exaltée par les souffrances..., se répandit soudain en masse dans les rues, portant un drapeau »32.
16Ce type de conjoncture saisonnière des grèves est le signe d’une classe ouvrière encore à demi rurale, d’un pays développé à demi. Les alternances des saisons, que gomme jusqu’à l’effacement l’abondance des sociétés industrielles, s’inscrivent dans les genres de vie et les mentalités. S’il ne sonne plus le glas de la disette mortelle, l’hiver est toujours, pour le prolétaire, l’heure de la restriction, du repli sur soi. II y a quelque chose de paysan dans cette attente avide du printemps. Pour l’ouvrier, le printemps est le temps de l’espoir, de la revanche et de la fête. Comme la plupart des révolutions françaises du 19e siècle si obstinément liées à la belle saison, la grève participe au mythe solaire.
II. LES FLUCTUATIONS INTERANNUELLES DES GRÈVES
17L’observation du très court terme fait apparaître la complexité des facteurs qui composent dans le choix du moment de grève. Que révèlent maintenant ces oscillations annuelles dont les courbes nous dévoilent l’ordonnance sans nous dire l’ordre ? Pourquoi ces pulsations, cette succession d’années fortes et d’années creuses ? En ces temps de tâtonnement où le mouvement ouvrier est dépourvu d’organisation centrale, la décision de grève surgie des motivations de la « base » nous introduit directement dans les profondeurs de la psychologie ouvrière. On se demandera d’abord quels sont le degré et le style de corrélation existant avec la conjoncture, dont la plupart des auteurs ont établi le privilège, et que l’analyse des événements nous a fait souvent rencontrer.
1. GREVES, GREVISTES ET CONJONCTURE
A. Mesure de la conjoncture : choix des indices
18Dans cette recherche de corrélation, deux types d’indice sont nécessaires : indices de conjoncture, indices de la condition ouvrière. Dans la première catégorie, les indices qui traduisent directement l’activité économique sont préférables à ceux des prix. G. Imbert a montré que le mouvement des productions, quoique grossièrement parallèle à celui des prix, présente avec lui des décalages : il est antérieur à la hausse et postérieur à la baisse ; alternativement cause et conséquence, le prix est tantôt une traduction différée, tantôt un signe prémonitoire de l’activité économique33. Malheureusement, de tels indices sont rares pour la période en question. Aucune statistique globale annuelle de l’emploi ; il en existe seulement pour des catégories restreintes de travailleurs : mineurs, ouvriers des usines à fer, qui ne forment qu’une petite fraction de la main-d’œuvre. La première statistique du chômage ne commence qu’en 1898, encore est-elle bien imparfaite. Des renseignements épisodiques sont fournis, dans le cadre départemental, par les rapports des préfets (série F 12 des Archives nationales) ; J. Néré en a tiré une étude approfondie du chômage qui a marqué la crise 1883-188634 ; mais on ne saurait tirer de tout cela une courbe régulière et continue. Quant aux productions, la Statistique de l’industrie minérale donne annuellement les quantités de charbon extrait, de fonte et d’acier fabriqués. Kuczinski en a tiré un indice de production industrielle calculé depuis 185935 ; il est indicatif de la conjoncture de l’industrie lourde ; or, celle-ci n’avait pas encore le rôle moteur dans l’économie française. Cette dernière reste marquée par la prépondérance du textile et du bâtiment qui, au recensement de 1886, occupent à eux deux 59 % de la population active, contre 20 % pour les industries extractives et métallurgiques. Pour le textile, les Tableaux décennaux du commerce de la France fournissent : depuis 1831, la consommation totale du coton (en tonnes) ; depuis 1885, seulement, la consommation de la laine ; aussi pour cette dernière on doit se rabattre sur les quantités importées36. D’après ces deux données, j’ai calculé un indice de consommation textile annuel. Aucune série ne permet d’établir un indice global d’activité du bâtiment.
19Force est donc, dans bien des cas, de se rabattre sur les prix qui, en dépit des réserves formulées plus haut, demeurent des indices de conjoncture relativement significatifs : indices généraux des prix de gros (45 articles) établis par la Statistique générale de la France, et des prix industriels37, indices particuliers des prix de gros des diverses matières premières38.
20Enfin les mouvements du commerce extérieur, sur lesquels les statistiques officielles ne manquent pas, sont une image valable, quoique sans doute décalée, de l’activité économique. On retiendra les chiffres des importations de matières premières, en regrettant toutefois leur expression monétaire (valeurs en francs)39.
21En ce qui concerne la condition ouvrière, la même dissymétrie se retrouve entre le souhaitable et le disponible. L’absence de statistique de l’emploi est la carence majeure et sans doute définitive. Les données sur le salaire nominal sont nombreuses. Dans une récente mise au point, J. Lhomme retient les indices Kuczinsky et Singer-Kérel (salaire nominal de l’ouvrier parisien)40 ; pour faciliter les comparaisons avec les conclusions d’E. Andréani, je prendrai, comme lui, le salaire nominal France entière (Singer-Kérel).
22L’étude du coût de la vie a fait l’objet d’une recherche approfondie de J. Singer-Kérel41. En dépit de critiques qui lui ont été faites, notamment par J. Fourastié42, ce travail est le plus solide dont on dispose présentement, et tous l’utilisent. Il a sur ses prédécesseurs l’avantage d’établir un indice annuel (non pas quinquennal comme chez Bienaymé et Levasseur), qui englobe un très grand nombre d’articles de consommation (l’indice annuel de Simiand ne portait que sur vingt denrées alimentaires), suivis, dans toute la mesure du possible, à travers les prix de détail, au plus près de la réalité ; enfin, l’auteur a pondéré à partir des budgets ouvriers et propose un indice (coût de la vie et salaire réel) ouvrier A, qui tient compte de l’évolution du genre de vie mesurée par la comparaison de budgets à diverses époques, et un indice ouvrier B au genre de vie supposé invariable. Les inconvénients de cet ouvrage sont de deux ordres. Pour le prix des loyers, J. Singer -Kérel a recours à l’enquête de F. Marnata sur Les loyers des bourgeois de Paris, 1860-195843 qui fait état d’une baisse depuis 1884. Mais celle-ci, qui provient d’un grand essor de la construction dans les quartiers aisés, notamment dans l’ouest de la capitale, n’existe pas pour le logement populaire qui n’a cessé d’enchérir jusqu’en 1914, au moins à Paris. Malheureusement, je n’ai pas les moyens statistiques de retoucher sérieusement sur ce point les calculs de J. Singer-Kérel. La seconde réserve tient à l’utilisation sur le plan national d’une étude que son auteur a, du reste, soigneusement localisée : « La construction d’indices pour la province eût été au-dessus de mes forces »44. Combien plus des nôtres ! Paris est-il le baromètre de la France ? Quelle est, à cette époque, la structure de zones de prix ? Dans quelle mesure leurs évolutions sont-elles concomitantes ? J’ai tenté, là-dessus, quelques sondages : à partir des prix de quinzaine45 donnés par les mercuriales (série F 11), j’ai calculé, de 1871 à 1890, la moyenne annuelle du prix du pain dans neuf villes industrielles situées sur divers points du territoire : Alais, Charleville, Elbeuf, Grenoble, Lyon, Marseille, Montluçon, Reims, Roubaix46. On constate d’abord que la baisse du prix du pain est partout du même ordre : de 7 à 8 centimes au kilo entre les deux dates. D’autre part, fait plus intéressant, les coefficients de covariation entre prix provinciaux et parisiens sont extrêmement élevés : de 0,83 à 1. Cette constatation incline à penser qu’en ce dernier quart du 19e siècle, le marché a tendance à s’unifier et que les prix évoluent d’un même pas (quoique à des hauteurs différentes). En conséquence, on peut admettre, au moins provisoirement, que les conclusions de J. Singer-Kérel ont valeur d’ensemble. Comme E. Andréani, j’adopterai les indices du coût de la vie et du salaire réel « ouvrier B ». Ils n’offrent évidemment qu’une image lointaine, abstraite et fort critiquable de la condition ouvrière. Pour ne prendre qu’un exemple, il est clair qu’en période de sous-emploi, salaires nominal et même réel perdent leur signification : ce qui compte, c’est le salaire effectivement perçu. La hausse du salaire réel indiquée comme constante entre 1884 et 1888 est douteuse étant donné l’envergure du chômage à cette époque. Mais, quoi qu’il en soit, ces indices sont les seuls dont on dispose et, comme symptômes d’évolution, ils présentent néanmoins assez de solidité pour être confrontés au mouvement des grèves. Pour ces dernières, seul l’indice de fréquence (nombre des grèves) a été retenu parce qu’il est celui qui a le plus de contenu économique ; les effectifs des grévistes, le nombre de journées de grève incorporent bien d’autres influences qui les rendent moins propices à la comparaison.
B. Traits de la conjoncture
23On observe d’abord un mouvement inverse des prix d’une part ; des quantités, des salaires et des grèves d’autre part, que fait bien apparaître le tableau des trends des divers indices (1870-1890) :
24Prix
25Prix de gros (43 articles) — 2,57
Carton (kg) — 3,1
Charbon (tonne) — 1,3
Fonte (tonne) — 6,7
Coût de la vie — 0,25
26Salaires
27Nominal + 1,01
Réel + 1,59
28Productions
29Charbon +0,19
Fonte +1,7
Consommation textile47 + 2,2
30Grèves
31Indice général + 2,67
Grèves offensives + 1,4
Grèves défensives + 4,74
32Grèves par professions
33Textile + 3,65
34Métallurgie + 2,43
35Mines + 1,7
36Bâtiment48 — 0,04
37La chute des prix est générale ; elle est du reste fort inégale, plus faible pour le coût de la vie, en raison de la rigidité des prix de détails et notamment des prix alimentaires. Les prix industriels accusent entre eux de grandes disparités : baisse modérée du prix du charbon, beaucoup plus accentuée pour le coton et plus encore pour la fonte. Au contraire, le salaire est en croissance, et plus encore le salaire réel que le salaire nominal. De même les productions ont une tendance croissante modérée ; le secteur textile, à en juger par son indice de consommation de matière première, a le meilleur trend, auquel s’oppose la médiocrité du développement houiller.
38Le trend des grèves est nettement plus affirmé que celui des productions ou des salaires, notamment pour les grèves défensives. Au sein des groupes professionnels, l’éventail des croissances est bien ouvert ; la forte inclinaison de la branche « textile » traduit l’entrée en scène massive des ouvriers du textile, une des nouveautés de ce temps.
39L’étude comparée des variations annuelles des indices montre que, pour les prix, les années de baisse l’emportent nettement sur celles de hausse, tandis que pour productions, emploi, salaires et grèves, c’est l’inverse. La chute des prix, à peu près constante, n’est interrompue que par un léger redressement en 1880 et en 1888-1890 (sauf pour le lin). Les phases de régression des productions et de l’emploi sont concomitantes : 1879, 1884-1885. Au contraire 1875-1876, 1880-1883, 1889-1890 s’affirment comme des temps de croissance. Les années de recul se réduisent à trois pour le salaire nominal : 1883, 1886, 1888 ; à cinq pour le salaire réel : 1871, 1873-1874, 1878, 1883 ; malgré la stagnation du salaire nominal entre 1884 et 1888, le salaire réel hausse en raison de la baisse du coût de la vie ; par contre, en 1889-1890, il stagne pour le motif inverse. Le coût de la vie a donc beaucoup d’influence sut le niveau de vie ouvrier ; après une chute marquée en 1874-1875, il s’est redressé et maintenu à des valeurs élevées jusqu’en 1883 inclus ; c’est pourquoi les plaintes contre la vie chère traînent longtemps dans les revendications ouvrières. A partir de 1884, la chute est rapide ; elle a contribué à atténuer les souffrances durant la crise et, peut-être, la violence de la protestation sociale. Par contre, la hausse 1889-1890 a annulé les effets de la reprise et sans doute irrité les esprits.
40Si l’on considère l’ensemble des séries observées, certaines années apparaissent clairement comme des années positives sur tous les plans : 1871-1872, 1880-1881, 1889-1890. Elles coïncident d’autre part avec de fortes poussées de grèves. Mais il y a aussi des discordances entre celles-ci et la conjoncture : 1878-1879, 1885-1886. On ne peur donc se contenter d’une vue cavalière de leurs rapports.
C. Les corrélations : un constat de faiblesse
41La première constatation qui s’impose est la relative faiblesse des corrélations établies : quinze négatives, vingt-cinq positives ; parmi ces dernières, trois seulement dépassent + 0,50. C’est évident : fluctuations des grèves et fluctuations économiques ne coïncident que modérément ; on ne saurait expliquer totalement les unes par les autres. La grève à cette époque n’épouse pas rigoureusement les pleins et les déliés de la conjoncture ; elle présente avec celle-ci des adhérences partielles et provisoires ; elle n’est pas exclusivement, pas essentiellement un langage économique et offre, sur ce plan, un degré d’irrationalité, déjà perçu dans le cadre saisonnier.
42Mais des différences apparaissent selon les catégories de grèves et selon les éléments de la conjoncture. D’abord, la dissemblance entre grèves offensives et défensives est éclatante. Isolées, les premières atteignent des coefficients de covariation plus forts, tandis que, pour les secondes, le caractère inverse des corrélations est patent ; du reste, la courbe inversée des prix et celle des grèves défensives ont une grande similitude (fig. 12). Comme à la guerre l’assaillant seul décide du terrain et du moment de l’affrontement, l’ouvrier ne maîtrise que la grève offensive, la seule où s’exerce son choix et qui puisse faire l’objet d’une stratégie raisonnée. Acre de résistance, la grève défensive n’est qu’une réponse à la pression patronale sur la condition ouvrière ; par définition, elle éclate en mauvaise conjoncture ; grève du contretemps, elle est économiquement absurde.
