Chapitre III. Les grèves de 1864 à 1890. Analyse diachronique
p. 73-100
Texte intégral
1La plupart des histoires du mouvement ouvrier escamotent la période 1871-1890, temps obscurs, décrits comme ceux de l’immobilisme et du désarroi, de l’aliénation et de l’errance.
2Pareille méconnaissance mériterait réflexion critique. Les raisons documentaires ne l’expliquent pas totalement. Elle provient d’une double conjuration : celle de la peur et du préjugé. La Commune vaincue, les contemporains ont cherché l’oubli. Ils ont voulu croire qu’ « il n’y avait pas », en effet, « de question sociale » et que les ouvriers, amoureux de la République, seraient sages. Pour se rassurer, ils ont cherché à minimiser les mouvements. Ils ont tenté de trouver à l’agitation sociale des explications exogènes — le meneur, l’étranger — ou pathogènes : l’alcool, le sang, l’hérédité, la folie urbaine... Les peintures naturalistes les plus fortes sont encore une manière de masquer la réalité, à laquelle le grand Zola n’échappe pas.
3Le second obstacle, d’ordre historiographique, tient au privilège accordé aux sociétés et aux groupes organisés. Il conduit, en l’occurrence, à confondre l’histoire du mouvement ouvrier avec celle de ses institutions, c’est-à-dire avec celle du syndicalisme. Ces temps présyndicaux apparaissent comme invertébrés, ère de jeux enfantins, de fureurs adolescentes, préface balbutiante, et somme toute négligeable, à de futurs accomplissements.
4Il m’a donc paru nécessaire, préalablement à toute étude, de mettre en place cette chronique oubliée. Ce récit, toutefois, n’est pas pure chronologie, mais déjà analyse quantifiée de résultats que nous aurons le plus souvent l’occasion d’utiliser globalement ; à certains égards, voici leur présentation diachronique.
5Tout récit, on le sait, est un agencement1. On ne saurait s’étonner que celui-ci obéisse aux règles qu’on s’est donné.
6L’intérêt et l’unité (relative) de cette période résident dans son caractère non d’apprentissage, mais d’accélération, de divulgation de la grève. Ceci ressort de la confrontation des moyennes mobiles extrêmes : 70 grèves en 1866 ; 297 en 1890. Elle accuse une vigoureuse croissance, marquée par de violentes oscillations, des creux profonds succédant à de fortes poussées : 1870, 1880, 1890, véritables bonds en avant.
7D’autre part, l’absence d’organisation syndicale centrale (le rôle et l’emprise de la Fédération nationale des syndicats à partir de 1886 se réduisent à fort peu de choses) permet de saisir le mouvement dans sa spontanéité.
I. LES GRÈVES DE LA FIN DU SECOND EMPIRE (1864-1870)
8Bien des livres ont traité de ces grèves2, mais souvent dans un cadre régional ou local (S. Maritch, P. Léon, C. Fohlen, etc.). L’ouvrage de F. L’Huillier n’est pas quantitatif. Il s’agit pour nous de cerner les grandes masses, les centres, les professions, les revendications dominantes, afin de mieux apprécier la continuité ou la discontinuité avec la période suivante : 1871 est-il une coupure ?
9Première remarque : l’effet stimulant et libérateur de la loi de 1864. Les ouvriers ont bien compris son caractère novateur. Dans le Gard (mouvement de grève généralisé à Nîmes dès juillet), en Gironde, dans le Rhône... les ouvriers se réunissent, forment des délégations, des commissions pour discuter avec les patrons. A Limoges, « tous les corps d’Etat ont cessé de travailler régulièrement ou au moins manifestent l’intention d’interrompre leurs travaux »3. Dans la Sarthe, « les ouvriers ont profité avec empressement de cette nouvelle loi pour se concerter »4. Dans la Somme, « les ouvriers prennent l’habitude de se réunir périodiquement dans certains cabarets, où ils paraissent chercher en commun les moyens de mettre à profit les droits que leurs confère cette nouvelle loi »5. A Paris, sur lequel on est bien renseigné grâce aux papiers Rouher, la poussée de grèves de l’automne 1864 va se poursuivre jusqu’à la fin du printemps 1865 ; 40 grèves en 1864, 4 850 grévistes ; 19 en 1865, 11 865 grévistes.
10La poussée de 1864-1865 présente plusieurs traits caractéristiques. Les vieilles régions, les vieilles corporations, les vieux métiers se sont, les premiers, ébranlés : à Paris, les bronziers, les railleurs ; à Limoges, les porcelainiers ; un peu partout, les professions du bâtiment et du bois6. Textile et mines suivent avec retard.
11C’est un mouvement très nettement offensif, pour plus de 80 % en 1864-18667. La revendication type des périodes conquérantes — la demande de réduction de la journée de travail — est formulée dans 48 % des grèves en 1864, 25 % en 1865 (fig. 15). Les formes d’organisation demeurent ordinairement rudimentaires : réunions, délégations, commissions temporaires, parfois sur la base d’une représentation des ateliers (fondeurs en fer de Paris) ; le rôle des sociétés de secours mutuel est assez effacé, celui du compagnonnage, insignifiant ; on signale quelques caisses de résistance, généralement de peu antérieures à la grève et fondées dans cette perspective immédiate (maréchaux-ferrants de Paris, 1865), et, çà et là, quelques formules plus originales : à Grenoble, à Saint-Etienne, où les veloutiers ont un « comité central » et des sections (poursuites et condamnations en 1865) ; à Nîmes, où une caisse de résistance regroupe toutes les corporations de la ville avec versement individuel hebdomadaire de 50 centimes et choix des sites de grève par tirage au sort8. Les corporations parisiennes échangent des correspondances avec la province, voire avec l’étranger, d’où, dans trois circonstances, parviennent des fonds9. Dans cette effervescence, Paris mène : l’agitation y a commencé dès mars 1864, alors que la loi n’était pas même votée. Son exemple est expressément invoqué en province à plusieurs reprises10 ; et l’action de militants d’origine parisienne impulse les coalitions des mégissiers d’Annonay, des fondeurs en fer de Lille en 1865.
12L’administration et le patronat ont été quelque peu désarçonnés par la loi nouvelle. Certains administrateurs, comme d’ailleurs la majorité des ouvriers, ont compris que la loi accordait la liberté de réunion ; ainsi le préfet de la Sarthe : « La loi du 25 mai 1864, en accordant aux ouvriers la faculté de se réunir, sans autorisation préalable, pour obtenir une augmentation de salaires, leur a semblé généralement ici... un encouragement aux prétentions qu’ils pouvaient avoir »11. Le ministre a noté en marge : « Relever cette erreur du préfet. » Ou bien, les autorités se plaignent de ne plus savoir comment se comporter. Le préfet de police de Paris adresse dès juillet 1864 un long rapport au ministre de l’Agriculture et du Commerce pour déplorer le récent état de chose : « L’administration se trouve désarmée »12, conclut-il. Mais il s’attire une ferme réponse : « Ce n’est pas le moment de discuter le mérite ou le danger de ce principe, puisque la loi est votée ; l’administration n’a qu’à pourvoir avec fermeté et vigilance à son exécution »13. Les patrons, de leur côté, se sont sentis abandonnés : « Ils se désaffectionnent du gouvernement », écrit le préfet de la Haute-Vienne14. Il se crée des psychoses collectives : à Limoges, le bruit court que « le gouvernement approuve la conduite des ouvriers ; les patrons qui fermeront leurs ateliers auront leurs fabriques confisquées par l’Etat qui fera un meilleur sort au travailleur »15. C’est pourquoi les chefs d’entreprise résistent sans conviction : grèves courtes et souvent couronnées de succès (1864 : 63 %, 1865 : 53 % de réussite totale ou partielle). De plus, certains industriels ont pris les devants et accordé des satisfactions préventivement. Les maîtres charpentiers d’Azay-le-Rideau, considérant les grèves d’Amboise et de Tours, augmentent « spontanément leurs compagnons de 50 centimes »16. Les ouvriers papetiers d’un établissement parisien « nous prient d’annoncer que leurs patrons ont spontanément réduit la journée de travail à dix heures », lit-on dans L’Opinion nationale17. Et le procureur général d’Amiens constate : « Le premier résultat de la loi sur les coalitions... a été d’imposer aux patrons une augmentation de 1/10e sur les salaires des ouvriers »18.
13L’offensive ouvrière avait été favorisée par une bonne conjoncture. En 1867-1868, le climat change. Tandis qu’à Paris, l’Exposition entretient une certaine activité, la grande industrie connaît des difficultés qui se traduisent par des baisses de salaire et par des efforts de rationalisation et d’accroissement de la productivité. La lutte contre la concurrence anglaise est à l’origine de l’instauration du travail sur deux métiers dans le Nord en 1867. En même temps, des mauvaises récoltes, l’inflation liée à l’Exposition, entraînent une hausse du coût de la vie : de 1865 à 1868, l’indice alimentaire établi par J. Singer-Kérel19 hausse de 6 %. En mars 1868, des troubles de subsistance ont lieu à Albi, Gaillac20, Toulouse21, en avril à Blancafort (Nièvre)22, en Ardèche au Cheylard23, en juin à Guebwiller, en juillet à Valognes24. Les « femmes d’ouvriers » jouent un rôle de premier plan dans ces manifestations. On y réclame la taxation du pain en langage montagnard, au chant de « La Marseillaise » et parfois aux cris de « Vive la République ».
