Chapitre II. La croissance des grèves de 1864 à 1914 Essor et déclin de la grève
p. 48-72
Texte intégral
1Vingt ans de grèves, près de 3 000 cas, c’est sans doute suffisant pour une étude de structures. Mais au regard du long terme, que c’est peu, et arbitraire ! Il eût fallu au moins atteindre la dimension séculaire, dresser pour l’ensemble du 19e siècle (1815-1914) une courbe qui permettrait d’apprécier le démarrage des grèves et de le confronter à celui de l’industrie. Les premiers éléments d’un tel travail existent pour 1815-18471. Mais, outre que des contrôles seraient nécessaires, après 1847, la série reste à établir. De surcroît, une objection sérieuse empêche de considérer le 19e siècle comme homogène sous l’angle des grèves : la loi de 1864 y trace une frontière qu’on a trop tendance à considérer comme factice. Cette loi n’entérine pas une situation de fait : la répression des grèves, quoique devenue plus indulgente, n’était nullement tombée en désuétude, et sa possibilité même conduisait les ouvriers à une autocensure, au choix de moyens de pression moins onéreux et mieux tolérés, comme le recours aux pouvoirs publics. Avant 1864, la contrainte juridique exerce une action refoulante qui empêche la grève d’éclore ; c’est le règne de la coalition, grève potentielle mais non certaine. La loi de 1864, en supprimant les entraves, a véritablement créé les conditions d’existence de la grève moderne ; elle a eu, du reste, un effet stimulant immédiat. Les rapports des préfets et des procureurs généraux insistent sur l’empressement des travailleurs, notamment ceux des vieilles régions et des métiers traditionnels, à profiter des libertés nouvelles2. Il est donc légitime de prendre ce point de départ d’une expérience nouvelle comme celui des observations.
2A défaut d’une courbe séculaire, voici, dans une identité d’espace juridique, le mouvement cinquantenaire des grèves, de 1864 à 1914. Pour 1891-1914, la Statistique de l’Office du travail a fourni les éléments nécessaires. La reconstitution des séries 1864-1890 est mon fait. Toutefois, pour les années 1864-1870, ma recherche n’a pas été aussi minutieuse que pour 1871-1890 ; je n’ai pas utilisé les archives départementales, mais seulement les sources majeures des Archives nationales, intégralement dépouillées : F 12 qui s’affirme déjà comme maîtresse (239 grèves signalées), BB 18 (139 cas relevés) qui s’interrompt à partir de 1868, BB 30 très décevante (81 cas). Pour la presse, outre La Gazette des Tribunaux dont d’ailleurs l’intérêt décline, je me suis limitée au dépouillement d’un journal par année, celui qui me paraissait le mieux informé, soit successivement : L’Opinion nationale (1864-1865), L’Avenir national (1886), La Liberté, Le Corsaire (1867), Le Réveil (1868-1869), Le Rappel (fin 1869 et 1870-1871). L’apport de la presse, tout à fait secondaire jusqu’en 1869 (22 grèves signalées), devient essentiel avec l’apparition de la presse radicale : Le Rappel mentionne 87 grèves en 1870 et F 12 seulement 39. Le point difficile de cette documentation est curieusement Paris : la préfecture de police n’a pas d’archives pour cette période, BB 18 et BB 30 ne comportent pas de rapports parisiens, F 12 en contient peu. Pour 1864-1865, les papiers Rouher3 fournissent cependant des renseignements abondants, et la presse radicale fait la part belle à la capitale à la fin du Second Empire ; en définitive, seules les années parisiennes 1866 à 1869 risquent d’être vraiment lacunaires. Dans l’ensemble, si l’exhaustivité ne peut être garantie totalement, elle me paraît suffisamment approchée pour que le raccordement des séries établies, avec celles de l’Office du travail soit justifié. Négligeant pour l’instant les fluctuations, je m’attacherai à dégager le mouvement général.
1. MESURES DE LA CROISSANCE
3Le fait remarquable, que montrent à l’évidence toutes les courbes (nombre de grèves, de grévistes, de journées de grève) et mieux encore celles des moyennes mobiles4, est la croissance des grèves. Elle est considérable, quoique inégale pour les diverses mesures :
4Si l’on compare les moyennes mobiles d’années extrêmes, par exemple 1866 et 1911, on a :
5accroissement des grèves : 1 667 %
accroissement des grévistes : 925 %
6De 1872 à 1911, l’accroissement des journées de grèves est :
2 858 %
7Ces différences dans les taux d’accroissement proviennent de modifications dans la structure des grèves que traduisent les courbes de leur ampleur (fig. 2) et de leur durée (fig. 2). D’un bout à l’autre de la période, la tendance est à la diminution de l’ampleur moyenne des grèves, notamment depuis 1870 qui atteint le maximum absolu de l’ampleur (760 grévistes en moyenne par grève) tandis que le minimum se situe en 1908 (92 grévistes par grève) ; et, au contraire, à I’augmentation de leur durée : minimum : 7 jours par grève en 1875 ; maximum : 21,9 en 1902. Cet allongement suggère un affrontement plus dur des parties en présence ; d’abord désarçonné, le patronat, épaulé bientôt par l’État, oppose une résistance accrue aux revendications des ouvriers. Mais ceux-ci dotés de syndicats plus puissants, mieux pourvus financièrement, « tiennent » plus longtemps. Toute l’âpreté des grandes luttes du début du 20e siècle se perçoit dans ces chiffres. Le plafond n’est cependant pas atteint : les grèves de l’entre-deux-guerres seront plus longues encore : 31 jours en moyenne en 1928, 34,4 en 1932. Depuis la Seconde Guerre mondiale le changement inverse est radical ; la brièveté des conflits dont les durées moyennes annuelles sont généralement comprises entre 1 et 3 jours (maximum : 7,7) indique un tout autre type de lutte. Le raccourcissement des grèves, enregistré en Grande-Bretagne dès la première moitié du 20e siècle5, est en France un fait tout contemporain.
8Définitions : Fréquence : nombre de grèves. — Extension : nombre de grévistes. — Intensité : produit du nombre des grévistes par le nombre de jours de grève = nombre de journées de grève (certaines statistiques parlent du nombre de « journées perdues », dans une perspective économique).
