Chapitre I. Les sources de l’histoire des grèves et leur évolution au 19e siècle
Contribution à l’étude de la sociologie empirique
p. 15-47
Texte intégral
1Le choix des sources est fonction de l’objet qu’on vise, des méthodes employées, bref, de l’histoire qu’on se propose de faire. Etant donné nos préoccupations statistiques et « sérielles », la première place revient aux sources de type administratif ; elles seules, et la remarque vaut pour tout le siècle, sont susceptibles de donner une information quantitative sérieuse, elles seules permettent de reconstituer des séries, tant que l’administration n’a pas songé à le faire elle-même. Sous cet angle, la presse est une source singulièrement fuyante ; elle reprend au contraire tous ses droits s’il s’agit d’appréhender l’opinion ; et, en outre, l’information qualitative qu’elle fournit sur les conflits du travail, souvent irremplaçable, va croissant au cours du siècle, au fur et à mesure que se développe la presse à clientèle ouvrière : radicale, puis socialiste et enfin syndicale. Ces sources sont donc complémentaires plus que substituables. Bien entendu, en l’absence de documents administratifs, il faut recourir aux journaux les mieux placés.
2La densité des sources et leur nature n’est pas la même selon les époques ; il y a un certain relais entre elles et l’imprimé croît en volume et en valeur avec le temps. Mais l’essentiel n’est pas là : il réside dans l’évolution des sources administratives et dans la constitution progressive d’une série spéciale.
I. SOURCES ADMINISTRATIVES
3Leur histoire est celle de la mutation de documents occasionnels en statistique raisonnée et autonome ; elle a un intérêt méthodologique et psychologique à la fois. Elle montre comment, d’un point de vue purement répressif à l’origine, se dégage graduellement une vision plus détachée et plus objective de la grève. De fait coupable, la grève devient un fait social ; on prend conscience de sa valeur de signe, objet d’observation et d’étude. Aux sources primitives, d’abord uniquement judiciaires et policières, s’ajoute, à la mi-temps du Second Empire, une information de type économique destinée à distancer toutes les autres.
1. SOURCES JUDICIAIRES
4Durant toute la première moitié du siècle, elles sont prépondérantes. Les dossiers de la correspondance générale de la division criminelle (Archives nationales, BB 18) sont la pierre angulaire de l’ouvrage de J.-P. Aguet sur les grèves sous la monarchie de Juillet1. En ce qui concerne les coalitions, cette série est très supérieure à BB 30 où sont classés les rapports politiques des procureurs généraux, dont on sait par ailleurs la valeur2 ; ces rapports mentionnent les grèves, mais sans donner sur elles beaucoup de précisions3, et de façon lacunaire : ainsi, pour la période de 1864-1869, BB 30 signale au total 81 grèves, et BB 18, 139. Depuis 1825, un périodique, la Gazette des Tribunaux, d’usage commode en raison de tables annuelles fort bien conçues, relève de nombreuses grèves et fournit, en cas de poursuites, des comptes rendus d’audience, des renseignements sur les prévenus, qui ont un grand intérêt social.
5Mais ce type de sources a tendance à se restreindre à mesure que changent les conceptions et avec elles la législation sur les coalitions. La loi de 1864, en limitant l’existence d’un délit à celle de la violence, modifie la nature des sources judiciaires qui perdent leur caractère sériel pour devenir documents de l’exception. Cette loi vide peu à peu la Gazette des Tribunaux qui, dès la fin du Second Empire, ne donne plus qu’une documentation médiocre et tout à fait épisodique sous la Troisième République. Pour les séries d’archives, la transformation s’effectue toutefois plus lentement : postérieurement à 1864, BB 18 demeure la source la mieux informée ; c’est grâce à elle que nous avons pu reconstituer en grande partie la statistique des grèves provinciales pour les années 1864-1868. Les raisons de cette survie méritent attention : le Garde des Sceaux demandait aux procureurs généraux une vigilance accrue — la grève pacifique peut toujours devenir violente et il faut se tenir prêt à intervenir —, tandis que ces magistrats, souvent désarçonnés par la loi nouvelle, qui comportait bien des obscurités, ne savaient pas toujours s’ils devaient poursuivre et, dans leur incertitude, consultaient le ministère. BB 18 a donc aussi, par là, un intérêt pour l’histoire de la jurisprudence : on y saisit sur le vif la mise en place de nouvelles habitudes juridiques ; on y mesure le poids d’une loi qui, en l’occurrence, n’a pas seulement entériné une situation de fait, mais a été largement novatrice.
6On doit au ministère de la Justice la première approche d’une statistique des coalitions. Depuis 1825, les Comptes de la Justice criminelle publient chaque année le nombre d’affaires de coalitions poursuivies, celui des prévenus, des condamnés, des acquittés. Tous les historiens du mouvement ouvrier ont utilisé cette statistique, dont Albert Thomas, aidé de Pierre Caron, avait tenté, mais en vain, de retrouver les éléments aux Archives nationales4 ; F. Simiand, dans ses recherches de concomitance, a dressé la courbe des coalitions poursuivies à défaut de celle des grèves, pour tenter de saisir la force de la pression ouvrière5. Un tel recours, qui montre combien fait défaut une véritable statistique des grèves, ne va pas sans inconvénients sérieux. L’unité est ici « l’affaire », non la grève : une même grève peut donner lieu à plusieurs affaires, d’autres n’ont entraîné aucune poursuite. Surtout, les critères sont d’ordre juridique, ils varient avec la législation en vigueur. La statistique des « affaires » n’est donc jamais celle des grèves. Avant 1864, elle est plus large, puisqu’elle englobe des coalitions sans cessation de travail ; après cette date, et après la loi de 1884 qui raréfie encore la matière pénalisable, elle devient plus étroite. Ce qu’elle permet d’établir, c’est une courbe de la répression, à comparer avec celle des grèves pour calculer un indice de répression : nous l’utiliserons à ce titre.
2. SOURCES POLICIÈRES
7Menace pour l’ordre public, parfois grosse de subversion, la grève a toujours intéressé les services de police, notamment sous l’angle politique. Pourtant la série F 7 (Police) des Archives nationales est à cet égard fort décevante, la Restauration exceptée6, pour l’ensemble du 19e siècle ; les dossiers se raréfient pour la monarchie de Juillet7 et s’évanouissent pour le Second Empire. La raison, d’ailleurs, est accidentelle : ces papiers ont péri dans l’incendie de la préfecture de police de Paris en 1870, sauf un reliquat entreposé dans les caves et remis ensuite aux Archives nationales8. Sous la Troisième République, la préfecture de police cessa d’être ce ministère de la Sûreté, autonome et de dimensions nationales, qu’elle avait été, non sans contestations, sous les régimes précédents. En 1876, la Sûreté générale devint une direction du ministère de l’Intérieur. Notons d’ailleurs que la préfecture de police de Paris a longtemps continué, et généralement en accord avec le ministère de l’Intérieur qui lui demandait le secours de ses agents, d’exercer une surveillance sur les grandes grèves provinciales ; en pareille occurrence, des agents spéciaux étaient envoyés sur place, principalement avec la mission de déceler des influences socialistes ou anarchistes. Ceci explique l’existence à la préfecture de police de Paris de dossiers volumineux sur certains conflits importants9. Cependant, cette préfecture se consacre désormais presque exclusivement à la capitale, observant avec une minutie qu’autorise la densité de ses services le monde ouvrier parisien ; la documentation réunie tant sur les grèves que sur les syndicats est, du moins jusqu’en 1914, remarquable. Pour la province, l’essentiel des fonds d’archives policières provient désormais des versements de l’Intérieur (Direction de la Sûreté nationale). Les inventaires 837 et 1085 donnent une idée de leur richesse pour l’étude de la vie politique et sociale : socialisme, syndicalisme, etc. Mais ils signalent aussi des lacunes : « Les séries départementales sont incomplètes ; les rapports des préfets sur la situation générale des départements sont perdus pour la période antérieure à 1924 ; et ces lacunes que l’on constate permettent de supposer que d’autres destructions ont été opérées. » Les rapports sur les grèves ont-ils subi ce sort ? En 1885, le ministre de l’Intérieur avait demandé aux préfets de lui faire parvenir, sous le timbre de la Sûreté, le double des rapports adressés au ministre du Commerce : F 7 n’en porte pas trace avant 1897, date à laquelle commence au contraire une série de dossiers10. Pour la période 1871-1897, deux dossiers seulement (12773 et 12912) contiennent des instructions ministérielles et des récapitulations chronologiques utiles11. Mais l’optique de la police, presque constamment politique, valorise l’exception : la grande grève, plus que le train-train journalier des petits conflits, mentalité préstatistique qui s’oppose au développement serein d’une observation suivie. Cette dernière préoccupation, on la trouve au contraire dans les organismes économiques.
3. SOURCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES
8Les ministères économiques ont eu en cet endroit une action décisive. De façon générale, leur évolution institutionnelle, qu’illustrent les changements de dénomination, est un chapitre important de l’histoire des faits et des conceptions économiques et sociales. Nés d’une cellule mère, le ministère « des Manufactures et du Commerce » créé sous l’Empire, ces organismes se divisent en se spécialisant. Ainsi, le ministère du Commerce et de l’Industrie, fruit lui-même d’anciennes partitions, voit se détacher en 1891 l’Office du travail12, prélude à la création, difficile13, en 1906, du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, où confluaient trois directions différentes, deux venues du Commerce (Directions du travail, et de l’assurance, et de la prévoyance sociale), une de l’Intérieur (Direction de la mutualité que dirigea longtemps Barberet14). Office du travail et ministère du Travail ont joué un rôle essentiel dans le développement de la sociologie empirique ; il est significatif que la Statistique générale de la France, après avoir dépendu du Commerce, ait été jusqu’en 1930 rattachée au ministère du Travail qui apparaît ainsi comme « le ministère d’étude et d’enquête » que souhaitait René Viviani15. Les publications de ces divers organismes sont de premier ordre, notamment celles de l’Office et du ministère du Travail sur les questions ouvrières ; elles doivent être étudiées non seulement pour leurs résultats, mais aussi pour leur contenu méthodologique : application de la statistique aux faits du travail et mise au point de l’enquête comme instrument raisonné d’analyse ; par la voie empirique et modeste des bureaux, la sociologie concrète a réalisé de vrais progrès.