14Dans ces conditions, le mouvement gréviste tourne à la défensive : 42 % de grèves défensives pour 1867-1868 (respectivement 46 et 36 %). En même temps, le rôle de Paris diminue : 7 grèves pour les deux années, dont 2, il est vrai, fort importantes par le nombre et l’accent, celles des tailleurs d’habits et des bronziers au printemps 1867 ; plus de 7 000 grévistes, des liens personnels et matériels avec Londres et même avec l’Allemagne, la main et l’esprit de l’Internationale dans un style très quarante-huitard, une résistance patronale accrue avec usage du lock-out. Mais plus notable est l’entrée en scène des centres industriels provinciaux : 25 grèves, 12 500 grévistes pour le département du Nord pour les deux années ; 5 700 grévistes en Aveyron pour 1867 ; 5 000 en Lozère pour 1868. C’est la grande industrie à main-d’œuvre peu qualifiée qui anime cette vague de conflits défensifs, mineurs, tisseurs, terrassiers..., qui n’ont pas encore appris l’usage de la grève comme instrument de conquête. Ces grèves, peu organisées, souvent spontanées et violentes, contrastent singulièrement avec la poussée revendicative des années précédentes. La xénophobie contre les immigrés de fraîche date que sont alors les Piémontais s’y donne libre cours : 6 troubles xénophobes pour ces deux années, 3 dans les mines, 3 sur les chantiers de chemins de fer (troubles de Lozère, 1868). Cette violence isole les ouvriers aux yeux de l’opinion. Le bureau parisien de l’Internationale condamne les luddites : « Songez que la machine, instrument de travail, doit vous être sacrée ; songez que de pareilles violences compromettent votre cause et celle de tous les travailleurs »25.
151869-1870 : une grande vague, sans précédent26.
161869 : 72 grèves, 40 600 grévistes ;
171870 : 116 grèves, 85 232 grévistes, chiffres jamais vus.
18Il faudra attendre 1880 pour que ce nombre de grévistes soit à nouveau atteint (et dépassé). C’est d’ailleurs moins le nombre des conflits que leur ampleur qui est remarquable : 1870 a la plus forte ampleur moyenne du siècle, 760 grévistes/grève. Ce chiffre, qu’on ne retrouvera jamais avant 1914, est lié surtout à la dimension exceptionnelle de la grève de Mulhouse et de sa région (juillet 1870). « On ne se souvient pas d’une grève aussi considérable et aussi spontanée en France », remarquent les contemporains27 qui évoquent les grèves anglaises. Sans aller si loin, on compte 15 000 mineurs grévistes à Saint-Etienne lors de la sanglante fusillade de la Ricamarie (12 juin : 15 morts), 7 000 au Creusot en janvier 1870, 2 000 à Four-chambault, 1 500 menuisiers à Bordeaux, 1 500 mégissiers à Annonay, 4 000 raffineurs à Paris, etc. Les masses ébranlées grossissent.
19Cela tient en partie au type de professions touchées. Les vieux métiers continuent de tenir leur partie. Mais les gros effectifs sont fournis par la grande industrie, les grands centres industriels. Le textile donne 31,9 % des grèves en 1869, 30 % en 1870, 17 et 64 % des effectifs ; les mines ont, en 1869, 11 % des grèves et 50,6 % des grévistes. La grève gagne même des usines aussi manouvrières que les raffineries de sucre de la capitale (avril 1870). Ces secteurs font leur apprentissage de la grève offensive cette fois. Les formes d’organisation sont plus poussées et les programmes revendicatifs plus élaborés : les tisseurs de Mulhouse présentent un programme en 9 points, les raffineurs de sucre de Paris rédigent une liste de 10 revendications.
20Cette vague de grèves, nettement offensive (84 % de G.O.28 pour 1869-1870), s’inscrit dans l’expansion, vigoureuse partout. Les demandes d’augmentation de salaire sont prioritaires, mais on voit réapparaître avec force aussi le thème de la journée de 10 heures (37 % des cas en 1869 et 30 % en 1870). A Lyon, en 1869, « c’est là une des conditions communes à toutes les revendications ouvrières. Les travailleurs pensent que 10 heures de labeur sont suffisantes pour produire de quoi subvenir à leurs besoins légitimes et veulent, comme jadis les bronziers de Paris, pouvoir consacrer quelques heures à leur instruction », écrit Le Réveil29. Dans les ateliers de construction de chemin de fer de Rennes, une pétition en ce sens obtient plus de 400 signatures ; « une heure pour nous, c’est énorme ; c’est la vie, c’est la liberté, c’est l’étude et le développement de l’intelligence », dit le texte30. Arguments d’ouvriers qualifiés sans doute ; mais la réclamation de la diminution de la durée du travail est au cœur de la grève du textile à Mulhouse.
21Quelle a été la place de l’Internationale dans cette houle ? Elle en a rarement été l’initiatrice, la volonté de grève venait d’en bas (le dernier colloque sur l’Internationale a insisté sur ce point)31 ; mais elle a pu fournir des cadres, une pensée, plus rarement des fonds. Elle est présente au Creusot, à Rouen, à Fourchambault, à Mulhouse aussi, à Paris, à Lyon. Elle a cherché à s’implanter dans et par la grève (exemple : des militants au cours d’une réunion d’ouvriers raffineurs en grève à Paris, en avril 1870, font adopter par acclamation l’adhésion à l’Internationale).
22Quel est le sens de ces grèves sur le plan politique ? Certains mouvements ont une réelle ambiguïté : dans les vieux pays républicains, la bordure du Massif central, au Creusot, à Torteron et Fourchambault, dans l’Isère aussi32, l’agitation est politico-sociale. Mais ailleurs et dans l’ensemble, on ne saurait parler de révolte politique. Les souscriptions ouvertes par les journaux radicaux (par exemple Le Rappel) pour les victimes d’Aubin et de la Rica-marie n’ont qu’un succès très limité, rien à voir avec l’afflux de petites oboles suscitées en 1886 dans Le Cri du Peuple par la grève de Decazeville. Les ouvriers alsaciens sont plutôt favorables à l’Empire et en bien des endroits les autorités se plaisent à souligner le contraste de l’agitation sociale et du calme politique. Il faudrait comparer avec précision les sites de grève en 1869-1870 et les résultats du plébiscite.
23L’impression domine d’une certaine indifférence à l’Empire : la guerre impériale n’entraîne aucun sursaut patriotique ouvrier, semble-t-il. Pas de trêve sociale : les grèves commencées avant la guerre continuent ; Le Rappel en juillet et août 1870 (le journal est suspendu du 12 août au 6 septembre) continue à donner des nouvelles des coalitions et du mouvement corporatif. Ainsi dans le numéro du 4 août, on trouve des informations sur la nouvelle grève des peintres-plâtriers de Saint-Chamond, sur celle des métallurgistes de Vienne qui se poursuit ; les tailleurs de pierre ont organisé une société de résistance, les typographes de Marseille, une mutualité ; à Rouen, 800 mécaniciens ont discuté d’un projet de Fédération de métier et préconisé « la grève productive comme moyen d’arriver à l’émancipation du prolétariat », etc. Tout se passe comme si les travailleurs ne se sentaient pas concernés par cette guerre. C’est la chute de l’Empire qui transforme le sens de la guerre : « Hier, la Prusse avait devant elle une armée ; aujourd’hui, elle a devant elle un peuple », écrit Le Rappel le 6 septembre. Le ton change totalement. Dans une réunion de l’A.I.T. le 7 septembre, Tolain déclare : « La Nation, énervée par dix-huit ans d’empire, se retrempera dans cet affreux baptême de sang » (Le Rappel, 8 septembre). « Comme en 1792, la patrie est en danger » (Charles Hugo, Le Rappel, 9 septembre). Désormais, plus de rubriques sociales. Le journal multiplie ses appels aux travailleurs : ainsi, le 27 septembre, appel aux ouvriers du bâtiment : « Paris a besoin de bras robustes et habitués aux durs travaux pour augmenter rapidement ses moyens de défense... » Il développe le thème de l’union des classes : « Les classes diverses de la société se sont mêlées dans les rangs de la Garde nationale. Le bourgeois et l’ouvrier ont été ensemble au champ de manœuvres, ensemble ils ont veillé sur les remparts, ensemble ils ont dormi sous la tente, ensemble ils ont défendu leur ville. Ils se sont connus, ils se sont donné la main. Bien des rancunes se sont effacées, bien des préjugés se sont évanouis. Ce n’est jamais en vain que le malheur rapproche les hommes »33. Dans quelle mesure ces sentiments jacobins étaient-ils partagés par les ouvriers ? En tout cas, on constate un arrêt de tout mouvement revendicatif. Le premier semestre 1871 compte 5 grèves, 2 700 grévistes ; la reprise ne se fera qu’en juin 1871.