9Ampleur moyenne : quotient du nombre de grévistes divise par le nombre de grèves.
10Durée moyenne : j’ai pour ma part calcule d’une part la durée moyenne de la grève, en divisant par le nombre de grèves le nombre total de jours de grève pour l’année, d’autre part la durée moyenne de journées de grève par grévistes, obtenue en divisant annuellement intensité par extension. C’est cette dernière valeur que donne la Statistique de l’Office.
11Remarquons enfin que la statistique officielle donne nombre de grévistes et intensité (nombre de journées de grève) en chiffres ronds.
12D’autre part, comme le montre la réduction de l’ampleur moyenne des conflits, ce qui se multiplie, ce sont les petites grèves. D’abord instrument des grandes corporations concentrées, comme les mineurs dont l’entrée en scène gonfle toujours les effectifs, la grève tend à se diffuser dans des métiers de plus en plus variés et de moindres dimensions. Ainsi la considération de ces chiffres conduit à l’hypothèse que la fréquence grandissante du nombre des grèves vient de l’extension d’un mode de revendication, de son acclimatation, de sa vulgarisation. Mais avant de vérifier cette hypothèse, il convient de comparer la croissance des grèves à celle de l’industrie. En effet, une interprétation classique, celle d’André Marchai, par exemple6, est que la seconde fournit la clef de la première.
2. CROISSANCE DES GREVES ET CROISSANCE INDUSTRIELLE
13Or la confrontation des séries économiques et des grèves montre qu’il n’y a pas entre elles de synchronisme. Ainsi, de 1866 à 1911, la population industrielle active s’est accrue de 1 986 000 (46 %) et le nombre des grévistes a décuplé. En 1866, il y a 1 gréviste pour 186 personnes industrielles actives ; en 1911, il y en a 1 pour 26. Le nombre des ouvriers d’industrie passe de 2 775 000 en 1866 à 3 385 000 en 1906 ; en 1866, il y a 1 gréviste pour 121 ouvriers d’industrie, et 1 pour 16 en 1906 : ce dernier rapport illustre combien la grève est devenue familière au monde ouvrier7.
14Les séries des quantités industrielles, produites ou consommées, accusent, il est vrai, des taux de croissance plus élevés que celui de la population industrielle, ce qui implique évidemment développement de la productivité8. Ainsi, le produit physique industriel a crû de 100 % de 1865-1874 à 1905-1914, soit une progression annuelle de 2 %. La consommation du charbon s’est accrue dans la même période de 270 %, celle du coton de 276 %. La production de la fonte a progressé de 329 %, et la valeur des exportations de 135 %. Tous ces chiffres indiquent pour le demi-siècle considéré une croissance certaine, quoique assez lente et les études les plus récentes (Bairoch, Léon, Marczewski) ont mis en évidence le retard industriel français lié à la stagnation de la population, à l’insuffisance des investissements intérieurs, et au poids anormalement persistant d’une campagne sous-développée. La mentalité physiocratique et l’esprit jardinier continuent de dominer la France. Dans ces perspectives, la forte croissance des grèves a quelque chose d’aberrant, foisonnement insolite et baroque que n’explique pas le développement bien plus tempéré de l’industrie.
3. CROISSANCE DES GREVES ET CONCENTRATION INDUSTRIELLE
15Mais un développement industriel modéré peut s’accompagner de modifications de structures, de changements dans les modes de production, de transferts d’énergie, éventuellement favorables à l’extension des grèves. Au premier rang de ces facteurs propices, il est classique et plausible d’admettre mécanisation et concentration. Leur ampleur et leurs rythmes nous échappent malheureusement en grande partie. La multiplication des machines à vapeur donne une mesure indirecte de la mécanisation. De 1864 à 1913, leur nombre s’est accru de 380 %, celui des établissements dotés de machines à vapeur a grandi dans les mêmes proportions (322 %) ; la puissance totale en chevaux-vapeur a progressé davantage encore : de 1 362 %, marque incontestable de l’ascension souveraine du machinisme. Sur la concentration industrielle, les données sont très disparates et il n’est pas facile de comparer des statistiques qui ne reposent pas sur les mêmes critères. A partir du recensement de 1896, les renseignements sont plus normalisés, mais requièrent tellement critique et élaboration que J. Toutain, a, provisoirement, renoncé à les exploiter9. Il a seulement calculé la part respective des patrons et des ouvriers dans la population industrielle active d’après les divers recensements.
16Dans Je recensement de 1906, les « chômeurs » (119 000, 2 %) et les « isolés » (1 520 000, 25 %) sont comptés à part, ce qui complique les comparaisons car ces « isolés » peuvent être tantôt des salariés, tantôt des travailleurs ou artisans indépendants. A ne s’en tenir qu’aux seuls chiffres ci-dessus, il y aurait, en 1866, 2 ouvriers pour un patron ; en 1906, 4,3. La concentration n’est donc pas négligeable, sans avoir rien de fulgurant.
17Quel poids mécanisation et concentration ont-elles exercé sur les grèves ? En ce versant du siècle, le second fait semble peser plus que le premier. Les temps de la révolte antimécanique sont bien révolus. Ce n’est pas à la machine elle-même, au contraire souvent glorifiée, que l’ouvrier s’en prend, mais à ses effets : accélération des cadences, déqualification. Ainsi, dans le textile, l’extension du tissage sur deux métiers dont l’introduction dans le Nord avait été le signal des violentes émeutes de 1867 à Roubaix, une des dernières luddites du siècle, et, de façon plus générale, la progression du paiement aux pièces, sont, durant cette période, des motifs de conflits. Toutefois la part qui leur revient est modeste (3 %) à côté de celle qu’occupe le salaire dans les programmes de grève (49 %)10. Dès cette époque, la grève française est avant tout salariale. Même si l’animosité contre la grande usine — le « bagne » — demeure vivace, l’ouvrier se plie peu à peu à sa discipline.