9Les hommes qui ont dirigé ces services, leurs conceptions, leurs projets, leurs procédés, méritent une étude à part entière. La structure très souple de l’Office du travail permettait de faire appel à ces « citoyens quelconques »16, que nous appellerions « personnalités compétentes », et avec juste raison. On y retrouve en effet, à titre permanent ou épisodique, la plupart de ceux qui s’intéressaient au monde du travail. A côté d’un Arthur Fontaine, une des plus brillants directeurs de l’Office, mêlé à toute l’activité statistique de ce temps (il fut en 1906 président de la Société de Statistique de Paris17), œuvrent le positiviste Isidore Finance, Pierre du Maroussem18, venu de l’école de Le Play, collaborent plus temporairement Charles Rist, l’historien Ocrave Festy, etc. Retenons présentement le nom d’Isidore Finance qui a travaillé à la statistique des grèves. Finance a participé activement à. la renaissance du mouvement ouvrier dans les années 1876-1879. R était délégué de la Chambre syndicale des peintres en bâtiment de Paris aux Congrès de Paris (1876), Lyon (1878) et Marseille (1879), où il présenta plusieurs rapports19 et intervint très fréquemment. Il fut aussi un des organisateurs du Congrès international socialiste interdit de 1878 et, à ce titre, au nombre des 39 accusés dont Guesde assura la défense. Hostile à la coopération, Finance l’était également au collectivisme ; il combattit au Congrès de Lyon la proposition Ballivet-Dupire20 et signa à celui de Marseille la motion de défiance vis-à-vis des thèses sur la collectivisation21. Il préconisait le développement d’un syndicalisme légal : « Vivre au grand jour est une devise positiviste », dit-il au Congrès de Marseille en souhaitant une nouvelle législation des associations professionnelles22, un syndicalisme fort, organisé, fédéré, combatif, appuyé sur les caisses de résistance et la grève23, indépendant des partis politiques. Membre du cercle des prolétaires positivistes de Paris, que fréquentait aussi Keufer, Finance défend les idées. d’Auguste Comte qu’il cite très souvent. Après 1880, on perd sa trace dans le mouvement ouvrier dont l’évolution n’était pas celle qu’il préconisait Quelque dix ans plus tard, on le retrouve chef du deuxième bureau de l’Office du travail où il dirige l’enquête sur Les associations professionnelles ouvrières, dont les quatre volumes, parus de 1899 à 1904, constituent une mine de renseignements puisés aux sources les plus diverses, et notamment syndicales. Finance rédige lui-même la copieuse introduction historique du premier tome qu’il termine par cet acte de foi dans l’avenir du syndicalisme : « Le syndicat apparaît comme la forme supérieure de l’association professionnelle... [Il] est en train de devenir la meilleure école de dévouement social. » Il se préoccupait en même temps de l’amélioration de la statistique des grèves. Dans un dossier des Archives nationales (F 22, 234), se trouvent le texte allemand et la traduction d’une étude de Victor Mataja, Die Statistik der Arbeitseinstellungen qui est probablement la première réflexion sérieuse sur la question, avec cette mention manuscrite : « Pour Monsieur Finance. » Cet homme est, nous semble-t-il, assez représentatif des premiers collaborateurs de l’Office du travail, démocrates et réformateurs, recrutés pour leur compétence et leur goût des problèmes professionnels, et qui inaugurent, par l’abondance de leurs collections personnelles, un type d’érudit du mouvement ouvrier, d’amateur éclairé des choses du travail, comme il s’en rencontre toujours aujourd’hui dans les bouquineries. Aussi n’est-ce point trop accorder à cet obscur. Evidemment, un unique portrait ne saurait suffire, ni même une galerie : c’est une étude de personnel et de fonctionnement de ces organismes qu’il faudrait tenter de faire. Cette recherche dépasse notre propos immédiat. Mais il convenait de rappeler que l’histoire de la statistique des grèves n’est qu’un chapitre d’une plus vaste histoire : celle de la sociologie française avec ce qu’elle implique de découverte d’une société par elle-même. Chapitre notable : il est symptomatique que l’ouvrage inaugural de l’Office du travail ait été le premier volume de la statistique des grèves. Cette publication avait été précédée d’un long travail d’élaboration et de réflexion dont les archives retracent les tâtonnements, et que jalonnent les circulaires ministérielles. Il nous faut en retracer les principales étapes.
A. Etapes de la statistique des grèves
1°) 1860-1890
10La première étape va de 1860 à 1890. Elle est marquée par la constitution d’une série de plus en plus régulière et précise et par des essais de publication sommaire dès 1885. C’est la circulaire ministérielle de 18 septembre 1860 qui crée la statistique des grèves : elle demande aux préfets l’envoi de rapports annuels sur les grèves de leur département. Le début d’application est immédiat : 45 rapports pour 1860, à peu près autant pour les deux années suivantes24. Ensuite, ils se font plus espacés. La guerre, la chute de l’Empire interrompent ce commencement d’habitude ; F 12 présente alors, de 1871 à 1876, de très nombreuses lacunes : étape difficile pour l’historien puisque au même moment les sources judiciaires ne fournissent rien. L’administration de l’Ordre moral paraît peu préoccupée par ces problèmes : aucun texte ne vient rappeler les préfets à leur devoir. Il faut attendre 1878 pour que le ministre du Commerce, Teisserenc de Bort, par une circulaire du 12 juillet, s’efforce de renouer avec la tradition instaurée par le Second Empire. Il rappelle les instructions de 1860, bien appliquées, dit-il, jusqu’en 1870, « mais, depuis cette époque, quelques préfectures seulement ont continué l’envoi (des rapports annuels) » ; il demande un rapport détaillé envoyé chaque premier trimestre sur le mouvement des grèves de l’année écoulée, mais en outre des rapports circonstanciés en cas d’événements : « Vous devez, d’ailleurs, j’y attache une sérieuse importance, me signaler, dès qu’elles se produisent, les grèves qui pourraient éclater dans votre département. »
11La série des rapports reprend donc, non sans à-coups ; on trouve, tant dans F 12 que dans les séries M des départements, de nombreux rappels à l’ordre adressés par le ministère aux préfets. Ceux-ci se montrent souvent négligents, notamment pour l’envoi des rapports immédiats ; ils avertissent par priorité celui qu’ils considèrent comme leur chef naturel : le ministre de l’Intérieur. Ainsi, courtoisement blâmé pour ses omissions, le préfet des Alpes-Maritimes répond au ministre du Commerce : « J’ai rendu compte jusqu’à présent à M. le Ministre de l’Intérieur, conformément à ses instructions, des diverses grèves qui ont éclaté dans mon département. Désormais, je vous en informerai directement »25. Les services du ministre du Commerce prêtent d’ailleurs une attention croissante aux grèves : ils comparent les rapports annuels des préfets à leurs rapports immédiats et si, comme c’est très fréquent, ils constatent qu’il n’y a pas totale concordance, ils demandent des explications26. Les données contradictoires font l’objet de notes d’information : le préfet de Seine-Inférieure ayant, au sujet d’une grève de teinturiers, indiqué dans une première lettre que les ouvriers avaient échoué, puis dans une seconde, l’inverse, le ministère lui écrit : « Une de vos informations est évidemment erronée. Je vous prie, en conséquence, de vouloir bien me fournir des explications sur ce point »27. Enfin, la Direction du Commerce intérieur insiste pour que tous les conflits lui soient signalés, si minces en effectifs, si brefs soient-ils ; elle s’insurge contre la notion de « coalitions peu importantes », source de choix contestables, d’omissions regrettables. En juin 1882, le préfet de l’Aveyron évoquant évasivement des « commencements de grève, mais sans suite », le ministère rétorque qu’il entend être averti même de ces « commencements »28.
12Parallèlement les exigences sur la qualité des informations s’accentuent. Aussi les instructions de 1878 s’avèrent-elles bientôt insuffisantes. En 1885, une nouvelle circulaire du ministre Pierre Legrand (3 juillet), tout en rappelant les anciennes prescriptions, précise le contenu obligatoire de tout rapport jusque-là laissé à l’initiative préfectorale ; une fiche modèle est jointe (21 X 27) comportant 12 rubriques et une partie « observations complémentaires » où le ministre insiste pour que soient consignées des remarques sur les répercussions économiques des grèves : « Il est une question sur laquelle je désire être éclairé plus spécialement encore, c’est l’influence que la grève a pu avoir sur la branche de l’industrie dans laquelle elle s’est produite. Souvent, en effet, les grèves ont pour résultat de modifier les conditions de la production soit en changeant le taux des salaires, soit en arrêtant les commandes qui peuvent se reporter alors vers nos concurrents étrangers. » Ainsi, l’idée que la grève, par son poids, est un objet digne d’attention était définitivement admise ; celle aussi que les nécessités des études statistiques impliquaient un cadre uniforme. La « série » était véritablement née.
13En même temps, le ministère s’efforçait de procéder à des récapitulations d’ensemble. La première tentative de ce genre date de la fin du Second Empire : en juin 1870, le Bureau de l’Industrie adresse des demandes de renseignements à diverses préfectures « pour compléter un travail statistique que j’ai fait faire »29, et dont les rudiments se trouvent dans les archives30. Mais il faut attendre les années 80 pour que cet effort soit repris : le premier bilan annuel porte sur 143 grèves dénombrées en 1883 ; il a 16 pages manuscrites, sans indication d’auteur ; il s’efforce de dégager les causes des conflits attribués à la crise économique, les revendications principales, la proportion des succès. Ces constatations sont assorties d’un certain nombre de jugements ; le rapport loue la modération ouvrière : « La grève est en définitive le seul moyen de revendication que possèdent les travailleurs, et tant qu’ils n’emploient pas la violence..., ils ne font qu’user d’un droit strict. » Il se prononce contre les réductions de salaires en temps de crise et préconise le progrès technique pour lutter contre la concurrence étrangère31. Ces tableaux deviennent désormais la règle, et ils se perfectionnent. Parallèlement se développait un souci de publication qui se concrétise en 1888. Cette année-là, le volume de la Statistique annuelle de la France pour 1885 contient d’une part une étude rétrospective sur les grèves de 1874 à 1885 communiquée par le Bureau de l’Industrie du ministère du Commerce et de l’Industrie, et d’autre part le tableau des grèves survenues en 1885, dont nous avons vu l’élaboration dans F 1232. Les années suivantes pour 1886, 1887, 1888, 1889, des tableaux semblables, dont les minutes sont classées dans F 12 4666, sont imprimés par les soins de la Statistique générale de la France33, où le spécialiste de la question était Victor Turquan. Des récapitulatifs y sont fréquemment joints. Les tableaux annuels sont présentés par ordre alphabétique des départements, sous forme de dix colonnes qui reprennent l’essentiel des rubriques instituées en 1885 pour les fiches de grève ; en outre, des regroupements sont effectués sous divers angles, notamment par industrie, causes et résultats. Ainsi, depuis 1885, on dispose d’une statistique annuelle des grèves imprimée. Toutefois, cette statistique, ignorée de la plupart des historiens, est encore très défectueuse. Elle souffre de deux : graves défauts : le premier est l’insuffisance, l’imprécision et l’hétérogénéité de la documentation préfectorale qui leur sert de base, quoique le système de fiches établi par la circulaire de 1885 ait certainement amélioré les choses. On verra, par le tableau suivant, le caractère incomplet de la statistique officielle : nous avons toujours identifié plus de grèves et de grévistes qu’elle n’en recensait, la différence étant parfois très sensible (ainsi pour 1887).
14Le deuxième défaut tient à l’absence de définition de l’unité-grève. Ainsi s’explique le gonflement subit du nombre des conflits en 1889 :
15Cette année-là, le critère adopté était celui de la grève par établissement à la mode anglaise, et non la grève-initiative selon ce qui avait été pratiqué empiriquement jusque-là, et comme l’Office du travail l’établira explicitement à partir de 1890. Néanmoins, cette statistique peut être considérée comme le prélude, le laboratoire de celle, beaucoup plus complète, beaucoup plus cohérente, publiée à partir de 1892 (le premier volume se rapportant aux années 1890 et 1891) par les soins de l’Office. Bien que cette seconde étape dépasse la limite chronologique de cet ouvrage et que la statistique de l’Office nous ait servi seulement pour 1890, nous les examinerons cependant, car sur le plan méthodologique, il y a continuité : cette histoire forme un tout qui s’éclaire par son achèvement.
2°) La statistique des grèves de 1890 à 1914
16La création de l’Office du travail en 1891 a donné une impulsion considérable à la recherche ouvrière en général et à la statistique des grèves en particulier. Pour celle-ci, un service spécial fonctionne désormais. Il s’efforce conjointement d’améliorer l’établissement et la collation des documents de base, en vue d’étoffer sans cesse les publications concernant les conflits du travail. Il est évident que les exigences de l’imprimé ont été le principal facteur de progrès de la source elle-même. « Je ne saurais trop vous recommander d’apporter le plus grand soin et l’exactitude la plus rigoureuse dans les réponses inscrites dans ces questionnaires, est-il dit dans les instructions aux préfets du 15 décembre 1905, ... car ces réponses sont destinées à être, en tout ou en partie, portées à la connaissance du public. Il faut donc éviter qu’une erreur involontaire puisse faire suspecter par les intéressés, patrons et ouvriers, l’impartialité qui est la caractéristique de ces publications. »
17a) Progrès de l’information. Trois circulaires ministérielles ont mis au point de nouvelles normes : 20 novembre 1892, 10 décembre 1895, 15 décembre 1905. Leur progressivité ne manque pas d’intérêt ; toutefois, pour éviter tout pointillisme, nous les examinerons globalement. En ce qui concerne la périodicité des rapports préfectoraux, la circulaire de 1892 supprime l’envoi du rapport annuel, mais par contre requiert d’une part des rapports « sur-le-champ » très prompts et fréquents, quotidiens au besoin si la grève se prolonge, auxquels seront jointes des coupures de presse ; d’autre part, à la fin de la grève, une notice d’ensemble conforme aux questionnaires modèles, et dont la circulaire de 1905 précise la date obligatoire d’expédition « dans le délai d’un mois après la fin de la grève ». Les instructions ont explicité, en le raffinant, le contenu de ces formulaires : celui de 1885 comportait 12 rubriques ; il y en a 27 en 1892 ; 33 en 1895 ; 35 en 1905. Le cadre définitif a été à peu près fixé dès 1892. En 1895, sont ajoutées des questions concernant la nature du patronat touché (entreprise familiale ? société anonyme ?), le nombre des grévistes et des effectifs totaux occupés ordinairement par spécialité, les salaires et la durée du travail, en distinguant hommes, femmes et enfants, et les diverses catégories professionnelles, enfin l’application éventuelle de la loi du 27 décembre 1892 sur la conciliation et l’arbitrage34.