24Dans l’ensemble, les grèves de cette période du Second Empire apparaissent avant tout comme un mouvement économique à des fins économiques. Cette première expérience de la grève légale a été à la fois dure (massacres de la Ricamarie et d’Aubin) et payante. En 1869 et 1870, les pourcentages de succès sont de 80 à 78 % : les plus forts du siècle.
II. DE 1871 À 1890
25Vue d’ensemble : du 1er janvier 1871 au 1er janvier 1891 : 2 928 grèves, 885 513 grévistes, 33 714 jours de grève, plus d’un million de « journées perdues » (1 020 586) ; une ampleur moyenne de 302 grévistes par grève et une durée moyenne de 11,5 jours/grève : tel est le bilan quantitatif global de ces vingt ans, ceux sur lesquels a porté plus précisément mon étude de structures par la voie de la mécanographie.
26Mouvement en majorité offensif : 63,5 % des grèves offensives et 36,5 % de grèves défensives.
27Avant de décrire la succession des événements, examinons les courbes qui les représentent. Elles sont marquées par des oscillations plus ou moins régulières, plus accentuées sur la courbe des grévistes que sur celle des grèves, plus marquées encore sur celle des journées de grève qui combinent des facteurs multiples et variables (effectifs X durée). Mais, avec de légers décalages dans l’emplacement des maxima et des minima, on relève en gros les périodes suivantes :
De 1871 à 1878, des oscillations encore indécises ; les ordres de grandeur sont ceux des années 1864-1870 pour les grèves, en recul pour les grévistes (diminution de l’ampleur des conflits), avec des minima très accentués (1873 et 1877 sur toutes les courbes), et un maximum secondaire en 1875-1876.
A partir de 1878, un mouvement de hausse très important, qui culmine en 1880 pour les grèves et les grévistes, et en 1882 pour les grèves ; c’est un véritable saut en avant, le départ pour une longue période de croissance aux reculs moins marqués.
Puis, c’est à nouveau une décrue dont l’étiage se situe en 1884-1885 ; décrue relative, car les valeurs restent de toute manière supérieures à ce qu’elles étaient précédemment, un seuil irréversible est dépassé ; décrue marquée surtout pour les grèves et les grévistes, moins accusée pour les journées de grève, car les durées moyennes ont augmenté fortement durant cette période de crise atteignant 25,9 en 1884 et 17,2 jours/grève en 1886.
Enfin, à partir de 1886 pour les effectifs, plus décidément de 1888 pour les grèves, s’amorce un nouveau mouvement de hausse dont 1890 marque le sommet. Comme en 1880, cette hausse marque un passage à un niveau supérieur : la courbe des grèves dessine comme une montée en marche d’escaliers. On ne saurait parler de cycles : on sait les critiques qui sont faites aujourd’hui à cette notion en matière économique. Dans le domaine qui nous occupe, cette conception serait plus arbitraire encore dans la mesure où il n’y a jamais (sauf entre 1873 et 1877 où certains reculs se produisent) retour à un niveau antérieur.
28L’examen des courbes de grèves offensives et de grèves défensives montre d’abord combien l’allure générale des deux faits est différente : la courbe des grèves défensives croît presque constamment, elle ressemble à celle des moyennes mobiles des grèves ; la courbe des grèves offensives est beaucoup plus fluctuante, et aussi beaucoup plus déterminante pour le dessin de la courbe générale des grèves. Si l’on considère les pourcentages annuels des deux catégories qui se partagent les grèves, on remarque : que la proportion des grèves offensives tend à décroître depuis le sommet 1871-1872 (90 % et plus de grèves offensives) ; après cette date, il n’existe que trois poussées offensives caractérisées : 1875-1876, 1880, 1881, 1882 (plus de 75 % de G.O.) et, à un moindre degré, 1889-1890 (plus de 60 %). A l’inverse, la défensive progresse et l’emporte en 1877, 1878, 1879 (46, 45, 51 %) et surtout de 1884 à 1888 (toujours plus de 50 %).
29Avant de rechercher les raisons de ces fluctuations, il nous faut donner une description aussi synthétique que possible de la succession des événements.
1. LES ANNEES 1871-1872 : UN PROLONGEMENT DU SECOND EMPIRE
30La guerre et la Commune interrompent l’ample mouvement de 1869-1870. 5 grèves, 2 700 grévistes dans le premier trimestre 1871 ; la seule coalition importante est celle du Creusot. La Commune n’a pas excité les revendications34. La conjoncture est alors, à dire vrai, très défavorable aux ouvriers : production désorganisée, usines fermées, longue période de chômage durant laquelle beaucoup de ménages ouvriers se sont durablement endettés35.
31Mais, dès juin, la reprise des affaires est très active ; on se plaint universellement du « manque de bras ». Les ouvriers profitent de ces conditions pour revendiquer : dès juin, de premiers mouvements se produisent à Rouen (teinturiers), à Roubaix. En juillet, à Paris, grèves tournantes des ouvriers du cuir. Mais les plus importants conflits se déclarent à l’automne : à Tarare, dans le Nord où successivement, à Roubaix-Tourcoing, les ouvriers du bâtiment, les mécaniciens (500 travailleurs dans 32 établissements), les teinturiers, tisserands et ourdisseurs, se coalisent. Du 4 au 17 novembre, 3 600 tisseurs de Rouen et sa région (une vingtaine d’usines) entrent en lice ; et du 17 novembre au 10 décembre, un millier de mineurs de Brassac refusent de descendre.
32Le mouvement se gonfle en 1872 : 151 grèves, chiffre jamais atteint, et encore nos sources présentent-elles certainement bien des lacunes. Le nombre des grévistes cependant demeure modeste : 21 000. 1872 est une année de grèves nombreuses, mais petites (ampleur : 139) et de courte durée (8,3 jours/grève en moyenne). C’est que les ouvriers du bâtiment, pierres (20 %) et bois (26 %) y tiennent le premier rang. Il s’agit d’une multiplication de petites initiatives locales (87 communes touchées) plus que de vastes mouvements d’ensemble. Les cohortes des mineurs et du textile apparaissent cependant dans le Nord et à Elbeuf, mais leur pouvoir de grève pour l’année n’est que de 6 % pour les premiers, 16 % pour le second.
33Les grèves de 1871-1872 sont très nettement offensives (94 et 90 %, proportions exceptionnelles). Souvent, il est vrai, les ouvriers demandent seulement le réajustement de leurs salaires diminués durant la guerre ou l’après-guerre. Mais le plus grand nombre vise de nouvelles conquêtes : augmentation de salaire et réduction de la journée de travail. Le grand mouvement pour les 10 ou 11 heures se poursuit : on trouve cette revendication dans 34 % des coalitions en 1871, et 18 % en 1872. Parfois marginale, elle figure aussi en tête des programmes, ainsi à Rouen (novembre 1871) et à Lyon : « Cette... condition paraît même être devenue aujourd’hui le mobile de presque toutes les grèves »36.
34Ces grèves durent peu car elles aboutissent rapidement, du moins en 1872. En 1871, les chances de succès ont été réduites par la conjoncture saisonnière : les grèves déclenchées à l’automne jouissent toujours de moins bonnes perspectives ; or, l’hiver 1871-1872 a été particulièrement rigoureux : — 21° à Paris dans la nuit du 8 au 9 décembre37 ; d’abondantes chutes de neige ont paralysé les transactions commerciales38. C’est le froid qui met fin à la grève des pelucheurs de Tarare : « La faim et le froid, ces deux terribles ennemis de l’ouvrier en chômage »39.
35Aussi, le pourcentage de succès est-il de 53 % seulement en 1871, mais de 73 % en 1872, grande année de prospérité. Ce qui n’empêche pas la vigueur de la répression militaire (un mineur est tué par la troupe en juillet 1872 à Denain) et judiciaire : le taux de répression atteint 13 ‰ en 187240. L’opinion se montre d’ailleurs peu favorable aux grèves ; les patrons tirent argument de l’intérêt patriotique : « Toute aggravation de prix profitera aux Prussiens, qui jadis avaient le monopole de l’article et qui cherchent à le ressaisir en montant de nouvelles fabriques avec le métier à doubles pièces », écrit le fabricant Martin dans sa lettre aux ouvriers en peluche41. La presse radicale ne rend pas un son très différent, elle développe toujours le thème de la trêve sociale pour l’intérêt national : Le Radical adjure les bijoutiers de Paris de se taire pour ne pas accroître les difficultés42, Le Rappel déplore le « regrettable mouvement qui, à la veille de l’emprunt, vient de troubler d’une manière si fâcheuse le Nord de la France »43. Le bilan de ces grèves montre les contradictions de la situation ouvrière : très bonne conjoncture économique, mais raideur du politique.