18Le rôle de la concentration est plus certain. D’après le recensement de 1896, 98 % des établissements emploient moins de 50 ouvriers ; or de 1871 à 1890, 29 % seulement des grèves ont pour cadre de tels établissements, tandis que 71 % ont éclaté dans ceux de plus de 50 ouvriers qui, selon la même source, ne représentent que 1,3 % de l’ensemble des entreprises. Toutefois, il convient d’y regarder encore de plus près. L’observation de la période 1871-1890 montre que deux types d’établissement sont le terrain de prédilection des grèves, et à égalité : ceux qui occupent moins de 20 ouvriers (25 % des conflits recensés s’y déroulent), et ceux qui en ont de 100 à 250, dimensions caractéristiques de l’industrie textile (24,8 % des grèves pour cette catégorie). Évidemment, le second groupe étant numériquement bien moins nombreux, son influence est relativement beaucoup plus forte. La concentration favorise la grève : mais celle-ci n’est pas étrangère aux petites « boîtes ». La petite industrie continue de tenir sa partie dans le mouvement ouvrier.
4. CROISSANCES PROFESSIONNELLES DES GREVES
19Si, cessant de considérer la croissance globale des grèves, on s’interroge sur ses composantes professionnelles, on constate d’une part la généralité de la croissance, d’autre part des inégalités qu’il convient de comparer avec l’évolution des effectifs des diverses industries, signe valable de leur santé économique11.
20Première remarque : les secteurs non directement industriels, dont le point de départ était très bas connaissent la croissance la plus spectaculaire. Les grèves agricoles grandissent dans la proportion de 1 à 33, celle des transports de 1 à 32. Si les premières ne forment que 4 % du total des grèves pour 1894-1913 (entre-deux-guerres, 3,19 %), les secondes atteignent 10 % (11 % entre-deux-guerres). Les transports ont considérablement accru leur pouvoir de grève12, passant de la dixième place pour 1871-1890 à la quatrième en 1894-1913. L’extension de la grève à des secteurs qui l’ignoraient, voilà un fait essentiel. En ce qui concerne les chemins de fer, on remarquera que l’accroissement du personnel est antérieur à celui des grèves : 71 000 ouvriers en 1866, 225 000 en 1896 (or jusque-là, le rôle des cheminors est effacé), 278 000 en 1906. L’accumulation primitive d’une population ouvrière précède son entrée dans la lutte, les deux faits ne sont pas synchroniques, mais successifs. Sans doute y a-t-il là un modèle de portée assez générale, qui pourrait s’appliquer à d’autres branches et à l’ensemble de cette histoire. La phase de constitution du prolétariat, temps du déracinement, de la dépossession, de la « rébellion primitive » pour reprendre l’expression d’Éric Hobsbawm, précède la formation du mouvement ouvrier. Celle-ci requiert une certaine stabilisation, une continuité : elle est le fait des héritiers.
21A l’intérieur du secteur industriel proprement dit, c’est une vieille industrie, le bâtiment, de niveau primitif élevé (16 % des grèves pour 1864-1890), qui a la plus forte expansion, Elle accroît encore son pouvoir de grève, passant de la seconde à la première place avec 25 % des grèves pour 1894-1913, place qu’elle gardera jusqu’à la deuxième guerre mondiale, avec cependant amorce d’un relatif assoupissement après 1919. Pourtant ses effectifs, après avoir atteint un maximum en 1886, tendent plutôt à diminuer et sa part dans la population active s’allège : 17 % en 1886, environ 13 % entre 1896 et 1911. Le bâtiment qui fut si souvent dans le passé un initiateur, joue donc toujours un rôle moteur, alors que son importance économique recule.
22Au contraire, pour plusieurs branches en expansion vigoureuse, croissance des grèves et des effectifs industriels marchent à l’unisson. C’est le cas des industries chimiques, polygraphiques et métallurgiques. Par leur faible volume d’emploi, les deux premières ne sont pas susceptibles d’influer fortement sur la masse des grèves ; leur pouvoir passe respectivement de 1,4 à 2,4 %, de 2,7 à 3,4 %. Le poids des industries métallurgiques est autrement considérable. Elles représentent 11 % de la population active en 1866, 13 % en 1896, 15 % en 1911, 23 % en 1936. Leur pouvoir de grève se développe presque parallèlement : 12 % (1864-1870), 11 % (1871-1890), 13 % (1894-1913), 19,4 % (1919-1935). Ces industries prennent ainsi progressivement une place qui est aujourd’hui maîtresse dans le déclenchement des conflits.
23On constate pareillement, mais cette fois pour des industries en faible expansion, une assez bonne corrélation entre le mouvement des grèves et celui de la population active : ainsi pour les industries textiles et celles du cuir. Les effectifs de ces branches déclinent en chiffres absolus et en valeur relative : l’ensemble textile-vêtement-cuirs occupe 1 426 000 ouvriers en 1866, 1 147 000 en 1906 ; leur part dans la population active passe de 47 à 41 % dans le même temps selon J. Toutain. L.-A. Vincent note de son côté que de 1896 à 1913, période d’expansion, la population active du textile croît de 1 %, celle du vêtement de 4 %, tandis que celle du cuir ne croît pas du tout13. Tout cela évoque l’anémie. Le textile cesse d’occuper dans l’industrie française la prépondérance qui fur la sienne au 19e siècle ; il en va de même, à un niveau bien plus modeste, pour les cuirs et peaux. Or, la place de ces industries dans le mouvement des grèves est en recul continu ; elles fournissent ensemble 42 % des grèves en 1871-1890, 27 % en 1894-1913, 21 % en 1919-1935. Elles ne sont plus des secteurs clefs de l’agitation ouvrière. Le cas des industries du bois est tout à fait analogue : faible accroissement des grèves (de 1 à 3 entre 1871-1890 et 1907-1913), régression du pouvoir de grève (16 % en 1864-1870, 10 % pour 1871-1890, 5 % pour 1894-1913), stagnation des effectifs (13 % de la population active en 1866 et 10 % en 1911).
