Introduction
p. 5-12
Texte intégral
1Entreprise de longue durée, toute thèse — tout livre — a une histoire. Affaire sans intérêt s’il ne s’agissait que de son auteur. Mais, en dépit de toutes les claustrations qu’impose la recherche du passé, cette histoire n’échappe pas aux couleurs du temps.
2Aucun choix, d’abord, n’est libre, ou indifférent. A l’origine, celui-ci répond à une double obsession, empreinte de ce sérieux un peu candide qui fut celui de la génération étudiante des années 50 : obsession de la classe ouvrière, et d’une histoire « scientifique ».
3Nous avions grandi dans une France du 19° siècle, dans une France très vieille, qui achevait à peine de mourir. Les grands bouleversements économiques et sociaux qui commençaient — la croissance et le sous-développement, la société de consommation et la technostructure, le tiers monde et les « couches nouvelles », la crise du socialisme et celle de la culture... —, nous les pressentions parfois, sans en voir toute l’immense portée. Nous allions vivre une espèce de « Renaissance » baroque et nous ne le savions pas. Notre vision du monde demeurait sagement classique.
4De l’existence, en ce pays, dans un capitalisme classique, d’un prolétariat classique, exploité et conscient, notre modèle et notre espoir, clef de notre destin et de celui du monde, nous ne doutions guère. Les maîtres de l’époque — d’André Breton à Jean-Paul Sartre, de Merleau-Ponty à Emmanuel Mounier — lui présentaient les armes.
5Notre propos, pourtant, n’était pas d’identification. Trop individuelle et éthique, la démarche d’une Simone Weil ne nous satisfaisait pas. Au reste, héritiers respectueux de l’humanisme, nous croyions à la puissance des livres et au travail des savants. Prendre la classe ouvrière pour objet de nos recherches nous semblait la meilleure façon de la rejoindre, notre manière à nous d’« aller au peuple », en même temps qu’au présent.
6Cette histoire, à dire vrai, était périlleuse, encombrée de légendes dorées et de passions adverses. La tentation de l’hagiographie, de l’anathème ou du lyrisme, en ce domaine, sévit toujours. Nous refusions les facilités de l’épopée et les fausses certitudes du schématisme jdanovien. Nous voulions une histoire chaleureuse et libre, compréhensive et rigoureuse.
7C’est qu’en outre, nous croyions à la Science. Sous l’influence d’un néopositivisme diffus, et en dépit de tous nos sarcasmes pour Seignobos, nous rêvions confusément de « physique sociale », de laboratoires historiques, peuplés de chercheurs en blouse blanche construisant les « faits ».
8A un tout autre niveau, l’œuvre d’Ernest Labrousse nous conviait à la série économique, à la statistique et l’enquête, à l’établissement de corrélations et de constantes, susceptibles de sortir l’histoire de son hasardeux destin. Par elle, nous retrouvions la tradition des sociologues français du début du siècle — celle des Durkheim, des Simiand, Halbwachs, Mauss, l’équipe de l’Année sociologique —, qui, curieusement oubliée par une sociologie tourmentée par les démons du verbe, resurgissait dans une histoire anxieuse d’être la sociologie du passé.
9Nous nous défiions de l’histoire « littéraire » et de l’idéologie. Tout texte, toute idée excitaient nos soupçons ; ils devaient être pesés. La mesure nous hantait, et le nombre, pur et dur, dont les arêtes métalliques tranchaient la trame trop molle du discours historique, douce rêverie de promeneur solitaire.
10La quantification poursuivait ses conquêtes. Il serait aisé d’en montrer les étapes. De l’économique, où elle s’affinait, exigeant non plus seulement des séries de faits isolés mais de comptes intégrés, elle étendait son champ à tous les aspects du social. Seul, ce qui se compte nous paraissait matériau noble et sûr : l’enregistrement et les notaires, octrois et archives fiscales, registres paroissiaux et bans de vendange, listes de notabilité et dépôt légal, registres d’écrou et sommiers judiciaires, vote politique et pratique religieuse... Le domaine du mesurable s’étendait à perte de vue, et nous découvrions quels réseaux d’actes répétés constituent les sociétés. L’ivresse sérielle nous tenait. Nous pensions coupe et courbe, secrètement persuadés qu’au bout de nos comptes patients et cumulés, le réel se dresserait, impérieux comme la statue du Commandeur.