36Le mouvement de 1871-1872, essentiellement économique et social, continue celui de 1869-1870, arrêté par les circonstances : même type de conjoncture en expansion, mêmes revendications. Certains observateurs l’ont compris : tandis que beaucoup de préfets dramatisent et voient partout la main de l’Internationale, d’autres, plus lucides, comme le préfet du Tarn, déclarent : « Les grèves... n’ont été que la reprise des grèves d’août 1870, qui avaient été interrompues par la guerre sans que l’accord eût pu s’établir entre ouvriers et patrons »44 Au reste, on retrouve souvent, à la tête des coalitions, les mêmes hommes, qui tentent de renouer avec les associations de la fin de l’Empire45. Mais l’attitude du gouvernement empêche la renaissance corporative ; ce frein n’eût peut-être pas suffi si la conjoncture s’était maintenue favorable. Or, à partir de 1873, elle devient languissante et elle ajoute son poids à celui du politique pour briser l’élan retrouvé.
2. LES ANNEES DIFFICILES : 1873-1877
37Difficultés économiques et politiques se superposent ou s’imbriquent. Les indices des prix baissent à partir de 1873 et surtout 1874 :
38Les indices de production (fonte, houille), de consommation de matières premières (consommation du coton, importations de laine, importations de matières premières) sont évidemment beaucoup moins catastrophiques ; ils traduisent un ralentissement de la croissance, une stagnation relative, non une chute brute et brutale :
39Note aa
40Ces deux indices d’emploi traduisent une progression au total. Si l’on ajoute que l’indice du salaire est constamment croissant (indice nominal France entière Singer-Kérel : + 4,4 de 1873 à 1877) et quoique plus faiblement, l’indice du salaire réel (indice salaire réel S.-K. : + 3,4 pour la même période) en dépit d’un coût de la vie qui demeure élevé, on constate qu’il ne faut pas exagérer l’ampleur des difficultés économiques et sociales. Elles ont été locales plus que générales. La crise de la fin 1873-début 1874, liée aux difficultés internationales, s’est surtout fait sentir à Paris ; il en est souvent question dans Le Rappel46. Elle a entraîné une recrudescence des migrations, au point que le ministre de l’Intérieur a adressé une circulaire à divers préfets de la région parisienne47 pour s’enquérir du volume de ces passages anormaux d’ouvriers. Les industries liées à l’exportation (porcelaine de Limoges, soieries lyonnaises, rubanneries de Sainr-Etienne...) accusent toutes un ralentissement. Dans la Loire, au printemps 1874, les usines métallurgiques réduisent le travail à 8 heures, renvoient des travailleurs et, par contrecoup, les mines ne travaillent plus que 5 jours48. De nombreux rapports signalent aussi des difficultés à Reims49, dans la Somme50, etc. L’activité se redresse courant 1874, et 1875 est une assez bonne année, comme la majeure partie de 1876. Mais la situation se dégrade à nouveau à l’automne 1876, notamment à Lyon, durement touchée cette fois51, dans le Nord textile. Avec des variantes, la situation reste mauvaise pratiquement jusqu’à la fin 1878 et même, dans certains secteurs, jusqu’à la mi-1879.
41La pesée du politique est plus lourde. Les taux de répression les plus élevés sont atteints : 15 ‰ en 1873, 18 ‰ en 1874 et 8,7 ‰ encore en 1877 (fig. 13).
42C’est pourquoi le mouvement ouvrier marque le pas. En 1873, toutes les courbes accusent un creux, le plus fort du demi-siècle : 44 grèves, 4 905 grévistes, 35 000 journées perdues ; grèves de maigres dimensions (111 ouvriers/grève) et faible durée (moyenne : 7,2 jours). 1874 est à peine plus actif : 58 grèves, 7 800 grévistes. Les échecs qui avaient été de 27 % seulement en 1872 montent à 42 % et 68 %. Quoique les grèves demeurent presque aux trois quarts offensives (72 et 73 %), les programmes revendicatifs se rétrécissent, et la demande de réduction de la durée du travail s’y amenuise beaucoup (9 et 12 % seulement des grèves comportent cette revendication). Les professions du bois et du bâtiment, si aptes à saisir les conditions stratégiques, opèrent un véritable repli :
43Tandis que le textile, plus prompt encore à se défendre qu’à combiner une attaque, amplifie au contraire son pouvoir de grève : de 16,5 % en 1872, il passe à 27,2 % et 32,7 % en 1873 et 1874.
44La reprise économique de 1875 (à nouveau les commandes affluent, c’est la « presse ») conduit à une reprise de l’offensive ouvrière : 1875 : 101 grèves, 16 500 grévistes, 135 500 journées ; 1876 : 102 grèves, 21 000 grévistes, 273 500 journées ; l’ampleur moyenne et la durée se redressent aussi surtout en 1876 (207 grévistes, 12,9 jours/grève). Ce mouvement est nettement offensif : 1875 : 78 %, et 1876 : 85 %. La revendication de la réduction de la durée du travail réapparaît (dans 20 % des grèves en 1876) (fig. 15). On la trouve en 1875 au cœur de diverses coalitions : coloristes en peaux et métallurgistes de Grenoble, teinturiers de Saint-Chamond ; une pétition en ce sens circule dans les ateliers métallurgiques de la Loire. Comme à la fin du Second Empire, les métallurgistes surtout formulent cette exigence. Dans cette petite offensive 1875-1876, Paris et les vieux métiers jouent un rôle conducteur : 28 % des grèves en 1875 et 14 % en 1876 ont lieu à Paris. Lyon, gênée par sa propre crise, le Nord apparaissent peu. Actifs aussi, l’Isère, la Loire. Les ouvriers des cuirs et peaux se montrent les plus dynamiques avec un fort pouvoir de grève : 19 % et 9,8 %. A partir de février 1875, toutes les spécialités parisiennes du cuir entrent successivement en danse : tanneurs, corroyeurs, mégissiers. En province, coalitions des palissonneurs mégissiers de Grenoble, du 24 mars au 20 avril (600 ouvriers), des tanneurs de Lyon. Ces mouvements s’appuient soit sur de vieilles organisations des temps impériaux, soit sur des chambres syndicales toutes récentes ; ainsi, en septembre 1874, une chambre syndicale des tanneurs se fonde à Paris en vue de la résistance. Les métiers du bâtiment (pierres et bois) ont également la vedette :
45La grève la plus importante est, du 6 mars au 14 juin 1876, celle quasi générale des charpentiers de Paris avec au moins 2 500 grévistes effectifs, suivie par celle des scieurs de long et par une grande agitation chez les menuisiers. Tous les rapports de police du printemps 1876 insistent sur le « mauvais esprit » des gens du bâtiment, « au moment où les travaux semblent prendre un nouvel essor par suite du vote de l’emprunt de la ville de Paris »52 Les préparatifs de l’Exposition de 1878 stimulent l’activité. Un des faits les plus notables de ces grèves de 1875-1876 réside dans le rôle animateur, maintes fois signalé, des jeunes, en opposition avec les organisations plus anciennes et hostiles à la cessation de travail : ainsi chez les ouvriers des cuirs comme chez les charpentiers. Les premiers s’appuient sur un comité de grève que condamne la Chambre des cuirs et peaux existante ; les seconds se heurtent aux structures archaïques du compagnonnage et organisent une chambre syndicale nouveau style à l’issue du conflit. Ces « jeunes » ont en général de 23 à 33 ans. Ils croient à l’efficacité des grèves et peu aux coopératives. Au moment même où le congrès de Paris réaffirme l’attachement à de vieilles idéologies, l’ébauche d’un renouvellement se prépare à la base. On ne saurait comprendre le congrès de Marseille sans percevoir cet obscur travail. Les grèves de 1875-1876 réussissent en majorité : 50 et 55 % de succès totaux ou partiels. Rien d’éclatant cependant. Certains conflits échouent après une longue résistance : ainsi la grève des couverturiers de Cours, contraints de rentrer sans avoir rien obtenu après 66 jours de grève (26 juillet-30 septembre 1875), et malgré une supplique fort respectueuse adressée au « maréchal Mac-Mahon, président de la République française ». Décidémenr les nécessités de l’organisation s’imposent de plus en plus aux ouvriers.
46Cette poussée relative de 1875-1876 se brise à nouveau sur les difficultés de l’année 1877 : difficultés économiques, notamment dans les mines où la baisse du prix des houilles (de 10 % par rapport à 1875) entraîne des baisses de salaire, dans le textile (suppression de primes dans le Rouennais, la Picardie). Difficultés politiques : la crise du 16 mai semble rendre le patronat (notamment le grand patronat minier) plus dur, plus arrogant (nombreux faits de pression électorale lors des élections d’octobre). Aussi y a-t-il régression du mouvement : grèves : — 46 % ; grévistes : — 39 % par rapport à 1876. Toutes les mesures de grève sont en recul (sauf l’ampleur moyenne, en raison du rôle des mineurs) : 55 grèves, 12 800 grévistes, 81 500 journées, durée moyenne : 6,3, la plus faible rencontrée durant ce demi-siècle. La proportion des grèves défensives passe à 46 % et les échecs l’emportent (56 %) tandis que hausse le taux de répression (8 ‰). De lourdes condamnations (19, de 3 à 15 mois de prison) sanctionnent le mouvement des mineurs de Noeux (Pas-de-Calais), jugés en juin à la hâte, à huis clos « dans la crainte que cette affaire fasse du bruit », jugement que l’agent spécial envoyé pour enquête par la préfecture de police estime tout à fait excessif : « Ils ne se sont pas révoltés, ils ont subi l’influence de la troupe sans rien dire. Il n’est pas exact comme l’ont dit certains journaux que la troupe ait été reçue à coups de pierre. Cela je peux l’affirmer »53.