24Ainsi l’évolution économico-démographique des industries rend assez bien compte de leur position sur le théâtre des grèves. De façon générale, les industries en expansion voient grandir leur puissance conflictuelle et leur pouvoir de grève, le bâtiment constituant plutôt une exception. Bien entendu le pouvoir de grève d’une industrie n’est pas le reflet pur et simple de sa place démographique et économique : il s’en faut. Chaque industrie a une propension à la grève qui tient à la fois à ses structures et à sa situation conjoncturelle, autre problème qui n’est pas présentement notre propos. Mais de toutes manières, les différences notées ne sont que des inégalités de développement.
25Elles ne doivent pas masquer l’essentiel : la croissance générale et commune des grèves dans tous les secteurs industriels, des plus dynamiques aux plus menacés, jusqu’à la première guerre mondiale. Cette croissance ne tient ni à l’augmentation du nombre des ouvriers, ni à la montée fulgurante d’une industrie plus combative, ni au rythme relativement modeste de la concentration des entreprises. Comme une marée irrésistible, la grève étend son domaine géographique et professionnel. Dans la seule période 1864-1890, le nombre de départements touchés passe de 25 (1864) à 52 (1890), celui des communes varie de 28, minimum en 1865, à 401 en 1890. Il y a une certaine diffusion semi-rurale de la grève : à côté des capitales traditionnelles, on voit apparaître sur la carte de petites bourgades où la grève était inconnue. Plus sûrement encore, la grève touche, au sein des différentes industries, des catégories nouvelles ; au sein de l’économie, les secteurs primaire et tertiaire, longtemps indemnes ; le salarié agricole rejoint le bûcheron, ce pionnier de la lutte sociale ; aux grèves de cochers, plus pittoresques que pesantes, s’ajoutent celles, beaucoup plus considérables, prototypes des conflits du 20e siècle, des cheminots ; et les fonctionnaires, à leur tour entrent en lice : la grève des postiers en 1909 est un événement ; la grève cesse d’être purement ouvrière pour devenir salariale. Ces courbes ascendantes traduisent l’entrée dans les mœurs, l’acclimatation de la grève ; son passage du pathologique au normal fait tout l’intérêt de la période. La grève est un langage que parlent de plus en plus de travailleurs, un mode de revendication et d’expression dont ils usent de plus en plus volontiers. Toute la question est de savoir pourquoi.
5. CROISSANCE DES GREVES ET CROISSANCE SYNDICALE
26La nature du lien entre grève et syndicat fait l’objet de controverse. Principal responsable de l’essor des grèves, pour les uns, le syndicalisme a, pour d’autres, plutôt joué le rôle de frein. Telle était l’opinion des républicains modérés, au début de la Troisième République : « Les syndicats sont la garantie et la tranquillité dans le travail », écrivait Barberet14, et Pauliat : « Le nombre des grèves a toujours été en diminuant dans les corporations ouvrières où ces associations existent »15. Argument plus que constat, cette assertion fondait leur politique.
27Contentons-nous, pour l’instant, dans la perspective globale qui est celle de ce chapitre, de comparer, aux courbes des grèves et des grévistes, celles des syndicats et des syndiqués.
28Pour établir ces dernières, j’ai dû raccorder trois séries de données : 1) de 1913 à 1899, les chiffres sont ceux de l’Annuaire statistique16 ; 2) de 1898 à 1884, ils proviennent de l’addition pour chaque année des statistiques professionnelles fournies par les quatre volumes des Associations professionnelles17. Pour la période antérieure, aucune statistique d’ensemble n’existe ; j’ai procédé à de longs dépouillements d’archives (préfecture de police, Archives nationales et surtout séries M des archives départementales), et retenu, en définitive, trois années en raison d’une meilleure densité des sources : 1876, 1880, 1883.
29Les grands constats sont les suivants (cf. fig. 4) :
30— La croissance syndicats-syndiqués est considérable, bien plus encore que celle des grèves-grévistes. Au début de la période, les deux séries de phénomènes ont des dimensions numériques identiques, à tel point que, construites à la même échelle, leurs courbes peuvent se chevaucher : en 1880, le nombre des grévistes excède celui des syndiqués, fait exceptionnel qui ne se produira jamais plus et qui éclaire d’un jour particulier le rapport syndicat-grève à cette époque. Puis, l’écart des courbes va croissant et suggère l’idée de deux faits désormais différents, sinon autonomes. Notons, d’autre part, que le rapport syndicat-syndiqués évolue à l’inverse du rapport grève-grévistes : il y a une tendance à la concentration syndicale, tandis que la grève, se diffusant, s’amenuise.
31— La croissance syndicats-syndiqués est beaucoup plus continue, plus régulière que celle du couple grève-grévistes. Elle subit beaucoup moins d’à-coups ; les courbes n’accusent que plus rarement des régressions (1884, 1895, 1897, 1908, 1909, 1911, 1912, 1913) ; le ralentissement se traduit plutôt par des paliers (1883-1888, 1894-1898). Les temps de croissance sont plus durables et plus prononcés, deux notamment : 1888-1894 et 1898-1906. Ce dernier, remarquable par sa vigueur, véritable bond en avant du syndicalisme, mériterait une étude toute particulière. Comparativement, l’allure des courbes souligne les différences, évoque des objets de nature diverse : cumulatif et stable, le syndicalisme est un fait d’organisation. Discontinue, opérant par poussées, la grève est mouvement, événement.
32— Les rythmes de développement présentent cependant des séquences analogues :
33— dans les paliers :
341882-1888 pour les grèves
1883-1888 pour les syndicats
1893-1898 pour les grèves
1894-1898 pour les syndicats
1906-1909 pour les grèves
1907-1913 pour les syndicats
35— dans les temps de croissance :
361876-1883 pour les syndicats
1877-1882 pour les grèves
1884-1894 pour les syndicats
1888-1893 pour les grèves
1897-1907 pour les syndicats
1898-1900 et 1903-1906 pour les grèves
37Grèves et syndicats paraissent obéir aux mêmes impulsions, mais avec des décalages : les grèves décroissent plus tôt que les syndicats et, par contre, redémarrent plus tard. A la hausse, les syndicats précèdent les grèves, à la baisse, il les suivent.
38Ces constats, très grossiers, permettent d’appréhender l’allure générale des mouvements. Plus que des liens, ils suggèrent différence et autonomie. La séduction syndicale apparaît plus forte que la séduction gréviste.