18Il fallait en même temps unifier les principes et les notions essentielles et, d’abord, éviter tout arbitraire dans la définition de la grève. Selon un texte du 4 juillet 1894, « toute cessation collective (le texte de 1905 ajoute : “et concertée”) de travail, quel que soit le nombre de ceux qui y prennent part et quelle qu’en soit la durée, ne fût-elle que de quelques heures, doit être tenue pour une grève, et donner lieu à l’envoi des questionnaires »35. La circulaire de 1905 y inclut les « refus collectifs de prendre le travail de la part d’ouvriers habituellement embauchés au début d’une période de travail et réclamant la modification des conditions du contrat antérieurement passé ». Ainsi l’Office du travail entendait ne fixer aucun seuil inférieur à la recension des grèves et souhaitait n’en omettre aucune. Il estime tout différend significatif : « C’est toujours chose grave que des ouvriers ne voient d’autre moyen, pour résoudre un différend, que d’abandonner le travail... »36 ; et susceptible d’extension : « Nul ne saurait préjuger de l’importance éventuelle d’un mouvement de grève : certains conflits importants et prolongés n’ont été souvent que la suite d’un différend soulevé par une équipe de quelques ouvriers »37. Pratiquement, la chasse aux grèves de courte durée demeurera le principal souci du service de la statistique des grèves : « C’est pour ces courtes grèves, d’un ou deux jours, que l’Office du travail a le plus de difficultés à se procurer des renseignements exacts. On lui répond parfois : il n’y a pas eu de grève, mais seulement une cessation de travail d’un ou deux jours ; personne ne s’en est aperçu, l’ordre n’a pas été troublé »38.
19Des directives sont données aussi pour le calcul de la durée de la grève. La date initiale est celle du « premier jour où les grévistes ont manqué au travail ou suspendu le travail avant l’achèvement de la journée, sans qu’il y ait à tenir compte de la “déclaration” de grève qui, suivant les cas, précède ou suit la cessation effective du travail »39. En effet, beaucoup de préfets tenaient cette déclaration pour le début de la grève, d’où le grand nombre de conflits signalés comme commençant un samedi, jour habituel de la remise aux patrons des revendications et des préavis, alors qu’en réalité la cessation effective du travail intervenait le lundi. La date de la fin de la grève est en elle-même plus difficile à saisir et les instructions à ce sujet laissent subsister quelque ambiguïté. « Il y a lieu de considérer une grève comme terminée, non seulement lorsque les ouvriers ont, après accord, repris, en tout ou en partie, le travail, mais encore lorsque, sans accord collectif, un certain nombre de grévistes ayant repris le travail, les autres, remplacés par un personnel nouveau, ont renoncé à reprendre leur place dans l’établissement ou ont trouvé du travail ailleurs »40. En somme, quand il n’y a plus de grévistes, il n’y a plus de grève, ce qui implique qu’il faut tenir compte des minorités rebelles à la reprise, des « queues » de grève : conception large, qui coïncide, par ailleurs, avec celle des militants ouvriers. Mais un peu plus loin, on lit : « Si le travail n’est repris que par étapes, au fur et à mesure de la remise en activité de l’établissement, il faut considérer la grève comme terminée dès le jour où commence cette reprise du travail », ce qui est une borne plus étroite.
20Les circulaires convient encore à résister à « la tendance d’arrondir les chiffres, tendance à laquelle il est manifeste qu’on s’est laissé aller trop fréquemment ». Cette attraction des nombres ronds, bien connue des statisticiens41, reçoit en effet ici une illustration supplémentaire. Considérons, par exemple, les effectifs des grévistes : pour 1 770 grèves (soit 60,5 % du total), le nombre exprimant ces effectifs se termine par un ou plusieurs zéros. Dans les petites catégories, 50 est un nombre attractif (353 cas, soit 19 % des nombres se terminant par un zéro). Evidemment, plus la numération est forte, plus la tentation d’arrondir est prononcée : au-delà de 1 000 grévistes, il n’y a plus que des nombres ronds.
21Certaines notions, pourtant, restent confuses. En 1905 seulement le ministère demande de « faire connaître les causes déterminantes de la grève, qui parfois ne se confondent pas avec les demandes des grévistes ». Mais, du moins jusqu’en 1914, la statistique officielle imprimée continue dans ses colonnes de baptiser « causes » ce qui n’est, en fait, que revendications. Si les rapports des préfets contiennent des éléments pour une étude des origines des grèves, il n’en filtre presque rien dans les volumes de l’Office.
22Soulignons, au-delà de la constante amélioration qualitative, la dualité de l’information souhaitée et reçue, qui fait l’originalité et la richesse de la documentation antérieure à 1914. Le ministère demande à la fois des récits circonstanciés du déroulement des grèves, une analyse de leurs origines et de leurs conséquences42 ; et la rédaction de formulaires secs, précis et chiffrés ; bref, une conjugaison équilibrée de la monographie et de la statistique, qu’opposait si fréquemment la sociologie contemporaine. Le premier type, narratif et littéraire, s’apparente aux rapports administratifs traditionnels — ceux des intendants et des procureurs généraux — qui portent la marque et la signature de leur auteur ; il est, à ce titre, précieux pour connaître la mentalité des préfets et de leurs subordonnés face à la grève. Mais il sent l’Ancien Régime, et il commence à reculer devant le second type, inauguré en 1885 par les premières fiches de grève. Impersonnel, quantitatif, « sériel », celui-ci annonce les documents aisément codifiables et « mécanographiables » de nos actuels bureaux, les seuls que les inspecteurs du travail, de nos jours chargés de ces affaires, soient tenus de transmettre au ministère43. La première catégorie se trouve uniquement dans les archives, nationales (séries F 12, puis F 22 qui lui fait suite) et départementales (séries M), auxquelles l’historien ne peut donc se dispenser de recourir. La seconde nourrit les publications spécialisées de l’Office du travail.
23b) Publications de l’Office (puis du ministère du Travail) sur les grèves. Celles-ci sont de deux sortes. Outre la Statistique annuelle, qui couvre la période 1890-1935, paraît à partir de janvier 1894 un Bulletin mensuel de l’Office du travail devenu, en juin 1913, Bulletin mensuel du ministère du Travail, qui fournit des renseignements, sous forme de notules et de tableaux, sur les grèves en cours et sur celles terminées le mois précédent Ces données étant reprises pour l’essentiel dans le volume annuel, nous négligerons ici le Bulletin mensuel.
24Comment se présente la Statistique annuelle ? Ce sont de gros volumes de 3 à 400 pages environ avant 1900, et qui dépassent presque toujours les 500 pages après cette date ; celui de 1906, année record de grèves, en comporte 824. Chaque volume s’ouvre par une introduction signée du directeur de l’Office où sont expliquées les définitions adoptées et les innovations apportées, ainsi que les difficultés rencontrées.
25Les progrès accomplis dans la méthode et la présentation des résultats font de la statistique de l’Office du travail un instrument largement utilisable. On s’explique mal le dédain dans lequel on l’a généralement tenue, le peu de travaux qu’elle a suscités, comme en témoigne la minceur de la bibliographie qu’elle fonde. Les économistes, premiers et principaux utilisateurs, tels Turquan, Rist et March, avant 1914, Simiand, en de brefs passages du Salaire, plus près de nous, G. Imbert, etc., cherchent essentiellement à confronter la courbe des grèves ou des grévistes avec celles des prix et des salaires. André Marchai, dans son livre de 1943, L’action ouvrière et la transformation du régime capitaliste, au-delà de déclarations liminaires corporatistes, pose quelques jalons pour l’étude du mouvement long et des cycles de grèves. Mais, en fin de compte, l’ouvrage récent de Goetz-Girey (1965) est le premier qui ait tenté une présentation critique de la statistique française des grèves et une mise en œuvre méthodique de ses données ; toutefois, malgré quelques incursions antérieures, il traite, comme l’indique le titre, des années 1919-1962. A la même époque, E. Andréani, dans une thèse de doctorat de sciences économiques malheureusement inédite, utilise la Statistique des grèves pour 1890 à 191444.
26En somme, cette statistique a participé longtemps à l’obscurité, voire au discrédit qui enveloppe l’évolution des sciences humaines sous la Troisième République. Il suffit pourtant de parcourir, par exemple, le Journal de la Société de Statistique de Paris pour percevoir une grande vitalité dans l’innovation. Cette époque passe pour médiocre : mais surtout nous l’ignorons.
27c) Le développement de la statistique des grèves à l’étranger. Le processus que nous avons décrit est exemplaire : on le retrouve, presque identique, quoique avec un démarrage plus tardif, pour la statistique syndicale que fonde, par une circulaire du 20 décembre 1880, le ministère du Commerce et qui, après une décennie de gestation, paraît à partir de 1890 sous forme d’un Annuaire des syndicats professionnels, établi sur la base des états annuels fournis par les préfets45. Accidents du travail46 et, à un moindre degré, professions47 et chômage48 faisaient pareillement l’objet d’une mesure sans cesse plus attentive.
28Il faut de surcroît souligner la généralité du fait. Dans les quinze dernières années du siècle, tous les pays industriels d’Europe et d’Amérique mettent au point leurs institutions et leurs statistiques sociales. L’Office du travail français avait eu trois précurseurs : américain, anglais, suisse49. Il est suivi par la Commission fur Arbeiter Statistik en 1892, rattachée à la Chancellerie d’Empire, l’Office du travail belge (1895), autrichien (1898), italien (1902), etc. Les premières publications de statistiques des grèves datent des années 80 aux Etats-Unis : J. E. Weeks, dans le Tenth decennial census (1880), rassemble des informations sur 762 grèves de la décennie écoulée. Son effort est repris et amélioré par Carroll Wright50, responsable du Bureau of Labor qui présente en 1887 une statistique pour 1881-1886 ; en 1896, pour 1887-1894 ; en 1901, pour 1894-1900. Ces statistiques américaines sont la plupart du temps rétrospectives ; très appréciées par les spécialistes, elles ont donné lieu à de nombreux et précoces travaux qui, avec un demi-siècle d’avance sur l’Europe, cherchaient à dégager le trend et les cycles des grèves51.
29Quant à la statistique annuelle des grèves, la France n’est précédée que par la Grande-Bretagne : le premier Report on the strikes and lock-outs du Board of Trade concerne l’année 1888 et paraît en 1889. Du reste, l’exemple anglais, plus encore que celui des Erats-Unis, sert de modèle aux fonctionnaires français de l’Office du travail, et ils s’y réfèrent souvent. Sans doute, ces statistiques conservent une allure empirique, disparate surtout, qui rend les comparaisons difficiles. C’est en Allemagne que la réflexion sur les méthodes et le souci de les harmoniser se manifestent pour la première fois, dans ce domaine comme dans tous les secteurs de la statistique du travail, avec les travaux de Mataja, Maximilien Meyer, que l’Office français n’ignorait pas52, et les excellentes publications de l’Office impérial de statistique dont l’activité est prodigieuse53 ; on peut citer aussi l’étude américaine de Cross54. Néanmoins, il faut attendre les lendemains de la première guerre mondiale pour que soient tentés des efforts d’unification par l’Office permanent de l’Institut International de Statistique et par le B.I.T.55, sans grand succès pratique, semble-t-il.