47Ces grèves, coïncidant avec la crise politique, ont certainement inquiété le pouvoir et le patronat. Pourtant, elles ne paraissent pas avoir de sens politique. De façon générale, les ouvriers n’ont pas, alors, usé de la grève comme arme politique. Les mois de mai à septembre sont plutôt déficitaires : ils ne réunissent que 34 % des grèves de l’année, alors que la proportion moyenne est de 47 %. Il y a eu plutôt abstention, suspension de la lutte économique comme si les travailleurs attendaient l’issue du conflit politique. 25 % des coalitions de 1877 ont Paris pour théâtre (grève des menuisiers en mai-juin, des selliers en juin-juillet). Mais les conflits les plus massifs se produisent dans les bassins houillers : à Lavaveix-les-Mines (Creuse), du 5 au 12 juin, à Noeux, du 8 au 18 juin (750 et 3 000 grévistes) : mouvements défensifs opposés à des réductions de salaire et à l’obligation des coopératives, moyens surannés qu’utilise encore le patronat pour manipuler la rémunération. Si les mineurs ne réunissent que 7 % des grèves, ils regroupent 37 % des grévistes. Cette agitation minière va se poursuivre en 1878.
3. NOUVEAU BOND EN AVANT (1878-1882)
48Les contemporains ont été frappés par la reprise des grèves en 1878, par leur ampleur, notamment par le paroxysme de 1880 : 190 grèves, 110 000 grévistes, plus d’un million de journées de grève, chiffres jamais atteints ; le score de 1870 est dépassé ; et celui de 1880 ne le sera, à son tour, qu’en 1890. Les contemporains ne mesuraient pas l’ampleur exacte de cette vague (aucune statistique officielle), mais elle les a surpris et l’actualité ouvrière, jusque-là quelque peu dédaignée, a envahi les colonnes des journaux ; de nombreux reporters ont été envoyés sur les divers théâtres d’agitation. Ces grèves ont sans doute été l’impulsion finale qui a déterminé Zola à écrire Germinal54. Les circonstances politiques contribuaient aussi à la mise en vedette de ces conflits. Si les républicains, y compris les radicaux, ont d’abord tendance à les minimiser (surtout en 1878) pour blanchir la République nouvelle, oppositions de droite et d’extrême gauche y insistent au contraire. Pour les monarchistes, ces grèves témoignent de la faiblesse républicaine, incapable d’apaiser les ouvriers ; pour les socialistes, elles montrent le caractère bourgeois de cette République (cf. Guesde, La République et les grèves, 1878). Dans ces commentaires, l’interprétation politique se donne libre cours, masque qui voile souvent l’authenticité et l’autonomie du fait social. Regardons les chiffres, que les contemporains ne connaissaient pas :
49On constate d’abord que la vague culmine en 1880 pour les effectifs et le nombre de journées ; en 1882 pour la fréquence. La décrue est nette à partir de 1883 pour toutes les valeurs. En second lieu, cette vague n’est pas homogène dans sa direction, elle change de signe : elle est surtout défensive en 1878-1879 et souvent vouée à l’échec (succès et transactions : 28 et 35 % seulement) ; au contraire, elle est vigoureusement offensive en 1880-1882, et couronnée de succès. A vrai dire, c’est dans le courant 1879 que se produit le renversement, qui tient à celui de la conjoncture. Alors que le textile traîne encore son cortège de réductions de salaires (dans les Vosges, le Nord, en Normandie, série de petites grèves défensives), les indices de reprise s’affirment dès le printemps 1879 dans le bâtiment, très actif à l’automne. A Paris, les mois de septembre et d’octobre sont marqués par de grandes grèves positives et réussies : charpentiers, fumistes, menuisiers, scieurs de long, fondeurs en cuivre, animent des conflits amples et bien organisés. L’hiver, assez dur, oblige à l’apaisement. Mais au printemps suivant, dans une atmosphère de « presse » qui gagne tous les secteurs, se déclenchent des coalitions de grandes dimensions où le textile et les régions du Nord de la France jouent le rôle moteur : autour du 20 avril 1880, 6 000 grévistes à Reims, autant à Bolbec et sa région, mais surtout 40 000 à Roubaix-Tourcoing-Lille-Armen-tières, 14 communes touchées et 325 établissements. On voit réapparaître le thème de la journée de 10 heures, non plus cette fois revendiquée par de petites industries, mais par le prolétariat des usines textiles : c’est, au printemps 1880, leur réclamation dominante. La proportion des grèves qui comporte cette demande est : 22, 14 et 25 % en 1880-1881-1882 (fig. 15). Ce qui frappe encore, c’est le rôle grandissant des chambres syndicales. Ce qu’on pourrait appeler le taux de syndicalisation de la grève était tombé de 5 % en 1872, à 1,9 % en 1875, point le plus bas qui illustre le démantèlement des organisations ouvrières. Ce taux remonte à partir de 1877 (16 %) et il progresse ensuite continûment jusqu’en 1881 (cf. fig. 20) :
50Sensible aussi, le caractère contagieux des grèves, à la fois au sein d’une même profession, et dans une région entre plusieurs professions : à Rouen, à Reims, dans le Nord, etc, bâtiment et métallurgie suivent le sillage des tisseurs. Partout, des hommes jeunes, à la mentalité bien plus combative conduisent le mouvement. Ces hommes sont souvent les mêmes qui organisent les premiers cercles d’études sociales envisagés au congrès de Marseille. Il existe à cette époque une grande confusion entre le syndical et le politique ; le « parti ouvrier » décidé à Marseille doit, aux yeux des travailleurs, constituer la fédération des chambres syndicales et groupes ouvriers ; en somme ce que sera plus tard la C.G.T.
51Paris tient une place notable dans ces coalitions, mais non suréminente ; proportionnellement sa part tend plutôt à décroître en raison du dynamisme des grandes régions industrielles. Ce fait s’explique aussi par le contenu professionnel des grèves : la grande industrie — textile et mines — mènent la danse : en 1878, les mines donnent 13,6 % des grèves et 59 % des grévistes ; les conflits marquants de l’année sont ceux de Montceau-les-Mines (février-mars), Decazeville (mars), d’Anzin et du bassin de Montluçon (juillet). En 1880, la palme revient au textile avec 31 % des grèves et 64 % des grévistes. Mais les métiers du bois (bâtiment et ameublement) demeurent en même temps très actifs :
52Variée dans ses aspects, cette grande vague l’est aussi dans ses origines. Les circonstances politiques ont influé : l’établissement de la République, aptes les années d’incertitude de l’Ordre moral, a fait renaître un grand espoir parmi les ouvriers. En 1878, les mineurs attribuent la baisse des salaires au mauvais vouloir des compagnies, furieuses du résultat des élections d’octobre 1877. A Montceau, à Decazeville, dans l’Allier, les mineurs escomptent la récompense de leur fidélité à Marianne et se tournent vers leurs élus. Sans que la relation soit toujours aussi précise, il n’est pas douteux que les travailleurs attendaient que la République fût sociale. Les déceptions qu’ils ont éprouvées (« ne gênez pas la République », leur répliquent les nouveaux dirigeants) ont sans doute contribué à un certain détachement et à l’échec (relatif encore) rencontré par les militants du Quatrième Etat. A partir de la fin 1879, l’expansion retrouvée et soutenue par le plan Freycinet a stimulé la revendication, dans un sens cette fois offensif. Et le mouvement était secondé par le syndicalisme et le socialisme renaissants : l’appui apporté par la presse socialiste balbutiante aux grèves n’est pas négligeable.
53Ces grèves de 1878-1882 ont eu de grandes conséquences. Au seuil de la République installée, elles ont posé nettement l’exigence ouvrière. On peut considérer comme une première tentative de réponse les projets législatifs engagés : débats sur la réduction du travail et sur la liberté syndicale. La loi de 1884 est sortie de là.
4. GREVES ET CRISE : 1883-1888
54Le fait remarquable de ces années est moins la diminution du nombre total des grèves qui reste assez élevé (le minimum de 1884 : 112, aurait été un maximum dans les décades antérieures), que la réduction des effectifs qui tombent à 20 000 pour 1885. Ce fait se traduit par un abaissement sensible de l’ampleur moyenne, inférieure à 200 pour les années 1885-1887. Ceci dénote un émiettement des conflits : plus de grandes vagues englobant plusieurs établissements, mais des conflits localisés, limités à une entreprise. La proportion de grèves de ce dernier type, qui était tombée à 36 et 38 % en 1880 et 1881, atteint toujours plus de 60 % entre 1883 et 1888, et jusqu’à 84 % en 1886. En même temps, on note une tendance à l’allongement de la durée des conflits. A vrai dire, ceci provient surtout de quelques grèves interminables, car les pourcentages indiquent plutôt un accroissement des conflits très courts et une régression des très longs :
55Mais en 1884, la grève des tisseurs de Saint-Quentin dure 72 jours, celle d’Anzin, 56 (21 février-18 avril) ; en 1886, les mineurs de Decazeville tiennent 109 jours et les métallurgistes de Vierzon, 257 (5 août-20 avril 1887). Les verriers de Lyon résistent 97 jours (1886), et ceux de Paris, 53 jours en 1888, tandis que cette année-là, la grève des tisseurs de Thizy se poursuit 54 jours, celle des veloutiers d’Amiens 62, etc. Ces grèves s’éternisent en raison de la force du refus patronal, et de la solidarité ouvrière : la cas de Decazeville est ici exemplaire ; jamais la collecte des fonds, menée par la presse ouvrière et socialiste (notamment par Le Cri du Peuple) n’avait eu cette étendue.
