Témoigner comme victime au Tribunal
Le travail d’appropriation d’un dispositif de prise de parole
p. 267-300
Texte intégral
1Un ensemble complexe de contraintes pèse sur tout témoignage, tant pour ceux qui le produisent que pour ceux qui ont à en juger. Renaud Dulong (1998) s’est attaché à clarifier ce nœud en considérant le témoignage oculaire, en toute généralité, comme une « institution naturelle » dont on peut dégager les propriétés. Pour saisir les visées et les exigences attachées aux témoignages, ainsi que les tensions rencontrées en pratique, il est néanmoins important de prendre en compte la variété de leurs conditions de production. Ainsi, analysant la transformation des témoignages des survivants de la Shoah, Michael Pollak (1990, p. 186-201) a distingué différentes « formes de témoignages » (la déposition judiciaire, le témoignage historique, l’enquête d’histoire orale, et le récit biographique) ouvrant ainsi des pistes pour envisager plus largement leur comparaison. Nous souhaitons contribuer à cette entreprise, en partant du cas des prises de parole des victimes devant un tribunal. Les témoignages de victimes occupent en effet une place de plus en plus importante dans les procès, dans un contexte fortement polémique (Barbot & Dodier, 2014a). Comment les personnes endossent-elles ce rôle au tribunal ? À quel travail se livrent-elles pour s’ajuster au cadre de l’audience et pour accorder celui-ci à ce qu’elles estiment pouvoir en attendre ? Telles sont les questions qu’il s’agit d’aborder1. Avant de présenter l’enquête et les outils d’analyse sur lesquels nous nous appuyons, revenons tout d’abord sur les différents éclairages que les sciences sociales ont portés sur les témoignages des victimes au judiciaire2.
2Un premier ensemble de travaux a éclairé les parcours des victimes avant les témoignages. Ils ont mis en évidence ce que les victimes en attendent : faire valoir des fautes et pointer les coupables (Das 1995, p. 148 ; Claverie, 2007, p. 153) ; faire valoir la réalité des souffrances (Henry, 2003, p. 54-55 ; Das, 1995, p. 147-148) ; obtenir un face-à-face avec le coupable (Jobin, 2006, p. 78 et 187 ; Jobin, 2010, p. 73). Ils ont montré les effets sur les victimes de l’anticipation des rétorsions (Claverie, 2007, p. 162 ; Dussy, 2008 ; Pollak, 1990, p. 190 ; Stavo-Debauge, 2010), ou de l’incapacité du public à comprendre leur situation (Ricœur, 2000, p. 223). Ils ont mis en lumière les processus de sélection et de préparation des victimes avant l’audience (Ravenda, 2016, p. 42 ; Traïni, 2009 ; Wieviorka, 2006, p. 131 ; Jouzel, 2012, p. 81 et p. 157-159 ; Umubyeyi, 2015, p. 81 ; Revet, 2016, p. 59 ; Lefranc, 2013, p. 6), ainsi que les contre-pratiques de certaines d’entre elles face à ce qu’elles perçoivent comme des formes d’imposition problématiques (Jaksic, 2013, p. 48 ; Revet, 2016, p. 58 ; Umubyeyi, 2015, p. 83-86).
3Un autre ensemble de recherches a étudié les pratiques des autres acteurs du procès face aux témoignages des victimes. Elles ont mis l’accent sur la brutalité de ces pratiques : les techniques de dévalorisation (Pollak, 1990, p. 187-190), les procédés d’invalidation de la parole (Claverie, 2009 ; Jaksic, 2013, p. 46), les formes de suspicion (Jaksic, 2013), les rappels à l’ordre (Gribaldo, 2014) ; mais aussi les contre-attaques des victimes et de leurs alliés face à ces offensives (Ravenda, 2016 ; Israël, 2007). Elles ont montré également la part plus incitative ou compréhensive de certains professionnels du droit (Claverie, 2007, p. 163 ; Colemans, 2015, p. 531 ; Paperman, 2000). Nous avons analysé la diversité des manières par lesquelles les avocats reviennent dans leurs plaidoiries sur les témoignages de souffrance des victimes en fonction de leurs stratégies judiciaires (Barbot & Dodier, 2014b). Les recherches issues de l’analyse de conversation et de l’ethnométhodologie ont cherché à cerner les techniques interactionnelles mobilisées par les acteurs du procès et les justifications ou excuses de la part des témoins (Atkinson & Drew, 1979 ; Drew, 1997 ; Matoesian, 1993 et 2001).
