1 La construction de cet ouvrage s’est appuyée sur un colloque que nous avions organisé à l’Institut d’études politiques de Paris en mars 2001, avec l’aide de l’Association française de science politique dont Pierre Muller assurait la présidence, et de la mission de Recherche Expérimentation du ministère de l’Emploi et de la Solidarité, dont Pierre Strobel est le responsable. Cette rencontre a bénéficié des réflexions de Jean Leca, Marie-Christine Kessler, Jacques Commaille, Alain Ehrenberg, Aline Lovell, Bruno Jobert, Jean-Pierre Dozon, Georges Vigarello, Paul Rabinow, Pierre Lascoumes, Philippe Urfalino, Dominique Dammame et Jacques Lagroye, dont les contributions ont nourri le présent ouvrage.
2 C’est la thèse de Bryan Turner : « Recents Developments in the Theory of the Body, in M. Featherstone, M. Hepworth & B. Turner (eds.), The Body. Social Process and Cultural Theory, Londres, Sage Publications, 1991, p. 1-35. On peut ajouter que les historiens semblent s’être engagés plus résolument dans l’exploration de la construction sociale du corps : voir notamment Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1985.
3 Comme l’écrit notamment Françoise Héritier dans Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. L’invisibilité du genre a toutefois été analysée auparavant dans nombre de travaux, en particulier depuis Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women. A Reinvention of Nature, Londres, Free Association Books, 1990 et Thomas Laqueur, Making sex, Body and gender from the Greeks to Freud, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990.
4 Dans le sillage de Claude Lévi-Strauss, en particulier dans la première partie d’Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958. Paradoxalement-du moins en apparence – c’est le plus anti-cartésien des philosophes, Ludwig Wittgenstein, qui va le plus loin dans cette voie de la définition du monde par le langage, cependant que l’héritier proclamé de la pensée cartésienne, Maurice Merleau-Ponty, retrouve la matérialité du corps à travers sa phénoménologie de la perception.
5 On pense bien sûr au fameux article : « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1980, p. 363-386 (1re éd., 1934).
6 Avec Purity and danger, Londres, Routledge et Kegan Paul Ltd., 1967 (traduction française : De la souillure, Paris, Maspéro, 1971), Mary Douglas a jeté les bases d’une approche anthropologique des notions de risque et de danger, d’hygiène et de pureté. Elle montre notamment comment l’ordre symbolique du monde se construit en référence à l’ordre physique du corps.
7 Dans « Embodiment as a Paradigm for Anthropology », Ethos, 18, 1990, p. 5-47, Thomas Csordas propose un modèle anthropologique tentant de rendre compte de la manière dont l’ordre social s’incorpore dans les conduites des individus. Développée à partir d’une étude de cas sur le Renouveau charismatique, l’analyse a une portée théorique plus générale.
8 Pour reprendre l’analyse profonde de Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, texte établi par Claude Lefort.
9 Dans La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, et La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975 (1re éd., 1939).
10 Dans La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979 et dans Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
11 Significativement, le titre de son recueil de textes parus sur ce thème s’intitule Quel corps ? Paris, Maspéro, 1978.
12 Voir l’introduction de Bodies that Matter : On the discursive Limits of ‘Sex’, New York, Routledge, 1993.
13 Dans son essai de synthèse « For a Sociology of the Body : An Analytical Review », in M. Featherstone, M. Hepworth&B. Turner (eds.), The Body. Social Process and Cultural Theory, op. cit., p. 36-102, Arthur W. Frank en appelle à ce travail d’explication : « En quoi, se demande-t-il, le cours de la sociologie aurait-il été différent si l’ouvrage classique de Mead s’était intitulé Body, Self and Society ? Que se serait-il passé si Durkheim avait analysé le suicide depuis une perspective d’acte incorporé transformant un corps vivant en un corps mort, ou si Weber avait privilégié les changements d’usages et d’attitudes du corps alors qu’il formulait le lien entre le protestantisme et le capitalisme ? Le problème n’est pas seulement ‘et si ?’, mais plutôt :’pourquoi pas » La question est bien en effet de s’interroger sur les raisons d’une absence.