56Mais le caractère commun de ces grèves de la dépression tient à leur style défensif : 40 % seulement en 1883, mais 67, 69, 57, 57, 52 % les années suivantes. Si le nombre des grèves se maintient à un niveau relativement élevé, c’est en raison de la résistance opposée par les travailleurs aux mesures de crise (baisse des salaires, renforcement des disciplines d’atelier...) prises par le patronat ; la question de la limitation de la durée de travail s’affaisse comme de raison (6 % de 1885 à 1887, le plus bas niveau de toute la période).
57Autre trait commun : ces grèves échouent dans de très fortes proportions, les plus accusées du demi-siècle :
58Les années catastrophiques sont évidemment 1884 et 1885. Ensuite une détente s’amorce ; du reste la courbe des grèves et celle des grévistes se redressent en 1886. Mais tous ces faits illustrent la tension imposée au mouvement ouvrier par la crise ; le bel élan des années 80 est sinon brisé par le chômage, du moins freiné. La dispersion des énergies se lit aussi dans le mouvement syndical : bien des chambres syndicales se disloquent et les cotisations ne rentrent pas.
59Du reste, le rôle des organisations syndicales dans les grèves régresse : de 39 % en 1881-1882, il tombe à 20 % en 1886. A l’inverse, la proportion des coalitions inorganisées dépasse 40 % de 1883 à 1887 (maximum : 47 en 1883). Coups de colère contre une atteinte à la condition ou à la dignité ouvrière, les grèves sont plus souvent subites, violentes, marquées de manifestations de rues, voire d’émeutes, attentats contre les usines (ainsi en février 1886 à Saint-Quentin, où l’on voit s’élever quelques barricades), contre les personnes (à Decazeville, le meurtre célèbre de Watrin). En même temps se produisent davantage de rixes entre ouvriers : mouvements xénophobes, en plein essor, mais aussi bagarres avec les non-grévistes, car en ces temps de chômage, l’unité ouvrière dans la grève devient plus difficile à réaliser ; les « pères de famille » craignent le renvoi ; aussi la chasse au renard, la mise au pilori, se développent.
60Les professions peu qualifiées, celles qui pratiquent la grève défensive, accroissent leur pouvoir de grève. La part du textile n’a jamais été aussi forte : entre 39 et 50 % de 1884 à 1888. Les terrassiers, particulièrement éprouvés, car les chantiers de chemins de fer, déjà encombrés d’étrangers attirés par le plan Freyciner, voient affluer tous les chômeurs des environs, se signalent par des grèves plus fréquentes (une dizaine par an de 1886 à 1888) et parfois de grande ampleur : ainsi en 1888, à Paris et dans la Corrèze. Ces grèves revêtent souvent l’allure plus primitive de mouvements de la misère et de la faim. Au contraire, les professions de bon salaire, de solide organisation, opèrent un repli prudent (cf. bois, bâtiment).
61Pour les mêmes raisons, Paris s’estompe sur la carte des grèves ; de 1884 à 1887, les conflits y sont insignifiants. Le Nord à l’inverse grandit. Mais, de façon générale, la dispersion géographique des conflits s’accentue : il y a plus de communes touchées en 1887 et 1888 qu’en 1880, ce qui tient à l’émiettement des grèves souvent isolées et très localisées (grève d’un chantier de chemin de fer, d’une usine).
62En ces temps de crise, la grève perd son caractère d’arme de conquête. Elle n’est qu’une des formes par laquelle s’exprime le mécontentement ouvrier ; son rôle d’exutoire, sa fonction défoulante s’accentuent. L’énergie ouvrière se disperse en diverses directions : mouvements de sans-travail, manifestations xénophobes. Le climat en 1883-1887 est plus révolté que vraiment révolutionnaire ; s’il y a essor de l’anarchisme, début du socialisme, l’absence d’organisation unitaire se fait durement sentir. Le succès du boulangisme est le signe d’un grand désarroi populaire.
5. 1888-1890 : UNE NOUVELLE VAGUE
631888 est une année socialement ambiguë. Dans le courant de l’été, l’ambiance change. Comme en 1879, c’est le bâtiment parisien qui amorce l’offensive. Les circonstances : l’Exposition de 1889, avec son cortège de grands travaux, relance la vie économique ; il arrive des ouvriers de partout, provinciaux et étrangers, belges notamment) ; les entrepreneurs profitent de cette « armée de réserve » pour pratiquer le marchandage et ne pas appliquer les prix de série de la ville de Paris fixés en 1882. Début juillet, la chambre syndicale des tailleurs et scieurs de pierre de la Seine, que dirige l’actif Boulé, lance le mot d’ordre : « A bas les tâcherons, respect aux salaires ! »55. « En ce moment, les travaux sont suffisamment abondants pour obtenir immédiatement, par une entente entre vous, une augmentation de salaire », dit l’appel de la Chambre syndicale aux ouvriers56. La Bourse du travail, ouverte en 1887, aide beaucoup à la réorganisation de l’action. A partir du 18 juillet, quelques chantiers font grève et avec succès. Et le 25 juillet, les terrassiers sont à leur tour gagnés : leurs revendications, d’abord un peu vagues, sont précisées par la chambre syndicale des puisatiers-mineurs-terrassiers en un programme en 5 points ; le 28 ils sont 6 000 grévistes, le 3 août environ 12 000. La grève est tumultueuse, riche d’incidents de toutes sortes, très diversement interprétée. Elle « contamine » d’autres corporations : du 13 au 22 août, grève des menuisiers du bâtiment pour la journée de 9 heures et l’heure à 80 centimes, des visseurs en chaussures, des ébénistes. Le bruit circule d’une grève générale du bâtiment ; mais elle est cisaillée par l’échec final des terrassiers qui n’ont à peu près rien obtenu après 24 jours.
64Le réveil parisien a des répercussions en province : à Lyon notamment, où le préfet insiste sur le renouveau des réunions, la montée des revendications57 surtout chez les maçons, les cordonniers et les verriers. Toutefois, la conjoncture n’est pas encore assez favorable et certains mouvements échouent (maçons). La fin de l’année 1888 est plus agitée que la normale : 53 % des grèves ont éclaté dans le second semestre alors que la moyenne normale est 46,9 % ; le mois de décembre surtout est exceptionnellement gréviste avec 10 % des grèves de l’année (moyenne générale : 5 %). Le sentiment de la reprise des affaires pousse à l’action ; or les patrons résistent : « Vous croyez que les affaires sont meilleures : faux », écrit Seydoux, grand industriel et sénateur du Nord à ses tisseurs qui s’agitent58. D’où le déferlement du printemps suivant.
65La houle des grèves s’enfle en 1889 et 1890.
66Le niveau de 1880 est dépassé, un nouveau palier atteint ; c’est un autre bond en avant, moins nettement offensif cependant qu’en 1880-1882 : la conjoncture, très franchement favorable dans les mines et la métallurgie, est molle dans le textile où l’on enregistre encore beaucoup de réductions de salaire. Le caractère printanier des grèves est très accentué, notamment en 1890 : mai réunit 27 % des grèves et 52 % des grévistes (94 grèves et 77 600 grévistes). Ces chiffres donnent une première mesure de la résonance du premier « 1er Mai ». Le thème de la réduction de la durée du travail, central en cette manifestation, réapparaît avec force ; on le trouve dans 10 % des conflits en 1889, 17 % en 1890, et moins souvent assorti de revendications sur le taux des heures supplémentaires qui le transformaient surtout en moyen de hausser les rémunérations. Les teinturiers de Roanne (1889), ceux de Lyon demandent même la suppression de toutes les heures supplémentaires. « Le but principal était de contraindre les patrons à employer un plus grand nombre de travailleurs, tout en assurant à chaque ouvrier un salaire suffisamment rémunérateur », écrit des premiers le sous-préfet de Roanne59. En faisant des « trois-huit » le point cardinal du 1er Mai, les organisateurs exprimaient un désir des travailleurs dont, depuis 1864, on a vu les résurgences.