4Enfin, un ensemble de travaux s’est penché sur l’après témoignage. Certains chercheurs ont cherché à objectiver l’influence des témoignages sur le sentencing (Feild, 1979 ; Nightingale, 1993), ainsi que la satisfaction des victimes vis-à-vis de l’organisation des témoignages, notamment après l’instauration aux États-Unis du victim impact statement (Erez, 1990 et 1993), ou à mesurer l’éventuel effet thérapeutique de la prise de parole (Casey & Rottman, 2000). De nombreux travaux ont porté sur la réception des témoignages dans l’espace public, et notamment dans les médias (Mouralis, 2002, p. 4 ; Revet, 2016, p. 58), ainsi que sur les processus complexes de renversement des places propres à la logique des « affaires », lorsque les victimes au judiciaire deviennent elles-mêmes les accusés dans l’espace public (Boltanski & Claverie, 2007). D’autres enfin ont examiné, par des enquêtes ethnographiques, les effets à long terme du témoignage judiciaire, notamment dans de petites communautés, tel un village (Le Caisne, 2014, p. 242-246).
5Notre investigation s’inscrit dans un quatrième ensemble de travaux, ceux qui examinent ce que disent les victimes dans leurs témoignages. Deux approches nous intéressent ici par l’effort qu’elles ont entrepris pour expliciter un cadre théorique qui soit en mesure d’appréhender globalement le contenu des témoignages.
6La première approche relève de l’anthropologie de la souffrance morale (Das et al., 2001). Son intérêt pour les témoignages dépasse le cadre judiciaire. Selon cette approche, seules certaines formes de témoignages sont en mesure de révéler véritablement l’expérience de la souffrance morale, telle qu’elle est éprouvée au sein d’une communauté de victimes. D’autres formes, et c’est souvent le cas dans des contextes institutionnels, médicaux et judiciaires, tendent au contraire, selon elle, à occulter la nature véritable des sentiments moraux. Le rôle de l’anthropologie est alors de rendre visible cette expérience morale collective, de mettre en évidence les processus de son occultation par les institutions, et les effets en retour de cette occultation sur l’expérience morale de la communauté. Salmaan Keshvjee, Sheri Weiser et Arthur Kleinman (2001, p. 1089) ont ainsi montré la façon dont le rapport rédigé par l’Institut of Medicine Committee, suite aux auditions publiques des victimes de la transmission du VIH par des produits sanguins aux États-Unis, a « converti la souffrance de la communauté des personnes hémophiles en une analyse politique et un exercice en vue d’améliorer la gestion et la surveillance réglementaire ». Veena Das (1995, p. 148) suggère pour sa part, à propos du procès qui s’est tenu suite à la catastrophe de Bhopal en Inde, en quoi, entre les deux « cosmologies » en présence au tribunal autour de la souffrance des victimes, celle développée par les magistrats a écrasé celle des victimes.
7La deuxième approche relève de l’étude de la legal consciousness, c’est-à-dire de la façon dont les personnes comprennent et utilisent le droit (Silbey, 2005). Le travail de Sally Merry (1990) nous intéresse plus particulièrement car il traite de la manière dont les personnes s’expriment à la barre comme plaignants. Sally Merry interroge ici la place qu’occupent les procès dans le règlement de disputes interpersonnelles dans plusieurs quartiers urbains de l’État du Massachussetts. L’étude porte principalement sur les lower courts, saisis essentiellement pour des problèmes familiaux ou de voisinage. Son hypothèse est que les propos échangés à l’audience se structurent autour de trois discours dominants (juridique, moral, thérapeutique), chacun étant conçu comme un « cadre de significations » (ibid., p. 10) capable d’organiser les interprétations fournies par les parties en présence. Selon Sally Merry, les plaignants mobilisent principalement le discours « juridique » afin de convaincre le tribunal que leurs problèmes familiaux ou de voisinage relèvent bien du droit. Contrairement aux attentes des plaignants, les agents des tribunaux répondent généralement par un autre discours, soit « moral » soit « thérapeutique » ce qui génère tensions et incompréhensions.