43Ainsi grèves offensive et défensive constituent deux grands types, deux versants divergents de l’action ouvrière, que tout oppose : leur nature autant que leurs caractères. Au premier chef grève d’ouvriers professionnels (47 % des cas) relativement bien situés dans l’échelle des salaires (au-dessus de 5 F, dans 48 % des cas), la grève offensive se déroule le plus souvent dans de petits établissements (moins de 100 ouvriers pour 60 % des grèves offensives), gérés par un patronat familial (83 %) d’une approche aisée. Aussi les brusques éclats sont-ils relativement rares : dans 67 % des cas, il y a préavis, voire prénégociations ; préméditée et réfléchie, la grève offensive apparaît ainsi comme l’ultime étape d’un processus revendicatif. Quoique salariale avant tout49, elle s’assortit souvent de programmes plus complets et plus riches (dans 34 % des cas), élaborés et rédigés. La plupart du temps (80 %), elle se déroule sans incidents graves. Tout cela suppose une certaine organisation : 62 % des grèves offensives en offrent un certain degré, 29 % sont menées par un syndicat (grèves défensives : 23 %), 24 % bénéficient de secours financiers d’origines variées (G.D. : 19 %). C’est pourquoi elles sont plus amples (effectif moyen : 335, contre 247 pour les G.D.), plus étendues (51 % touchent plusieurs établissements ; 13 % seulement des grèves défensives sont dans ce cas), plus durables (durée moyenne : 13 jours ; grèves défensives : 9,7). Mieux engagées, elles sont plus réussies (56 % de succès et transactions ; G.D. : 29 %). Ces traits dominants ébauchent, avec bien des ratures encore, le modèle de grève, canalisée et volontaire, raisonnable, efficace, réformiste en somme, des sociétés industrielles contemporaines. Les grèves défensives présentent des aspects tout contraires. Subites (78 %), assez brèves (53 % durent moins de cinq jours), étroitement bornées aux limites d’un établissement (86 %), coups de colère où la violence peut sourdre, elles sont plus fréquemment marquées d’incidents ; bruyantes, elles débordent volontiers dans la rue (13 % ; G.O. : 8 %). Pour un quart, ces grèves éclatent dans de grands établissements50, gérés par des sociétés anonymes (25 % ; G.O. : 16 %). Aussi les questions de salaire, toujours primordiales (elles figurent dans 63 % des cas), sont-elles ici moins exclusives. La dure loi de la discipline usinière suscite la révolte ouvrière51. Réaction d’ouvriers fourbus et miséreux52, la grève défensive est par excellence celle du textile, peuplé de femmes, traité sans ménagements, vulnérable : 52 % des grèves du textile sont défensives. A l’inverse, le bâtiment, habile, indépendant, frondeur, formé de longue date aux pratiques revendicatives, l’évite (14 % seulement). Il en va de même, à un moindre degré (34 %), des vieux métiers bien rodés des cuirs et peaux. C’est aussi que, dans ces professions, d’anciennes résistances ont détourné les patrons de toucher au taux du salaire. Les mineurs sont à mi-chemin (G.O. : 59 %, G.D. : 41 %) ; leur sens de la conjoncture présente à cette époque beaucoup de complexité, mélange d’instinct paysan et de syndicalisme calculateur. Ainsi, la grève défensive, comme l’autre, dépend à la fois de facteurs économiques et sociologiques. On aurait torr de la concevoir comme un négatif : elle n’est pas pur réflexe élémentaire. Résistance implique début de conscience. Du reste, 52 % des grèves défensives s’appuient sur une organisation, 23 % sur une chambre syndicale. Premier stade de l’action ouvrière, la grève défensive cristallise une solidarité latente. Expérience amère de l’échec, dans 60 % des cas elle conduit par ailleurs à l’organisation.
44Tels sont, sommairement situés, les deux pôles de la grève. Economiquement, ils sont antagonistes. La grève défensive détruit l’harmonie des corrélations, elle crée un climat défavorable à la rationalité revendicative ; ou plutôt elle en est le signe. Or entre 1871 et 1890, sa part s’élève à 36 %.
45Sous l’angle de la corrélation économique, les groupes professionnels présentent entre eux des différences qu’explique parfois assez bien leur poids respectif de « défensive ». Aux deux extrémités, bâtiment et textile s’opposent : dans le premier cas, bons coefficients et très fort pourcentage de grèves offensives (86 %) concordent ; dans le second, c’est exactement le contraire. Du reste, les courbes de grèves propres à chaque groupe ont des allures fort différentes : celle du textile, peu ondulée, fortement croissante, se rapproche de la courbe générale des grèves défensives, l’une et l’autre ayant des trends vigoureux (+ 3,65 et + 4,74) ; celle du bâtiment, beaucoup plus oscillante et cyclique, reproduit, en les exagérant, les creux et les piques des grèves offensives. Le cas des secteurs minier et métallurgique est plus compliqué : avec les indices économiques généraux, les corrélations sont très faibles, elles sont plutôt meilleures avec les indices propres à ces industries, comme si la conjoncture minière et métallurgique possédait des caractères spécifiques. Au reste, l’amenuisement des chiffres, dès qu’on les émiette en trop de groupes, interdit de pousser très loin les comparaisons. L’intérêt d’une telle étude est de suggérer des types d’adaptation à la conjoncture très variables selon les professions, de montrer la diversité des styles d’action, l’affinement plus ou moins prononcé du sens économique, fruit de l’expérience et de conditions sociologiques précises (qualification et niveau de vie).
46L’examen des coefficients de corrélation montre, d’autre part, que la grève n’entretient pas, avec les divers éléments de la conjoncture, le même degré de relation. Elle présente les meilleures concordances avec le salaire réel, le mouvement commercial et les prix de gros ; elle en offre très peu avec le salaire nominal (exception faite du bâtiment) ; avec le coût de la vie la relation est renversée. A des niveaux beaucoup plus élevés, E. Andréani constate une hiérarchie à peu près identique pour la période 1890-1913. La seule différence concerne la corrélation grève-salaire nominal : nulle chez nous (0,04), très forte chez Andréani (0,92). Celui-ci, comme la plupart des auteurs, interprète cette corrélation comme une nouvelle manifestation du lien grève-conjoncture : « L’indice du salaire nominal a la signification d’un indice de conjoncture. » Or, en phase B, il en va tout autrement : le salaire nominal perd cette fonction de témoin ; d’une part, son mouvement long demeure nettement ascendant ; surtout, ses oscillations sont beaucoup plus faibles. En effet, le taux du salaire baisse peu, il stagne seulement, soustrait largement à la « loi » de l’offre et de la demande par des déterminations sociales qui, déjà, pèsent fortement sur lui. D’où une rigidité qui l’éloigne du mouvement propre de la conjoncture et le rend peu propice aux comparaisons. A cette différence près, et explicable, l’ordonnance des corrélations est identique dans les deux cas, pour les deux périodes.
47Elle manifeste la priorité de la conjoncture : l’activité, la reprise économiques sont favorables à la grève ; et le rôle du niveau de vie : les relations positive « grève-salaire réel » et négative « grève-coût de la vie » signifient que les ouvriers déclarent la grève quand leur pouvoir d’achat est en bonne posture, c’est-à-dire quand ils pensent pouvoir mieux tenir. Sens de conjoncture, estimation des capacités de résistance sont donc les deux coordonnées majeures dans ce choix essentiel qu’est celui du bon moment de la grève. Il y a là l’amorce d’un calcul qui exclut le hasard. Ce modèle de décision est certes plus ou moins net : après 1890, il a le ferme dessin d’une stratégie assurée ; auparavant, il est beaucoup plus brouillé, il n’est qu’ébauche. Mais ces grandes lignes apparaissent cependant. Elles suggèrent une certaine psychologie économique ouvrière, caractérisée par des zones de sensibilité ou d’ombre, des perceptions plus ou moins forres. Les chiffres cernent un profil que précisent les textes. C’est lui qu’il nous faut tenter de décrire.
2. GREVES ET COUT DE LA VIE : UNE PSYCHOLOGIE OUVRIERE DU SALAIRE
48A première vue, le rapport entre le mouvement des grèves et le coût de la vie, du moins entre la hausse de ce coût et les poussées de grèves offensives, paraît assez évident : en période de hausse, les ouvriers défendent leur revenu réel en réclamant une augmentation de leur salaire. Selon de bons observateurs, rel Audiganne, « l’idée de conserver l’équilibre entre le prix des vivres et les salaires se trouve au fond de tous les mouvements qui agitent la famille industrielle. Il est indispensable... qu’on songe au renchérissement, si l’on veut se préparer à voir un peu clair dans la question des coalitions et des grèves »53. Le démenti des chiffres a donc de quoi surprendre ; il conduit à s’interroger. Sans doute peut-on objecter qu’entre 1873 et 1890 la baisse des prix distend le couple grève-prix. Mais l’argument n’est pas suffisant : d’une part, le coût de la vie demeure élevé jusqu’en 1883, en raison du retard conjugué, à la baisse, des prix alimentaires et de détail sur les prix de gros ; d’autre part, entre 1896 et 1913, en phase de hausse, le ménage n’est pas plus solide ; la poussée de cherté des années 1910-1912 coïncide même avec un recul des coalitions.
49La corrélation grève-coût de la vie n’est donc simple qu’en apparence ; c’est une de ces fausses évidences, faites d’illusions rétrospectives, qui barrent notre horizon. Elle suppose d’abord une connaissance, sinon une mesure, de l’évolution du coût de l’existence qui ne pouvait être au 19e siècle que fort empirique54 ; elle sous-entend, d’autre part, une attention au salaire réel, lui-même notion fort complexe.
50Sur ces deux points, que disent les textes ? Comment les ouvriers des années 1880 voient-ils leur salaire et calculent-ils leur budget ? A quels prix sont-ils le plus attentifs ? Nul doute qu’ici faits objectifs et faits d’opinion se mêlent étroitement. Autant que des séries économiques, ce sont des habitudes, des psychologies collectives qu’il faut atteindre.
A. L’attention au coût de la vie : l’argument « cherté » dans les grèves
51Quelle place tient, dans la revendication des grévistes, l’argument de la hausse du coût de la vie ? De celui-ci, j’ai soigneusement noté la fréquence et la formulation. Que constatons-nous ?
52En premier lieu, que l’argument est assez rarement employé : dans 70 grèves seulement, sur les quelque 1 500 qui visent une augmentation de salaire. Sa densité est plus forte avant 1880 (54 pour la première décade, 16 pour la seconde). La plainte contre « les prix toujours croissants » se fait en termes identiques jusque vers 1883 ; après cette date, elle s’estompe et disparaît de l’argumentation ouvrière ; les grandes grèves de 1889-1890 n’en portent pour ainsi dire pas trace ; ce qui correspond, en somme, assez bien à la détente des prix elle-même.
53La cartographie des doléances montre qu’elles étaient diffuses : toutes les régions sont représentées, de Quimper à Chaumont, de Douai à Carcassonne ; pourtant Paris l’emporte avec plus du tiers des cas. Toutes les professions aussi usent de l’argument : maréchaux-ferrants de Rouen, jardiniers d’Amiens, calfars de Granville, mégissiers d’Annonay et de Chaumont, tisseurs du Houlme, de Beauvois, mineurs de Grand’Croix, tailleurs, boulangers, gaziers... de Paris, etc. Mais la primauté revient sans conteste aux ouvriers du bâtiment, 26 fois nommés. La fixation des tarifs au début de chaque campagne de construction, au printemps, introduisait dans ces corporations des préoccupations comptables. A Paris, l’établissement de la Série des prix de la ville, bien que celle-ci ne fût point contraignante, mais seulement indicative, donnait lieu à de vives discussions entre représentants ouvriers et entrepreneurs. En 1880, les délégués des syndicats dressent un budget estimatif de leurs recettes et de leurs dépenses en insistant sur l’élévation des loyers55. Mais, dans l’ensemble, la référence au coût de la vie n’est ni très massive ni très explicite.