30Ces efforts, ces réflexions, parallèles plus que convergents, illustrent la transformation sociale que les Etats capitalistes avaient amorcée à la veille de la première guerre mondiale. A la fraction la plus consciente, la plus réaliste de ces sociétés, la nécessité d’en finir avec un libéralisme périmé et qui n’était que la liberté d’être toujours vaincu, d’« organiser le travail », apparaissaient avec évidence. En conclusion de son chapitre sur le droit de coalition, Paul Pic écrit : « ... presque tous les partis semblent avoir reconnu le danger de luttes violentes entre le capital et le travail, et... les sociétés industrielles contemporaines s’acheminent, non sans soubresauts ni secousses inévitables, vers une organisation du travail meilleure et plus harmonique »56. En France, le rôle joué en cette direction, par des hommes comme Waldeck-Rousseau57, les solidaristes et de façon générale les radicaux socialistes, a été considérable. Le ministère du Travail a été en grande partie leur œuvre. Entre le capital et le travail s’ébauchait un tiers parti social qui allait modifier les conditions de leur affrontement. La grève fournit un bon exemple de ce cheminement. Vue comme fait coupable, la grève est ensuite ressentie comme un trouble de l’économie — c’est le sens des instructions ministérielles de 1885 — puis de la société : « Vous savez, écrit le ministre du Commerce Jules Roche aux préfets en 1892, quel intérêt sans cesse croissant s’attache, dans notre démocratie, aux questions qui touchent au régime du travail et à la condition des travailleurs. » Or, « les grèves sont les manifestations les plus caractéristiques des conflits » (entre patronat et salariat). La grève cesse d être un péché qui requiert châtiment ; elle est une maladie qui mérite remède. Du pénal au pathologique : bien des faits sociaux ont suivi le même chemin. Assurément, ces changements ne proviennent pas d’un quelconque bon vouloir, d’une mutation gratuite de la mécanique mentale, mais du poids de la réalité des choses : si la grève s’est imposée comme un fait porteur de sens, c’est en raison de l’intensité croissante du mouvement des grèves, de la pression qu’il exerçait sur la société bourgeoise.
B. Valeur de l’information de base : préfet et police, témoins des grèves
31Au sujet de la collecte de l’information, les sources françaises et étrangères offrent des différences essentielles qui tiennent à la structure même des administrations. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, le recensement des grèves s’opère en deux temps : les fonctionnaires centraux des Bureaux du travail, à Washington, à Londres, relèvent quotidiennement dans la presse les mentions de conflits, et ils s’occupent ensuite d’établir pour chacun d’eux un dossier, soit par l’envoi de questionnaires aux patrons et aux ouvriers58, soit par enquête directe et orale de leurs correspondants ou délégués chargés de recueillir sur place documents et témoignages. Cette dernière manière où l’interview est roi, particulièrement usitée aux Etats-Unis, a donné des résultats estimés très satisfaisants. Dans son ensemble, le système a tous les avantages qui découlent d’une spécialisation du travail exercée par des agents compétents au service d’un organisme autonome, pleinement responsable, contrôlant aussi bien l’information que son élaboration statistique. Il a pratiquement été adopté en France depuis 1945 : tandis que les bureaux parisiens dépouillent la presse syndicale et L’Humanité, les directions départementales du travail rédigent les fiches des conflits pour le compte du ministre du Travail ; l’observateur en titre n’est plus le préfet, mais l’inspecteur du travail, en liaison avec les délégués du personnel, les animateurs de la grève et les chefs d’entreprise, dans le schéma idéal.
32Mais avant 1914, il n’en était pas ainsi. Le service français des grèves (et la remarque vaut pour la plupart des faits économiques ou sociaux soumis à un inventaire régulier : syndicats, accidents du travail, etc.) est alors caractérisé par un divorce total entre la documentation et l’élaboration statistique ou autre. Cette dernière seule est dévolue à l’Office du travail. Les inspecteurs du travail de l’époque sont itinérants dans de vastes circonscriptions, et leurs rapports, dont un ensemble fort intéressant est réuni dans F 1259, sont monographiques et épisodiques, nullement sériels. Pour le regroupement et la transmission de l’information, l’Office dépend entièrement de l’homme à tout faire de l’administration française : le préfet. On a vu que des directives de plus en plus fermes et précises ont progressivement réduit la part d’initiative personnelle et d’arbitraire qu’une telle pratique impliquait. Mais avant 1892 et plus encore avant 1885, cette part est encore très large. Or, il est clair que les préfets étaient inégalement intéressés, diversement avertis des problèmes du travail, plus soucieux, de par leurs fonctions traditionnelles, du maintien de l’ordre que de psychanalyse sociale. Aussi, l’intensité de leur zèle, leur degré d’impartialité sont-ils très variables, et par conséquent la qualité de leurs rapports. Il en est d’insipides, qui, inspirés par la peur que suscite le spectacle des grandes grèves, ressassent le thème du meneur cher au patronat. Quelques préfets estiment même parfois dangereux de parler de ces choses, comme si les évoquer, c’était les faire naître, et érigent le silence en règle d’or. Ainsi, le préfet de Seine-Inférieure, en réponse aux nouvelles instructions de 1885 visant à obtenir sur les grèves des renseignements plus complets, écrit au ministre du Commerce : « Permettez-moi... d’exprimer l’avis qu’il n’y a aucune utilité et qu’il peut y avoir des inconvénients à insérer cette circulaire au recueil des actes administratifs dans un département où les grèves et les coalitions sont généralement peu graves et assez rares, et d’appeler ainsi l’attention publique sur une question qui n’est nullement à l’ordre du jour dans notre région essentiellement pacifique et laborieuse »60. Cette mentalité primitive qui confère aux mots un pouvoir magique est assurément le plus puissant frein à l’observation méthodique des faits sociaux. Affaire de tempérament sans doute, mais aussi de milieu et parfois de gouvernement et de personnel. A cet égard, une frontière sépare le temps de la République incertaine et celui de la République assurée. Les classes dirigeantes de la République des Ducs ont au plus haut degré la superstition du vocabulaire. Elle sourd des délibérations de la commission d’enquête parlementaire sur les conditions du travail en 187261. « Nous excluons à dessein le mot de classes62 qui n’a plus aucune raison d’être et ne fait que perpétuer une idée fausse. » On bannit « ouvriers » qui irrite les campagnes ; on refuse de s’enquérir de l’« amélioration » de la situation des travailleurs parce que « demander si cette condition tend à s’améliorer serait avoir l’air d’admettre l’état de souffrance comme un fait acquis et général ». Les préfets de cette législature, dont on sait l’origine conservatrice63, sont pareillement de médiocres observateurs du mouvement ouvrier ; ils en négligent le quotidien, comme le démontre entre 1871 et 1878 l’extrême irrégularité des rapports sur les coalitions, et ne s’attachent qu’aux grands conflits dont, hantés par les spectres de la Commune et de l’Internationale, ils ont une vision policière de grève-complot, que le ministère partage et entretient. A leurs yeux hallucinés, toute simultanéité est une connivence : un exemple le montrera. Ayant constaté au printemps 1873 d’assez nombreuses grèves parmi les ouvriers du bâtiment « sur beaucoup de points du territoire », le ministre de l’Intérieur conclut au « mot d’ordre » et ordonne une enquête. Comique méprise : la propension à la grève printanière est une caractéristique habituelle et ancienne des travailleurs de cette industrie.
33Après 1878, le ton change ; la « question sociale » est à l’ordre du jour ; nouvelles instructions, personnel nouveau, sur lequel on manque de données collectives ; une étude du corps des préfets, recrutement et opinions, étaierait utilement notre critique du témoignage, qui, faute d’elle, demeure interne. Les textes, la correspondance des préfets avec le pouvoir convient en tout cas à renoncer à l’image simple, toute guesdiste, du préfet = double, alter ego du patron : la réalité est plus nuancée. Si les exemples d’identification sont fréquents, des préfets, dans une proportion qu’il est impossible de préciser, étaient au contraire portés à se méfier des grands industriels, notamment des responsables des compagnies minières, dont l’orléanisme était notoire, et qui opposaient aux initiatives de l’administration, tentacules d’un inter-ventonnisme étatique redouté, un mauvais vouloir évident, dont les préfets se plaignent très souvent. Dans les grèves, il leur arrive de ne pas ménager leurs critiques à la dureté, à l’inconscience du patronat. Même relatif, ce recul donne plus de poids à leurs observations, plus d’objectivité à leurs rapports. Il en est d’excellents qui introduisent au cœur d’une époque, d’une région. Lorsqu’un Paul Cambon, préfet du Nord, décrit les grèves du textile de mai 1880, quand un Léon Bourgeois, préfet du Tarn, « rapporte » sur la grève des mineurs de Carmaux en 1883, un Veldurand sur celle des houilleurs du Pas-de-Calais en 1889..., on mesure comment une culture peut suppléer des techniques d’enquête encore rudimentaires et même parfois y ajouter.
34Mais le rapport du préfet représente une synthèse d’éléments qui lui sont fournis soit par les parties en présence, soit plus communément par la police, et, dans les cas de grèves mouvementées, par la gendarmerie, dont les procès-verbaux vivants et concrets nous mêlent au peuple en colère64. Pour la première, il s’agit ordinairement des services réguliers (commissariats de police, commissaires spéciaux dans les ports ou les nœuds ferroviaires importants) et plus rarement d’indicateurs qui interviennent seulement dans les grèves suspectes de ramifications socialistes ou anarchistes, nettement minoritaires : à l’époque que nous étudions, elles ne constituent qu’un peu plus de 10 % de l’ensemble. Le témoignage de la police n’a pas bonne presse, et sans doute, surtout lorsqu’il faut épier, sent-il souvent le ragot. Pourtant, des thèses récentes, pour lesquelles il était plus qu’ici nécessaire, y ont recours avec profit et l’ont en quelque sorte réhabilité ! Pour les aspects publics de l’histoire des grèves qui se déroulent largement au grand air, ceux qui ont pour cadre l’alentour de l’usine, la rue, la salle de réunion, tout ce décor classique de la geste ouvrière, il semble que nous puissions aussi nous y fier. Pour dresser la statistique des débrayages ou des reprises, dénombrer une foule, la décrire, enregistrer ses revendications, ses cris ou ses chants, l’expérience — le métier — du policier sont suffisants ; sa naïveté même peut être une garantie. Mais l’intérêt majeur des dossiers de police vient de ce qu’ils contiennent des documents saisis : tracts, lettres, jetons de grévistes, placards, imprimés ou manuscrits, ailleurs introuvables, qui comblent, très partiellement, l’absence totale d’archives syndicales pour cette période reculée et confuse de l’organisation ouvrière. Ces pièces ne sont pas régulièrement transmises au ministère, d’où la nécessité de consulter les fonds départementaux qui les recèlent. Elles ne sont pas toujours de vénérables reliques délavées par le temps dont l’usure transforme tant de choses en symboles ; mais pour l’historien, qu’une longue fréquentation a rendu familier de ces anciens rivages, elles ont parfois la matérialité palpable d’un objet retrouvé et, pour ainsi dire, la force suggestive d’un souvenir. Là résident le caractère irremplaçable et comme le « charme » des archives.
35Concluons sur un plan utilitaire : avant 1890, seules les archives sont susceptibles de fournir les éléments d’une série des grèves que notre premier travail a été de reconstituer, pour la raccorder éventuellement aux séries officielles ultérieures. A partir de 1890 et surtout de 1892, la statistique publiée par l’Office, puis le ministère du Travail suffit à quiconque ne se préoccupe que de dénombrements. Le recours aux archives demeure indispensable pour toute étude soucieuse également d’analyse spectrale. Aux Archives nationales, les séries économiques, dont nous avons décrit l’évolution, F 12, pour nous cardinale, et sa suite F 22, sont essentielles ; et sont importantes, à des degrés divers et selon les époques, les judiciaires, BB 18 surtout (inexistante, rappelons-le de 1870 à 1889 inclus), BB 30 (seulement jusqu’aux premières années de la Troisième République, avec beaucoup de lacunes depuis 1868), et, épisodiquement, pour les grévistes plus que pour les grèves, BB 2465, ainsi que la policière F 7. Les séries M des Archives départementales, que nous avons intégralement prospectées, avec un bonheur inégal, il est vrai, fournissent, outre les minutes des rapports adressés aux ministères, qui parfois font double emploi, mais très souvent aussi complètent les Archives nationales, les documents de base qui ont servi à la rédaction des rapports plus condensés des préfets et nombre de pièces à conviction qu’on ne trouve pas rue des Francs-Bourgeois. Enfin, les archives de la préfecture de police de Paris, 36, quai des Orfèvres, renferment des dossiers d’une exceptionnelle richesse sur les grèves parisiennes de 1871 à 1914 et sans doute au-delà, et sur quelques grandes grèves provinciales. A cette documentation massive et fondamentale, qu’ajoute la presse ?