8Ces deux approches suggèrent qu’il est possible de faire apparaître, en travaillant sur un ensemble de témoignages à la fois suffisamment important et bien délimité, la « structure » qui sous-tend ceux-ci, c’est-à-dire les schèmes de jugement qui offrent une certaine régularité, ainsi que les interdépendances entre ces schèmes (voir Sewell, 1992, sur cette notion de structure). Saisir cette structure, c’est comprendre les bases à partir desquelles, dans le témoignage au tribunal, les personnes jugent ce qui s’est passé et ce qu’il convient de faire pour y réagir. Une particularité de ces approches est de faire apparaître cette structure comme étant homogène parmi les victimes, soit en considérant, comme dans le cas de l’anthropologie de la souffrance morale, que l’on a affaire à une « communauté de victimes », soit en considérant, comme dans l’étude de Sally Merry, que le discours dominant parmi les plaignants est globalement juridique (par opposition au discours moral ou thérapeutique des agents des tribunaux). On peut penser que ce trait commun tient en partie aux situations étudiées par ces auteurs. Et l’on doit concevoir une approche qui laisse ouverte la possibilité qu’apparaisse, dans d’autres situations de témoignages, une plus grande hétérogénéité des propos tenus à l’audience par les victimes.
Enquêter à l’audience
9Dans cet article, nous nous appuyons sur les données recueillies lors de l’observation de l’audience d’un procès pénal qui s’est tenu en France à la suite d’un drame de santé publique : les contaminations par la maladie de Creutzfeldt-Jakob des enfants traités par hormones de croissance extractives. Ce procès fait partie de ces procès pénaux dits « de masse » qui, au cours des trente dernières années, se sont multipliés en France, mais également dans d’autres pays, autour de drames collectifs (accidents industriels, catastrophes environnementales, attentats terroristes, violences politiques, etc.), et qui sont caractérisés par la place importante accordée à la parole des victimes à l’audience, et plus particulièrement, en France, à celle des parties civiles (Barbot & Dodier, 2014a).
10Les faits invoqués dans cette affaire remontent au début des années 1980. Des enfants présentant des troubles de la croissance recevaient alors des traitements fabriqués à partir d’hypophyses humaines prélevées sur les corps de défunts. Ces hormones de croissance dites « extractives » se sont révélées contaminées par l’agent infectieux responsable de la maladie de Creutzfeld-Jakob (MCJ), une maladie neuro-dégénérative mortelle, à ce jour sans traitement. Les premiers cas de MCJ chez ces enfants sont apparus, en France, en 1988. La maladie est d’incubation lente, et le dernier cas recensé date de 2017, portant à cent vingt et un le nombre de victimes. Il n’existe pas de test de dépistage de la MCJ. Il reste ainsi impossible de déterminer avec certitude qui, parmi le millier d’enfants traités par hormones de croissance extractives (appelés aujourd’hui les « jeunes à risque »), a pu être contaminé et pourrait encore développer la maladie. En 1992, un rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) a pointé de nombreux dysfonctionnements parmi les instances chargées de la production et de la circulation du traitement, principalement l’association France-Hypophyse, l’Institut Pasteur et la Pharmacie centrale des Hôpitaux. Ce drame a fait l’objet de plusieurs procédures extra-judiciaires et judiciaires, civiles et pénales (Barbot & Dodier, 2017). Le procès pénal de première instance s’est tenu, dix-sept ans après le début de l’instruction, au Palais de Justice de Paris, de février à mai 2008 (à raison de trois demi-journées par semaine). Six prévenus, principalement des médecins et des chercheurs, comparaissaient pour les chefs principaux d’homicides involontaires et de tromperie aggravée sur la qualité des produits, en raison des responsabilités qu’ils ont occupées au sein des différentes instances en charge du traitement. Trois associations se sont portées parties civiles. L’une avait rassemblé des parents dès avant le drame, pour aider notamment au développement du traitement par hormones extractives contre les troubles de la croissance. Les deux autres ont été créées après que la procédure judiciaire a été ouverte, comme associations rassemblant des victimes du drame.
11La séquence consacrée aux témoignages s’est tenue sur une période de six semaines, après les interrogatoires des témoins, et avant les plaidoiries et réquisitions. Pendant ces six semaines, les personnes qui s’étaient portées parties civiles ont été invitées à prendre la parole à la barre. Contrairement à de nombreux procès dits « de masse », dans lesquels le tribunal demande aux avocats des parties civiles et aux associations de victimes de choisir quelques représentants pour prendre la parole, le tribunal a accordé à toutes les parties civiles la possibilité de s’exprimer. En définitive, cent seize personnes ont pris la parole, pour une grande part des parents ou des proches d’enfants décédés, mais également quelques « jeunes à risque » ainsi que leurs proches. Les prises de parole ont été de durée et de style très variables, de quelques mots à la limite de l’audible, mêlés de larmes, et exprimés en quelques secondes, jusqu’à des déclarations de deux heures construites autour de lignes d’argumentation soigneusement préparées. Elles se sont enchaînées avec, en de brèves occasions, quelques demandes d’éclaircissements formulées par des avocats ou des magistrats, dans une tonalité généralement peu offensive3. Les personnes ont parfois accompagné leurs prises de parole de photographies des disparus apportées à l’attention du tribunal, des prévenus, ou du public. Quelques rappels à l’ordre de la part du président du tribunal ou d’avocats de la défense, ou quelques mouvements plus diffus d’indignation dans la salle, ont répondu ponctuellement à certaines manières de témoigner (propos jugés excessivement violents, ou adressés directement aux prévenus plutôt qu’au tribunal).