54L’argument demeure, en outre, imprécis, global, allusif ; il est rarement étayé de démonstrations chiffrées. Les travailleurs revendiquent « vu la cherté de la vie », des « choses nécessaires à l’existence », des « objets de première consommation ». Les éléments du coût de la vie incriminés sont essentiellement les vivres, les « denrées de première nécessité » sans autre précision. Dans trois cas seulement, il s’agit de la hausse d’un produit spécifique : pain, vin, sel56. Conjointement à l’enchérissement des vivres, celui des loyers est mentionné 14 fois, dont 7 à Paris. Quant à la proportion des hausses, elle est rarement et grossièrement estimée. Les menuisiers de Paris parlent en 1879 de « l’augmentation de près d’un tiers sur les loyers »57 sans préciser la période de référence. En 1880, les mouleurs briquetiers de la capitale diffusent un tract : « Il y a trente ans, la plupart d’entre nous s’en souviennent, les vivres et les loyers étaient de moitié moins chers qu’aujourd’hui ; on payait alors 5 F pour mouler un mille de briques ; depuis ce temps, les prix (entendez : les rémunérations) n’ont subi aucun changement »58. Dans ce dernier texte, les ouvriers se plaignent d’un déséquilibre salaires/prix dont les origines sont anciennes, d’une dégradation progressive du revenu réel. De même, les charpentiers de Bordeaux déclarent dans une pétition au préfet que leurs salaires sont restés stationnaires depuis dix-sept ans, tandis que « les premières choses indispensables à notre existence ont subi une surtaxe de prix qui n’est plus en rapport avec notre rétribution »59. Peintres en bâtiment60, graveurs sur bois de Paris61 esquissent un raisonnement analogue ; leurs actions se veulent remise à jour des salaires distancés par les prix, grèves de rattrapage. Toutefois, dans les coalitions de ce type, assez fréquentes dans les années 1872-1882, les travailleurs en appellent plus volontiers encore à la hausse générale des salaires qu’à celle du coût de la vie ; ils arguent des tarifs pratiqués ailleurs pour faire augmenter les leurs : c’est ce que, suivant les économistes, on peut appeler « effet d’imitation »62.
55Mais l’enchérissement, présenté comme un vieux compagnon de route, n’est pas révolu. La plupart des doléances dénoncent sa pesée toujours actuelle : « Le salaire ne suffit pas, pour s’alimenter, au prix que les denrées sont aujourd’hui... Nous tombons dans une pénurie complète », écrivent au préfet du Rhône les tisseurs de Saint-Jean-Labussière63. « Mes amis, nous voilà arrivés au dernier degré que nous sommes obligés de faire révolte. Vous voyez que tout est chair (sic) », proclame une affiche apposée à l’entrée d’un puits à Decazeville en avril 187364. Les ébénistes de Béziers allèguent « une situation difficile qui s’aggrave tous les jours par la cherté des vivres »65. En février 1883, les jardiniers d’Amiens demandent 50 c de plus, « le prix de la vie ne faisant que croître sans cesse »66. En 1889 encore, les fondeurs de Vannes déclarent — contre toute évidence — que « les vivres n’ont jamais été plus chers qu’aujourd’hui »67 ; mais c’est une ultime plainte venue, comme presque toutes celles émises depuis 1882, des terres reculées de l’Ouest68, comme si la tendance tardait à s’inverser dans ces extrémités provinciales. En tout cas, les expressions « augmentation continuelle », « prix toujours croissants », fréquemment employés de 1871 à 1883-1884, traduisent la conscience obscure d’un mouvement de longue durée.
56Ainsi, l’examen de la documentation disponible montre que la cherté demeure longtemps dans les justificatifs des grèves ; mais elle ne constitue pas un argument massue, une arme bien fournie. Son utilisation demeure empirique et sommaire ; sa formulation est domestique et familiale comme son observation est quotidienne et ménagère.
B. Comment les ouvriers voient leur budget
57Un autre obstacle vient de l’absence de réflexion sur le salaire réel : la notion de pouvoir d’achat est dans l’enfance. F. Simiand a jadis souligné l’attachement prioritaire des ouvriers à « l’expression monétaire » du salaire, parce qu’elle est « une possibilité indéterminée » susceptible « des affectations les plus diverses et des changements les plus variés »69. Keynes, de son côté, insistait sur l’indifférence de l’action ouvrière au salaire réel : « L’expérience courante enseigne indiscutablement qu’une situation où la main-d’œuvre stipule... en salaires nominaux plutôt qu’en salaires réels n’est pas une simple possibilité, mais constitue le cas normal. Alors que la main-d’œuvre résiste ordinairement à la baisse des salaires nominaux, il n’est pas dans ses habitudes de réduire son travail à chaque hausse du prix des biens de consommation ouvrière »70. Abstraction d’économistes ? Marc Bloch en émettait l’hypothèse dans son compte rendu critique du Salaire : « L’ouvrier calcule-t-il ou non en marchandises ?... Cette connaissance, positive ou négative, nous ne l’obtiendrons qu’en nous adressant aux textes capables de nous révéler l’opinion de la classe ouvrière »71.
58Interrogeons donc les textes. Ils sont de deux types, de très inégale importance. D’abord, un très petit nombre de budgets, une dizaine, dressés spontanément par les ouvriers à propos des grèves et surtout des congrès ; pièces de combat, ces budgets sont destinés à appuyer des revendications précises, à montrer la pénible situation du prolétaire : six présentent un déficit. De caractère élémentaire, ils sont le plus souvent réduits à trois postes (alimentation, logement, vêtement), et, lorsque d’aventure des dépenses diverses sont signalées, elles sont peu détaillées ; seule la chambre syndicale des serruriers de Lyon, en 1881, mentionne : frais médicaux, cotisation syndicale, achat quotidien d’un journal à un sou. Ces constats fragmentaires sont assurément dénués de valeur objective. Ils traduisent moins un niveau de vie qu’un sens de la vie : touches pointillistes pour un autoportrait de l’ouvrier consommateur.
59L’enquête parlementaire de 1884 fournit un apport beaucoup plus intéressant, réponse directe à la question que se posait Marc Bloch. Parmi les 241 demandes du trop long questionnaire distribué en province72, huit concernent expressément le budget (numéros 110-117) : « Quelles sont vos dépenses journalières ? 1) nourriture ; 2) chauffage, éclairage ; 3) loyer. Quelles sont vos dépenses pour l’habillement ?... pour l’entretien des objets mobiliers ? Quels sont vos frais divers tels que dépenses personnelles..., nécessités par l’exercice de votre métier, cotisations aux sociétés de secours mutuels, chambres syndicales, caisses de retraite, assurances, etc. ? Que coûte le voyage de votre habitation à l’atelier ? » On notera l’ambiguïté quant au choix de la période de référence : la journée dans trois cas, non précisée pour les autres, ce qui laisse présager un certain flottement dans les réponses.
60Celles-ci remplissent 43 lourds cartons de la série C des Archives nationales73. Leur densité, liée au zèle apparemment très variable de la hiérarchie préfectorale, est trop irrégulière pour permettre des comparaisons régionales. De grands départements, comme le Nord ou les Bouches-du-Rhône, font curieusement défaut. Seule une utilisation globale est possible. D’autre part, l’abondance des formulaires non remplis, la prédominance des réponses d’agriculteurs, ne laissent en fin de compte qu’une place restreinte à celles des ouvriers. Sur 26 cartons dépouillés, ceux des départements les plus industriels74, j’ai recueilli 293 réponses ouvrières, dont 50 pour le Rhône, 32 pour le Pas-de-Calais, 33 pour la Seine-Inférieure, 25 pour les Ardennes, 24 pour la Marne, 16 pour la Nièvre, 14 pour la Loire-Inférieure, 10 respectivement pour l’Isère, la Meuse et l’Oise, etc.
61De quels ouvriers s’agit-il75 ? D’une part, de présidents de sociétés de secours mutuels (48 cas) ou de syndicats (43 cas) répondant au nom de leur groupe. Ces réponses-ci ont un caractère de généralité qui affaiblit la précision des renseignements sur les dépenses, d’ailleurs omis une fois sur deux. Mais le lot le plus important provient de 201 travailleurs sollicités à titre individuel par les maires, sans que l’on sache en vertu de quels critères. Le fait se produit surtout dans les petites communes, où l’édile connaît bien son monde, ce qui avantage quelque peu les industries à implantation rurale. Ainsi entend-on les voix, à demi campagnardes, de cloutiers et de ferronniers des Ardennes, de forgerons d’Imphy, de mineurs de la Machine et des corons du Pas-de-Calais, de tisserands à domicile normands, champenois ou lyonnais, qui doivent sans doute à la persistance d’habitudes paysannes de mieux faire leurs comptes. Dans tous les cas, les réponses individuelles sont pour notre propos les plus adéquates, les mieux fournies en données concrètes et vécues et en dépenses chiffrées.
62Les 293 ouvriers interrogés peuvent se classer comme suit :
118 (40 %) n’ont pas répondu aux questions sur le budget ;
51 (18 %) déclarent en être incapables ;
69 (23 %) répondent de façon plus ou moins incomplète : la section « dépenses diverses » notamment est la plus négligée ;
55 (19 %) seulement ont inscrit des chiffres en regard des six rubriques de dépenses qui leur étaient soumises.
63Le silence ou le désarroi des ouvriers questionnés sur leur budget est significatif. Quelques-uns du reste n’ont pas compris le sens des mots : par « établir », ils ont entendu « équilibrer » et répondu sur la difficulté ou l’impossibilité de joindre les deux bouts : « Pour ne pas m’endetter, je me borne souvent au pain pour toute nourriture »76 dit l’un. « J’arrive à peine à faire face », dit l’autre77. « Le budget de l’ouvrier ne peut que faire le tour de la roue et bienheureux celui qui n’a pas de dette »78. « Nous sommes condamnés à un carême éternel »79.
64La plupart avouent leur embarras. Etablir sa dépense ? « On n’en prend pas le soin »80. « Nous ne le faisons pas »81. « Je n’y ai jamais songé »82. « Je ne m’en suis jamais rendu compte »83. « L’ouvrier ne tient pas de comptabilité »84 sont des répliques ordinaires. D’ailleurs à quoi bon ? « Comme on se restreint au plus strict nécessaire, l’établissement du budget ne me semble pas d’une bien grande importance »85. « Le peu d’excédent qui en résulterait ne fait pas faire ce travail »86. « Je dépense au fur et à mesure de mes besoins sans inscrire »87. « Toutes mes dépenses sont basées sur mes recettes de chaque paye »88. En somme, l’ouvrier dépense ce qu’il gagne ; ce qu’il connaît, c’est son salaire nominal, c’est à lui qu’il est sensible. Mais il ne sait pas de façon précise comment il le dépense. On comprend, dans ces conditions, qu’il mesure mal la pesée que le coût de la vie exerce sur un budget dont il ignore la composition. Sans doute tient-on là une des clefs de la psychologie ouvrière du salaire, en même temps qu’une explication du modeste usage de l’argument cherté dans les grèves.
65Certes, le sentiment de frustration lié à la montée des prix existe. On le mesure, ici, dans le concert des réponses à la question 111 : « Le salaire a-t-il augmenté en proportion de l’élévation du prix des objets de consommation ? » Non, disent 82 % des réponses formulées (au nombre de 196). Mais l’expression de cette frustration demeure verbale. C’est la cantilène des gueux de toujours, telle que la chantait Colin Musset. Cette forme classique de la doléance populaire reste bien souvent celle de la revendication ouvrière. Le moderne langage des chiffres a du mal à s’y faire place.
C. Les troubles de cherté sous la Troisième République et leur enseignement
66Dans ces conditions, seule une grave atteinte du salaire réel, liée au traumatisme d’une flambée des prix, et notamment de l’alimentation qui accapare encore 60 % de la dépense ouvrière, est susceptible d’entraîner une réaction collective. Mais la grève n’est pas ordinairement sa forme. La cherté au premier abord ne dépend pas du fabricant, mais du paysan ou de l’intermédiaire ; elle illustre la sujétion des villes aux campagnes ; elle est urbaine, mais pèse sur tout le peuple, non spécifiquement sur l’ouvrier. Acte viril, la grève a pour cadre l’usine, pour objectif une hausse ; parfois brutale, elle est plus souvent encore raisonnement, dialogue industriel, à la trame interrompue ; langage de producteurs, elle ne dédaigne pas l’abstraction et le chiffre. Episodique, éphémère, violent, bruyant, le trouble de subsistances est féminin, il a l’accent des ménagères et les couleurs du marché.
67D’autre part, les brusques sautes d’humeur des prix s’atténuent tandis que reculent la rareté et la faim89. 1868, 1897 sont les dernières séquelles d’un passé révolu : le pain y est encore au cœur de la protestation populaire90. Pas pour longtemps. Les émeutes de septembre 1911, étudiées par J.-M. Flonneau91, sont beaucoup plus ambiguës. Tradition persistante et nouveauté s’y mêlent. Nouveauté d’abord, quant aux produits incriminés : la hausse du pain a peut-être été motrice92, mais très vite elle passe à l’arrière-plan. Sucre, lait, viande, œufs, oranges mêmes, devenues familières au mineur93, accaparent le devant de la récrimination. Les modifications de la consommation commencent à s’inscrire dans les sensibilités. Avec beaucoup de retard, l’indice psychologique du coût de la vie reflète les changements réels du budget ouvrier. Mais la nouveauté est aussi dans la forme : si l’émeute de ménagères a donné le branle, elle a entraîné les mines et les usines du Nord et de l’Est94. Comparée à celle de 1846-184795, la carte des troubles de 1911 est étonnamment industrielle : Maubeuge, Denain, Douai, Dunkerque, Rou-baix, Amiens, Saint-Quentin, Creil, les Ardennes et la Loire... Et si les incidents se produisent à l’Ouest, à Lorient, à Basse-Indre, ils prennent appui sur les arsenaux et chantiers navals. Pour la première fois sans doute, la grève est devenue, de façon massive, une manière de protester contre la cherté. Signe d’une influence croissante des femmes dans le ménage, d’une transformation de la famille ouvrière ? On ne peut qu’en formuler l’hypothèse. Plus sûrement, on verra la marque d’une mutation syndicale dans le souci très neuf de promouvoir des mouvements de consommateurs, de « transporter sur le terrain de la consommation les méthodes d’action dont nous usons avec succès sur le terrain professionnel », écrit Jouhaux96.