39Plus probablement, le rapport syndicat-grève varie selon les temps et les lieux, selon la diversité des modèles syndicaux et des stratégies en la matière.
6. CROISSANCE DES GREVES ET CONDITION OUVRIERE
40Cette croissance des grèves est sans doute l’indice d’un mécontentement grandissant, d’un désir de plus en plus prononcé de changement. Mais cette insatisfaction peut être interprétée diversement, dans un sens négatif ou positif.
41Dans la première hypothèse, l’aggravation du destin ouvrier fournirait la clef d’une révolte montante. Cette interprétation catastrophique a longtemps été celle des socialistes et du mouvement ouvrier lui-même. Ainsi Jules Guesde dit des conflits de 1878 : « Une grande partie (des grèves) ne tendaient qu’au maintien du statu quo en matière de salaire, qu’elles n’ont d’ailleurs pas obtenu. Loin d’être devenue meilleure, la situation des prolétaires, d’une fraction des prolétaires au moins, a donc empiré »18. Le travailleur fait grève parce qu’il est écrasé, parce que sa vie devient intenable : « il ne restait au travailleur acculé à l’impossibilité de faire face à son existence par son travail, que l’arme de la misère et du désespoir : la grève, arme terrible dont ne peut et ne doit user le travailleur que lorsque, n’ayant plus rien à perdre, il ne lui reste plus que cette ressource d’entraîner son adversaire dans sa chute », écrit la Chambre syndicale des ouvriers lainiers de Vienne en 187919, exprimant ce profond pessimisme de la grève, si durable dans la théorie syndicale. La grève serait le signe d’une paupérisation, d’une prolétarisation de plus en plus accentuée. Les conquêtes ouvrières : un mythe de Sisyphe.
42Cette interprétation classique soulève des objections classiques. Les études de Simiand, Kuczinski, de J. Singer-Kérel, comparées récemment dans un article de Jean Lhomme20 concluent toutes à une évolution positive du salaire réel. Entre 1856 et 1914, on n’enregistre qu’un seul recul caractérisé, en 1910-1913, années de vie chère21, phénomène assez général en Europe pour avoir retenu l’attention de la deuxième Internationale22. D’autre part, la transformation des structures des budgets ouvriers, le déplacement des dépenses vers des postes plus « nobles », le vêtement par exemple, traduisent le même phénomène d’élévation du niveau de vie. Mais l’épineux maquis de la « paupérisation », rendu parfois inextricable à plaisir, est de ceux dont on ne sort pas si aisément. Le salaire réel demeure une notion abstraite en l’absence de toute donnée sérieuse sur l’emploi. Ce qu’il faudrait connaître, c’est l’évolution du revenu ouvrier global (masse des salaires + autres revenus, probablement très peu de chose avant 1914) et celle du revenu du capital, à l’échelon national et pour une longue période : beau rêve23. Réalisé, il ne résoudrait encore qu’un aspect du problème. La paupérisation n’est pas seulement « relative » ou « absolue » ; elle n’est pas seulement une situation économique appréciable en termes d’agrégat ; elle est aussi un sentiment, une représentation. On sait depuis longtemps que rien n’est plus social qu’un besoin. Un mécontentement social peut n’avoir pas de fondement économique : s’il est ressenti, imaginé, il a tout autant de dynamisme. Pulsations et frustrations font partie intégrante du mouvement ouvrier : son histoire est aussi celle du désir.
43Mais sous cet angle, la croissance des grèves a une signification tout à fait positive qui me paraît confirmée par la considération de leur nature même. Il faut distinguer deux types de grève, offensif et défensif, de caractères tout différents et qui répondent à des nécessités opposées24. Mais la grève offensive prédomine en toutes saisons économiques. Pendant une période de dépression comme celle qui forme l’horizon particulier de cette étude (1871-1890), les grèves offensives l’emportent sur les défensives (63,5 % contre 36,5 %). Il est raisonnable de penser que la proportion s’en est encore accrue lors de l’expansion qui a suivi25. La grève est une arme de conquête, l’outil majeur d’une classe ouvrière de plus en plus soucieuse et capable d’améliorer sa condition (avant tout son salaire), de plus en plus fascinée par les possibilités de la grève. Cette extension s’effectue à travers, envers et contre toutes les phases économiques ; la récession freine le développement du phénomène, elle ne l’empêche pas complètement ; le mouvement long retranche ou ajoute sa poussée propre au trend, fondamentalement croissant.
44La grève est la réponse des ouvriers au laissez-faire, laissez-passer, la marque de leur adaptation progressive aux conditions du marché, au libéralisme économique. Les ouvriers ont mis à profit la licéité que leur accordait enfin la loi de 1864, loi logique, achèvement d’un certain type de relations industrielles, de même qu’ils useront, après un refus initial qui n’est qu’un épisode, de la loi syndicale de 1884. Même s’ils le remettent en cause, ils jouent un jeu qu’ils ont appris à connaître dans l’expérience quotidienne. Celle-ci est primordiale ; c’est elle qui, en définitive, s’impose à la théorie syndicale, non l’inverse. Le pessimisme de la grève, régnant parmi les dirigeants, a été sans influence sur la volonté ouvrière. A la fin du Second Empire, la première Internationale a suivi cahin-caha les grandes vagues de grève et a cherché à y prendre pied26. Au début de la Troisième République, il y a discordance entre les organisations ouvrières qui prônent d’autres moyens, et l’élan gréviste de la base. La réhabilitation progressive de la grève, son assomption dans le thème de la grève générale, procède de l’énergie ouvrière ; c’est, à l’origine, un choix des travailleurs. Lorsque les socialistes proposent de chômer le 1er Mai, leur invite n’a rien de gratuit : la forme (la grève), la date (mai, mois record des grèves, mois type de l’offensive ouvrière), leur sont suggérées par l’attitude même des ouvriers. Le 1er Mai est une rencontre entre le mouvement propre de la masse et l’intuition du sommet : tout son succès vient de là.