12Nous avons observé l’intégralité de l’audience, en première instance : les notes prises en temps réel ont été consignées dans quinze cahiers, un journal de terrain a été rédigé après chaque demi-journée d’audience. Ces observations ont suivi notre enquête auprès des familles de victimes (réalisée par entretiens, observations ethnographiques dans les associations, et collecte d’archives associatives), à une époque où l’incertitude régnait encore sur la tenue d’un procès pénal (Barbot & Dodier 2010, 2015, 2017). Cette enquête nous a aidés à décrypter les propos échangés et à interpréter les interactions : le dossier présentant des aspects techniques qu’il aurait été plus difficile de suivre en « débarquant » à l’audience, et les personnes faisant référence à de nombreuses situations, voire à des tensions entre elles, sur lesquelles nous disposions d’une connaissance préalable. Nous nous sommes appuyés par ailleurs sur la familiarité acquise avec certaines des parties civiles pour échanger avec elles dans la période de l’audience, ou assister à certaines de leurs discussions en marge du procès. Si ces aspects ne font pas l’objet d’une analyse dans le cadre nécessairement restreint d’un article, ils nous ont aidés à mieux comprendre certains propos, et feront l’objet de développements ultérieurs.
Cadre et méthode d’analyse
13On peut considérer que chacune des formes de témoignages envisagées par Michael Pollak (la déposition judiciaire, le témoignage historique, l’enquête d’histoire orale, et l’entretien biographique) prend place dans un dispositif spécifique. La notion de dispositif présente l’intérêt d’appréhender l’ensemble des éléments matériels et langagiers qui, conjugués les uns aux autres, préparent, encadrent et rendent possibles la production de témoignages (Dodier & Barbot, 2016). Elle donne une consistance conceptuelle à des caractérisations des conditions de production du témoignage qui restent souvent floues dans les travaux où il est alors question du « contexte », du « cadre », des « institutions » judiciaires, médicales, médiatiques, ou autres. Cet article porte donc sur les prises de parole des victimes dans le dispositif de l’audience pénale. Il est centré sur le travail normatif que les victimes engagent dans leurs propos, c’est-à-dire l’ensemble des évaluations, positives ou négatives, qu’elles énoncent concernant des états de chose. Par cette notion, nous regroupons l’ensemble des entités qui font l’objet d’évaluations, en restant ouverts à la variété de celles-ci. C’est en effet un enjeu de l’analyse que d’être en mesure de saisir ce que les victimes veulent porter à l’attention de leurs interlocuteurs, et donc de recomposer ce qui, de leur point de vue, vaut la peine d’être dit au tribunal. Nous désignons par répertoire normatif des victimes à l’audience, l’ensemble des attentes au vu desquelles celles-ci forment des évaluations, ainsi que les principaux schémas de jugement qui reviennent dans les témoignages. La notion de répertoire permet d’accéder à la structure normative de ces témoignages. Elle n’implique pas nécessairement qu’une « communauté de victimes » partageant toutes les mêmes schémas se manifeste à travers eux, comme dans les exemples étudiés par l’anthropologie de la souffrance morale. Elle n’implique pas non plus qu’un discours homogène soit dominant parmi les victimes, comme c’est le cas pour les plaignants étudiés par Sally Merry dans les juridictions inférieures du Massachusetts. Si la notion de répertoire permet de rester ouvert à la variété des propos, elle n’exclut pas pour autant que des schémas partagés puissent apparaître. Elle vise donc à construire un questionnement qui soit sensible aux enseignements de l’enquête empirique. Nous avons ainsi analysé systématiquement les témoignages et les propos des parties civiles tenus à l’audience, à l’aide du logiciel N’Vivo4. En prenant le travail normatif des victimes au cours de leurs témoignages comme objet d’investigation, nous avons pu appréhender à la fois ce qu’elles disent de l’affaire qui a été portée au tribunal et ce qu’elles disent du dispositif du témoignage dans lequel elles s’expriment (ce qu’elles en attendent, comment elles comprennent l’opportunité qui leur est donnée de prendre la parole, quelles sont leurs facilités ou difficultés à s’en saisir, etc.). Il est alors possible de montrer comment des personnes, en même temps qu’elles s’expriment, travaillent leur investissement dans le dispositif par lequel elles s’expriment.