68Et pourtant que d’archaïsmes persistants ! Archaïsme d’un langage tout hérité : on flétrit les « vils accapareurs », « ennemis du peuple et de la République » ; mais aussi de l’action qui, très vite, échappe à la direction syndicale, s’effiloche, retourne à la cohue des marchés, aux caquets des femmes. Et la tradition perce aussi dans les motivations : la vigoureuse réaction de la C.G.T. vient des accusations portées contre le salaire, dont la hausse est rendue responsable, par une partie de l’opinion, de renchérissement général. Le thème démoralisant de la course « salaires-prix » risque de démobiliser l’ouvrier. Il faut donc retourner l’attaque à l’envoyeur : aux industriels, aux trusts (ceux du sucre : Say, Lebaudy...) qui truquent les prix pour accroître leurs profits97. Il s’agit moins, en définitive, de défendre le pouvoir d’achat des travailleurs que de « garder du scepticisme l’arme de la grève, sauvegarder l’esprit revendicatif de la classe ouvrière »98.
69Ainsi dans cette entrée spectaculaire de la grève, sur la scène des prix, le bon vieux salaire nominal a joué un rôle dissimulé, mais combien efficace : celui du souffleur.
D. Représentations ouvrières du salaire
70Voilà, dans l’ensemble, pleinement vérifié, le diagnostic de Simiand et de Keynes : la conception ouvrière du salaire est avant tout monétaire. Et il est vrai que l’attention au taux du salaire constitue la pierre angulaire du mouvement ouvrier français, le mobile des trois quarts des grèves au 19e comme au 20e siècle. Entre 1871 et 1890, 71 % des grèves sont uniquement (47 %) ou partiellement salariales ; 76 % entre 1919 et 1935, 79 % entre 1946 et 196299. Dans les pays anglo-saxons où les conventions collectives sont plus précoces et plus nombreuses, la proportion est très différente100. Cette priorité repose en partie sur une intuition juste : au 19e siècle, et dans le long terme, le salaire nominal commande le salaire réel101 ; et entre 1856 et 1910, plus encore entre 1871 et 1910, les courbes des deux salaires ont une allure très comparable. Le coût de la vie ne détermine que des fluctuations passagères, somme toute transitoires, du salaire réel. Enfin, cette conception s’inscrit dans le contexte de stabilité monétaire caractéristique du siècle : elle n’est que la forme ouvrière d’un néo-mercantilisme dont Schumpeter a souligné la renaissance et selon lequel : « la monnaie, c’est la richesse ».
71Aussi, cette conception, quoique fondamentale et tenace, n’a rien d’éternel, ni de définitif. Les poussées inflationnistes la remettent périodiquement en cause ; alors, comme les seigneurs menacés de la guerre de Cent Ans, l’ouvrier prend conscience de « l’illusion monétaire » ; alors, se profilent de nouvelles définitions du salaire où incube la notion de « pouvoir d’achat ». Entre 1865 et 1883, les plaintes contre l’enchérissement s’accompagnent parfois de propositions visant à accrocher le salaire au coût de la vie ; elles viennent surtout des ouvriers du bâtiment, que la pratique des séries de prix inclinaient au calcul, et, de façon générale, des milieux parisiens. « L’enchérissement des objets de première nécessité... doit avoir pour corrélation une élévation du salaire », déclarent en 1872 les imprimeurs en papiers peints102. En 1881, la Fédération des ouvriers en bâtiment dépose une motion demandant que « chaque année le prix des salaires soit harmonisé et réglementé par une commission élue, et ce, d’après le prix des loyers et des vivres de la localité »103. La Société professionnelle des mécaniciens de Paris se fixe pour tâche de « déterminer et maintenir le taux minimum des salaires... dans un rapport proportionnel aux prix des choses nécessaires à l’existence d’un ouvrier et de ceux qui sont à sa charge. Ce taux minimum des salaires devant toujours nous permettre d’acheter en quantité suffisante et en bonne qualité les choses nécessaires »104. Voilà, en germe, l’idée de la définition d’un salaire minimum garanti, et de l’échelle mobile. On voit même, cas extrême et si exceptionnel qu’il n’a guère de signification, les ouvriers bijoutiers en doré se prononcer pour la déflation : « Nous vivions peut-être mieux en 1867 et 1868 ; si l’on pouvait arriver à réduire le prix des objets d’alimentation et des loyers, le reste suivrait et les salaires pourraient baisser de 20 à 25 % »105. Il est probable que l’inflation galopante consécutive à la première et surtout à la seconde guerre mondiale, a conduit les travailleurs à développer cette réflexion. Après 1913, le rapport entre salaire nominal et salaire réel est en effet totalement différent : leurs courbes s’éloignent, l’écart entre elles ne cesse de grandir. De 1913 à 1938, le salaire nominal (213 articles) s’est accru de 654 % ; entre 1920 et 1938, le salaire réel ne s’est accru que de 178 %106. Entre 1938 et 1952, la progression du salaire nominal s’accompagne d’une nette régression du salaire réel107. D’accessoire, le coût de la vie devient donc un élément fondamental du salaire réel. On manque malheureusement d’étude sur l’évolution de la notion de pouvoir d’achat entre les deux guerres. Par contre des travaux sur le syndicalisme contemporain ont insisté sur le changement des perspectives : « Très vite, la considération du salaire réel l’emporte sur la somme de monnaie remise au travailleur »108. On peut lire dans l’organe de la C.G.T., Le Peuple : « Le salaire est constitué par les produits et les marchandises et non par les signes monétaires »109. Il n’est d’ailleurs pas certain que le renouvellement de la théorie syndicale ait entraîné une modification de l’action gréviste : la fascination monétaire est durable.
72Mais, avant la première guerre mondiale, ce ne sont là qu’arguments défensifs, surgis en période de hausse du coût de la vie. Dans l’ensemble, les ouvriers répugnent au contraire à s’enfermer dans la corrélation « salaire-coût de la vie », beaucoup trop restrictive. La plupart des définitions ont plus de souplesse et d’ampleur : elles incorporent à la fois l’idée de salaire familial et la notion de « besoin social », extensive et mouvante. Selon la formule cent fois répétée dans les statuts des chambres syndicales des années 1865-1890, référence évidente à un modèle commun, le taux du salaire doit être « toujours rémunérateur, correspondre aussi exactement que possible à la valeur réelle du travail, et être en rapports constants avec les progrès de la civilisation »110. Cette conception conquérante est explicitée dans divers textes. Voici par exemple un appel de la chambre syndicale parisienne des railleurs et scieurs de pierre (toujours le bâtiment !) de 1883. Après avoir protesté contre « l’immoralité de l’opinion bourgeoise » qui, assimilant le travail à une marchandise, traite le salaire comme un prix soumis aux lois de l’offre et de la demande, le texte affirme : « Nous voulons avant tout être homme et bon citoyen. Or chacun de nous ayant des devoirs envers sa famille et des charges envers la Société, pour remplir les uns et les autres, il doit trouver dans un salaire justement rémunérateur les ressources nécessaires pour satisfaire aux conditions qui lui sont imposées par l’organisation sociale au milieu de laquelle il est obligé de vivre »111. C’est la notion moderne de salaire social, opposée à celle du salaire-prix.
73Comme Janus, le salaire a deux visages : l’un souriant, l’autre contracté. Les ouvriers n’utilisent la notion de pouvoir d’achat, et son corollaire, le salaire minimum, que contraints et forcés. C’est une position de repli, une ligne défensive peu exaltante, fruit des périodes de dégradation monétaire, et des dévaluations du 20e siècle. Au 19e siècle, toute l’offensive ouvrière repose sur une vision qui, peut-être parce qu’elle s’enracine dans une expérience ancienne et somme toute bénéfique, persiste largement aujourd’hui : celle de la puissance du salaire monétaire, talisman qui, tel Sésame, fait s’ouvrir les grottes merveilleuses.
3. LA CONSCIENCE OUVRIÈRE DE CONJONCTURE
74La cherté freine les grèves pour une autre raison encore : en déséquilibrant un budget toujours précaire, en rendant plus aléatoire le solde des crédits de la quinzaine, l’enchérissement crée des mauvaises conditions de résistance ; les ménagères, si souvent rétives à la coalition, se raidissent davantage en cette occurrence. Dans la première moitié du 19e siècle, le haut prix du pain est absolument antagoniste des grèves112. Le mécontentement, les désirs ouvriers, toujours latents, s’en trouvent un peu plus, mais provisoirement refoulés ; ils n’attendent, pour déclencher l’offensive, que le moment favorable : bas prix des denrées coïncidant avec une conjoncture heureuse113. Cette conjoncture, comment les ouvriers en discernent-ils les contours ?
75L’existence de ce qu’on peut appeler « conscience ouvrière de conjoncture » est très ancienne. Depuis longtemps, les ouvriers du bâtiment, dont les compagnonnages jouaient office de bureau de placement, savaient que la reprise printanière était plus propice à leurs revendications : dès la Restauration, c’est au début de chaque campagne, et selon la fluidité de l’embauche sur les « grèves » et chez les mères qu’ils avaient coutume de poser leurs conditions ; le cycle remarquablement saisonnier de leurs coalitions a sans doute, on l’a vu, servi de modèle à toutes les corporations, même à celles qui n’obéissent pas à d’identiques pulsions de l’emploi. Depuis longtemps, les ouvriers distinguent les mauvaises années des bonnes : sous la Monarchie censitaire, poussées de grève et temps de prospérité, en gros, vont de pair. Dès l’été 1825, Paris est troublé par un mouvement dont « le seul motif... est le désir d’une augmentation de salaire, fondé sur le besoin qu’on éprouve des ouvriers de ce genre et sur l’urgence et la dureté de leurs travaux en cette saison... Chaque sorte d’ouvrier apprécie le besoin momentané qu’on a de ses services et voudrait les mettre à plus haut prix »114. « Les ouvriers qui remarquent qu’ils sont plus recherchés, veulent gagner davantage »115 « La mesure des prétentions (ouvrières) est le plus souvent celle du sentiment qu’ont les ouvriers de leur indispensable utilité. Otez-leur cette présomption et ils deviendront raisonnables », écrit en 1833 La Gazette des Tribunaux qui suggère diverses mesures pour élargir le marché de main-d’œuvre116.
76Dans une économie aux rouages simples et apparents, point n’est besoin, en effet, d’indices compliqués pour apprécier l’activité. Comme le dit en 1880 l’envoyé du Temps à Roubaix, « l’ouvrier de fabrique ne lit pas de journaux, il n’en a guère le temps. Il ignore l’existence des statistiques officielles. Mais pour connaître la variation des affaires, il a mieux que des chiffres et mieux que des journaux : il a ce qu’il voit »117. La conscience de conjoncture est donc, d’abord, toute empirique, d’expérience quotidienne, généralement bornée ; son temps est l’immédiat, son espace, l’atelier ou la ville. Mais elle est contagieuse : « l’effet d’imitation », fait d’une même résonance à une identité de moments économiques, suffit à expliquer, sans recours à aucun mot d’ordre, que les grèves se produisent par grandes « vagues ».
77Parmi les signes avertisseurs d’une reprise des affaires, le plus aisément perceptible à l’ouvrier qui le ressent dans ses muscles et dans ses nerfs, c’est l’accélération de la production : cette fièvre soudaine des ateliers allumée par l’afflux des commandes, les heures supplémentaires, l’embauche de nouveaux venus, la hâte des contremaîtres, toute cette atmosphère de tension bruyante et presque joyeuse, qui rend les patrons d’humeur facile, et que les ouvriers parisiens appellent si bien « la presse ». Temps idéal pour les revendications, parfois devancées, souvent immédiatement satisfaites ; une brève coalition vite dénouée a facilement raison des velléités de refus. Le petit patron, toujours menacé par la concurrence, ne peut laisser passer les occasions, il est, nous disent les textes, « incapable d’attendre ». Seules les grosses maisons, môle de résistance dans les grèves, peuvent s’offrir le luxe de préférer le principe d’autorité à l’appât du gain immédiat. Cette appréhension directe de l’influx productif est beaucoup plus aisée dans les professions aux étiages bien marqués. Ouvriers du bâtiment, des petites industries de la capitale, ont de ce fait un flair très sûr, clef de leur succès, et du niveau élevé de leurs salaires qui confère à Paris une situation exceptionnelle.
78La grande industrie connaît aussi ces alternances. Au ralenti, il arrive que le temps se traîne ; le patronat cherche à conserver son personnel, mais, lorsque les ouvriers sont aux pièces, cas du textile, il freine la production pour réduire la masse des salaires. Que la cadence s’accélère : « l’ouvrier se voit pressé de terminer ses pièces ; il voit tous les métiers occupés ; il voit se monter de nouveaux métiers »118. On notera dans ce texte la pluralité des symptômes ; leur multiplicité est nécessaire car, en règle générale, la grande industrie est beaucoup plus affranchie des pulsions saisonnières. L’enquête de l’Office du travail (1893-1897) montre que, dans le textile, les variations de l’emploi au cours de l’année n’excèdent pas 2 %119 ; 40 % seulement des établissements visités en province font des heures supplémentaires, contre 77 % à Paris120. La monotonie des rythmes rend le diagnostic plus difficile ; des erreurs sont toujours possibles, d’autant plus que l’allongement des journées ou l’accélération de la production n’impliquent pas forcément bonne santé, mais parfois seulement recherche d’une productivité accrue, médecine habituelle du profit dolent121. La conjoncture, comme le patronat, se fait ici plus secrète, dissimulée. Ce voile débilitant qui masque en partie la marche de l’usine, irrite et désarme l’ouvrier ; il le contraint à une interprétation plus subtile fondée sur la convergence des signes.