14 Au début du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1971, que Rousseau a écrit en 1754, il annonce : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité ; l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit ou de l’âme, l’autre que l’on peut appeler inégalité morale, ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des hommes [...] On ne peut pas demander quelle est la source de l’inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot. On peut encore moins chercher s’il n’y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités. » Le corps est donc renvoyé du côté de la nature, hors d’atteinte du politique.
15 Les citations sont extraites de son ouvrage Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, et de son article: « Articulations et substances », L’Homme, 154-155, 2000, p. 21-38. Dans une contribution au même dossier, « Usages de la science et science des usages. À propos des familles homoparentales », L’Homme, op. cit., p. 391-408, Éric Fassin montre en quoi cet usage naturaliste du structuralisme, qui fonde dans la matérialité du corps des invariants servant dès lors à fonder une norme anthropologique, s’oppose à la pensée de Claude Lévi-Strauss pour qui, au contraire, toute norme est culturelle.
16 Dans l’article déjà cité, il justifie ainsi, avec une note d’humour, son intérêt pour cet objet encore si peu exploré : « Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne le fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans le sens de l’inconnu. Or, l’inconnu se trouve aux frontières des sciences [...] Ces terres en friche portent d’ailleurs une marque. Il y a toujours un moment où la science de certains faits n’étant pas encore réduite en concepts, ces faits n’étant même pas groupés organiquement, on plante sur ces tuasses de faits le jalon d’ignorance :‘Divers’. [...] Pendant de nombreuses années, dans mon cours d’Ethnologie descriptive, j’ai eu à enseigner en portant sur moi cette disgrâce et cet opprobre de ‘divers’ » dans laquelle se trouvaient précisément les techniques du corps.
17 Voir Maurice Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1971 (1re éd., 1947), p. 263-264, et Margaret Lock & Nancy Scheper-Hughes, « A Critical-Interpretive Approach in Medical Anthropology: Rituals and Routines of Discipline and Dissent », in C. Sargent & Th. Johnson (eds.), Medical Anthropology. A Handbook of Theory and Method, New York, Greenwood Press, 1996, p. 47-72.
18 Ainsi Bryan Turner écrit-il dans Regulating Bodies. Essays in Medical Sociology, Londres, Routledge, 1992, p. 67 : « La sociologie, tant dans la théorie classique que contemporaine, a opéré selon une dichotomie cartésienne simpliste du corps et de l’esprit, dans laquelle le ‘corps’ est implicitement relégué dans les conditions de l’action. Le ‘corps’ est donc traité comme un thème qui tombe dans le champ des sciences biologiques et par conséquent en dehors du domaine de la sociologie. »
19 Dans son volumineux ouvrage Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Le Seuil, 1998 (1re éd., 1989), Charles Taylor n’accorde logiquement aucune place au corps dans cette formation. Les sentiments-et non les sens-sont du côté de « l’espace moral ». Quant à la nature-sans l’homme-elle est résolument construite en extériorité à « l’humaine condition ».
20 Il importe à cet égard de demeurer vigilant, dans toute « sociologie du corps », quant au risque de produire un « nouvel essentialisme » contre lequel Nick J. Fox met justement en garde dans « Foucault, Foucaldians and Sociology », British Journal of Sociology, 49(3), 1998, p. 413-433.
21 Dont on peut avoir une vue assez éclectique dans l’ouvrage de Simon Williams & Gillian Bendelow, The Lived Body. Sociological Themes, Embodied Issues, Londres, Routledge, 1998.
22 Pour reprendre le titre de l’important ouvrage de Nikolas Rose, Gouverning the Soul. The Shaping of the Modern Self, Londres, Free Association Books, 1999 (1re éd., 1989).