14Notre propos est organisé autour des opérations dont Felstiner, Abel et Sarat (1981) ont montré l’importance dans les parcours des victimes, naming, blaming et claiming. Nous verrons en effet que, à cette étape de leur parcours, face au tribunal, les personnes sont revenues sur chacune de ces opérations, en précisant le sens qu’acquéraient ou devaient acquérir leurs témoignages. Nous dégagerons sur cette base les trois grands processus par lesquels les victimes se sont appropriées ce dispositif de prise de parole : l’élargissement des réalités portées à l’attention des acteurs du dispositif, l’explicitation des finalités associées au dispositif et la définition du rôle qu’elles estimaient devoir y occuper.
L’expression de sentiments de culpabilité
15Les parties civiles qui se sont exprimées au procès de l’hormone de croissance ont souvent consacré une partie de leur témoignage à dire les atteintes dont elles s’estimaient victimes. Elles ont procédé, en public et face au tribunal, à des opérations de naming, au sens de Felstiner, Abel et Sarat. Il s’agissait pour elles de dire les souffrances de leurs enfants décédés, ainsi que les leurs, aux différentes étapes du drame. Des parents sont revenus sur les circonstances qui ont conduit à la prescription du traitement, puis sur l’angoisse liée à l’annonce des premiers cas de contaminations, le plus souvent par les médias. Ils ont alors évoqué le « choc » lié à cette annonce, à laquelle certains ont réagi en tentant de se préserver de tout contact avec des informations qui pouvaient rendre plus tangible la menace, et d’autres en menant de véritables enquêtes pour en savoir davantage et se maintenir au plus près des nouvelles données sur le sujet. Depuis la peur de la survenue des premiers signes de la MCJ chez leur enfant, jusqu’à la dégradation lente et inexorable des facultés du jeune malade, les proches de victimes décédées ont décrit les épreuves qu’ils ont traversées et leurs stratégies de gestion intrafamiliale du drame : la circulation de l’information parmi les membres de la famille, la distribution des rôles et des compétences dans les soins, etc. Si certains témoignages ont été centrés essentiellement sur le récit de ces souffrances, sur ce que certains parents ont appelé leur vécu, d’autres ont également voulu faire part, à l’audience, d’une autre source de souffrance, intime et profonde, due au sentiment de culpabilité qui les tiraillait. Différentes formes de culpabilité ont été évoquées, dont le repérage nous permet de mieux comprendre la nature et le statut de l’expression de ce sentiment dans une audience judiciaire.
Avoir administré un traitement mortifère
16De nombreux parents ont souhaité évoquer le rôle qu’ils ont joué dans l’administration du traitement à leur enfant. C’est la source de culpabilité la plus évoquée. Tout d’abord, le principe même de la mise en œuvre du traitement a été vécu, à la lumière du drame, comme une erreur d’appréciation de leur part. Compte tenu de l’existence d’une petite taille familiale, présentée comme non problématique, une mère s’en veut ainsi d’avoir pu considérer qu’un traitement était nécessaire : « Ma nièce qui fait 1m48, est infirmière, l’autre fait 1m50, elle est professeure. Et moi je fais 1m53 […] pourquoi, j’ai fait ce traitement ? Je m’en veux terriblement. Pourquoi je lui ai retiré la vie ? » Des parents se reprochent d’avoir voulu « faire grandir » leur enfant, forts de la confiance qu’ils avaient dans une autorité jugée compétente. Un père explique : « Nous avons cru en la médecine. Nous pensions agir pour son bien. » Cette confiance est qualifiée rétrospectivement, d’« aveugle », de « trahie ». L’expression « nous sommes coupables d’avoir fait confiance » revient dans plusieurs bouches. Une mère s’adresse aux prévenus : « Nous avons fait ce choix pour nos enfants – en vous faisant