7. L’EFFICACITÉ DE LA GRÈVE ET SES LIMITES
45Cette prédilection des ouvriers pour la grève repose en partie sur le sentiment global et l’expérience quotidienne de son efficacité. L’une et l’autre ne se recouvrent pas complètement. La seconde est discutable, sujette à caution. Les adversaires — ouvriers et bourgeois — de la grève pouvaient objecter l’énormité de son coût par rapport au bénéfice retiré, calculer la perte subie par l’économie nationale ou la bourse populaire. En fait, la pesée de la grève ne se mesure pas seulement à ses résultats immédiats. Les ouvriers le sentent plus ou moins confusément lorsqu’ils situent leur engagement local comme un tableau d’une pièce en plusieurs actes, comme un épisode d’une bataille à plusieurs fronts : « Frères, notre combat est le vôtre... Nous sommes tous solidaires », mots sans cesse répétés, refrain classique. Je pense, pour ma part, que la croissance du mouvement des grèves a exercé en effet une influence déterminante sur la société tout entière. J’ai montré, à propos des sources, comment l’actualité ouvrière s’est frayée un chemin à la première page des journaux par sa densité même, comment l’existence de grèves nombreuses a conduit le gouvernement à mieux observer le monde du travail ; on montrera plus loin qu’elle a infléchi aussi sa conduite. Le sentiment de cette force globale est au fond de bien des grèves ouvrières, comme il est au cœur de l’autonomie du mouvement ouvrier français avant la première guerre mondiale : il est signe d’espoir.
46Mais cet espoir, s’il dépasse l’expérience quotidienne, s’y nourrit d’abord. Qu’enseignent les tableaux et la courbe des pourcentages de succès (fig. 5) ? Il est entendu que ces pourcentages représentent, additionnés, à la fois les succès proprement dits et les transactions : on demande plus qu’on espère, et un compromis est de toute manière l’acquisition d’un avantage. De 1864 à 1914, on constate d’abord qu’au total les succès l’emportent sur les échecs :
47Succès et transactions : 11 898 soit 56 %
48Echecs : 9 170 soit 44 %
49Tel est le bilan brut de ce demi-siècle de grèves : il est positif, quoique faiblement. Mais son actif augmente si on considère non plus le nombre des grèves, mais celui des grévistes :
50Succès et transactions : 64 %
51Echecs : 36 %
52Ainsi le succès a couronné surtout les grèves numériquement importantes, les grandes grèves populeuses, celles, justement, dont on parle, qui frappent l’opinion : fait susceptible d’expliquer une certaine psychologie de la réussite.
53En second lieu, on note que les années où l’échec domine sont bien moins nombreuses que les autres : dix années seulement dépassent 50 % d’échecs : 1875, 1877, 1878, 1879, 1884, 1885, 1886, 1887, 1909, 1911. Elles se situent presque toutes dans la phase 1875-1888, incluse dans le mauvais Kondratieff durant lequel, à la tendance dépressive générale, s’ajoutent des crises plus fortes : 1877-1878, 1882-1886, bien visibles sur la courbe des échecs, et notamment sur celle des moyennes mobiles. Le poids de la conjoncture pèse donc fortement sur l’issue des grèves.
54Troisième remarque : ces années négatives sont ordinairement celles où l’emportent les grèves défensives ; celles-ci échouent plus que les autres :
55La concordance entre les courbes des pourcentages d’échecs et de grèves défensives est du reste frappante (fig. 6). Bonne arme offensive, la grève n’est qu’une parade médiocre. L’ouvrier le sait ; empiriquement d’abord, et non sans rature, il adapte sa stratégie à la conjoncture, condition du succès ; la grève peu à peu se rationalise.
56C’est pourquoi sans cloute ses résultats sont plus réguliers. La dernière observation est, en effet, que la courbe des succès devient plus monotone ; après 1890, elle présente moins d’à-coups ; moins de reculs, mais aussi moins de pointes spectaculaires. Les plus forts pourcentages de réussite se rencontrent au début de période : 63 % en 1864, 80 % en 1869, 78 % en 1870, 73 % en 1872. On ne les retrouvera jamais plus. Ils s’expliquent aisément : les patrons ont été pris au dépourvu par la loi de 1864, l’impression générale était que le gouvernement impérial soutenait les ouvriers. Dans la crainte d’une épidémie que rien ne viendrait arrêter, bien des patrons ont accordé des hausses de salaires préventives ; la journée de 10 heures s’est généralisée à Paris à la suite de ces mouvements. Ces succès initiaux ont contribué à populariser la grève parmi les ouvriers et à détacher le patronat de l’Empire. Le cas de l’Alsace n’est sans doute pas exemplaire ; il est cependant curieux de voir qu’en dépit des massacres d’Aubin et de la Ricamarie, les grévistes de juillet 1870 à Mulhouse ne manifestent à l’Empereur aucune hargne, tandis que leurs patrons font montre d’impatience.
57Par la suite, le rapport des forces s’est modifié. D’une part, les patrons se sont organisés ; le syndicalisme patronal est dans une large mesure une réplique à l’offensive des salariés. Les lock-out, encore rares à la fin du 19e siècle (on en compte 92 en vingt ans de 1871 à 1890), insolites au point que les journaux éprouvent le besoin de traduire le mot27, se sont multipliés au début du 20e (39 en 1908, 13 en 1909 par exemple), tout en restant très inférieurs en nombre à ceux des pays voisins notamment de l’Allemagne28. D’autre part, le gouvernement a pris nettement position contre l’assaut gréviste : c’est le gouvernement radical Clemenceau, dont les ouvriers ont espéré beaucoup, qui a brisé avec le plus de vigueur les grèves29. Son attitude est plus qu’un épisode lié au tempérament du Tigre ; elle a une profonde signification. Elle annonce l’agonie d’un certain type de relations industrielles placées sous le signe du laissez-faire et de la « neutralité » de l’État. La législation sociale, importante, a pour contrepartie l’exigence d’une discipline ouvrière accrue. L’État se propose de régler les rapports sociaux ; la grève est considérée comme un désordre intolérable, séquelle d’un libéralisme périmé ; on parle de la réglementer, de créer une représentation industrielle ; dès 1900, le projet Millerand prévoit conseils d’usine et contrats collectifs30. Ces raisons, l’action conjuguée du gouvernement et du patronat, expliquent la tendance au plafonnement des succès, alors que jamais le syndicalisme ouvrier n’avait été aussi fort. Elles expliquent l’allongement de la durée des conflits, et enfin, l’amorce du reflux des grèves, si prononcé entre les deux guerres. Les temps de la grève s’achèvent, du moins ceux de sa royauté ; elle va cesser d’être le principal, sinon l’unique canal de défoulement et d’expression des travailleurs.