79Au rang de ceux-ci, figure la situation du marché de main-d’œuvre. « Les ouvriers font la loi : on en manque »122. Rien n’est plus favorable à la grève que le plein emploi, rien ne lui est plus contraire que le chômage, cette hantise, qui conduit à l’accommodement. En l’absence de statistiques officielles, avec la décadence des compagnonnages et même des « grèves », l’appréciation globale de l’emploi est délicate. Les ouvriers le savent : un des efforts les plus constants des syndicats est la création de « bourses du travail ». En attendant, tout se traduit par de grands mouvements de flux et de reflux, dont l’amplitude échappe à l’historien comme, sans doute, elle échappait aux contemporains, réduits comme lui (plus que lui ?) à des visions partielles. Pourtant, tout se passe dans la rue. En chômage, des grappes d’ouvriers s’amassent sur les trottoirs : « c’est par centaines qu’on les rencontre tous les matins aux portes des ateliers pour demander du travail »123. Encore renoncent-ils la plupart du temps à leur qualification, « demandant à être occupés soit comme homme de peine, ou comme manœuvre »124. Comme à présent les cités du midi, Paris, les grandes villes, ont leurs disocuppati qui attendent l’embauche sur les places ; les « grèves » pourtant tombées en désuétude retrouvent, en crise, une foule hâve et transie qui se communique les nouvelles. A Roubaix, la Grand-Place est le rendez-vous des sans-travail : « les ouvriers font les cent pas, se précipitent vers l’entrée des ateliers ; on parle, ensuite, on se rend aux prudhommes »125. A Reims, dans l’hiver 1884, 3 000 à 4 000 chômeurs se retrouvent square Cérès126. Même spectacle sur les quais des ports à Marseille, à Dieppe, à Rouen, à Bordeaux... Après de longs piétinements, les ouvriers, dans des proportions qui me paraissent s’amenuiser par rapport aux grands mouvements migratoires de la première moitié du siècle, prennent parfois le chemin des autres villes, et notamment de Paris, demeurée, comme au temps de l’Empire, le paradis des grands travaux, La Mecque des chômeurs. Le sous-emploi maintient donc dans une société en voie de fixation des mobilités d’antan. Lors de la crise de 1873, le ministre de l’Intérieur frappé de l’importance de ces migrations dans les départements du Bassin parisien, y redoutant quelque obscure machination, ordonne une enquête : 206 ouvriers avaient traversé la Sarthe dans la première quinzaine de novembre, 39 dans la première de décembre : « ils ont déclaré qu’ils étaient venus au Mans, avec l’espoir de se faire embaucher aux travaux du tunnel... mais qu’il leur avait été impossible de se procurer du travail nulle part »127. A Versailles, 20 ouvriers par jour en moyenne se présentent à la mairie dans l’hiver 1873-1874 : les chiffres restent modestes128. Ils enflent pendant la grande dépression. A l’automne 1884, une foule inusité d’ouvriers se propose en Champagne pour les vendanges : « Une véritable armée de parias, de ventre-creux, s’est dirigée vers les campagnes. Ils couchent en plein air. Il y aurait ainsi 6 000 travailleurs venus à Ay sur foi des journaux ; des femmes, des enfants »129. Images dramatiques dont l’historien se défie : elles lui masquent l’ampleur quantitative du phénomène, en attirant son regard sur des points cruciaux, mais peut-être isolés... Images essentielles, cependant, pour la psychologie ouvrière du chômage : elles étaient les seules qui l’informaient. Et c’est à ce niveau qu’on se situe pour l’instant.
80Dans cette période si durement marquée par le sous-emploi, il y a eu cependant de grandes vagues d’embauche, jusqu’à des « famines d’ouvriers ». La plus importante est celle de 1871-1872, liée à l’intense reprise industrielle, au paiement de la dette de guerre qui s’est faite en partie en nature130. A Paris, dans l’automne 1871, les fabricants se plaignent : « ils sont réduits à ne pas désirer un plus grand nombre de commandes. Ils ne sauraient comment les exécuter, tant les ouvriers sont devenus rares »131. La commission d’enquête, constituée par le conseil municipal de Paris pour étudier cette crise d’un nouveau genre, recueille leurs récriminations : « Obtenez qu’on nous renvoie nos ouvriers. Nous voyons arriver le mois d’octobre avec terreur »132. Argument de journalistes radicaux en faveur de l’amnistie ? Sans doute, mais qui repose sur un fait réel qu’attestent également tous les bulletins de police : « Ce défaut d’ouvriers pousse ceux qui travaillent à se faire augmenter le prix de la main-d’œuvre ; les patrons vendent leurs produits plus cher sans que cela cause aucun embarras »133. En province, partout, il n’est qu’un cri, répété à l’envie par les rapports des préfets : « les bras manquent »134. La pénurie est particulièrement forte dans l’industrie minière ; faute de main-d’œuvre, elle ne peut suffire aux commandes et le défaut de charbon freine l’industrie manufacturière totalement dépourvue de stocks135. Les compagnies accélèrent une politique de recrutement née de la grande expansion du Second Empire dont c’est en somme l’apogée ; logements ouvriers, avantages sociaux, prospection dans les campagnes et à l’étranger, développement de nouveaux sites productifs « dans les localités où il n’y a pas d’établissement industriel »136. Cette « famine d’ouvriers » a certainement de l’influence sur les migrations ; la ponction sur les campagnes s’est faite plus systématique ; elle a renouvelé et rajeuni la classe ouvrière ; elle a favorisé l’ascension sinon sociale, du moins professionnelle des ouvriers : la plupart des industriels se plaignent de devoir « substituer à des ouvriers expérimentés des remplaçants infiniment moins habiles... Beaucoup de “garçons” se donnent comme “compagnons”»137. En même temps, l’effort se ralentit, la productivité diminue, l’absentéisme augmente : « les ouvriers travaillent rarement avant le mardi et souvent le jeudi ; ils dépensent dans quelques jours l’argent d’une partie de leur semaine »138. Il n’est question aussi que de l’accroissement des « prétentions ouvrières » : « les rares ouvriers qui restent à Paris, mandés de tous côtés, ne consentent à travailler... qu’avec une rémunération considérable sur le prix de la journée »139. Tel est le climat des grèves de 1871-1872 : elles méritent vraiment le nom de « grèves de prospérité ».
81Le plein emploi de 1871-1872 ne s’est jamais retrouvé au même degré. Néanmoins, il y eut encore de belles années, d’autres occasions favorables, ainsi en 1879-1882. Les effets de la reprise cyclique se cumulent ici avec ceux du plan Freycinet dont les conséquences industrielles et démographiques ont été considérables. « La demande de main-d’œuvre était telle », selon Les-cure, « qu’on devait avoir recours à de mauvais ouvriers quoique payés très cher »140. Ce fut à nouveau, dans certains secteurs professionnels, la chasse à l’ouvrier. Au printemps 1879, « les ouvriers maçons qui arrivent à Paris depuis plusieurs semaines trouvent immédiatement de l’ouvrage à des conditions très avantageuses, et ceux qui sont retenus dans leurs pays par des travaux d’agriculture sont immédiatement attendus par les entrepreneurs qui embauchent des ouvriers jusque dans les gares où ils vont les chercher et qui envoient même dans les gares attendre ceux qui viennent par des trains de la Creuse et de la Haute-Vienne »141. Durant l’hiver 1879-1880, dans les mines, il est à nouveau question de « la pénurie de bras »142. Cependant celle-ci n’a pas atteint les proportions qu’elle avait eues en 1871-1872. Les pressions patronales exercées pour élargir les sources de main-d’œuvre ont porté leurs fruits. Le plan Freycinet en multipliant les petites lignes locales facilite l’exode rural. Et l’arrivée massive de travailleurs étrangers, italiens surtout, développe les concurrences. A la pénurie succède la pléthore, la lutte pour l’emploi. La reprise 1888-1890 n’est marquée par aucune plainte du patronat sur la rareté de l’embauche.
82De façon générale, le marché de l’emploi, comme les rythmes de l’industrie, tend au tournant du siècle à se régulariser. Il connaît moins d’à-coups ; mais en même temps que les chômages dévastateurs se réduisent aussi les « famines d’ouvriers », ce « manque de bras » si propice aux revendications, fondement même de la conscience aiguë que le producteur a de son utilité : « les patrons s’inclineront devant nous, car nous sommes les producteurs, et quand les bras ne se mettent pas au travail, le capital tombe »143. Le bras, la main : figures essentielles de la littérature, de l’iconographie, de la physiologie ouvrières. Mains nues, calleuses du prolétaire qui n’a qu’elles ; mains solidaires, ouvertes ou nouées, emblèmes de la plupart des chambres syndicales de cette époque ; poings serrés des manifestants ; bras des travailleurs qui soutiennent le globe de l’univers... Ces images disent une vision d’un monde simple qui n’existe que par le travail manuel, qui meurt des « bras croisés », d’un monde primitif où le geste est roi, comme en cette préhistoire où Leroi-Gourhan nous a montré son pouvoir créateur : c’est par la main que l’homme a commencé de l’être144.
83Mais il est encore d’autres symptômes de conjoncture : la consommation des matières premières, par exemple. Les ouvriers surveillent leurs allées et venues, le niveau des stocks en magasin, chose assez visible dans les industries voraces, comme le textile, les cuirs. Les gros arrivages de laines à Roubaix et à Reims, en 1880, ont éveillé la vigilance ; même chose à Fourmies en 1886 ; à Sedan, en 1890, les ouvriers revendiquent « sachant qu’il y avait 250 balles de laine au moins en magasin »145. Tanneurs et mégissiers sont particulièrement attentifs aux arrivages des peaux en été : les premières chaleurs sont leur moment d’offensive privilégiée146. Même tactique chez les teinturiers : à Lyon, en 1874, ceux de la maison Fayolle « ont attendu, pour demander une augmentation de salaire, qu’une grande quantité de soie, environ 360 000 à 400 000 francs, fût plongée dans les baquets où elle s’empreint de couleurs et où elle ne peut rester qu’un délai voulu, quelques heures seulement à moins d’être sinon perdue, du moins considérablement avariée... Procédé inique »147. Chez les producteurs de matières premières, la considération des stocks joue un rôle de tout premier plan. Les mineurs de Rive-de-Gier qui, quinze mois auparavant, avaient accepté une diminution de salaire en raison de l’accumulation de la houille, la remettent en cause « en voyant le charbon s’enlever au fur et à mesure »148. Les ardoisiers de Renazé (Mayenne) agissent pareillement : « Depuis un an, les carrières ont expédié 20 millions d’ardoises, il n’en reste plus sur les chantiers. C’est ce qui a fait déclarer la grève, car l’ardoise se vend bien »149. La pénurie de charbon, si sensible en 1871-1873, a été un atout très favorable aux ouvriers. A l’inverse, l’encombrement du carreau les rend circonspects : dans ces circonstances, la grève est peu probable.
84En certains cas, plus rares, les ouvriers, peuvent avoir vent des carnets de commande des patrons. Dans les petits ateliers, les tractations sont visibles : l’afflux du courrier, les visites des commissionnaires ou des représentants, les cris de joie du patron, n’échappent guète aux ouvriers. Les métallurgistes de Lille « sont fort intelligents ; il savait bien que les commandes affluaient à un tel point que la fermeture causerait une perte énorme aux patrons »150. Dans les grosses entreprises, les employés des bureaux, si souvent en mauvais termes avec les ouvriers, ne laissent guère filtrer les nouvelles. La publicité des marchés n’existe que dans le cas des commandes de l’Etat. Ainsi les selliers de l’équipement militaire sont aux aguets des marchés passés par le ministère de la Guerre. Dès qu’ils ont connaissance des adjudications, ils se réunissent et formulent leurs conditions. « Les patrons s’attendent à un nouveau conflit lors de la mise en main de 360 000 étuis chargeurs pour fusil à répétition parce qu’il a été décidé à la réunion des ouvriers tenue à la salle Pétrelle... de n’accepter ce travail qu’à raison de 0,15 F de façon par étui »151. « Les ouvriers formulent une nouvelle demande parce qu’ils ont entendu dire qu’une nouvelle commande de 150 000 havresacs allait être faite par le ministère de la Guerre »152. Du reste, les ouvriers s’habituent à considérer le ministre de la Guerre comme leur interlocuteur. Lorsqu’en 1889, la maison Lecerf et Sarda (1 200 ouvriers à Paris et plusieurs maisons en province) tombe en faillite, les ouvriers réclament sa mise en régie et leurs délégués ont plusieurs entrevues avec Freycinet153. Or, dans les années 1878-1882, les commandes de l’Etat (guerre, marine, travaux publics), celles des collectivités locales, faites par adjudication publique, ont joué un grand rôle dans l’essor économique, de même que leur arrêt sera une des principales causes de la crise. Ces circonstances ont donné aux ouvriers une vue directe du marché, en même temps qu’elles ont renforcé leur sentiment du rôle de l’Etat dans la vie économique. Si, en belle conjoncture, « l’ouvrier croit moins en l’Etat et plus en lui-même »154, la mauvaise renverse les pôles de ses croyances.