confiance ! Jamais on ne se le pardonnera. » Au-delà de la décision de traiter, ce sentiment de culpabilité des parents s’est appuyé également sur leur participation active, en tant que parents-soignants. D’une part, certains parents se souviennent avoir imposé le traitement à leur enfant. Une mère affirme ainsi que son fils « aurait arrêté plus d’une fois », si elle ne l’avait pas elle-même « forcé à continuer » ; une autre, avoir menacé son fils pour le contraindre à accepter les piqûres : « En vacances, combien de fois j’ai menacé P.5 de lui supprimer la pratique de la planche à voile s’il ne revenait pas plus tôt pour son injection. Si j’avais su. » D’autre part, des parents reviennent sur le fait qu’ayant, dans de nombreux cas, décidé pour des raisons de commodité d’injecter eux-mêmes le traitement (sans recourir à une infirmière), leur sentiment de culpabilité était d’autant plus aigu. Une mère déclare ainsi : « La solution prise pour éviter les déplacements [chez l’infirmière] allait avoir comme conséquence d’armer ma main pour l’empoisonner. Ce qui me tourmente et me culpabilise définitivement. » Une autre mère s’adresse au président du tribunal : « Vous comprenez : c’est moi qui lui ai injecté ces lots. Comment ne pas me sentir coupable ? » Un père brandit sa main devant la cour : « C’est donc moi qui lui ai injecté cette saloperie qui l’a tuée. C’est cette main ! »
Avoir mal réagi face au drame
17D’autres parents, et parfois les mêmes, ont évoqué leurs remords quant aux réactions qu’ils ont eues face aux premières manifestations de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Tout d’abord quand, mal informés des premiers symptômes de la maladie neurologique (agressivité, dépression, perte d’équilibre, prise de poids, etc.), ils se sont mépris sur leur interprétation. Ils ont exprimé, à la barre, leurs regrets quant aux formes de dévalorisation de leurs enfants qu’ils ont alors affichées. On peut ici observer des différences selon le sexe de la victime évoquée : s’agissant d’un homme, les symptômes annonciateurs de la MCJ ont pu être associés à une consommation d’alcool, s’agissant d’une femme, à un « relâchement ». Ainsi, par exemple, évoquant son frère disparu, un homme explique que « c’était un fêtard » et qu’en le voyant tituber, il l’avait plusieurs fois rappelé à l’ordre pensant qu’il « devenait alcoolique ». Un père raconte sa réaction quand il a perçu chez sa fille « un changement » : « Elle prenait moins soin de son logement […] lors de repas familiaux, elle quittait rapidement la table […] elle allait s’allonger sur un canapé pour dormir » ; autant d’attitudes qu’il « prenait mal » et lui reprochait, avant de réaliser que « la maladie avait débuté ». Au-delà de ces formes de dévalorisation liée à la méconnaissance, certains parents évoquent des regrets quant à leur participation à la prise en charge de l’enfant malade. Ils évoquent la distribution des tâches au sein de la famille – un père revient ainsi à la barre sur son défaut d’implication au cours de la maladie de son fils : il dit avoir « fui dans le travail » par incapacité à y « faire face », avoir laissé son épouse quitter son activité professionnelle pour se consacrer aux soins. Ces remords peuvent être liés aussi au sentiment d’avoir abandonné le malade, quand la famille a dû passer le relai vers l’hôpital. Une jeune femme se rappelle le moment où son beau-frère a dû être hospitalisé : « Je ne pouvais pas partir avec lui dans l’ambulance […] je devais aller chercher ma fille à l’école […] la culpabilité de le laisser seul, pour moi il était impossible de le laisser tout seul. » Des scènes sont mobilisées pour illustrer, à un moment ou un autre de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, à la fois l’intensité des souffrances et la complexité du nœud des responsabilités qui leur sont associées.