11Lorsque, dans les années 60, la mécanographie — des tringles les plus modestes et les plus incommodes aux machines les plus compliquées — et l’ordinateur firent en histoire une entrée tardive, ils trouvèrent des chercheurs souvent empêtrés dans leurs statistiques. Ce fut un secours efficace et, en deçà d’un certain seuil, parfois encombrant, en même temps une incitation à poursuivre. L’ordinateur achevait, prolongeait, systématisait les perspectives quantitatives. Il rendait possibles toutes sortes d’opérations insurmontables manuellement. Il y eut, quelque temps, une folie de cartes perforées, une « philosophie » de l’ordinateur, aujourd’hui dépassées. Cet instrument remarquable ne saurait tenir lieu de problématique. Toutefois, son influence sur la méthode et l’organisation du travail, la conduite, voire la formulation de la recherche, est certaine et loin d’avoir épuisé ses effets.
12Le choix de la grève se comprend dans ces perspectives. Objet ouvrier, riche et dense, plongeant en pleine terre, c’est aussi un objet éminemment quantifiable. Il opère la jonction de deux préoccupations.
13Avant de l’élire, pourtant, j’ai longtemps erré. Je songeais, d’abord, à une étude plus vaste, englobant le monde ouvrier de la fin du 19e siècle dans son ensemble, structures et mouvements, condition et idéologies. Les recherches sur le socialisme m’occupèrent quelque temps. Mais les « écoles » d’avant 1893 n’exerçaient qu’une faible séduction sur la classe ouvrière. Ce n’était pas chez Brousse, Guesde ou Vaillant, ni même chez Allemane que je la rencontrerais. Elle les débordait de toutes parts. De plus, en l’absence d’études préalables et partielles, le champ s’avérait trop vaste. Tout était à inventer ; les salaires et l’emploi, la démographie, les qualifications et les stratifications, les métiers et les techniques, le langage et les attitudes devant la vie... Sur tous ces points-là, en dépit des recherches effectuées, il reste aujourd’hui beaucoup à faire.
14Enfin, je me défiais de la tentation des fausses concordances de niveau, tout autant que du piège des volets juxtaposés — économies, structures sociales, « mentalités » —, où les articulations se dissimulent pudiquement dans la pliure du livre.
15La grève me parut le moyen d’échapper à ces périls. Il est temps de dire ses mérites, seule chose dont, le voyage achevé, je ne doute guère.
16La grève est un événement qui parle et dont on parle. A cause d’elle, autour d’elle, les observations se multiplient, les plumes se délient ; non seulement celles des gardiens de l’ordre, mais des chroniqueurs et des conteurs, celles des journalistes que la grève pousse dans les faubourgs, comme elle y convie romanciers et artistes. La grève force l’attention, entretient l’inquiétude, oblige à l’enquête. Elle fait foisonner la matière documentaire.
17Surtout, elle rompt le mutisme auquel les détenteurs de la culture condamnent, habituellement, les classes populaires, ce « monde sous un monde » (Goncourt), abandonnées aux chuchotements de la tradition orale ou au silence nocturne, dès lors qu’elles ne se manifestent pas. Revendications, protestations, pétitions, graffiti, discussions, harangues, chants, slogans, cris, acclamations et injures..., forment les maillons d’un discours susceptible de nous éclairer sur les aspirations, les vouloirs, les représentations des travailleurs. Et ceci, au niveau le plus humble. Des inconnus, à nouveau demain engloutis, surgissent un instant sur le devant de la scène. Précieuses et fugaces silhouettes, armature d’un mouvement dont nous ne connaissons trop souvent que les premiers rôles. Des souffrances tues, des désirs enfouis sous l’usante monotonie du quotidien, affleurent au niveau du langage. Gesticulante et sonore, la grève est jaillissement de la parole, psychodrame où se libèrent des pulsions refoulées. Elle plonge au cœur des masses ignorées.
18Complexe dans ses origines et ses implications, la grève chevauche les classifications et déjoue les terminologies. Par elle, s’articulent diverses « instances » qu’on a trop souvent coutume d’empiler comme un château de cartes. Elle contraint à s’interroger sur leurs liaisons ; elle force au corps à corps des corrélations multiples et des imbrications. Conflit, elle multiplie les rapports entre les classes et les groupes sociaux, habituellement installés dans des compartiments séparés. Ce n’est pas seulement l’ouvrier qu’elle nous présente, mais, comme en un miroir, le patronat, l’Etat, l’opinion, confrontés à lui. La grève est une relation dynamique.