85La référence aux prix de gros comme indice de conjoncture représente un degré d’abstraction supplémentaire. En ce domaine, il semble bien que les patrons aient été les initiateurs. En opposant aux revendications l’impératif des prix, ils ont conduit les travailleurs à y être plus attentifs. Aux fileurs de Chiry-Ourscamp qui sollicitent une augmentation, les patrons « ont répondu que la hausse des prix des charbons et du coton ainsi que l’abaissement du prix de vente des tissus ne leur permettaient pas d’accueillir les demandes des ouvriers »155. Plus souvent encore, les employeurs justifient une réduction provisoire par le niveau des prix : en conséquence les ouvriers le surveillent. Que la pression remonte, et ils réclament le rétablissement de leur salaire. Les exemples d’une telle démarche sont fort nombreux, et dans des professions très variées, notamment dans les années 1886-1890 où, après la grande crise, s’opèrent des réajustements. « Ces messieurs avaient promis qu’au moment où les marchandises auraient repris leur cours d’aujourd’hui, les ouvriers auraient reçu leur salaire d’autrefois ; malgré ces promesses, il n’en a rien été »156, arguent les fondeurs de Vannes. Et les verriers de Saint-Etienne : « Comme vous aviez promis que quand le verre augmenterait vous nous le remettriez (notre salaire), et comme il a augmenté depuis le mois d’août 1889, dans ce cas- !à, nous réclamons que nos droits (sic) »157. Il n’est jusqu’aux pauvres fileuses de cocon d’Alais qui sollicitent leur rehaussement, car « elles ont appris qu’à Marseille il y avait eu une hausse légère sur les soies »158. La relation prix-salaire est donc d’abord présentée et parfois acceptée comme refoulante ; mais elle est évidemment réversible, ambivalente. Si le salaire descend avec le prix, pourquoi ne grimperait-il pas avec lui ? Ainsi raisonnent les tonneliers de Saint-Macaire, gens avisés qui veulent gagner plus, « le prix des barriques venant d’être augmenté d’un tiers au profit des patrons »159, et les tisseurs de Reims et de Roubaix en 1880 : « la laine demandée de tous côtés a subitement enchéri et cette brusque variation des cours a donné lieu à des spéculations qui ont produit des bénéfices considérables »160. A Fourmies, en 1886, une hausse subite de 20 % des laines en quinze jours déclenche la grève.
86Mais l’attention aux prix n’est nulle part plus vive que chez les mineurs. Simiand a suggéré que la corrélation entre revendications salariales et phase de hausse du prix du charbon avait trop de régularité pour être le fruit du hasard ; et il a trouvé une confirmation explicite de cette hypothèse dans l’action du syndicat du Pas-de-Calais qui « se préoccupe de se tenir exactement informé... surtout du mouvement des prix »161. Les textes qu’il cite, tirés de la statistique officielle des grèves, sont tous postérieurs à 1890. On peur simplement ajouter que cette attention aux prix est bien antérieure : les syndicats l’ont affinée, mais elle leur préexistait. Dans sa réponse à l’enquête de 1872, la Compagnie d’Anzin notait comme un fait acquis : « Quand le prix du charbon hausse, l’ouvrier réclame une augmentation de salaire, mais ne veut pas consentir de baisse quand le charbon baisse »162. La grande grève du Nord-Pas-de-Calais, en 1872, s’enracine dans le constat que « le prix du charbon a augmenté sans qu’augmentent les salaires »163. Des arguments identiques sont avancés en 1883, et surtout en 1889-1890, années de forte hausse des houilles et de grèves de mineurs. En 1890, ceux de Boismoreau (Creuse), pourtant assez isolés et dépourvus d’organisation syndicale, annoncent qu’ils ont « l’intention de profiter de la hausse qui doit se produire dans le prix de vente des charbons pour demander au propriétaire de la houillère une augmentation de 0,50 F »164. La raison de cette avance des ouvriers mineurs me paraît résider dans la structure même des prix dans l’industrie minière. Dans les industries de transformation, le circuit se complique ; il comprend au moins trois termes : matières premières-salaires-produits fabriqués, et l’ouvrier s’y perd. Dans l’industrie extractive, les frais de main-d’œuvre constitument le poste essentiel des comptes d’exploitation (40 à 60 %)165 ; la comparaison du binôme prix de vente-salaire est suggestive et. au moins apparemment, simple ; elle conduit directement par soustraction au calcul du profit : les études actuelles ont du reste justifié cette manière de voir166.
87Ce fait, joint à l’existence de bilans publiés, d’actions cotées, explique que les mineurs soient aussi, et de loin, à la pointe de la réflexion sur les bénéfice, de tous les indices de conjoncture, le plus lointain, le plus inaccessible. Dis la fin du Second Empire, les ouvriers d’Anzin « motivent leurs réclamations sur l’augmentation des bénéfices de la compagnie »167. Toutefois, ils se contentent d’allusions vagues, comme la perception qu’ils en ont sans doute. Et ce style prévaut une quinzaine d’années encore : « On a besoin de nous, on gagne de l’argent, et il est tout naturel que nous profitions de ce moment pour améliorer notre situation », disent en 1880 les délégués du bassin de Denain au préfet168. C’est l’organisation syndicale qui transforme l’intuition en chiffres et lui donne sa force percutante. Dès 1883, devant le conseil général de la chambre syndicale des mineurs du Nord fondée en janvier, Basly fait des comptes que reproduit L’Ouvrier mineur, premier journal syndical des travailleurs du sous-sol. « La Compagnie d’Anzin, en 1882, a extrait 2 241 992 tonnes de charbons qui, par ouvrier, petit comme grand, a produit 216 tonnes ; le prix de la main-d’œuvre est de 6,05 F la tonne et elle a été vendue 11,41 F, ce qui fait à la compagnie d’Anzin 5,36 F de bénéfice net par tonne... Chaque ouvrier de ladite compagnie a gagné en l’année 1882, 1 050 F, et ayant produit 216 tonnes de charbon à 5,36 F, il a rendu à son patron 1 163,12 F de bénéfice ; donc, celui qui a travaillé a gagné moins que celui qui n’a rien fait »169. Sous une forme naïve et encore gauche, voilà une première approche indicative du profit (chiffres d’affaires moins salaires). Au même moment, sous le ciel aquitain de Carmaux en grève, le Cercle des travailleurs se livre à des estimations analogues en se fondant non sur les ventes, mais sur la valeur des actions et l’importance des réserves : « Les actions émises à 750 F valent aujourd’hui 2 300 F ce qui fait un bénéfice de 1 550 F de capital par action, plus un intérêt de 90 F par exemple... » En outre, la Compagnie possède, hormis les fonds de réserve statutaire et imposée, près de un million de réserve disponible « destinée à faire face aux dépenses imprévues »170.
88Nous voilà donc passés de l’ère du soupçon à celle du calcul. Ces textes illustrent l’avènement de nouvelles méthodes. Elles ne se démentirons pas, du moins dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais où l’expansion rendait plus qu’ailleurs visible la montée triomphante des profits ; plus, assurément, que dans les zones déprimées du Massif central réduites à la défensive et aux revanches verbales de la « grève générale » : ce rêve des pauvres. Lors de la grève de 1889, l’argument numérique est au premier plan : « Dans plus d’une réunion, les bénéfices des compagnies ont été supputés. A Bruay, même, l’intention de quelques-uns était de s’emparer de la comptabilité pour en faire état »171. Au début du siècle, La Voix du Mineur est bourrée de tableaux donnant la valeur des actions, des dividendes et s’efforçant d’en reconstituer le profil172. Les rencontres périodiques avec le patronat pour le renouvellement des conventions dites d’Arras institutionnalisent en quelque sorte ces pratiques173. L’épluchage des bilans et des cours en Bourse devient le premier devoir du dirigeant syndical ; il lui incombe moins d’être un meneur de foules qu’un comptable avisé, un habile négociateur. Les tâches gestionnaires du syndicat passent au premier plan : la Fédération des mineurs du Nord-Pas-de-Calais a été la plus importante des trade-unions françaises.
89En même temps, s’ébauche une nouvelle conception du salaire, liée moins au chiffre d’affaires, parfois aléatoire, qu’au gain. L’idée est exprimée dès 1883-1884174, et, comme l’observe finement le préfet Veldurand dans un rapport très remarquable — qui montre que, si les mineurs ont été les vigies du monde ouvrier, les préfets ont souvent été celles du monde bourgeois — elle fait le fond du conflit de 1889. Pour « la fraction la plus jeune et la plus instruite des ouvriers... il ne s’agir plus d’une simple question de salaire, il s’agit de la question plus élevée et plus difficile à résoudre des relations à établir entre le capital et le travail et du traitement que le premier doit au second... » Cette grève n’est pas « l’affaire d’un jour. Il faut la prendre comme le premier acte d’une campagne que l’ouvrier est décidé d’entreprendre en vue d’obtenir, en plus du salaire, une part des bénéfices excédant la charge des intérêts à servir aux capitaux de l’entreprise »175. On ne se dissimulera pas l’ambiguïté de tels attachements. La réduction de la marge bénéficiaire est certes la plus sûre atteinte à la puissance du patronat. Mais cette revendication d’une part seulement des bénéfices est peut-être le renoncement implicite à la totalité : le signe d’une société où le partage prévaut sur la conquête.
90Ainsi, tandis que Zola publie Germinal, où plane l’ombre dévorante et mystérieuse du capital, les mineurs s’efforcent d’entrouvrir le « tabernacle » du « dieu repu et accroupi »176 ; de démasquer le profit. Fait surprenant, le cadre des sociétés anonymes est celui de ces premières tentatives. Comme les mineurs, les délégués des tisseurs de la société Rogelet (Reims) arguent du triplement des actions pour obtenir une augmentation177. Le paradoxe n’est qu’apparant : si le visage du patronat se brouille en se démultipliant, celui du profit se laisse mieux entrevoir que dans la pénombre du secret familial : à un regard perspicace, le cours des actions, le volume des dividendes sont autant de brèches dans le mur qui le dissimule ; étroites fentes assurément alors que « ne pas trop distribuer » devient la devise d’un certain grand capital178 ; pas trop déformantes toutefois, puisqu’en définitive, la courbe des dividendes reflète assez bien celle du profit global 179179.
91Mais généralement les bénéfices se dérobent. L’actionnariat est rare dans le textile, infime dans le bâtiment. Faute de matériaux, les ouvriers ne peuvent calculer le profit ; très souvent, ils n’en soupçonnent pas l’étendue. Leur stupeur, à Reims, lors du procès intenté à la société Holden par un administrateur mécontent, donne la mesure de leur ignorance : « Plaidoiries retentissantes, expertises et révélation de bénéfices énormes... Cet incident provoqua l’explosion »180. Les signes extérieurs de richesse eux-mêmes se dissimulent : la bourgeoisie française a des traditions d’austérité fermée, comme ces familles du textile du Nord dont J. Lambert-Dansette a peint la confortable sévérité181. Et des facteurs nouveaux accusent cette respectabilité toute victorienne, ce renfermement : la République exige plus de discrétion dans le faste, plus de réserve dans l’opulence ; les rigueurs de la dépression contraignent à l’économie ; il faudra l’expansion des années 1900 pour que des parvenus aux goûts vulgaires relancent la fête parisienne ; enfin, la nouvelle géographie urbaine éloigne l’ouvrier du patron, cet inconnu. Seuls témoignages d’opulence, les demeures, construites en si grand nombre par une bourgeoisie soucieuse d’assise immobilière, éveillent la défiance. « Les patrons pourraient certainement nous augmenter, puisqu’ils font d’assez beaux bénéfices pour se construire des châteaux », déclarent au sous-préfet de Ville-franche les couverturiers de Cours182. « Si les affaires vont si mal, avec quoi les patrons bâtissent-ils les hôtels superbes du boulevard de Paris ? Allez voir cela. Des palais ! vous m’en direz des nouvelles »183, lance à Jules Huret un ouvrier roubaisien. En cas de grève, les ouvriers ont le réflexe des paysans de la Grand-Peur : ils se portent vers les manoirs des nouveaux seigneurs. « Il se fait garder son château — Par un bon piquet de gendarmes — De peur qu’on le prenne d’assaut — Il leur fait exhiber les armes »184, chantent les mineurs de Rochebelle à propos de leur directeur, « ce grand despote ». Ces « châteaux », ces « palais » semblent aux ouvriers le symbole du privilège, le sacrement de la fortune. Mais ils n’y pénètrent pas, là s’arrête leur regard.
92Aussi est-ce un thème classique des romanciers sociaux que l’étonnement gêné de l’ouvrier conduit par les circonstances dans un intérieur patronal. Dans La Misère, précieux recueil de poncifs, Louise Michel écrit : « Le patron ne recevait jamais ses ouvriers chez lui. Auguste dut l’attendre devant la belle grille du jardin, au fond duquel on voyait un charmant pavillon Louis XV. On racontait des choses impossibles de la maison qu’il habitait avec sa famille. S’il fallait en croire le vieux surveillant qui y allait quelquefois, pour des commissions à la patronne, ce n’était qu’or et velours dans les chambres de Mme Rousserand »185. Et on connaît la scène fameuse de Germinal relatant l’entrée de la délégation des mineurs en grève chez le directeur Hennebeau : « Les mineurs... roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier... Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle les avait saisis d’un malaise respectueux. Les tapis d’Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c’était la chaleur... »186. Or, velours, soie, chaleur : signes du luxe pour l’ouvrier accoutumé à vivre dans un univers gris, rugueux, froid et poisseux. Rien de plus symbolique, en définitive, que la littérature « naturaliste ».