Être encore en vie
18Les personnes affectées par le drame ont témoigné également d’un sentiment de culpabilité lié aux inégalités dans les souffrances en présence. Cette forme de culpabilité a été exprimée de façon différente selon les statuts occupés au regard du drame. D’un côté, les « jeunes à risque » ont souvent évoqué une difficulté particulière : se sentir « coupable d’être encore en vie – alors que d’autres ayant reçu ce même traitement en ont déjà payé le prix de leur vie ». Un jeune à risque exprime ce sentiment à l’égard des victimes décédées, tout en pointant le paradoxe de la situation – c’est la culpabilité du survivant sans l’assurance de la survie : « Le plus difficile c’est de vivre avec cette pensée : est-ce que moi aussi je partirai comme sont partis tant d’autres ? » ; « Pourquoi suis-je encore là et pas eux ? » ; « Je me sens presque coupable tout en n’étant sûr de rien. » Cette situation particulière est également exposée par leurs proches : « Certains enfants qui à l’heure actuelle ont cette épée de Damoclès sont angoissés et culpabilisent par rapport à ceux qui ont développé la maladie. » Mais ces proches parlent également des difficultés qui sont les leurs. La mère d’un jeune à risque évoque l’impossibilité d’exprimer sa propre angoisse, s’estimant être ou pouvoir être considérée par d’autres comme une victime de second rang : « Nos angoisses, on ne peut les partager avec personne » ; « Face à ceux qui ont perdu un enfant, nous avons honte […] face aux autres parents [de jeunes à risque] nous nous taisons pour nous protéger mutuellement […] avec notre famille, le sujet dérange, on me dit : “de quoi te plains-tu ? Ton gamin est vivant”. » Certains parents expliquent alors comment cette forme de culpabilité a pu rendre difficile la construction d’une mobilisation collective des « jeunes à risque », ou l’engagement au sein d’une association de parents de victimes décédées. Un père évoque cette difficulté : « À chaque réunion j’avais autour de la table des parents qui avaient perdu un enfant […] moi j’étais le seul dont le fils était là. J’étais gêné… » Enfin, ce sentiment de culpabilité de ceux qui survivent est présent sous une autre forme parmi les proches de victimes décédées. Il ne s’agit pas de vivre dans un contexte à risque, mais dans un contexte où le malheur est déjà advenu. Une veuve explique qu’elle « n’arrive pas à se donner l’autorisation d’être heureuse », qu’elle se sent « coupable d’être en vie, alors que lui, il n’est plus là ». Des frères et des sœurs évoquent également un tel sentiment. En rendant hommage au disparu, ils expriment ce trouble, à travers la hiérarchie des valeurs et des mérites, qu’ils attribuent aux membres de la fratrie. Une sœur dit de son frère : « C’était le plus beau d’entre nous. Ce n’est pas juste. » Une autre rappelle le rôle indispensable que sa sœur occupait dans la fratrie par son « attention aux autres ». Pour des parents, le fait d’être encore là porte, en quelque sorte, atteinte à un ordre naturel selon lequel « les enfants ne devraient pas partir avant leurs parents ».
Avoir participé à la défaillance d’un système
19De rares parents ont même mentionné le rôle qu’ils auraient joué dans les contaminations, en tant que maillon du système de production et de distribution de l’hormone de croissance extractive. Deux rôles ont été évoqués. Tout d’abord, celui de représentant associatif engagé dans la promotion du traitement. Certains proches ont parlé de leur engagement dans l’association de parents qui s’était constituée, à la fin des années 1970, autour du traitement par hormone de croissance, alors jugé prometteur. Le père d’un jeune à risque, ayant été très impliqué dans cette association, explique qu’il a ensuite rejoint une association de victimes : « Par solidarité et me sentant une part de responsabilité dans la promotion de l’hormone, j’ai adhéré à cette association », dont il est devenu « membre administrateur chargé plus spécialement des jeunes dits à risque qui se trouvent dans le même cas que [son] fils ». Le second rôle est celui du parent demandeur/consommateur de traitement ayant contribué mécaniquement à la catastrophe. Un père, estimant que le traitement n’était pas essentiel pour sa fille, se compte ainsi parmi les responsables de « l’emballement du système » : l’essor de la demande étant selon lui à l’origine des mauvaises pratiques de production du traitement. Selon ses termes, il s’est « rendu coupable, avec d’autres parents, de contaminer d’autres enfants » ; et il présente ainsi la situation : « Si nous avions refusé – ceux pour qui le traitement n’était pas nécessaire, pas vital ; il y aurait eu besoin de moins d’hypophyses. » C’est cette demande de traitement qui a provoqué l’essor des collectes d’hypophyses humaines, et augmenté la probabilité de prélever une hypophyse contaminée : « C’était mathématiquement fichu ! »
Dire le statut de l’expression de culpabilité