67La géographie des grèves montre un effacement de Paris en 1889-1890 (7 et 3 % des grèves) qui contraste avec la montée des grandes régions industrielles : 23 et 21 % des grèves pour le Nord-Pas-de-Calais et proportions plus fortes encore pour les grévistes. Les zones d’industries plus anciennes, la bordure houillère du Massif central, continuent à jouer un rôle important, notamment en raison des mineurs. Professionnellement, textile et mines mènent le bal : le textile engendre, en 1889, 59 % des grèves, 55 % des grévistes ; en 1890, 35 % des grèves et 53 % des grévistes. Avec 13 % des grèves, les mines donnent 31 % des grévistes en 1890. Par contre, bâtiment, bois, cuir ont un pouvoir de grève amoindri. Tandis que la métallurgie poursuite une ascension lente et sûre. Le prolétariat de la grande usine occupe maintenant le devant de la scène ; il intervient non plus seulement pour se protéger, mais pour attaquer ; il s’organise.
68L’existence de syndicats conduisant les grèves est en effet de plus en plus marquante : 36 % des grèves de 1890 répondent à cette définition ; cette même année, 25 % des grèves seulement sont dépourvues de toute organisation (moyenne générale pour l’ensemble de la période : 41 %) (fig. 20). Les bourses du travail, à Paris, Saint-Etienne, Lyon, Marseille, interviennent efficacement. C’est pourquoi le patronat se raidit contre les organisations ouvrières : les conflits personnels, renvois d’ouvriers pour motifs syndicaux, provoquent de plus fréquents conflits (10 % en 1889 et 1890). Les importantes coalitions de Fougères (ouvrières en chaussures, 11 août-14 septembre 1889), de Cours (couverturiers, 22 juillet-10 avril 1890) et surtout celle des mineurs de Lens (28 janvier-1er février 1890) se greffent sur de tels problèmes. A Cours, « les patrons ne veulent pas reconnaître l’existence de la chambre syndicale. Redoutant ses empiétements, son immixtion dans la police de l’usine, ils refusent d’entrer en pourparlers avec elle ; ils ne veulent traiter qu’individuellement avec les délégués de leurs usines respectives. Tandis que les ouvriers n’admettent pas d’autre représentation que la chambre syndicale »60. Dans le bassin de Lens, le syndicat prend, à la suite du succès remporté en 1889, un vif essor ; il y aurait sur 26 000 mineurs, 21 000 syndiqués ; à Lens, « dans chaque boutique s’étale une pancarte sur laquelle on lit : “Ici on reçoit les adhésions pour le syndicat des mineurs et on délivre des livrets”61 ». La Compagnie cherche à réagir en renvoyant le délégué mineur Bonnel, en dépit des remontrances de l’administration, fait qui hâtera sans doute le vote de la loi sur les délégués mineurs en juillet 1890. A Calais, le lock-out patronal est dirigé contre « l’immixtion des ouvriers dans l’administration intérieure des ateliers » conduite par le syndicat des tullistes, l’Union62. La lutte se fait plus âpre, et plus difficile le succès (52 % seulement en 1890). Les grandes compagnies offrent une particulière résistance : 23 % des grèves de 1890 opposent ouvriers et sociétés anonymes.
69Mais le trait le plus remarquable de ces années est la réhabilitation totale de la grève et son assomption dans le thème, montant, irrésistible, de la grève générale. Tout pessimisme est balayé : « La grève est le seul moyen légitime63, rationnel et efficace de lutte contre les abus du patronat »64. A l’automne 1888, à Paris, à Lyon, dans la Loire, à Amiens, dans le Nord, les militants les plus actifs prônent la grève générale, affirment leur foi dans la révolution par ce moyen : les grèves actuelles « ont un but beaucoup plus important, plus général, qui est la préparation à la révolution sociale »65 En 1889 et 1890, le chant s’amplifie, se répercute, colporté, répété par d’humbles militants inconnus ; il culmine en mai 1890 en une véritable vague d’espérance collective, presque messianique. Des couverturiers de Cours en grève depuis 8 mois, le préfet du Rhône écrit en février 1890 : « Tenir encore deux mois, c’est dans l’esprit de beaucoup de ces pauvres gens s’assurer une victoire éclatante et la radicale transformation de leur situation »66. Tant est vivace l’espoir allumé qu’il va se passer quelque chose. Attente confuse, indécise : « Les mineurs ne savaient pas au juste pourquoi ils se mettaient en grève ni ce qu’ils prétendaient réellement obtenir »67 Une affiche convie les travailleurs de Vienne à manifester : « Toutes les corporations, le Peuple enfin se réunit. C’est le grand jour » 68. L’expression vaut d’être soulignée ; héritière des « journées » révolutionnaires parisiennes, elle est aussi porteuse du « grand soir »68. Elle montre combien la signification de ce premier « 1er Mai » est complexe, nœud de réminiscences et d’images nouvelles. « Aurons-nous une journée ? » est l’interrogation anxieuse, l’angoisse retrouvée de toute la presse bourgeoise69. Pareillement, pour beaucoup d’ouvriers pénétrés de tradition jacobine, l’idée persiste d’une révolution réalisée par des « journées », de préférence parisiennes, et des barricades ouvrières. La révolution sociale « ne saurait se faire attendre longtemps ; elle est immanquable avant la fin de l’année 1889 qui, en raison de l’Exposition, va attirer à Paris un nombre considérable d’ouvriers », dit le menuisier Tortelier en août 188870. Aux carriers de Trélazé, Brunei, des menuisiers de Paris, déclare que le 1er Mai est un défi que le gouvernement ne relèvera pas, qu’alors « il faudra prendre les armes et faire sauter à la dynamite les maisons bourgeoises, qu’enfin le moment de la révolution était arrivé et que l’armée resterait impassible »71.
70Pour d’autres, il en va tout différemment. La grève générale se situe à l’opposé des coups de main exécutés par des minorités ; par l’entente unanime de la masse ouvrière soudain immobile, elle peut arrêter la machine capitaliste, renverser le mouvement de l’histoire, réaliser sans violence inutile la grande restitution finale : « l’émeute serait pour nous la défaite ; la grève générale au contraire doit être la victoire »72. Dès cette époque, s’expriment ces représentations grandioses d’un monde que l’ouvrier tient dans sa main et qui meurt de son immobilité. « Imaginez-vous ce spectacle incomparable. Le patron arrive le 1er mai à l’usine, personne ! Le chef de gare veut faire partir un train ? Pas de mécanicien. Les tramways arrêtés, les magasins fermés ! C’est la révolution du travail. Alors le monde fainéant comprendrait »73 « Qu’arriverait-il ? Il ne serait même pas besoin de descendre dans la rue et faire des violences. L’armée serait frappée d’impuissance, car on ne peut faire marcher une armée contre des gens qui restent chez eux. C’est alors que celui qui possède des millions serait aussi bien dans l’impossibilité de vivre que celui qui n’a pas un sou dans sa poche. Combien de temps croyez-vous qu’une pareille situation puisse subsister ? Trois jours au plus, mettons-en quatre au maximum »74 Durant de longues années, cette vision parfois si proche de la non-violence sera l’horizon familier, l’espoir tenace du mouvement ouvrier.
71Comme beaucoup de grèves, ce 1er Mai est aussi une fête, parce que rupture avec la monotonie de l’usine, la vie grise des prolétaires ; c’est un événement ; il se passe quelque chose dont l’ouvrier est le héros. Ce pauvre machiniste confiné dans l’univers miteux des coulisses connaît enfin les feux de la rampe.
72Après une telle journée de griserie et de gloire, le retour à l’usine, le renfermement, les horaires, la cloche, la hargne des contremaîtres, paraissent insurmontables. Le vendredi 2 mai est triste comme un lendemain de liesse, comme une révolution manquée, sombre comme une défaite. Les ouvriers ont subi un choc ; ils sont déprimés. Ces raisons psychologiques expliquent qu’une vague de grèves se greffe sur le 1er Mai. Dans le Nord, la rentrée se fait difficilement ; le 3 mai, à Roubaix, près de 35 000 grévistes « parcourent les rues en chantant »75. Et les jours suivants, la grève s’étend aux communes environnantes : Tourcoing, Wattrelos, La Madeleine, Hellemmes, Lannoy, Roncq, Neuvilly, Lille... Des bandes circulent, scandant le vieux refrain de 1880 : « S’ils n’veulent pas nous requérir, Nous allons tout démolir. » A Vienne, les manifestations se prolongent une semaine. Mais les bassins houillers surtout sont touchés ; dans le Pas-de-Calais, à Saint-Eloy-les-Mines, à Ronchamp, dans l’Allier, le Gard, les mineurs refusent de descendre. Dans ce dernier bassin, ils entraînent les fileuses d’Alais et l’agitation se poursuit jusqu’en juillet avec l’allure d’un mouvement demi-paysan. Le meneur, Marius, se cache « dans la montagne boisée qui domine Lalle ; là il reçoit les journaux et donne des ordres. Quelques grévistes sont chargés de veiller à sa sécurité et lorsqu’un danger quelconque paraît le menacer, Marius se réfugie dans de vieilles galeries de mine abandonnées où il se terre comme un lapin »76. Etranges Cévennes, terre classique de la rébellion, du refuge.