19La grève se reproduit. Elle s’évade de l’accidentel pour acquérir une dimension de « fait social » au sens durkheimien : « doué de contrainte ». Par sa fréquence, elle se prête à l’établissement de séries, passibles d’une analyse de type économique. Là où l’appréhension immédiate, dissociative parce que polarisée par l’exceptionnel, le sensationnel, ne voit qu’épisodes et discontinuités — « poussées, flambées », dit le langage vulgaire —, les économistes, anglo-saxons et plus récemment français, ont déjà tenté de discerner des tendances et des régularités. Dégager la croissance générale de la grève, sa distribution dans le temps — année, mois, semaine —, ses fluctuations ; chercher les relations de celles-ci avec les divers aspects de la conjoncture : voilà un moyen de sortir de l’apparente incohérence journalière.
20Acharnés à débusquer le hasard, nous prendrons garde, toutefois, de ne pas nous laisser prendre au jeu d’une vision prédéterminée, d’un ordre trompeur imposé aux choses. Autant qu’aux concordances rassurantes, on sera attentif aux discordances inquiètes, source d’interrogations, invites à des lectures diverses de la grève. Celle-ci, en effet, en dépit d’une certaine autonomie de structure qui lui confère une existence relativement indépendante de celle des participants, n’est pas une abstraction, mais une décision « humaine » aux racines entrecroisées, où les réalités se trouvent médiatisées par la conscience des acteurs. C’est donc cette « conscience » qu’il faut sonder, à travers le geste et la parole sans cesse confrontés, pour y saisir les zones de sensibilité et d’indifférence, y percevoir les représentations fixées ou flottantes, les pensées cachées, l’impensé même s’il se peut. Mais sur ce chemin difficile, que la recherche a creusé sous nos pas, les guides n’affluent pas.
21Fait mesurable, la grève offre pourtant à l’étude quantitative de multiples prises, directes et indirectes. Unité de base, chaque grève (définie par l’unité du concert ; on y reviendra) présente plusieurs dimensions : extension (nombre de grévistes, mais aussi d’établissements, de communes touchées...), durée, intensité (nombre de journées « perdues »), qui jaugent sommairement son impact dans le temps et dans l’espace, géographique ou social.
22Caractérisée par une morphologie constante dans ses traits fondamentaux, toute grève se comporte comme un ensemble constitué par une combinaison variable d’éléments identiques, susceptibles d’être inventoriés. Par exemple et très sommairement :
23Composantes stables : localisation, datation ;
nature des ouvriers en grève ;
nature de la grève ;
types de revendications...
24Composantes dynamiques : types de déclenchement ;
déroulement : organisations
réunions, manifestations
violences
négociations
médiations
répression
résultats.
25Toute grève peut ainsi être soumise à un questionnaire qui fasse l’inventaire de ces éléments. Dénombrés, ceux-ci permettent de dégager les caractères dominants et les types de grève dans un espace historique choisi. En outre, ces éléments peuvent faire l’objet de nombreuses corrélations (exemple : grèves de femmes, de professionnels, de mineurs, etc. / durée, nature de la grève, revendications, manifestations, violences, médiations, résultats...), si nombreuses qu’on n’utilise, en fait, que les coordonnées les plus classiques (et c’est là sans doute une objection). En tout cas, la grève se prête à une très fine étude interne.
26Ces possibilités commandent une méthode et requièrent des moyens. D’abord, la nécessité d’atteindre une masse statistique importante (en l’occurrence, près de trois mille cas), sans laquelle toute recherche de corrélation, qui exige d’isoler des sous-ensembles plus restreints, serait dérisoire. L’exhaustivité s’imposait, non seulement pour dresser des séries complètes de grèves, mais pour en dénombrer tous les aspects. L’information devait être non seulement signalétique de faits successifs, mais dense et détaillée sur leur contenu. Faute de sources homogènes et intégrales, il fallait en constituer des réseaux se complétant les uns les autres. Heureusement, elles ne manquaient pas : la jeunesse de la grève, l’intérêt ou la peur qu’elle suscite suppléent au raffinement des services administratifs. Les apports cumulés des Archives nationales, de la préfecture de police de Paris, des Archives départementales, systématiquement prospectées, d’une presse inépuisable..., donnent une documentation considérable, même si elle n’est pas toujours la documentation souhaitable.