58Ce quasi monopole éclaire son extension : la grève est demeurée l’espace d’un demi-siècle le seul moyen de contestation possible et admis. La liberté qu’a l’ouvrier de refuser son travail, quoique toujours discutée, est généralement reconnue. L’État se fixe pour tâche formelle de faire respecter la liberté de chacun et il refuse tout autre rôle. La mentalité libérale est si communément partagée, la méfiance à l’égard de l’État si accréditée que ni les ouvriers ni les patrons ne mettront vraiment à profit les possibilités d’arbitrage créées par la loi de 1892. A dire vrai, les résistances à l’avènement d’un nouveau type de relations industrielles fondées sur la négociation, les conventions collectives, la représentation du personnel, sont venues à la fois des ouvriers et du patronat, mais très inégalement. Le syndicalisme révolutionnaire refusait tout aménagement ; mais la classe ouvrière avait aussi ses Créon, ses diplomates. Beaucoup de grèves, précédées non seulement de préavis, mais de prénégociations (entre 1871-1890, la proportion est de 49 %), n’interviennent qu’après l’échec de ces dernières, argument ultime dans une discussion qu’on préférerait souvent mener autrement. Comme la guerre, la grève n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Rolande Trempé a montré combien les mineurs étaient prêts à adopter un nouveau style, à entrer dans la « démocratie industrielle » ; en maintenant le droit de regard de l’État, la législation a permis un début de représentation ouvrière, ébauche souvent caricaturale, pourtant irréversible ; dès 1890 furent institués des délégués mineurs élus dont le rôle semble avoir vite dépassé les questions de sécurité31. Du même coup, la revendication ouvrière, endiguée, drainée, se détourne de la grève. Le « réformisme » des mineurs, à la veille de la première guerre mondiale, a sans doute valeur prémonitoire. La résistance du patronat a été beaucoup plus forte : son attachement invétéré au principe d’autorité, au secret des affaires, sa méfiance raciale devant toute délégation du personnel, son hostilité au syndicalisme ouvrier, son malthusianisme social autant qu’économique, sont un des facteurs essentiels qui ont retardé l’avènement d’un nouveau style de rapports sociaux.
59Telles sont, à mon sens, les raisons qui permettent de comprendre le développement des grèves entre 1864 et 1914, raisons structurelles, sociologiques. Tous les autres facteurs — syndicaux, politiques, la conjoncture économique — ne sont précisément que des facteurs susceptibles d’expliquer, avec plus ou moins de constance, certaines variations, mais incapables de rendre compte de la croissance d’ensemble, de la vague de fond.
8. TEMPS DE CROISSANCE
60On a jusqu’ici considéré globalement la période 1864-1914, afin de saisir le mouvement d’ensemble, dégagé des accidents de parcours. Cependant, même les courbes des moyennes mobiles indiquent que la croissance n’est pas continue ; des oscillations se présentent, plus ou moins marquées, nettes sur les courbes d’extension et d’intensité des grèves, où elles ont l’allure de fluctuations régulières, estompées jusqu’à n’être plus que des paliers sur celle de la fréquence des grèves (fig. 1).
61On peut distinguer trois périodes où la croissance paraît obéir à des tempos différents :
621) Jusqu’en 1896, la croissance vigoureuse connaît un rythme saccadé, avec des chutes profondes dont les principales se situent ainsi :
632) De 1896 jusqu’en 1903 (pour le nombre de grévistes, celui des journées de grève) et 1908 (pour le nombre de grèves), les courbes sont fortement ascendantes, les oscillations disparaissent.
643) Enfin, à partir de là, s’amorce un palier, voire un renversement de la tendance. Cette régression encore légère des grèves, de leurs effectifs et de leur durée avait du reste été perçue par les contemporains, mais diversement interprétée32.
65Ces trois phases ne s’expliquent pas de la même façon. La conjoncture est en grande partie responsable de l’allure des deux premières. C’est là l’effet des mouvements longs bien connus. De 1873 à 1895, la dépression freine l’élan des grèves sans parvenir à le renverser et les minima enregistrés correspondent à des temps de crise plus accentuée. Au contraire, à partir de 1896, la prospérité économique retrouvée stimule la croissance fondamentale des grèves, l’amplifie. Toutes les forces qui poussent à l’extension des conflits pèsent dans le même sens : trend et Kondratieff sont d’accord.