73Le caractère spontané, sentimental, de ces mouvements est souligné par tous les observateurs. « Nous n’aurions point conseillé pareil mouvement », écrit Le Cri du Travailleur (guesdiste) de Lille. « Carette et Lepers déclarent que cette grève soudaine, irréfléchie, les attriste, et qu’ils sont débordés »77. « Les grévistes n’ont donné aucune raison de leur cessation de travail... sinon qu’ils veulent faire comme les autres »78. Les grévistes sont de ces ouvriers spécialisés, aux salaires médiocres et surtout tassés, aux structures égalitaires. Les jeunes, les femmes ont joué un rôle de premier plan. A Vienne, quelques militantes exhortent leurs compagnes : « Ne supportons pas plus longtemps cet état misérable. Relevons la tête ; exigeons nos droits, revendiquons notre place au soleil. Osons dire à nos maîtres : nous sommes de chair et d’os comme vous et comme vous, nous devons vivre heureuses et libres par le travail »79. A Bessèges, une jeune femme de 32 ans, femme de mineur et mère de 5 enfants, Armandine Vernet, se révèle comme une meneuse de foule : « elle ne s’était jamais signalée ; ce n’est que le 14 mai dernier qu’elle a commencé à lire un discours écrit dans une réunion d’environ 5 000 personnes au bois de Robiac. Le lendemain elle se hasardait à parler, et les jours suivants, enhardie par le succès, elle prononçait des discours violents et surtout attendrissants. Elle avait la spécialité de faire pleurer une partie de son auditoire »80. Voici revenu le temps des prophètes.
74Par leurs dimensions, leur style, les grèves de mai 1890 nous font aborder à d’autres rivages.
Notes de bas de page
1 Cf. R. Barthes, in Communications 8, 1966 ; et l’ensemble du numéro.
2 Du moins de celles de 1869-1870.
3 Arch. nat., BB 18 1694, proc. gén., 30 mai 1864.
4 Arch. nat., F 12 4651, préf.-min. Com., 28 juillet 1864.
5 Arch. nat., ibid., préf.-min., 3 mars.
6 Pouvoir de grève : bois : 21 % en 1864, 15 % en 1865 ; construction en pierres : 11 % et 19 %.
7 Respectivement 88 %, 82 % et 82 %.
8 Arch. nat., BB 18 1698, proc. gén, 17 septembre 1864 : « Les ouvriers nomment des délégués qui se réunissent et tirent au sort le nom du fabricant chez lequel le travail cessera, jusqu’à ce que l’augmentation du salaire ait été accordée. Pendant ce temps, les ouvriers des ateliers où le travail est continu se cotisent et assurent à ceux qui ne travaillent pas 2 F par jour. »
9 En provenance de Londres, 1 600 F aux joaillers de Paris (1864), 400 F aux porcelainiers de Limoges ; en provenance de Belgique, pour les fondeurs en cuivre de Paris, en 1864.
10 Par les chapeliers de Bordeaux, les cochers et les maçons de Lyon, les maçons d’Honfleur.
11 Arch. nat., F 12 4651.
12 Arch. nat., F 12 4651, pièce 530, 2 juillet 1864.
13 Ibid., pièce 528, 7 juillet.
14 Ibid., pièce 571, 29 mai 1864.
15 Arch. nat., BB 18 694, proc. gén., 28 mai 1864.
16 Ibid., proc. gén. de Tours.
17 L’Opinion nationale, 3 janvier 1865.
18 Arch. nat., BB 30 371, rapport du 7 juillet 1864.
19 J. Singer-Kérel, 1961.
20 Arch. nat., BB 18 1765.
21 Ibid., BB 18 1766.
22 Ibid.
23 Ibid., BB 18 1769.
24 Ibid., BB 18 1775.
25 La Liberté, 24 mars 1867 ; texte signé Tolain, Friboutg, Varlin...
26 L’étude de F. L’Huillier, 1957, est indispensable.
27 Le Rappel, 13 juillet 1870.
28 G.O. = grève offensive ; G.D. = grève défensive.
29 1er août 1869.
30 Le Rappel, 29 mai 1870.
31 C.N.R.S., 1968.
32 P. Léon, 1954.
33 16 octobre 1870, éditorial de E. Lockroy, « La France nouvelle ».
34 Ce qui ne signifie rien évidemment sur le plan de son retentissement, de sa résonance. Ce n’est pas à l’aune de la grève qu’il les faut mesurer.
35 Les monographies des Ouvriers des deux mondes signalent souvent ce déficit durable né de la guerre.
36 Arch. dép. Rhône, M, Grèves antérieures à 1879 : préf.-min., rapport (non daté) sur les grèves de 1872.
37 Le Temps, 10 décembre 1871.
38 Ibid., 13 et 14 décembre 1871.
39 Arch. dép. Rhône, M, cité, appel imprimé des ouvriers tisseurs en peluche de Tarare.
40 Nombre de condamnés pour 1 000 grévistes.
41 Arch. dép. Rhône, M, cité, lettre n° 1 du 18 octobre 1871.
42 22 décembre 1871.
43 28 juillet 1872.
44 Arch. nat., F 12 4653, préf.-min., 3 avril 1872.
45 Cf. A. Moutet, 1967.
46 Cf. 21 décembre 1873 (éditorial de Vacquerie sur « le commerce parisien »), 8 janvier 1874, 17 février, 7 avril...
47 Circulaire du 21 octobre 1873. Quelques réponses dans les archives départementales, ainsi arch. dép. Sarthe, M 86 ter ; arch. dép. Seine-et-Oise, IV M 11/1.
48 Arch. dép. Loire, 92 M 14.
49 Arch. dép. Marne, 186 M 13.
50 Arch. nat.. F 12 4653.
51 Arch. dép. Rhône, M, Grèves 1871-1879, documents précis sur le chômage à Lyon.
52 Arch. préf. pol., BA 1406, rapport de police du 25 juin 1876 agent « Yves ».
53 Arch. préf. pol., B A 186, pièce 23, rapport du 13 juin.
54 Dans son étude sur les origines de Germinal, H. Mitterand parle seulement de la grève d’Anzin de 1878 et du reportage d’Y. Guyot dans Le Voltaire (23-28 juillet 1878) : cf. Ed. La Pléiade, t. III, p. 1815, « Zola et la question sociale de 1871 à 1884 ». C’est toute la vague 1878-1880 qu’il faudrait évoquer pour expliquer ce surgissement du visage de l’ouvrier dans la littérature.
55 Le Cri du Peuple, 8 juillet 1888, compte rendu de la réunion de la salle Lévis le 5 juillet.
56 Même source.
57 Arch. dép. Rhône, M, Grèves 1888 (non cotées), rapports du préf. au min. de l’Int., 9, 10 et 14 août.
58 Arch. dép. Nord, M 625/57, pièce 19, lettre aux ouvriers, 7 décembre 1888.
59 Arch. dép. Loire, 92 M 29, s.-préf. de Roanne-préf., 22 mars 1889.
60 Arch. dép. Rhône, M, Grèves 1890, préf.-min. de l’int., 14 octobre 1889.
61 L’Emancipation (des Ardennes), 7-14 septembre 1890.
62 Arch. nat., F 12 4666, maire de Calais-préf., 25 mai 1890.
63 Entendez « légal ».
64 Arch. préf. pol., B A 171, pièce 43, rapport de police du 6 janvier 1889 ; propos de Féline, militant blanquiste.
65 Arch. préf. pol., B A 180, pièce 547, rapport de police du 8 août 1888.
66 Arch. dép. Rhône, M, Grèves 1890, préf.-min. de l’Int., 22 février 1890.
67 Arch. dép. Gard, 14 M 447, 14 juin 1890, rapport ingénieur en chef des Mines d’Alais.
68 Arch. dép. Isère, 75 M 2, pièce 184.
69 Cf. presque dans les mêmes termes, La Démocratie, L’Eclair, La Justice du 2 mai, L’Indépendant de l’Allier du 1er mai, etc.
70 Arch. préf. pol., B A 180, pièce 547, rapport de police du 18 août 1888.
71 Arch. dép. Maine-et-Loire, 71 M 2, pièce 175.
72 Arch. dép. Rhône, M, 1er mai 1890.
73 Arch. dép. Nord, M 159/2, pièce 16, com. pol. de Lille-préf., 20 avril 1890, compte rendu d’une réunion avec Delcluze.
74 Arch. dép. Rhône, M, 1er mai 1890, appel de la chambre syndicale de l’ébénisterie de Paris « aux camarades de province ».
75 Le Cri du Travailleur, Lille, 4 mai 1890.
76 Arch. dép. Gard, 14 M 447, com. pol. Bessèges, 7 mai 1890.
77 4 mai 1890.
78 Atch. nat. F 12 4667, rapport de la gendarmerie, 7 mai 1890.
79 Arch. dép. Isère, 72 M 2, pièce 187, « Aux femmes de Vienne ».
80 Arch. dép. Gard, 14 M 447, fiche de police du 3 juin 1890.
Notes de fin
a La consommation de la laine n’est connue annuellement que depuis 1885. C’est pourquoi j'utilise les importations : Annuaire statistique de la France, 1936, p. 183.
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