27Tout ceci me permit d’établir pour chacune des grèves identifiées (2 923 du 1er juin 1871 au 31 décembre 1890) un dossier ou, à tout le moins, une fiche rassemblant le maximum des données souhaitées. Le passage au traitement par ordinateur, non prévu au départ, fut ensuite relativement aisé à réaliser. Ayant obtenu du C.N.R.S. un crédit (10 000 F, 1965), j’établis, avec les conseils de programmeurs de la SODAM, maison chargée du travail, un code qui était la systématisation et la transcription du questionnaire que j’avais, peu à peu, empiriquement élaboré. Il occupait la presque totalité des quatre-vingts colonnes disponibles par carte. Encore avait-on dû se résoudre à envisager des perforations multiples, système compliqué, que je devais regretter par la suite, car il rend certaines corrélations pratiquement impossibles. Chaque grève fut ainsi transformée en carte perforée et ceci en deux temps : 1) établissement par mes soins d’une matrice codée (plus de six mois de travail) ; 2) perforation. C’était, on le voit, l’enfance de la mécanographie et je n’insisterai pas sur cet aspect des choses, déjà fort teinté d’archaïsme. J’indiquerai seulement, et brièvement, en quoi cette technique me paraît avoir influé sur le travail lui-même.
28D’abord, elle a considérablement renforcé l’exigence de précision. Des fiches comportant trop d’inconnues compromettaient l’expérience ; la nécessité d’en réduire le nombre, de compléter sans cesse, m’a fait maintes fois retourner aux sources. D’autre part, elle met l’accent sur l’analyse structurelle de l’objet, puisque les tableaux fournis par l’ordinateur, outre les totalisations d’éléments, font « croiser » entre eux les divers constituants. L’objet est, ainsi, soumis à une rigoureuse analyse interne qui accroît sa résistance, son autonomie, sa cohérence, mais en même temps l’isole de l’environnement, connu de façon beaucoup plus floue. Le contraste est si fort entre ce point bien éclairé et l’ « obscurité » ambiante que, dans un premier temps, on ose à peine y replonger. Le contact avec l’ordinateur (si modeste soit-il...) éprouve fortement les imprécisions du langage littéraire. Est-ce un mal ?
29Ainsi, la méthode adoptée, loin de dissoudre les préoccupations originelles, contribuait à les renforcer. Mon travail s’éloignait de plus en plus d’une histoire des grèves qui n’aurait été qu’un récit, ou une suite de monographies exemplaires, pour s’orienter vers une étude de sociologie historique, description de la grève comme phénomène social à un moment donné du temps.
30Mais pourquoi précisément ce temps-là ?
31D’abord, parce qu’au sein d’un terrain passablement occupé, cette période se trouvait vacante, et non pas par hasard. Obscure, indécise, elle intéressait peu. La renommée voulait qu’après la Commune, l’abattement du mouvement ouvrier fût tel qu’il ne se passât rien. L’éparpillement des sources en paraissait le signe : la statistique des grèves de l’Office du travail ne commence qu’en 1890. Il est curieux de constater que les grands mouvements de grèves de 1878-1880, celui de 1888-1890 ne sont pas signalés par les histoires classiques du mouvement ouvrier. Instinctivement attachées aux cadres institutionnels, celles-ci méconnaissent une époque dépourvue d’organisation syndicale centrale.
32Ces raisons mêmes m’attiraient. Avec la certitude d’avoir les mains libres, j’avais celle d’avoir un sujet neuf où les questions proprement historiques ne manquaient pas. Qu’était devenu le mouvement ouvrier après la Commune ? En avait-il été marqué et de quelle façon ? Comment avait-il accueilli la République naissante ? La loi de 1884 était-elle issue de la seule bienveillance de Waldeck-Rousseau ? Comment expliquer la naissance, bientôt, du syndicalisme révolutionnaire dans ce vide, cette absence ? Il y avait, de toute évidence, un disparu à rechercher.
33A l’attrait de l’inconnu s’ajoutait celui de l’origine. Saisir un phénomène non pas à sa source, mais dans son émergence sociale, a toujours (et souvent de façon bien fallacieuse) fasciné les historiens ! Certes la grève n’était pas au berceau ; mais la loi de 1864, en la libérant des entraves juridiques, lui avait conféré une nouvelle existence. Comment les ouvriers avaient-ils utilisé cette arme ? Comment la société avait-elle réagi ? S’y était-elle adaptée ? L’usage émousse, écule. La grève, de nos jours, est un fait relativement banal qui ne retient l’attention qu’exceptionnellement. On néglige la poussière des petits conflits où se révèle tout autant la difficulté d’être. Décision d’état-major, enchassée dans une stratégie, la grève devient moyen de pression plus que prise de parole. « Jeunesse de la grève », tel pourrait être le sous-titre de ce livre.