II. LA PRESSE ET LES GRÈVES
36L’apport de la presse à l’étude des grèves est à la fois occasionnel et qualitatif. On ne saurait s’y fier pour reconstituer la série des conflits : les journaux n’ont ni les moyens ni l’envie de les connaître tous ; pas plus que pour mesurer leurs dimensions : durée, effectifs, résultats des grèves sont des données qui font généralement défaut. C’est que, d’évidence, la presse n’est pas destinée à l’historien, ni au statisticien. Et apprécier ce qu’elle fournit à la connaissance des grèves, c’est du même coup s’interroger sur la manière dont l’opinion en était informée. La presse est médiatrice entre les faits et le public : cette subtile relation triangulaire donne une clef pour comprendre et critiquer la part accordée à l’actualité ouvrière et son mode de présentation.
1. UN PREMIER FACTEUR : LES « FAITS »
37L’abondance même de cette actualité est assurément un facteur décisif. La croissance du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle a fini par forcer le silence ou l’indifférence des journaux les plus distants : les grèves ont, de plus en plus souvent, sollicité leurs colonnes, voire envahi la « une ». La statistique des gravures de L’Illustration consacrée aux grèves, tant françaises qu’étrangères, montre la progression :
1870-1879 23
1880-1889 46
1890-1899 57
1900-1909 111
1910-1914 25
38Une étude du contenu du Temps ou du Petit Journal, ces deux pôles de la grande presse, établirait aisément la surface grandissante accordée, sous la poussée des événements, aux questions ouvrières. De 1871 à 1878, Le Temps parle peu des grèves, à peine en mentionne-t-il quelques-unes, hâtivement, aux faits divers, où elles voisinent, difficilement repérables, avec les « terribles accidents », les « drames affreux » et les nouvelles météorologiques. Sans doute Le Temps, pas plus que Le Petit Journal, ou la plupart des quotidiens de l’époque, n’aura jamais de rubriques sociales régulières. Mais à partir des grèves de 1878, qui troublèrent si fort la sérénité de la République nouvelle, il n’est pas rare de voir des faits de cette nature relatés dans des rubriques plus nobles, comme « au jour le jour », et ainsi promus au rang d’événements.
39Surtout, dans ces années, l’habitude se développe d’envoyer des « reporters », dont les récits marquent les débuts des grands reportages sociaux dont Jules Huret, une décennie plus tard, a donné les échantillons les plus connus66. Il semble que cette pratique ait sinon commencé, du moins pris corps lors de la grève de 1870 au Creusot67, où affluèrent les « envoyés spéciaux » de La Marseillaise, du Figaro, du Paris-Journal, du Parlement, du Temps, du Rappel... Ces journalistes recueillent des informations et procèdent à des interviews. En 1872, les journaux jugent plus qu’ils ne décrivent. Par contre, en 1878, ils reviennent à de plus saines procédures ; Le Voltaire, Le Figaro, La Marseillaise, Le 19e Siècle, etc., délèguent à Anzin ; dans le dernier journal, Emmanuel Arène fait de la grève des mineurs une relation dans ce style qui a si longtemps retenu le reportage dans les eaux de la nouvelle littéraire68. Les articles d’Yves Guyot dans Le Voltaire ont servi de matériaux à Zola pour Germinal69. Mais l’impulsion décisive vient des grèves qui, au printemps 1880, agitent toute la France du Nord, de la Normandie à la Champagne et aux Flandres. De la fin avril à la fin mai, elles constituent l’essentiel de l’actualité et tous les journaux leur consacrent au moins un éditorial. Le Temps dépêche des journalistes à Bolbec, Reims et Roubaix ; de Cuers et Grison pour Le Figaro, Alfred Etiévant pour La Lanterne, Arthur Cantel pour Le Gaulois, Jules Roche pour La Justice, etc., sillonnent les lieux. Ils interrogent les ouvriers, décrivent usines et faubourgs, se mêlent aux réunions populaires. Ils découvrent, avec un étonnement visible, des paysages inconnus et mal identifiés : Roubaix n’est-elle pas comparée à une cité américaine70 ? Ils perçoivent les rythmes inhumains de la grande industrie où « la vie n’est, en quelque sorte, qu’une longue assimilation à la machine »71 ; ils rencontrent des hommes simples aux paisibles aspirations : « La vie de famille nous est impossible, disaient les ouvriers que je rencontrais... Ce que nous demandons, c’est notre part des joies de la famille »72. De tels constats incitent à l’enquête. « Ne fermons pas les yeux. Ouvrons-les tout grands, prévenons l’inondation sociale », écrit le rédacteur en chef de L’Evénement, Edmond Magnier73. « Les grèves ne sont pas des accidents fortuits », déclare de son côté Le Temps qui, du 21 au 27 mai, publie le plus souvent en première page une grande enquête sur les tisserands du Nord. L’habitude est désormais ancrée et sa propagation n’est limitée que par les ressources financières des journaux. L’envoyé du Temps se rend à Bessèges et à Roanne en 1882, à Anzin en 1884, à Decazeville en 1886 et sa présence nous vaut des descriptions vivantes, souvent bien documentées. Toutes les grandes grèves voient accourir les reporters dont les dépêches, très recherchées par la police, se mêlent dans les archives aux rapports officiels. Avant 1890, pas de photos encore, mais parfois des dessins « d’après des photos » ou « d’après nature ». Ainsi, L’Illustration fournit son contingent de gravures, modeste, à vrai dire, comparativement à l’imagerie exotique et coloniale d’Afrique et d’Extrême-Orient, déjà et de plus en plus envahissante. Cette iconographie a d’ailleurs un intérêt psychologique plus que documentaire : transposition du réel, elle témoigne surtout sur une vision des choses.
40Du reste, les envoyés spéciaux participent de la même ambiguïté et sont encore très éloignés de nos modernes reporters. Ils distinguent mal l’enquête du commentaire, l’interview de la mission ; ils prennent volontiers parti et s’érigent en mentor : « Le gouvernement ne peut rien pour vous. Vos patrons sont libres de régler vos salaires comme ils l’entendent », déclare aux risserands de Bolbec l’envoyé du Temps74. Ces hommes demeurent des bourgeois, engoncés dans leur morale et dans leur redingote, que leur mise même écarte des travailleurs qu’ils voudraient atteindre. A Bolbec, le journaliste déplore que les ouvriers soient moins bavards que les patrons : « Cela m’a été beaucoup moins facile »75. Dans le Nord, son confrère se rend au Ballon, lieu habituel des meetings, en haut-de-forme ; il s’étonne d’être froidement reçu : on le prend, dit-il, pour un espion ! Plus avisé, Jules Huret, en 1892, se fait introduire : « Un ouvrier parisien de mes amis m’avait recommandé à son beau-frère, contremaître au Creusot, qui m’attendait à la sortie de la gare »76. A Roubaix, tant à la Brasserie sociale que rue des Longues-Haies, il est bien accueilli, on l’invite à entrer : « Venez voir, monsieur, venez voir puisque ça vous intéresse »77. Dix années ont affiné les méthodes d’enquête, vulgarisé l’interview et familiarisé l’ouvrier avec le reporter. Ainsi, entre un monde ouvrier, dont le renfermement avait atteint toute sa rigueur au milieu du siècle, et la société environnante, la presse établit une certaine communication. Par elle, la silhouette de l’ouvrier s’est profilée, en ombre chinoise, puis en gros plan dans des représentations qui l’ignoraient. Sans doute le progrès même des techniques de presse, qui reçoit ici une illustration, la vogue du « naturalisme » qui fait de Zola un maître et de Germinal un modèle, ont-ils poussé le journaliste dans les faubourgs : mais c’est la grève qui l’y a convié. En jetant sur le devant de la scène le drame ouvrier, elle a joué un rôle décisif sur le journalisme, comme sur la littérature, dont il n’est après tout, au 19e siècle, qu’une forme abâtardie.
2. L’INFLUENCE DU PUBLIC
41Une seconde influence entre en composition avec les « faits » : celle du public, de ses curiosités, de ses exigences. Dans la mesure où les ouvriers ont constitué une clientèle possible, grossie sans cesse par l’exode rural et les progrès de l’instruction, la presse a cherché à les conquérir. Assurément, cette conquête pouvait s’opérer par des voies diverses, et d’abord par la route royale de l’évasion et du rêve, du feuilleton et des faits divers, relais des almanachs et de la littérature de colportage. En définitive, la presse qui a eu le plus de succès parmi les ouvriers a été celle qui leur parlait le moins d’eux-mêmes78. Le succès du Petit Journal qui, en octobre 1880, tire à 602 500 numéros (il dépassera le million dès 1900), tandis que Le Rappel tire à 30 000, L’Intransigeant à 36 000, Le Citoyen à 19 500, La Justice à 9 500, Le Prolétaire à 4 60079, comme si la réussite d’un journal était inversement proportionnelle à la dose de socialisme qu’il renferme, pose déjà tous les problèmes de la grande presse et de l’emprise des « mass media », ce brouillard de la conscience de classe. La vogue, éphémère, du Cri du Peuple, le quotidien de Vallès et Séverine, qui, en 1886, atteint près de 60 000 exemplaires, haut niveau à l’époque pour un quotidien socialiste, vient — Henri Feller l’a montré80 — de la dualité de ses aspects, d’un habile partage entre révolution et divertissement, d’une volonté d’être, justement, un Petit Journal socialiste.
42Pourtant, en cette période de jeunesse de la démocratie parlementaire, où les partis ne sont encore que d’informes groupes de pression en quête d’électeurs, les jeux sont ouverts et la presse d’opinion — la presse politique — est dynamique. A gauche, elle mène son offensive vers les villes et la classe ouvrière, en prenant un accent social plus ou moins prononcé. Comme trois vagues d’une marée montante, trois types de presse se disputent successivement les faveurs populaires. Le premier pourrait être appelé presse à sollicitudes ouvrières. Il domine la première moitié du siècle et la majeure partie du Second Empire. A cette catégorie appartiennent Le National et La Réforme que J.-P. Aguet a utilisés81 et, après la silencieuse première décade du Second Empire, des journaux tels que L’Opinion nationale (1859) d’Adolphe Guéroult et Armand Lévy, organe du bonapartisme social, L’Avenir national, républicain, de Peyrat, Taxile Delord, Etienne Arago (n° 1, 1er mars 1865), La Liberté d’Emile de Girardin et Clément Duvernois (n° 1, 1er mars 1866). Ces journaux ont des informations sociales assez fréquentes, dont la responsabilité est souvent dévolue à des « économistes » spécialisés, par exemple Horn, à L’Avenir national ; ils sont, pour les grèves parisiennes des années 64 à 67, d’assez bonnes sources de renseignements. Leur nouveauté réside dans l’insertion des textes ouvriers : lettres, communiqués, signe d’un plus grand recours des travailleurs parisiens à l’écrit dans leurs revendications et d’une prise de conscience du rôle de la presse comme moyen de communication. Dans les années 1860-1870, la presse a cessé d’être cénaculaire, mais il s’en faut qu’elle soit plébéienne : les rapports des ouvriers avec la presse bourgeoise demeurent contraints. Ainsi, L’Opinion nationale, qui, à l’automne 64 et au printemps 65, avait ouvert ses colonnes aux nombreuses corporations en grève, donne en feuilleton un texte d’Edmond About, « La grève »82, qui constitue une vive critique de la vigoureuse coalition des carrossiers. About peint les malheurs de la grève, « charmante au début », mais ensuite calamiteuse pour la famille ouvrière et pour la production nationale qu’elle livre à la concurrence des mains-d’œuvre étrangères à bon marché : « L’ouvrier saxon est d’une patience et d’une sobriété qui vous feraient rire. » Et il conclut : « Cette épidémie de grèves inquiète tous ceux qui vous veulent du bien... Vos grèves ne vous mènent pas vers le but : au contraire. On n’a jamais fait de bonne besogne en se croisant les bras. » Les ouvriers protestèrent avec une vivacité indignée83 et se tournèrent dès lors vers d’autres organes. Avec L’Avenir national, autre mésaventure : ce quotidien avait ouvert ses colonnes à l’équipe de La Tribune ouvrière interdite après quatre numéros84, et sous l’impulsion de ces rédacteurs est publiée, de juin à octobre 1865, une enquête ouvrière sous forme de correspondances ; celle-ci est brusquement interrompue et sans explications : « Ces lettres durent choquer et ennuyer les lecteurs habituels », suppose Georges Weill85. En somme, dans ces journaux, l’ouvrier n’est pas à l’aise, il n’est admis que sur la pointe des pieds.