93Les évocations ouvrières ont moins de couleurs ; les ouvriers imaginent malaisément un autre genre de vie que le leur. Leur invention n’est que la projection rudimentaire de leurs humbles désirs. Le « capitaliste » « se lève à dix heures du marin », il soupe tard ; il s’habille de drap fin et se pavanne sans rien faire ; il « se vautre dans des vins fins et des petits plats »187, « dans les orgies les plus honteuses »188 ; il a « le pas léger », « l’allure arrogante » des « Messieurs »189 ; il est « repu », « ventripotent »190, « fier et opulent »191. Mais la description tourne court et les mors se dérobent. Ils abondent, au contraire, pour qualifier l’autorité ou la mauvaise foi des patrons : « Tyran, despote, potentat, seigneur, marchand d’esclaves, cerbère, père fouettard, mécréant, jésuite, figure de capucin... ». C’est qu’en définitive l’ouvrier reproche moins au patron sa manière de vivre, qui lui échappe, que son joug dont il souffre quotidiennement. La grève n’est pas seulement la revendication d’un mieux-être, mais aussi le sursaut d’une dignité blessée, d’une liberté opprimée.
94Tels sont, me semble-t-il, les divers seuils de sensibilité qui constituent la « conscience ouvrière de conjoncture ». Au premier rang, le réflexe immédiat suscité par la « presse », le « manque de bras » ; puis l’attention à des signes plus ou moins différés d’activité : le mouvement des stocks, le niveau des prix ; enfin, et de façon exceptionnelle encore, l’observation du profit, qui dépasse le coup d’oeil en rase-mottes sur le quotidien, pour se hausser au belvédère d’un jugement d’ensemble étendu sur une ou plusieurs années : calcul du profit suppose bilan. De la première à la dernière de ces notions, l’extension considérable du champ visuel et temporel suggère une différence fondamentale d’attitude. Cette évolution est consécutive aux transformations mêmes d’une industrie qui tente de régulariser son cours. La grande usine est un masque qui ôte à l’ouvrier jusqu’à son arme la plus élémentaire : le sentiment du besoin qu’on a de lui, ciment de la première conscience prolétarienne. Mais en même temps, elle se livre sous la forme plus subtile et rusée des chiffres. L’ouvrier doit donc imaginer d’autres passes, chercher d’autres prises ; seul, il ne le peut : la cordée s’avère nécessaire. De plus en plus, le choix du moment échappe à la « base » ; la décision de grève devient affaire de sommet. La « mise-bas » des imprimeurs, la vieille « rebelle » des mineurs se muent en stratégie syndicale. Tandis que, menacé à son tour, l’adversaire se dérobe dans un secret des affaires épaissi par les faux-fuyants des comptabilités, les stratagèmes des conseils d’administration. Rien de plus dialectique que cette joute, ce bal masqué du profit et du salaire.
95On pourra objecter que c’est beaucoup consacrer à une conscience de conjoncture dont les coefficients de corrélation disent justement la timidité ! Mais il me paraît indéniable que les grandes tendances d’une telle conscience existent, manifestes, dès cette époque. Elles s’épanouiront par la suite : la comparaison avec les résultats obtenus par E. Andréani pour la période postérieure montre avec netteté combien l’ajustement économique de l’action ouvrière a progressé. L’expérience de l’échec a dû faire son office, et surtout à n’en pas douter le syndicalisme. On notera que l’appel à la grève générale révolutionnaire n’a pas empêché une rationalisation parallèle de la grève devenue, d’impulsion désordonnée, décision volontaire. Mais aussi les circonstances économiques et politiques diffèrent profondément. Entre 1871 et 1890, de nombreux obstacles s’opposent à l’autonomie du mouvement des grèves. Il nous faut maintenant étudier ces inhibitions et ces contraintes, en mesurer toute la hauteur.
Notes de bas de page
1 E. Labrousse, 1944, p. 167 et sq.
2 Aux articles précurseurs de Rist, 1907, 1912, et March, 1911-1912, 1913, ajoutons, au rang des thèses de droit, généralement décevantes, celle de G. Moreau, 1925 ; le livre d’A. Marchai, 1943 ; celui de R. Goetz-Girey, 1965, qui nous permettra mainte comparaison avec la période récente 1919-1962 ; enfin l’excellente étude d’E. Andréani, thèse de sciences économiques encore inédite, 1965, ex. dactylographié, dont j’ai rendu compte dans Mouv. Soc, 1968.
3 Cf. D. Yoder, 1938.
4 La discussion qui, dans les années 1907-1913, opposait en France Rist et March, le premier tenant pour l’existence d’une corrélation grève-conjoncture au contraire du second, n’est pas quant au fond totalement close ; dans un livre récent, R. Gubbels, 1962, affirme que la grève est un « phénomène de civilisation » et dénie presque tout rôle aux antécédents économiques, mais la carence de son analyse en la matière rend le propos assez futile et confère à son assertion l’allure d’un préjugé. L’auteur du reste tend à confondre trend et fluctuations, croissance et oscillations, mouvements qui ne sauraient pas plus être confondus dans le domaine économique que social.
5 Rist, 1912.
6 Cf. tableaux et graphiques nos 8 à 11.
7 Cf. Goetz-Girey, 1965, p. 95.
8 Office du travail, 1893-1897, t. IV, p. 202.
9 Arch. préf. pol., B A 185, pièce 30, rapport de police du 7 mars 1878 sur la grève des mineurs de Montceau-les-Mines.
10 Arch. dép. Loire, 92 M 32, pièce 69, rapport com. spéc. au préf., 7 juin 1890, grève des mineurs de la Loire.
11 Ainsi, à Noeux-les-Mines, en juin 1877, à l’Escarpelle, à Drocourt en 1886, dans la Loire en juillet 1888, etc. La grande grève d’Anzin en 1884 est déclarée le lundi d’après la paie.
12 Arch. nat., F 12 4658, Isère, s.-préf. de Voiron-min. Com., 25 février 1884.
13 Arch. dép. Aveyron, Dossier d’instruction de l’affaire Watrin, pièce 348, déposition de Puechgarric.
14 L’Union, 22 juillet 1878 (grève des mines d’Anzin).
15 Le Figaro, 6 mai 1880.
16 Arch. dép. Nord, M 626/8, pièce 161, rapport du com. pol. de Denain au s.-préf. de Valenciennes, mai 1879.
17 Arch. nat, F 12 4664, s.-préf.-préf., 25 octobre 1882.
18 1911, p. 12.
19 Office du travail, 1893-1897, notamment album graphique, tableau XV. L’enquête a porté sur plus de 3 000 établissements occupant ensemble 674 000 personnes, de la moyenne et grande industrie. Ses résultats sont donc largement significatifs.
20 Office du travail, 1893-1897, t. II, p. 706 et sq., on trouve une enquête menée auprès des syndicats ouvriers sur l’époque et l’importance des morte-saisons ; sur dix réponses provenant des organisations de mineurs, sept indiquent un chômage d’été.
21 G. Imbett, 1959, p. 10.
22 Pour Pataud et Pouget, 1911, encore, c’est par une grève du bâtiment que commence la grève générale révolutionnaire.
23 Office du travail, Statistique des grèves pour 1895, p. IV.
24 Le Cri du Peuple, 6 novembre 1887, poésie « Le Froid », de J. Jouy.
25 Arch. dép. Nord, M 619/3.
26 Cf. tableau, et fig. 10. Juin marque le maximum de succès (57,8 %) et janvier le minimum : 40 %.
27 Arch. nat., F 12 4662, Rhône.
28 La Lanterne, citée par L’Egalité, 19 mai 1880.
29 La République française, 23 mai 1880.
30 Le Prolétaire, 17 mai 1879.
31 C’est l’interprétation de R. Gubbels, 1962, que nous rejoignons, du moins en partie, sur ce point.
32 Arch. nat., F 12 4665, Nord, préf.-min. Com., 1er juin 1889.
33 G. Imbert, 1959, p. 137 et sq.
34 J. Néré, 1958.
35 J. Kuczinsky, 1935. Cet indice est utilisé par E. Andréani, 1965.
36 Annuaire statistique de la France, 1936, partie rétrospective, p. 183 pour coton et laine.
37 Ibid., rétrospective 1961, p. 217.
38 Ibid., p. 239.
39 Ibid., p. 199.
40 J. Lhomme, 1965.
41 Singer-Kérel, 1961.
42 J. Fourastié, 1957, p. 64-72. L’auteur écrit d’ailleurs que « les chiffres publiés par J. Singer-Kérel sont probablement valables en général dans leur ordre de grandeur » (p. 69). Cf. dans un sens nettement critique, J. Rougerie, 1968.
43 F. Marnata, 1961.
44 P. 12.
45 J’ai relevé les prix de la seconde qualité pour le premier marché de chaque mois.
46 Ce choix n’est pas totalement libre : il faut encore que les séries existent sans interruption entre 1871 et 1890 ; ainsi Lille, Rennes, Rouen, Fougères, Bordeaux.... ont dû être abandonnées.
47 Cet indice a été établi à partir de la consommation du coton et des importations de laine.
48 Ce groupe « Bâtiment » comprend : la construction en pierres, et les métiers du bois qui, en l’occurrence, se rattachent pour l’essentiel à l’activité du bâtiment : menuisiers et charpentiers en bâtiment.
49 Les demandes d’augmentations de salaires apparaissent dans 76 % des grèves offensives.
50 25 % des grèves défensives ont pour cadre des établissements de plus de 500 ouvriers et seulement 12 % des offensives.
51 29 % des grèves défensives ont pour origine des questions de règlement, horaires, amendes, renvois d’ouvriers, etc.
52 Les grévistes des conflits défensifs appartiennent dans 62 % des cas à la catégorie des ouvriers spécialisés ; dans 50 % des cas, ils gagnent moins de 3 F par jour.
53 Audiganne, 1873a, p. 167. Cf. dans le même sens, « Rapport des doreurs sur bois », Exposition de Lyon, 1872, p. 112.
54 Notons que les premières études sérieuses sur le coût de la vie ne datent que de l’extrême fin du siècle : Bienaymé en 1896, Levasseur en 1909-1910. Le volume de la Statistique générale de la France est paru en 1911.
55 Le Rappel, 8 mai 1880.
56 En 1873, les mineurs de Grand’Croix font état du prix élevé du pain dont le kilo dépasse 40 c ; la Compagnie leur accorde du reste une augmentation temporaire de 0,50 F, espèce d’indemnité de pain cher, supprimée quelques mois plus tard, quand les cours retombent au-dessous du seuil jugé critique de 20 c la livre : cf. Arch. dép. Loire, 92 M 13. En 1875, les mégissiers de Chaumont coalisés allèguent la hausse du vin à la cantine de la maison Tréfouse : cf. Arch. nat., F 12 4 653, Ardèche. En juin 1875, leurs collègues d’Annonay arguent pareillement de celle du vin et du sel (ibid.).
57 Le Rappel, 27 septembre 1879.
58 Arch. préf. pol., B A 180, pièce 6, tract imprimé.
59 Arch. dép. Gironde, M 1 187, pièce 78, pétition du 29 mars 1872.
60 Les Droits de l’Homme, 6 octobre 1876 : lettre des peintres aux patrons pour la révision des prix de série.
61 Le Rappel, 6 janvier 1881.
62 A ce sujet, voir ci-dessous p. 265.
63 Arch. dép. Rhône, série M, Grèves 1871-1879, pétition d’octobre 1873.
64 Arch. dép. Aveyron, 52 M 1.
65 Le Rappel, 20 janvier 1880.
66 Le Citoyen et la Bataille, 25 février 1883.
67 F 12 4667, Morbihan.
68 Sur 14 plaintes relevées de 1881 à 1890, 6 viennent de l’Ouest : Fiers, Quimper, Granville, Rennes, Vannes.
69 F. Simiand, 1932, t. II, p. 501.
70 J. M. Keynes, 1949, p. 30. On lit encore p. 36 : « Tout syndicat opposera une certaine résistance à une amputation des salaires nominaux, si faible soit-elle... aucun syndicat ne songe à déclencher une grève chaque fois que le coût de la vie augmente. »
71 M. Bloch, 1934, p. 31 du tiré à part.
72 Paris et la Seine ont fait l’objet d’une enquête spéciale avec un questionnaire simplifié en onze points, et par voie de dépositions orales. Les dépositions ont été publiées en 1885 : Annales de la Chambre des députés, documents parlementaires, t. XII, mars-avril 1884, 402 p. Elles ne comportent pas de rubriques particulières concernant les dépenses ouvrières. Seul A. Lyonnais a présenté le budget des dépenses d’une famille d’ouvriers parisiens de 4 personnes (p. 107).
73 Série C 3330 à 3372.
74 Dossiers dépouillés : C 3 333-3 338, 3 345-3 350, 3 353, 3 355-3 360, 3 362, 3 363-3 368. Les réponses sont généralement classées par ordre alphabétique des départements avec cependant quelques anomalies.