66Le palier qui se dessine dans les années 1906-1908 est d’interprétation plus délicate. De toute évidence le mouvement des grèves s’essouffle. Les facteurs conjoncturels ont leur part dans ce freinage : en 1910-1913, la baisse du salaire réel, consécutive à la hausse du coût de la vie, a diminué les capacités d’offensive et de résistance de la classe ouvrière ; du moins se sont-elles exprimées autrement ; contre le renchérissement, la grève n’est pas la forme usuelle de protestation. Mais cette poussée de cherté a été limitée dans le temps, une flambée ; elle ne suffit pas à expliquer un ralentissement du reste antérieurement commencé. On a évoqué plus haut la stagnation des pourcentages de succès, symptôme des réticences accrues auxquelles se heurtent les grèves revendicatives. En ces années de grande espérance, le mouvement ouvrier a connu des déceptions cuisantes. Les limites de la grève partielle étaient connues ; on mesure aussi celles de l’impossible grève générale. La grève, sous toutes ses formes, plafonne. Progressivement elle va cesser d’être le fer de lance de la contestation ouvrière. A la veille de la première guerre mondiale, une transformation des méthodes du syndicalisme s’esquissait, comme d’ailleurs changeait le visage du socialisme, et se modifiait l’insertion de la classe ouvrière dans la société. Le gigantesque sursaut de 1919-1920 (3 858 grèves, plus de 2 450 000 grévistes pour les deux années ; chiffres jamais atteints) n’est pas prophétique : il doit être rattaché aux expériences d’avant-guerre ; c’est un ultime essai de grève générale relie que la C.G.T. l’avait tenté sans succès en 1906-1908. Annie Kriegel l’a montré : son échec marque la mort d’un rêve : la révolution par la grève ouvrière33. C’est aussi la fin de la souveraineté de la grève. Après 1920, le nombre des grèves et des grévistes diminue considérablement ; l’explosion de 1936 est exceptionnelle. Et si, depuis la deuxième guerre mondiale, la grève connaît un regain de faveur, ses conditions, son mode, son style sont tellement différents, qu’elle dissimule, sous le même vocable, un autre type d’action. Très courte, de grande ampleur, centralisée, disciplinée, la grève d’aujourd’hui concerne avant tout le secteur public et nationalisé, elle s’adresse d’abord à l’État-patron, partiellement maître de l’économie et des revenus. De plus en plus, la grève est un argument dans une négociation parfois rompue, sans cesse reprise, une manœuvre calculée dans une stratégie savante, affaire d’état-major, moyen parmi d’autres dans l’arsenal des contestations possibles, d’une efficacité discutée. Rationalisée, elle a perdu sa spontanéité, sa fraîcheur, cette fonction d’exutoire, de libération, dans la colère ou dans la fête, qui fait pour l’historien du 19e siècle son incomparable valeur psychanalytique, source jaillissante de mots, d’images, de bruits et de couleurs.
67Ainsi, de 1864 à 1914, on assiste à l’essor d’un phénomène social, et déjà à son déclin.
68Déclin provisoire, sans doute. La renaissance des grèves « sauvages » en Europe occidentale depuis 1968 renoue partiellement avec une pratique oubliée. Très partiellement : la différence du contexte suggère plus encore une radicale nouveauté34.
Notes de bas de page
1 J.-P. Aguet, 1954, pour 1830-1847 ; et pour 1815-1830, M. Roux, 1950.
2 Cf. ci-dessous p. 99 et sq
3 Arch. nat., 45 AP 6, Papiers Rouher. Cette source m’a été signalée par Mme J. Gaillard que je remercie vivement.
4 Cf. fig. 1.
5 Knowles, 1952.
6 A. Marchai, 1943, p. 23. L’auteur a depuis nuancé son point de vue ; cf. 1951.
7 Les chiffres concernant population active, population industrielle sont empruntés à J.-C. Toutain, 1963. Ceux concernant le produit physique le sont à J. Marczewski, 1965 b. Ceux se rapportant aux diverses productions et consommations, à l’Annuaire statistique, 1936.
8 Cf. Les études de L. A. Vincent, 1944 et 1965.
9 J.-C. Toutain, 1963, p. 151. Les données concernant patrons et ouvriers se trouvent dans les tableaux 75, 77, 80.
10 Sur 4 560 revendications relevées pour l’ensemble des grèves de 1871 à 1890, le taux du salaire apparaît 2 220 fois (soit 49 %) et ces questions sont mentionnées 137 fois (3 %).
11 Les effectifs industriels sont étudiés d’après J.-C. Toutain, 1963.
12 Le « pouvoir de grève », c’est la part relative de chaque secteur dans l’ensemble du mouvement de grève. Cf. R. Goetz-Girey, 1965, p. 111. J’emprunte à cet ouvrage ce qui concerne 1920 à nos jours.
13 L.-A. Vincent, 1965, tableau 2, p. 88.
14 Barberet, 1886-1890, t. I, p. 23.
15 Pauliat, 1873, p. 4.
16 Annuaire statistique, 1936, partie rétrospective, p. 58. La statistique commence au 1er juillet 1884, mais : 1) les effectifs syndicaux ne sont donnés qu’à partir du 1er juillet 1890 ; 2) il a paru préférable de retenir les statistiques valables pour le 31 décembre de chaque année, afin de comparer des contenus identiques, à savoir une année de grèves avec une année d’activité syndicale. Or, c’est seulement à partir du 1er janvier 1898 (= 31 décembre 1897) que l’Annuaire statistique donne les chiffres à cette périodicité.
17 Les tableaux sont donnés au début de chaque section industrielle distinguée, d’après le classement adopté, tant pour les syndicats que pour les grèves, par l’Office du travail (classement fondé sur la matière travaillée). Les chiffres sont ceux donnés par ailleurs par l’Annuaire des syndicats professionnels, « d’après des renseignements recueillis directement par le ministre de l’Intérieur, puis par le ministère du Commerce et de l’Industrie ».
18 J. Guesde, 1878b, p. 71.
19 Le Prolétaire, 26 avril 1879, appel de la chambre syndicale de l’industrie lainière de Vienne.
20 J. Lhomme, 1965.
21 Sur la crise de cherté française, G. Flonneau, 1966.
22 La question figure à l’ordre du jour des derniers congrès, cf. G. Haupt, 1963.
23 L’équipe de l’I.S.E.A. s’efforce de le réaliser. Cf. Markovitch, 1968. Cf aussi J. Marchai et J. Lecaillon, 1958.
24 Cf. ci-dessous p. 120 et fig. 7, p. 81.
25 E. Andréani n’a pu faire ce calcul, la Statistique de l’Office du travail ne distinguant pas les grèves selon ce critère.
26 C’est ce qu’avait mis en lumière le colloque sur la première Internationale, notamment les rapports de J. Dhondt et J. Rougerie : C.N.R.S., 1969.
27 Le Citoyen, 31 août 1882, éditorial de H. Brissac.
28 On compte 240 lock-out en Allemagne en 1907, 117 en 1908, 115 en 1909, 1 115 en 1910 : c’est un tout autre climat social.
29 Sur ces faits, voir J. Julliard, 1965.
30 Sur ce projet, consulter P. Pic, 1902, p. 210 et surtout p. 976, et id., 1912.
31 R. Trempé, 1968.
32 P. Pic, 1912, p. 9.
33 A. Kriegel, 1964.
34 Cf. pour une analyse récente, S. Mallet, 1971.
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