43Il est mieux accueilli dans la presse radicale, qui se développe à partir de 1869. Dans cette presse, à large clientèle ouvrière, l’information sociale n’est plus épisodique et honteuse, mais déclarée primordiale, sollicitée, organisée. « On saura de quoi déjeune un souverain et de quoi dîne un ouvrier mineur », déclare Rochefort dans le premier numéro de La Marseillaise (19 décembre 1869), et il ouvre une colonne réservée aux communications ouvrières, tandis que Millière expose la théorie socialiste. Le Réveil, Le Peuple de Vallès, Le Rappel manifestent un intérêt identique pour « l’économie sociale ». Pour l’historien — au moment où la série BB 18 est défaillante, BB 30 et F 12 trop lacunaires —, ces quotidiens sont les meilleures sources pour reconstituer, à la fin du Second Empire, le mouvement des grèves parisiennes et aussi provinciales : jacobins, en effet, ces journaux aspirent à s’implanter dans les départements, et ils y réussissent souvent86. Jusqu’à la fin de l’Ordre moral, la presse radicale est la tribune attitrée de la classe ouvrière et du mouvement syndical que la Commune n’a pas interrompu. Les principaux représentants en sont, à Paris : La Vérité, devenue La Constitution (6 septembre 1871-27 mars 1872) de Portalis, qui ouvre à partir du 19 décembre une revue des « associations corporatives », Le Radical de Jules Mottu, Yves Guyot, Lacroix, Emile Accollas (15 octobre 1871-29 juin 1872), Le Corsaire (25 février 1872-9 juin 1873), tous éphémères, et surtout Le Rappel d’Auguste Vacquerie, Emile Lockroy, Camille Pelletan, reparu depuis mars 1872 ; en province, de plus rares périodiques tels Le Petit Lyonnais, La Tribune de Bordeaux, La Démocratie franc-comtoise, L’Alliance républicaine de Mâcon, que Le Rappel cite en 1874 comme des exceptions à une indifférence assez générale pour les questions du travail. Après le succès républicain aux élections législatives de 1876 paraît une nouvelle série de journaux plus décidément sociaux : Les Droits de l’Homme (11 février 1876-15 février 1877), devenu Le Radical (19 février-21 juin 1877) de Guyot, Lacroix, Maret, La Tribune de Trébois, L’Homme libre de Louis Blanc (27 octobre 1876-3 mai 1877), La Révolution de Naquet et Bonnet-Duverdier que Marx estimait ; à Lyon, Le Censeur (16 avril 1876-2 octobre 1878) et surtout La Tribune des Travailleurs de Tony Loup, « journal politique et d’économie sociale » (7 octobre 1876-13 avril 1879), qui sera en 1878 l’organe officiel du congrès de Lyon, etc. Ces derniers journaux prennent des initiatives militantes : La Tribune lance le premier congrès de Paris, Les Droits de l’Homme patronnent la délégation ouvrière à l’exposition de Philadelphie ; ils font parfois appel à des rédacteurs ouvriers : le mécanicien Donnay est chargé à La Révolution de la « tribune du travail » ; ils se montrent plus attentifs à. l’économie : dans Le Radical, Guesde expose à propos de la crise lyonnaise le mécanisme de la surproduction capitaliste. Pour la plupart, ces journaux sont poursuivis et condamnés lors de la crise du 16 mai.
44Ces périodiques radicaux, dont Le Rappel est le type le plus achevé et le plus lu, ont une grande parenté de forme et de ton. Démocrates, ils revendiquent la plénitude des libertés républicaines ; anti-opportunistes, ils proclament contre Gambetta, dont le discours du Havre a suscité leur réprobation, l’existence d’une question sociale. Ils ont des rubriques ouvrières presque quotidiennes, plus ou moins abondantes et de contenu variable. Le Rappel fournit des nouvelles détaillées des coopératives, des chambres syndicales, des coalitions et aussi des convocations et comptes rendus de réunions ouvrières, toutes choses qui font de ce quotidien la meilleure source pour l’étude du mouvement ouvrier parisien au temps de l’Assemblée nationale. A l’opposé, Le Petit Lyonnais, de format et de typographie médiocres à cette époque, voue sa « tribune des travailleurs » presque exclusivement aux offres et demandes d’emploi. Ces chroniques sont confiées à des rédacteurs spécialisés, démocrates militants, en rapports continus avec les organisations ouvrières : Marrin au Radical, Barberet, Chemalé, puis Paul Alexis au Corsaire, Pauliar au Rappel (en 1872) et à La Tribune (1876), Barberet encore à La Constitution et surtout de janvier 1873 à mars 1879 au Rappel, où le futur chef du Bureau des associations professionnelles donne au « bulletin du travail » un lustre exceptionnel, amassant ainsi les premiers matériaux de ses Monographies professionnelles. Mais, en même temps, ces journaux affirment la primauté du politique : l’actualité sociale demeure confinée à la deuxième ou à la troisième page, Le Rappel lui cède rarement plus du seizième de sa surface. Ils condamnent la violence et, s’ils excusent la grève, ils la déplorent et la déconseillent87, préconisent l’association, vantent l’exemple du trade-unionisme88, félicitent les ouvriers de leur « sérieux », de leur « dignité »89, distribuent louanges et blâmes, bref, se comportent en censeurs et en guides. D’où un inévitable conflit avec les militants ouvriers qui, une fois réglé le « préalable » politique, secouent la tutelle radicale, revendiquent leur autonomie et une presse indépendante. Au congrès de Lyon notamment, les feuilles radicales firent l’objet de vives critiques90, et Chabert exprima le désir d’éliminer du futur Prolétaire tous les journalistes professionnels quels qu’ils fussent : « Avec les meilleures intentions du monde, il suffit qu’ils soient dépendants d’un journal capitaliste pour que la liberté d’exprimer leur pensée n’existe plus que conditionnellement »91. Menacée dans ses assises, la presse radicale opposa à la naissance de la presse ouvrière une hostilité déclarée mais vaine. Pour résister à la concurrence, les journaux radicaux, et notamment la nouvelle vague des années 80 : La Justice, Le Mot d’Ordre, Le Radical..., ont accentué leur allure sociale. Ils ont du reste longtemps conservé une réelle audience ouvrière. Néanmoins, pour l’historien, leur intérêt documentaire décroît relativement à l’existence d’un troisième type de presse où l’Ouvrier est roi.
451877 (18 novembre) : premier numéro de L’Egalité, 1878 (23 novembre) : parution du Prolétaire. Ces deux dates symboliques amorcent en effet une troisième vague, que la loi sur la presse de 1881 libérera : celle de la presse ouvrière, socialiste, puis syndicale. Quel est l’intérêt de cette presse comme source ? Sur sa nature même, une première remarque est nécessaire. Entre 1877 et 1890, la presse syndicale n’est que très peu développée ; on peut tout juste dénombrer une dizaine de titres éphémères. C’est la presse « socialiste » qui joue le rôle de tribune ouvrière. Elle correspond à cette phase du socialisme mal structuré, mal décanté où se mêlent tant d’influences diverses ; le terme même de « socialisme » n’a pas le sens politique assez strict qu’il prendra un peu plus tard. Pour les radicaux, il signifiait souvent encore « économie sociale »92 ; pour les militants du congrès de Marseille, le socialisme, c’est le mouvement ouvrier, le « parti ouvrier » ou « socialiste » désignant la fédération des groupes ouvriers et des chambres syndicales, en somme la Confédération générale du travail ; la confusion entre socialiste et syndical, qu’on retrouve à tous les niveaux des conceptions et des organisations, source de malentendus péniblement dissipés, est à peu près totale. Dans ces conditions, la presse socialiste s’identifie à la cause ouvrière. Pas un journal socialiste qui, dans sa déclaration de principes, ne se veuille d’abord « tribune des abus » et ne sollicite la protestation des travailleurs, des « spoliés, déshérités, parias de la vie ». L’actualité sociale, plus exclusivement ouvrière, n’est plus reléguée en seconde ou troisième page dans un espace mesuré, mais s’étale partout sous des rubriques variées. C’est la politique au contraire qui recule ; dans cette période si fortement teintée d’anarchisme, beaucoup de journaux socialistes refusent de s’attacher à la chronique politique et n’ont que mépris pour la « comédie parlementaire ». Ne voit-on pas l’organe créé officiellement par le congrès de Marseille, La Fédération, s’intituler « bulletin mensuel des intérêts du prolétariat français, momentanément non politique » ? Dans l’actualité sociale privilégiée, les grèves tiennent une place de choix. A partir de 1878-1880, leur vigoureuse reprise impose aux réticents ce mode d’action comme celui qui conserve sur la masse ouvrière un indéniable attrait. Tandis que la théorie syndicale revalorise la grève, la presse s’y fait plus attentive. Un exemple montrera ce changement. Le Prolétaire, en février 1879, mentionne dans un entrefilet anonyme et presque invisible les grèves récentes : « On nous signale des grèves à Reims, au Cateau, à Saint-Dié, à Liverpool... Quand donc nos amis en auront-ils fini avec ce moyen ruineux pour tous ?... La grève est un procédé de lutte puéril et devrait déjà avoir son temps »93. Au printemps, la grève de Vienne a droit à quelques éditoriaux94 et les grèves du bâtiment parisien envahissent la « une » de l’hebdomadaire95. Enfin, de décembre 1879 à janvier 1880, une étude expose la « légitimité de la grève » et les conquêtes qu’on lui doit imputer96. Ainsi, le poids du réel modifie la doctrine et la direction du regard. Vivante illustration de la voie nouvelle, Le Cri du Peuple, né en 1883, considère les grèves comme le signe, l’exercice et le moyen du combat révolutionnaire. Aussi est-il à l’affût de ces événements dont les rubriques « lutte des classes », « l’agitation ouvrière », « échos révolutionnaires », donnent une recension aussi complète que possible : sources de premier ordre dont la véracité a été éprouvée par les services de la préfecture de police. Ceux-ci se livraient à un dépouillement consciencieux du Cri et opéraient, sur des faits que les commissariats parisiens n’avaient pas eux-mêmes repérés, des vérifications qui, dans la majeure partie des cas, corroboraient les dires du journal97.
46Mais Le Cri, comme la plupart de ses confrères socialistes, ne se borne pas à la collation des renseignements. Il veut agir et a effectivement joué dans certaines grèves un rôle militant : Quercy à Anzin, en 1884, le même, puis Goullé et Ernest Roche à Decazeville en 1886, divers rédacteurs (Goullé ou Dalle surtout) dans de nombreux conflits parisiens, décrivent, mais aussi prennent parti et organisent au besoin, inaugurant un type nouveau de journaliste « engagé » auquel les ouvriers, encore privés de centre, ont souvent spontanément recours98, d’autant plus en l’occurrence que Le Cri ne se voulait lié à aucune « chapelle ». La différence fondamentale avec la presse radicale est évidente : le journal socialiste n’est plus seulement une tribune, mais un fer de lance, un acteur. La nature de l’information fournie s’en trouve du même coup modifiée. Elle est la voix de l’ouvrier que l’excessif recul des documents officiels, ou la bourgeoise civilité de la presse radicale tempèrent parfois jusqu’à l’étouffer. Par une conjoncture heureuse, explicable, et qui, au demeurant, est une raison de choisir cette période, jamais peut-être la presse socialiste n’a donné plus volontiers la parole aux ouvriers eux-mêmes, jamais la revendication sociale n’a revêtu plus de spontanéité. Non seulement sont publiés en abondance les documents de groupes, d’organisations ouvrières, mais aussi les correspondances individuelles. Elles alimentent certaines rubriques, comme la « Revue des bagnes », qu’on retrouve dans la plupart des journaux socialistes de la décennie, notamment dans ceux des grandes régions industrielles (série des Forçats du Nord, La Défense des Travailleurs de Reims, L’Emancipation des Ardennes, etc.), où s’égrènent comme une litanie tous les griefs du prolétaire contre le « garde-chiourme », bourreau de travail et bourreau des cœurs, contre le concierge, ancêtre du pointeur, contre la cloche, cauchemar de l’ouvrier mal rompu à la discipline usinière ; ou encore les listes de souscriptions pour les grévistes, modestes oboles qu’accompagnent toujours de lapidaires « envois », vengeurs, gouailleurs ou attendris, beau matériau pour sonder les mentalités. En rompant le silence, en libérant la plainte, la violence et l’injure, la presse socialiste, comme la presse anarchiste à laquelle en cette période elle ressemble à certains égards, assume une fonction psychanalytique qui a son prix.