34Ce qui me séduisait encore, c’était justement l’absence d’organisation centrale (la Fédération nationale guesdite de 1886 a peu compté) et, peut-être, la latitude d’atteindre les obscurs, cette infrastructure des mouvements sociaux qui nous demeure le plus souvent cachée. Non que la créativité soit le partage des inorganisés. Ils n’échappent pas plus que d’autres aux représentations, au vocabulaire, aux stéréotypes de leur temps qui les cerne au même titre que les organisations. Toutefois, ces dernières sécrètent en outre leur propre langage, révélateur sans doute de la classe qu’elles représentent, mais parfois aussi masque impénétrable. Ce phénomène de superposition se produit dans toutes les organisations. Jugera-t-on de la psychologie des fidèles d’après les seuls textes liturgiques ? Les études de sociologie ou d’ethnologie religieuses nous ont appris à confronter la maxime d’un commandement, les accents d’une prière, aux gestes et aux pratiques du plus grand nombre.
35Il me faut enfin justifier du choix précis des dates. L’absence de limitation dans l’espace, incompatible avec la volonté d’étudier un phénomène social dans son ensemble, d’échapper aux contraintes des monographies historico-géographiques imposait d’en chercher dans le temps. Vingt ans me fournissait une masse nécessaire mais suffisante de cas ; avec les moyens dont je disposais, je ne pouvais guère aller au-delà : le poids de la documentation en histoire contemporaine interdit les vastes horizons séculaires et oriente vers les défrichements de « moments » resserrés. 1871 fournissait un point de départ acceptable. 1890 étonnera davantage, parce que cette date ne correspond à aucune césure économique ou politique. Mais au nom de quoi surimposer celles-ci à un phénomène qu’elles ne commandent pas forcément ? L’idée sous-jacente que tous les ordres de faits obéissent aux mêmes grandes flexions n’est-elle pas sujette à caution ? Il me semble qu’on doit chercher des coupures inhérentes au sujet lui-même, significatives de sa propre histoire, sans préjuger d’aucune liaison. Le 1er Mai 1890, première tentative de mouvement général à l’échelon national, est un nouveau stade dans l’histoire des grèves, très sensible sur leur courbe soudain portée à des hauteurs plus grandes. La grève générale prenant corps pour la première fois et appelant, par son échec même, la formation d’une organisation centrale nous fait aborder à d’autres rivages.
36Voilà donc esquissées les raisons d’un choix, précisé, mais aussi nuancé par la recherche. L’objet un peu simple entrevu dans l’illusion des premières rencontres — « on connaît clairement ce qu’on connaît grossièrement » (Bachelard) — s’est épaissi, enrichi, compliqué. Les belles certitudes originelles ont fait place à de nouvelles interrogations, suggérées à la fois par les exigences sans cesse réactivées du regard présent — à notre horizon, la grève à nouveau flambe — et par la résistance du matériau. Dénombrée, mesurée, la grève nous échappe encore, comme elle se dérobe aux ruses des textes insinuants. Objet pluriel, elle requiert une grande diversité d’approches qui excède l’effort solitaire.
37En même temps que, pourtant, la grève prenait corps, s’alourdissait cette thèse. Et le lecteur de s’étonner : « A quoi bon l’apologie du nombre ? De sa sûreté, de sa concision, vous usez trop peu. Votre livre est bien long et, en définitive, bien “littéraire”. » Il est vrai. Et j’y vois des raisons : l’opacité des choses que les mots s’évertuent à percer ; l’insuffisance d’une formation inapte à tirer des statistiques tout leur suc ; le goût que l’historien conserve pour l’écriture, même s’il n’est — hélas ! — qu’un « écrivant »...
38Tout cela, au reste, dessine une situation : celle — inconfortable — d’une discipline partagée, incertaine, écartelée entre plusieurs langages, sollicitée par diverses méthodes, harcelée par tant de questions, engagée dans la poursuite infernale d’un réel qui la hante et la fuit.
39Assurément, l’histoire est difficile.
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