23 S’agissant de la science politique, probablement faudrait-il d’ailleurs évoquer des éléments particuliers de résistance à l’étude du gouvernement des corps qui s’ajoutent aux obstacles évoqués pour les sciences sociales plus généralement. En effet, dès lors que l’on considère que « l’essence du politique », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Julien Freund, Sirey, Paris, 1965, réside dans la distinction d’un espace public et d’une sphère privée, on conçoit que le corps, lieu consacré de l’intimité, échappe au politique et donc à la discipline qui le prend pour objet. Les approches anthropologiques du politique, telles que proposées par Didier Fassin dans L’espace politique de la santé. Essai de généalogie, Paris, PUF, 1996, permettent de dépasser cette définition essentialiste. De même, l’intérêt de certains politistes pour les nouveaux lieux d’investissement de l’État et de la loi autour de la reproduction et plus largement de la biologie, comme Dominique Menimi dans Les gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Éditions de l’EHESS, Paris, 1996, invitent à reconsidérer ce que peut être le lieu du politique.
24 Voir Folie et déraison, Paris, Plon, 1961, réédité en 1972 sous le titre Histoire de la folie, Paris, Gallimard, 1972 ; Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963 ; Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 ; Histoire de la sexualité, t.1, La volonté de savoir et t. 3, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1976 et 1984. La publication du cours au Collège de France de 1981-1982, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil/EHESS, 2001, éclaire la dernière période de cette pensée.
25 Pour une critique de ce type d’analyse, répandue chez les historiens, on peut se référer au chapitre « La gouvemementalité limitée de la santé publique », dans le livre de Didier Fassin, Les enjeux politiques de la santé, Paris, Karthala, 2000, p. 175-188, ainsi qu’à l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Pierre Dozon & Didier Fassin, Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris, Balland, 2001.
26 On pense notamment à Irving Kenneth Zola, « Medicine as an Institution of Social Control », Sociological Review, 20, 1972, p. 487-504 ; Renée Fox, « The Medicalization and Demedicalization of American Society », Daedalus, 106, 1977, p. 9-22 ; et surtout Peter Conrad & Joseph Schneider, Deviance and Medicalization. From Badness to Sickness, Saint-Louis, Mosby, 1980 ; mais également, en marge de la sociologie, le fameux livre d’Ivan Illich, Némésis médicale, Paris, Le Seuil, 1975.
27 On se référera aux livres de Michael Taussig, Shamanism, Colonialism and the Wild Man. A Study in Terror and Healing, Chicago, University of Chicago Press, 1987, sur la Colombie, de Megan Vaughan, Curing their Ills. Colonial Power and African Illness, Stanford, Stanford University Press, 1991, sur la Zambie, et de David Arnold, Colonizing the Body. State Medicine and Epidemic Disease in Nineteenth-Century India, Berkeley, University of California Press, 1993, sur l’Inde.
28 Dans le Résumé des cows, Paris, Julliard, 1989, il invite à «faire une enquête approfondie sur l’histoire non seulement de la notion, mais aussi des procédures et moyens mis en œuvre pour assurer dans une société donnée, le gouvernement des hommes’ ». C’est durant cette même année qu’il introduit l’expression « gouvemementalité politique » pour désigner « la manière dont la conduite d’un ensemble d’individus s’est trouvée impliquée, de façon de plus en plus marquée, dans l’existence du pouvoir souverain », transformation qui « est liée sans doute à l’émergence de la raison d’État ».
29 Voir le résumé du cours de 1980, publié dans Dits et écrits, t. 4, Paris, Gallimard, 1994, p. 214.
30 Ce mouvement de médicalisation de la société passant par une appropriation cognitive de la santé s’apparente à ce qu’Abram de Swaan qualifie de « proto-profession utilisation » dans Sous l’aile protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995 (1re éd., 1988).
31 On en lira une présentation dans l’article de Dominique Menimi « Vers une confession laïque ? La nouvelle administration étatique des corps », Revue française de science politique, 2000, p. 3-19.
32 Pour Mitchell Dean, qui développe une généalogie de l’État contemporain dans « Ά Social Structure of Many Souls’ : Moral regulation, government, and self-formation », Canadian Journal of Sociology, 19(2), 1994, p. 145-168, « si le thème de la gouvernementalité conduit à refuser la réduction du gouvernement à l’État, de la mòne mainière nous devons aussi refuser la réduction de la subjectivation politique au gouvernement ».