3. LA MEDIATION PROPRE DE LA PRESSE
47Entre les « faits » et le public, la presse n’est pas une simple courroie de transmission. Elle interpose sa médiation, subtil mélange de lumière et d’ombre, qui rend si difficile l’appréciation des événements et de l’opinion sur lesquels on a coutume de l’interroger. Trop d’éléments nous manquent pour estimer cette médiation qui constitue le pouvoir, la fonction propres de la presse. Les études anciennes, indispensables répertoires de titres et de rédacteurs, tel l’épais, utile et pourtant sommaire Avenel99, sont singulièrement muets sur la vie profonde des journaux et notamment sur leurs racines économiques. La presse est-elle l’interprète de groupes financiers ? Des sociétés industrielles disposaient-elles d’organes attitrés ? Où en est, alors, la formation de ce « pouvoir social », qui selon Jean Lhomme, devient d’autant plus important qu’il y a contestation de la domination bourgeoise sur le plan politique ? Autant de questions fondamentales dans notre perspective. Nous pressentons bien qu’en cas de grève, certains journaux sont les avocats du patronat : mais la preuve nous échappe d’une liaison organique entre groupes économiques et presse100. La médiation politique de la presse est plus flagrante et d’un mécanisme apparemment tout schématique : sur les conflits sociaux, la presse de gouvernement fait silence, la presse d’opposition vacarme. Ainsi, les grèves de 1878 sont voilées dans les journaux républicains qui expliquent l’agitation ouvrière par de mystérieuses menées bonapartistes, violemment éclairées au contraire dans les périodiques monarchistes, qui gonflent les effectifs en grève et multiplient les incidents. La place, la nature, la date même des informations sont étroitement conditionnées : en mai 1880, les lecteurs du Pays, du Gaulois, du Figaro sont informés dès le 6 des grèves du Nord ; ceux du Rappel, du 19e Siècle, du Temps, le 8 ; ceux de la Justice seulement le 12 ; la date des premiers éditoriaux s’ordonne selon un semblable dégradé : elle est, en gros, d’autant plus précoce que le journal est plus extrême : le 9 pour Le Petit Caporal, le 11 pour Le Gaulois, le 16 pour La Défense sociale et religieuse, le 17 pour La France, le 19 pour La Lanterne, le 20 pour L’Evénement, Le Figaro et le 21 seulement pour le peloton des journaux républicains, tels Le 19e Siècle, Le Temps, La République française, Le Rappel, La Justice. Seule la presse dite d’information, et apolitique, est plus tardive encore : Le Petit Journal publie le 22 mai un unique éditorial sur ces coalitions ; l’indifférence est ici un système.
48Economique, politique, la médiation de la presse est encore technique. Nous avons évoqué plus haut combien l’historien est redevable aux progrès du reportage et de l’interview : comme le peintre, le journaliste découvre les vertus du plein air et révèle du même coup à ses lecteurs la vie concrète des usines et des faubourgs. Mais à l’inverse, le goût du sensationnel, inévitable ponctuation du langage journalistique, tend à maquiller le réel, à sélectionner les événements les plus pittoresques ou les plus tragiques. Plus qu’à la continuité de la revendication sociale, qui seule donne la mesure du mouvement ouvrier, c’est à la grande grève, massive, longue, dramatique, que les journaux sont sensibles ; pour eux, la grève type sera longtemps celle des mineurs, comme ces derniers, parés des prestiges terrifiants de l’enfer noir, sont au 19e siècle le symbole même du prolétariat101. Germinal a une profonde nécessité. A Paris, deux autres types de grève se disputent la seconde place : grève des terrassiers, tumultueuse et colorée ; grève des cochers, génératrice d’un Paris insolite, silencieux et vide, où le consommateur commence à percevoir sa dépendance vis-à-vis des services collectifs et à s’interroger sur le bien-fondé de telles coalitions. Ainsi, souvent, le choix du journaliste contribue à conserver dans le public une image exceptionnelle de la classe ouvrière, traditionnelle et romantique : classe dangereuse, tapie dans la pénombre des faubourgs, dont les apparitions fulgurantes, redoutables ou pitoyables, font parfois s’émouvoir et plus souvent trembler. Jules Huret évoque à propos du 1er Mai, le penchant des foules pour « les frissons dramatiques » : « certains événements, malgré leur retentissement énorme, méritaient-ils bien l’effroi qu’ils ont causé ? ou ne s’est-on pas effrayé quelque peu par jeu, amour des émotions théâtrales ? »102. Nous aurons à nous interroger sur l’authenticité de la peur sociale à cette époque. Constatons pour l’instant le rôle contradictoire de la presse, qui rapproche l’objet en même temps qu’elle le déforme, à la fois transparence et obstacle.
49Ainsi, la presse fournit sur les grèves, surtout après 1880, une documentation croissante, essentiellement qualitative, d’une grande variété de provenance et de nature (informations, matériaux originaux, commentaires) souvent indispensable pour saisir la tonalité ouvrière, irremplaçable pour appréhender l’opinion ; elle donne de l’épaisseur aux faits dont seules les sources administratives permettent de reconstituer la chaîne. Nous avons employé conjointement les unes et l’autre ; pour 59 % des conflits, ordinairement les plus minces, nous ne disposions que d’un type unique de sources, tandis que 41 % ont au contraire bénéficié de plusieurs éclairages ; 32 % des grèves sont redevables à la presse103. Les archives administratives représentent 70 % de l’ensemble des sources utilisées, la presse 20 % ; le reste, en comparaison, est de peu d’importance.
50Naturellement, il en va différemment pour l’étude de l’environnement, où les grèves nous introduisent et qu’elles nous conduisent sans cesse à interroger. Les sources seront présentées et critiquées au fur et à mesure de leur utilisation particulière. Soulignons néanmoins tout ce que nous devons pour la compréhension du monde ouvrier aux recherches officielles : enquêtes parlementaires de 1872 et 1884, travaux de l’Office du travail, notamment l’importante publication sur Salaires et durée du travail dans l’industrie française, remarquable par l’étendue de ses préoccupations et la nouveauté de ses méthodes ; aux œuvres des « sociologues » : Le Play et son école, du Maroussem, de Seilhac, Maxime Leroy..., aux études des économistes : Rist, Levasseur, Simiand..., à certaines publications comme le Journal de la Société de Statistique de Paris : aux descriptions enfin d’enquêteurs individuels, plus ou moins journalistes : Barberet, Henri Leyret, les frères Bonneff, Jacques Valdour...
51Mais il n’était présentement question que d’examiner les sources touchant notre objet propre : les grèves, d’en faire la critique, c’est-à-dire l’histoire. Car rien n’est moins immobile qu’une source, expression d’une relation sociale. A travers elle, nous mesurons la pesée du mouvement ouvrier et sa résonance. Histoire d’un regard et d’un jugement, elle nous introduit au cœur même des rapports de la grève et de la société.
Notes de bas de page
1 J.-P. Aguet, 1954.
2 Cf. P. Bernard, 1939. Pour le volume de l’Histoire socialiste, consacré au Second Empire, Albert Thomas avait, le premier sans doute, tiré grand profit de la consultation de ces mêmes rapports, récemment ouverts au public.
3 R. Eches, 1954, travail qui repose sur le dépouillement systématique de BB 30, montre bien les limites de cette source qui ne permet aucune analyse hiérarchique des conflits.
4 A. Thomas, s.d., p. 192 : « Les recherches de notre camarade Pierre Caron aux Archives nationales ne nous ont pas permis de retrouver la série Coalitions, qui fut sûrement constituée... au ministère de la Justice. »
5 F. Simiand, 1932, t. III, diagramme 21.
6 Lors d’une recherche sur les coalitions de la Restauration, F 7 nous a fourni 135 cas et BB 18 seulement 37.
7 J.-P. Aguet, 1954, a peu tiré de F 7 (p. XXII).
8 Cf. J. Tulard, 1965.
9 On en trouvera la liste dans la bibliographie. Ainsi, en 1878, sont envoyés à Saint-Chamond, l’agent 47 (Arch. préf. pol., BA 171) à Montceau-les-Mines, Lombard (BA 185) ; en 1883, Dey est dépêché à Marseille lors de la grève des dockers (B A 172). Ces agents opéraient par leurs propres moyens, doublant les services de police locaux qui n’avaient pas toujours des possibilités équivalentes.
10 F 7 12774 à 12792, Grèves 1897-1909 ; 12912 à 12920, Grèves 1900-1914.
11 Ainsi F 7 12912 renferme des tableaux récapitulatifs des grèves durant chaque gouvernement de 1884 à 1899. Cette recherche avait été faite à la demande de Waldeck-Rousseau en 1899, par suite d’une campagne de presse qui insistait sur le grand nombre de grèves, la recrudescence d’agitation sociale, qui marquaient chaque ministère Waldeck.
12 Sur l’Office du travail, on peut consulter P. Pic, 1902, p. 117.
13 Sur ces difficultés, voir P. Pic, 1902, p. 121 et 141.
14 Barberet fut chef du Bureau des associations professionnelles au ministère de l’Intérieur de 1880 à 1905.
15 P. Pic, 1902, p. 262.
16 P. Pic, 1902, p. 123 : « Rien n’empêche le directeur de l’Office du travail de déléguer temporairement les fonctions d’agent du service extérieur à un inspecteur du travail, ou même à un citoyen quelconque, sans attache officielle avec l’administration, mais en situation de fournir des renseignements sûrs à l’Office sur telle industrie, ou sur les conditions du travail dans telle ou telle région. »
17 A défaut d’une biographie d’A. Fontaine, on peut consulter, J. Montreuil, 1947, p. 264 ; la notice nécrologique du Jour. Soc. Stat. Paris, 1931, p. 280 ; Arthur Fontaine (1860-1931), Discours à ses obsèques, Annemasse, Grandchamp, 1931.
18 L’œuvre sociologique de P. du Maroussem est importante. Son livre, Les enquêtes, pratique et théorie, 1900, est un des meilleurs écrits à l’époque sur le sujet. Plusieurs des enquêtes de du Maroussem ont été publiées dans le cadre de l’Office du travail : L’alimentation à Paris ; Le vêtement à Paris ; Les associations ouvrières de production (en collaboration avec A. Fontaine). Il fut le représentant de l’Office du travail dans l’enquête parlementaire sur l’industrie textile de 1904.
19 Séances du Congrès ouvrier de France, session de 1876, tenu à Paris du 2 au 10 octobre, Paris, 1877, p. 315 et sq. Séances du Congrès ouvrier socialiste de France, 3e session Marseille (20-31 octobre 1879), Marseille, 1879, p. 254-267.
20 Séances du Congrès ouvrier de France, 2e session tenue à Lyon (28 janvier-8 février 1878), Lyon, 1878, p. 455.
21 Congrès de Marseille, op. cit., p. 614 et 820.
22 Ibid., p. 263.
23 Ibid., p. 260 : « Il faut reprendre l’idée des sociétés de résistance, que l’on a eu tort d’abandonner, lorsqu’on s’est entiché de la coopération. Il faut remettre en honneur la grève que l’on a trop dénigrée, sans s’apercevoir qu’on affadissait les caractères. »
24 F 12 4651.
25 Arch. dép. Alpes-Maritimes, V M (1), Grèves 1880-1898 ; préf.-min. Com., 20 juin 1882.
26 F 12 4657, min. Com.-préf. des Bouches-du-Rhône, 28 avril 1882 : le ministre fait remarquer que les treize grèves indiquées au tableau récapitulatif pour 1881 n’ont pas été signalées « dès leur apparition ». « Je vous serai en conséquence obligé de veiller à ce qu’à l’avenir tontes les grèves, si peu importantes qu’elles puissent paraître, soient portées à ma connaissance dès qu’elles se produiront. »
27 Arch. nat., F 12 4664.
28 F 12 4656, min. Com.-préf., 7 juin 1882.
29 F 12 4651, pièce 667, par exemple : min. Agr. et Com.-préf. du Rhône, juin 1870, demande de renseignements sur les grèves survenues dans le Rhône en 1865.