75 Les réponses ouvrières sont aisément identifiables grâce aux questions 1 et 32 du formulaire : « Quel est votre métier ? » « Travaillez-vous pour un capitaliste, pour une société par actions, pour un entrepreneur, pour un marchandeur ou pour votre compte ? »
76 Arch. nat., C 3 335, Ardennes, tisseur en drap de Saint-Aignan.
77 C 3 364, Rhône, ouvrier peigneur de Lyon.
78 C 3 358, Meurthe-et-Moselle, mécanicien, président de la chambre syndicale des mécaniciens de Nancy.
79 C 3 353, Haute-Loire, mineur de Frugières-les-Mines.
80 C 3 355, Marne, ouvrier tonnelier de Florent.
81 C 3 365, Haute-Saône, un groupe d’ouvriers mineurs de Gouhenans.
82 C 3 333, Nord, cuiseur à l’usine Sans à Feignies.
83 C 3 362, Rhône, ouvrier tisseur à domicile, Lyon.
84 Ibid., président de la société de secours mutuels de Villefranche.
85 C 3 358, Meuse, brossier de Rupt.
86 C 3 363, Rhône, blanchisseuse de Lyon.
87 C 3 333, Nord, mouleur de Maubeuge.
88 C 3 355, Maine-et-Loire, ouvrier cordonnier d’Angers.
89 Pour tout cela, cf. E. Labrousse, 1944, p. 181 et passim.
90 Pour les troubles du printemps 1868, voir ci-dessus p. 76. En 1897, !a hausse exceptionnelle et brusque du prix du pain seul provoque des troubles, alors que les autres éléments du coût de la vie sont stables. Cf. G. Graux, 1897.
91 J.-M. Flonneau, 1966.
92 D’après P. Monatte, in La Vie ouvrière, 5 septembre 1910, p. 265.
93 P. Monatte, in La Vie ouvrière, 5 septembre 1911 : « Pendant l’hiver, une consommation énorme d’oranges est faite dans les pays de mines, l’orange emportée par le mineur au fond du puits gardant toute sa fraîcheur. »
94 P. Monatte, in La Vie ouvrière, 20 septembre 1911, p. 378 : « Partie d’un village du bassin métallurgiste de Maubeuge, la protestation des consommateurs, les ménagères en tête, gagna vite le bassin miniers de Denain, puis le Pas-de-Calais pour s’étendre plus loin et de tous les côtés, vers la Somme, vers les Ardennes. »
95 Voir la carte dressée par R. Gossez, 1956.
96 La Vie ouvrière, 5 octobre 1910, p. 399.
97 La Vie ouvrière, 5 octobre 1910 : L. Jouhaux, « Contre la vie chère ».
98 P. Monatte, in La Vie ouvrière, 5 septembre 1910.
99 R. Goetz-Girey, 1965, p. 120 et 125.
100 Ibid., p. 127.
101 Cf. J. Lhomme, 1965.
102 Arch. préf. pol., B A 169, pièce 17.
103 L’Intransigeant, 24 décembre 1881.
104 Le Citoyen et la Bataille, 29 mars 1883.
105 Enquête de la commission extra-parlementaire des associations ouvrières, Paris, 1883, déposition de Charpentier au nom de l’association des bijoutiers en doré, p. 357.
106 J. Singer-Kérel, 1961, p. 148.
107 Ibid., p. 173.
108 J. L. Guglielmi et M. Perrot, 1953, p. 29.
109 Le Peuple, 13 juillet 1946, cité dans ibid., p. 32. Cf. également, dans le même sens, A. Tiano, 1958, p. 259.
110 On retrouve la formule à peu près textuellement dans les statuts de la chambre syndicale des ouvriers boulangers d’Amiens, Arch. dép. Somme, M 98 020, de la chambre syndicale des meuliers de La Ferté-sous-Jouarre, Arch. dép. Seine-et-Marne, 14 M, de celles de l’industrie lainière de Vienne et des ouvriers en bâtiment de Grenoble, Arch. dép. Isère, 166 M 2, etc.
111 Le Citoyen et la Bataille, 30 avril 1883.
112 Cf. M. Roux, 1950.
113 Cf. E. Labrousse, 1944, XXX : « L’action ouvrière apparaîtra donc en période de baisse du coût de la vie, quand les affaires reprendront ? Sans doute. »
114 Arch. nat., F 7 3 879, bulletin de police de Paris, 17 juin 1825.
115 Ibid., F 7 3 881, 23 septembre 1827.
116 20 novembre 1833.
117 Le Temps, 24 mai 1880.
118 Le Temps, 24 mai 1880.
119 Office du travail, 1893-1897, volume de graphiques, tableau XV.
120 Ibid., t. IV, p. 130.
121 Cf. F. Simiand, 1907, p. 242 et passim. Les exemples concrets de tels procédés abondent et pas seulement dans les mines.
122 Bulletin de police, Lyon, 23 juillet 1820, cité par Rude, 1944, p. 88.
123 Arch. préf. pol., B A 501, pièce 11, rapport sur la situation économique à Paris, 16 janvier 1879.
124 Arch. préf. pol., B A 500, pièce 142, rapport sur la situation économique à Paris, 28 janvier 1877
125 Le Cri du Travailleur, 18-25 septembre 1887.
126 La Défense des Travailleurs, 23 octobre 1884.
127 Arch. dép. Sarthe, M 86 ter. La circulaire ministérielle ordonnant l’enquête est du 21 octobre 1873.
128 Arch. dép. Seine-et-Oise, IV M 11.
129 La Défense des Travailleurs, 5 octobre 1884.
130 J. Lescure, 1938, p. 84, note 158 : « Une bonne partie de l’indemnité de guerre fut soldée en marchandises... L’Allemagne achetait les produits soit en France, soit en Angleterre. L’Etat français les soldait avec ses emprunts. »
131 Le Corsaire, 7 octobre 1871.
132 La Constitution : « Enquête sur la situation industrielle et commerciale à Paris », 8 octobre 1871.
133 Arch. préf. pol., B A 168, rapport de police du 18 octobre 1871 ; cf. aussi B A 500, pièces 1-100, rapports sur la situation économique à Paris.
134 Arch. dép. Loire, 92 M 13, préf.-min. Corn. : « les ouvriers manquent à toutes les industries : houille, fer, acier, soie » ; Arch. dép. Marne, s.-préf.-préf., 15 décembre 1871 : « les bras manquent dans toutes les branches de l’industrie lainière », etc.
135 Arch. dép. Nord, M 626/5, pièce 157 : « Les ouvriers mineurs manquent partout » ; Arch. dép. Loire, 92 M 13, com. pol. Saint-Chamond, 21 novembre 1872 : « Si l’approvisionnement en charbon était abondant, l’usine pourrait occuper 5 ou 600 ouvriers en plus que le nombre existant depuis plusieurs mois. » Lors de la grève des mineurs de Firminy en 1873 toutes les usines métallurgiques ralentissent tant l’épuisement des stocks est rapide ; le préfet redoute l’arrêt complet qui montrerait aux mineurs « l’influence et la portée de leur grève » (ibid., 92 M 13, pièce 13, préf.-min. Com., 18 juin 1873).
136 Arch. nat., C 3 333, réponse de la Compagnie d’Anzin à l’enquête de 1872.
137 La Constitution, 9 octobre 1871.
138 Arch. préf. pol., B A 500, pièce 59, rapport de police du 6 octobre 1872.
139 La Constitution, 9 octobre 1871.
140 J. Lescure, 1938, p. 103.
141 Arch. préf. pol., B A 501, pièce 66, rapport sur la situation économique à Paris, 2 avril 1879. Cf. aussi Le Rappel, 8 septembre et 30 octobre 1879.
142 Arch. nat., F 12 4 659, préf. Pas-de-Calais-min. Com., 25 novembre 1880.
143 Arch. préf. pol., B A 180, rapport de police du 9 octobre 1879.
144 Leroi-Gourhan, 1965.
145 L’Emancipation, 20-27 juillet 1890.
146 Cf. ci-dessus, p. 111.
147 Arch. dép. Rhône, M, Grèves 1871-1877, rapport du com. spéc. Lyon, 2 avril.
148 Le Censeur de Lyon, 11 mai 1876.
149 L’Emancipation (des Ariennes), 12-19 octobre 1890.
150 Arch. dép. Nord, M 619/3, préf. du Nord (Paul Cambon)-min. Com., mai 1880.
151 Arch. préf. pol., B A 175, pièce 325, rapport de police du 15 mars 1887.
152 Ibid., pièce 135, rapport de police du 1er juillet 1877.
153 Sur cette affaire, Arch. préf. pol., B A 176.
154 E. Labrousse, 1944, XVIII.
155 Arch. nat., F 12 4 667, Oise, rapport gendarmerie du 6 mai 1890.
156 Arch. nat., F 12 4 667, Morbihan, lettre des ouvriers au préfet, 1889.
157 Arch. nat., F 12 4 667, Loire, lettre des ouvriers verriers de la maison Velin à leurs patrons, 25 juin 1890.
158 Arch. nat., F 12 4 657, Gard, préf.-min., 4 mars 1881.
159 Arch. dép. Gironde, M 1 187, rapport gendarmerie, 4 novembre 1871.
160 La Justice, 16 mai 1880.
161 F. Simiand, 1907, p. 366.
162 Arch. nat., C 3 333, Nord.
163 Arch. dép. Pas-de-Calais, M 59, Grève de 1872.
164 Arch. nat., F 12 4 667, Creuse, prèf.-min. Com., 9 avril 1890.
165 Cf. M. Gillet, 1965, p. 77-78.
166 Cf. ibid., p. 79 : « On peut considérer qu’à long terme, l’écart (chiffre d’affaires moins salaires) est un bon moyen d’approche pour l’indication du mouvement de longue durée du profit. »
167 Arch, nat., BB 18 1 731, proc. gén.-G. Sceaux, 26 octobre 1866.
168 Arch. dép. Nord, M 626/10, p. 43, préf.-min. Com., 24 octobre 1880.
169 L’Ouvrier Mineur (Douai), 29 octobre 1883. Basly établit le même calcul pour chacune des compagnies du Nord-Pas-de-Calais.
170 Arch. dép. Tarn, IV M2 68, pièce 2.
171 Arch. nat., F 12 4 665, Pas-de-Calais, préf. (Veldurand)-min. Com., 28 octobre 1889.
172 On trouvera de tels tableaux dans les numéros du 22 juillet, 29 juillet, 5 août, 12 août 1911.
173 La Voix du Mineur, 8 juillet 1911, donne le compte rendu de l’entrevue du 29 juin : « La délégation ouvrière fortement documentée fait passer sous les yeux des compagnies les statistiques fournies par elle à l’administration des Mines, démontrant la marche toujours croissante des valeurs charbonnières, l’augmentation des dividendes, l’élévation du prix de vente des charbons, l’augmentation toujours plus grande de l’effort et du rendement annuel de l’ouvrier et... le prix de la vie qui s’est accru de 21,09 % depuis 1906. » Exemple d’une réflexion sans cesse plus élaborée.
174 L’Ouvrier Mineur, 4 février 1884 : « On devrait prélever, pour être équitable, une part des bénéfices pour améliorer le sort de l’ouvrier mineur. »
175 F 12 4 665, Pas-de-Calais, 28 octobre 1889. Dans La Voix du Mineur, vingt ans plus tard, de très nombreux textes développent cette conception d’un salaire fondé sur les bénéfices : cf. 4 juillet 1908, 1er juillet 1911, etc.
176 E. Zola, Germinal, t. III, p. 1 591 : « Le dieu repu et accroupi..., l’idole monstrueuse, cachée au fond de son tabernacle, dans cet inconnu lointain où les misérables la nourrissaient de leur chair, sans l’avoir jamais vue. »
177 Le Cri du Peuple, 1er novembre 1885.
178 J. Bouvier, 1965, p. 16, cite ces propos d’Henri Germain en 1874 : « La plupart des sociétés industrielles ont péri moins peut-être pour n’avoir pas assez gagné que pour avoir trop distribué. »
179 M. Gillet, 1965, p. 88.
180 La Justice, 28 mai 1880, reportage de J. Roche sur les grèves de Reims.
181 J. Lambert-Dansette, 1954, notamment p. 625, 707 et sq. Cf. aussi les remarques de G. Palmade, 1961, p. 256.
182 Arch. nat., F 12 4 653, Rhône, s.-préf.-préf., 23 septembre 1875.
183 J. Huret, 1897, p. 73.
184 Arch. dép. Gard, 14 M 447, « Chanson de la grève des ouvriers de Rochebelle (air : Rallions-nous) », feuillet imprimé ; grève de mai 1890.
185 Louise Michel, La Misère, Paris, s.d., p. 20.
186 E. Zola, 1885, éd. La Pléiade, t. III, p. 1 318.
187 Arch. préf. pol., B A 161, pièce 27, réunion des mécaniciens de la Seine, 29 novembre 1880.
188 Arch. dép. Sarthe, M 374, rapport de police du 2 juin 1884, manifeste des ouvriers cordonniers en grève : « tout cela doit permettre aux exploiteurs déjà gonflés d’or, de se vautrer dans les orgies les plus honteuses ».
189 Atch. dép. Bouches-du-Rhône, M 6 2 340 : expressions tirées d’un placard apposé par les ouvriers charretiers de Marseille en grève, 27 juin 1889.
190 « Ventripotent », « ventripoteur » : termes très fréquemment employés pour désigner les patrons. Pour une étude plus poussée du vocabulaire usité par les grévistes, cf. la troisième partie, « Le discours de grève ».
191 Arch. dép. Loire, 92 M 41, pièce 18, affiche apposée par les mineurs en avril 1875 au puits Lachaux, contre les gouverneurs.
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