30 F 12 4666, Relevés généraux des grèves 1864-1870.
31 F 12 4666.
32 Statistique annuelle de la France, 1885, t. XV, Paris, 1888.
33 Cf. bibliographie.
34 La Statistique s’intitule depuis 1893 Statistique des grèves et des recours à la conciliation et à l’arbitrage.
35 Goetz-Girey, 1965, p. 186.
36 Circulaire de 1895.
37 Circulaire de 1905.
38 Statistiques des grèves 1896, 1897, p. III, note 1.
39 Circulaire ministérielle de 1905.
40 Ibid.
41 Cf. G. Chevry, 1962, p. 48 et sq.
42 Circulaire ministérielle de 1905.
43 La circulaire du 4 avril 1956 prescrit avant tout aux inspecteurs du travail l’envoi de fiches dûment remplies et souligne le caractère facultatif et secondaire des rapports narratifs. De façon générale, pour une comparaison avec les sources et méthodes en vigueur après la seconde guerre mondiale, on peut se reporter à l’ouvrage de R. Goetz-Girey, 1965, p. 54 et sq.
44 L’ouvrage, à paraître, de E. Shorter et Ch. Tilly, Strikes in France, 1830 to 1968, constitue la première exploitation vraiment systématique de la Statistique des Grèves.
45 Sur les statistiques syndicales, voir V. Turquan, 1892.
46 A ce sujet, signalons plusieurs études parues dans le Jour. Soc. Stat. Paris : H. Duhamel, 1885, p. 482 ; id., 1887, p. 239 et 258 ; Fuster, 1909.
47 Le premier recensement professionnel a été mené en 1896, puis en 1901, conjointement avec les dénombrements quinquennaux de la population. L’Office du travail en assumait la responsabilité en liaison avec la Statistique générale de la France chargée des opérations ordinaires du dénombrement.
48 On ne saurait parler de véritable statistique du chômage dont on sait au contraire combien elle fait défaut pour l’appréciation du revenu réel ouvrier. Depuis janvier 1894, le Bulletin mensuel de l’Office du travail publie régulièrement des données sur l’emploi fournies par les syndicats. La première tentative pour mesurer globalement le chômage date du recensement de 1896 ; elle est renouvelée en 1901. Au début du siècle, de nombreux auteurs se préoccupent des imperfections de cette atteinte du chômage : cf. M. Lazard, 1909 ; L. A. de Lavergne et P. Henry, 1910.
49 P. Pic, 1902, p. 227 et sq., donne de nombreux renseignements. Les statisticiens français étaient assez bien informés et suivaient le développement des réalisations étrangères ; cf. à ce sujet, nombreux articles dans le Jour. Soc. Stat. Paris : Levasseur, Liégeard, etc.
50 Cf. J. Leiby, 1960.
51 Cf. notamment, Griffin, 1939.
52 V. Mataja, 1899 ; M. Meyer, 1907.
53 Gebiete und Methoden der amtlichen Arbeitsstatistik in den wicbtigsten Industriestaaten, bearbeitet im Kaiserlichen statisticben Amte, Abteilung fur Arbeiterstatistik, Berlin, trois volumes parus successivement en 1904, 1908 et 1913 : les données des statistiques du travail, dont celles des grèves, sont comparées pour 19, puis seulement 8 pays en 1913.
54 I. B. Cross, 1908.
55 Office permanent de l’Institut International de Statistique, t. VI, La Haye, 1920, p. 127-147 ; B.I.T., 1926.
56 1902, p. 210.
57 Sur Waldeck-Rousseau, cf. la thèse de P. Sorlin, 1966.
58 Ainsi, en 1895, le Board of Trade britannique a adressé 1 265 questionnaires aux patrons, obtenu 754 réponses (59 %) et envoyé 828 formulaires aux trade unions qui ont répondu dans la proportion de 67 % (577 réponses). Le Bureau of Labor de Washington a usé de la méthode du questionnaire notamment pour l’établissement de la première statistique décennale publiée en 1880 par J. E. Weeks dans le Tenth decennial census.
59 F 12 4730 à 12 4767, Correspondance des inspecteurs sur le travail des enfants (observations de la loi de 1874) et depuis 1883, sur le travail des adultes, 1875-1892.
60 Arch. nat., F 12 4666.
61 Arch. nat., C 3024, Procès-verbaux de la commission d’enquête (manuscrits).
62 Souligné dans le texte.
63 R. Dreyfus, 1937. L’auteur montre que de 1873 à 1877, le gouvernement de l’Ordre moral a remplacé tous les hauts fonctionnaires hostiles à sa politique ou seulement indifférents à elle, par ses créatures ; d’où la vigueur de l’épuration par la suite.
64 Il n’existe pas, pour notre période, de série spécifique de la gendarmerie aux Archives nationales. Des démarches aux archives du ministère de la Guerre à Vincennes n’ont rien donné. Mais les rapports de gendarmerie étant adressés à de multiples autorités — non seulement ministre de la Guerre, mais aussi de l’Intérieur, du Commerce et préfet lui-même — on en retrouve bon nombre soit dans F 12, soit dans les séries M des départements.
65 Sur les archives judiciaires départementales, très inégalement riches et accessibles, cf. bibliographie.
66 J. Huret, 1897 et 1902.
67 Cf. F. L’Huillier, 1957, p. 43 et sq.
68 Le 19e Siècle, 22 juillet 1878.
69 La Pléiade, t. III, p. 1805, dossier préparatoire au roman.
70 Le Temps, 25 mai 1880, p. 1 ; même idée dans L’Evénement, 3 juin.
71 Le Temps, 23 mai 1880. L’envoyé du Temps donne les horaires du tisseur : « ... une journée de 14 heures dont 12 heures consacrées au travail... Dans certaines fabriques on va jusqu’à 13 heures et 13 heures 30 ».
72 Le Temps, 8 mai, enquête à Reims.
73 L’Evénement, 25 mai 1880.
74 Le Temps, 29 avril 1880. En 1870, au Creusot, les journalistes cherchent à influencer Assi, le leader de la grève.
75 Le Temps, 12 mai 1880.
76 J. Huret, 1897, p. 13.
77 Ibid., p. 104.
78 A ce sujet, cf. P. Bricogne, 1966.
79 D’après Arch. nat., F 18 2365 qui donne le tirage des journaux politiques publiés à Paris, au 1er septembre et au 1er octobre 1880. Cette cote nous a été indiquée par M. Pierre Albert.
80 H. Feller, 1965.
81 J.-P. Aguet, 1954, p. XXII.
82 Le 7 mai 1865.
83 L’Opinion nationale, 15 et 18 mai 1865.
84 Sur cette tentative manquée de création d’un organe ouvrier, cf. G. Weill, 1924, p. 77.
85 Ibid., p. 79-80.
86 Arch. dép. Cher, série M, Grèves, n° 22, préf.-min. de l’Int., 2 février 1870 : les ouvriers de Torteron lisent La Marseillaise ; le journal circule de main en main ; le cabaretier Debord est un diffuseur de la presse parisienne : « on lit ces journaux sur les chantiers aux heures des repas ». Ibid., série U, Affaires de Torteron (1869), rapport de gendarmerie du 9 mai 1869 : un certain Desmoulins demande à un charron de Jouet-sur-l’Aubois de lui procurer Le Réveil et il réunit chez lui 13 personnes de 7 à 11 heures du soir pour prendre connaissance du journal.
87 Le Radical, dans le même numéro du 15 novembre 1871, rétorque a La Gazette de France qui l’accusait de soutenir la grève des mécaniciens de Roubaix : « Pourquoi donc condamnerions-nous a priori ces mouvements si le motif qui les provoque est légitime ? » et adjure les bijoutiers du Palais-Royal de renoncer à leurs prétentions : « Nous croyons remplir un devoir en faisant remarquer à ces ouvriers que le refus de travail qu’ils annoncent ne fera qu’augmenter la crise qui pèse sur toute la population de Paris. »
88 Toute une littérature radicale vante le modèle anglais : par exemple, M. Nadaud, 1872.
89 Le Rappel, 4 mai 1873, écrit à propos d’une réunion d’ouvriers selliers : « Comme toujours, nous avons constaté la tenue parfaite de l’assemblée. Syndics et sociétaires étaient pénétrés du devoir sérieux qu’ils remplissent. Chacun des membres garde l’attitude qui convient à des citoyens soucieux avant tout de leur dignité. »
90 Séances Congrès de Lyon, 1878, p. 301.
91 Ibid., p. 325.
92 Il faudrait poursuivre les recherches amorcées par J. Dubois, 1962 : sur « socialisme » et « socialiste », cf. p. 124 et sq. L’auteur montre que le couple « social-socialiste » a tendance à se dissocier. Entre 1871 et 1880, nous pourrions donner de nombreux exemples d’une union persistante, et volontairement réaffirmée dans les années 1879-1880, contre de nouvelles définitions. « Le socialisme, convenablement compris, embrasse toutes les conditions d’existence et de prospérité de la nation », écrit Corbon dans Le Rappel, 16 avril 1880. Un des principaux organisateurs du congrès de Marseille, Jean Lombard, définit le socialisme comme « la science sociale », Séances... Congrès de Marseille, 1879, p. 39 ; et Arnoux, chaudronnier en fer, déclare : « le socialisme est l’ensemble des connaissances nécessaires pour détruire les maux de l’humanité » (ibid., p. 233).
93 N° du 22 février 1879 ; dans le même sens, Emile Chausse écrit : « Des grèves sont annoncées à Reims, au Cateau, et parmi les cantonniers d’Epinal. L’espace nous manque pour en entretenir nos lecteurs » (8 mars 1879).
94 28 juin, 5 juillet.
95 18 octobre 1879 : manchette à la une : « Les grèves du bâtiment », par Jules Cazelles, ouvrier menuisier.
96 27 décembre 1879, 3 et 10 janvier 1880.
97 Voici quelques exemples de cette manière de faire : Arch. préf. pol., B A 168, pièce 60, rapport de police du 28 février 1884, au sujet de la grève des ébénistes de la maison Lhoste signalée par Le Cri du même jour ; BA 172, pièce 384, rapport du commissaire de police de Saint-Ouen sur des rixes à la raffinerie parisienne indiquées par Le Cri du 5 décembre 1885 ; BA 176, pièce 368, rapport du 22 juin 1887, sur une grève de 22 monteurs en chaussures de la maison Tressens (Le Cri du 20 juin) ; Arch. nat., F 12 4663, rapport du 8 mars 1885 corrobant Le Cri du 13 janvier sur des incidents à l’Imprimerie nationale, etc.
98 Les tailleurs de Paris adoptent Le Cri comme journal officiel de leur grève du printemps 1885 : Arch. préf. pol., B A 173 ; de même les roulettiers de Bagnolet : BA 182. Lors de la grève des selliers de l’équipement militaire en janvier 1887, Goullé est présent à toutes les réunions ouvrières et on sollicite son avis ; en juillet, les mêmes selliers à nouveau en grève, dépêchent six ouvriers auprès de Dalle « au sujet de la marche à suivre pour être reçu par le ministre de la Guerre » (BA 175, p. 401).
99 H. Avenel, 1900.
100 C’est dire tout l’intérêt de la thèse en préparation de M. P. Albert sur la presse en France (1871-1880). Et l’importance de celle, récemment parue, de F. Amaury, Le Petit Parisien, Paris, PUF, 1972.
101 100. La mine et les mineurs sont le thème de prédilection de l’iconographie ouvrière de L’Illustration ; ils fournissent environ les trois quarts des gravures entre 1870 et 1914.
102 J. Huret, 1897, p. 3.
103 Il s’agit surtout de la presse parisienne. Pour la presse de province, nous avons dépouillé systématiquement la presse socialiste, et nous avons eu recours aux périodiques les plus notables en cas de grèves importantes. Ajoutons que la presse parisienne cite très souvent la presse provinciale, que les dossiers d’archives départementales comportent beaucoup de coupures de journaux locaux : nous n’avons compté ici que les cas d’utilisation directe de la presse.
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