20L’expression de ces sentiments de culpabilité s’est accompagnée de paroles qui nous renseignent sur la manière dont des personnes touchées par le drame ont investi l’audience. Certaines ont tout d’abord fait valoir, à travers ce sentiment, une forme de souffrance d’une particulière intensité qui devait, selon elles, être entendue par les juges au même titre que les autres souffrances. Le fait d’affirmer de tels sentiments a également été mobilisé pour dénoncer les asymétries du travail moral conduit à l’audience entre prévenus et familles de victimes. Des parties civiles ont en effet opposé aux interrogations qu’elles exprimaient publiquement sur leur propre part de responsabilité dans la survenue du drame, la fermeture des prévenus à toute investigation morale. Elles ont dénoncé cette impossibilité des prévenus de sortir de « leurs certitudes », de « reconnaître » leurs erreurs. Certaines expressions de culpabilité ont visé parfois explicitement à disculper des proches. Ainsi un jeune à risque déclare avoir investi l’audience afin notamment de « prouver à [ses] parents que pour [lui] et pour tous, ils n’y sont pour rien ». Il explique qu’il s’est lui-même toujours senti coupable : « Coupable d’être malade et de faire vivre un vrai calvaire à [ses] parents », alors que les médecins « n’ont jamais été capables de se remettre en question ». Un autre veut également « rendre hommage » à ses parents, et leur dire qu’en « aucun cas ils ne sont responsables, [qu’] ils ont simplement fait ce qu’ils pensaient être la meilleure chose à l’époque ». Le spectre d’une disculpation des mis en examen par ces débordements de culpabilité des familles n’est pas absent de certains propos, indiquant les tensions au cœur de ces opérations. Un père met ainsi en scène la situation paradoxale qui émergerait selon lui à l’audience, à travers ces formes d’expression de culpabilité des familles : « Mais ne nous sommes-nous pas trompés de procès ? Nous les parents des victimes ne devrions-nous pas plaider coupables à leur place ? […] Coupables d’avoir signé la condamnation à mort de nos enfants ? » Et il conclut : « Si leur objectif [aux prévenus] était de transférer aux familles la responsabilité de leurs inconséquences, alors leur réussite est totale. »
La formulation des rétributions
21Parmi les personnes affectées par le drame qui se sont portées parties civiles, beaucoup ont conçu leur prise de parole comme un moment où il était légitime de donner son opinion sur les responsabilités en présence. Elles ont montré une grande ouverture à la variété des cibles et des schémas de responsabilité pointés. En effet, ces opérations ont concerné aussi bien les responsabilités à l’origine des contaminations (le blaming au sens de Felstiner, Abel et Sarat), que des responsabilités additionnelles, débordant le cadrage judiciaire des faits mis en cause, pour identifier plus largement des comportements qui ont donné au drame toute son intensité. À côté des responsabilités pointées, et parfois pour donner toute sa force à leur dénonciation, les parties civiles ont également investi l’audience pour témoigner leur reconnaissance envers des bienfaiteurs rencontrés en chemin. Certaines ont ainsi envisagé l’audience comme un moment où pouvait s’exprimer un compte global des rétributions, positives et négatives.
Pointer des responsabilités à l’origine du drame
22Concernant les responsabilités à l’origine des contaminations, de nombreuses personnes sont revenues tout d’abord sur la prescription du traitement. Les avis exprimés ont été contrastés. Certains parents ont remis en cause la pertinence du traitement. Une mère affirme ainsi que son fils « aurait sans doute grandi à la puberté comme son cousin ». Beaucoup évoquent une petite taille d’origine familiale – qui n’a pas fait l’objet de traitement pour les autres membres de la famille. Certains considèrent, rétrospectivement, que le traitement leur a été imposé par des médecins, véhicules des normes sociales. D’autres mettent en avant, en revanche, les difficultés, parfois aiguës, rencontrées par leurs enfants avant le traitement : depuis les moqueries des camarades d’école, jusqu’aux situations de handicap dans la vie quotidienne. Ils notent néanmoins que, s’ils avaient été informés du « moindre risque », ils auraient pu envisager d’autres stratégies que le traitement. Une mère de jeune à risque considère qu’elle aurait lutté pour « faire accepter son handicap » à son enfant, voire même pour retourner celui-ci en avantage. Les personnes ont réinterrogé, sous différents angles, les assises de la confiance par laquelle elles se sentaient alors soutenues. Elles ont mis, selon les cas, l’accent sur la notoriété des institutions engagées autour de l’hormone de croissance (« sous la tutelle de Pasteur »), sur l’aura du prescripteur vers lequel elles avaient été orientées (« c’était le père de l’hormone », un « grand professeur ») ou sur le statut des traitements (des produits « miracles » distribués comme des « privilèges », et dont l’accès très limité était vu comme une garantie de sérieux). D’autres parents ont, au contraire, affirmé ne pas vouloir critiquer la pertinence du traitement. Ils en ont décrit les impacts positifs. Ils ont considéré également qu’une telle remise en cause était source de regrets et de souffrances supplémentaires pour les familles, mais aussi qu’elle risquait de détourner le regard des vraies responsabilités. Une mère rappelle ainsi qu’à la suite d’une intervention chirurgicale (ablation d’une tumeur cérébrale), son fils ne pouvait plus grandir, qu’il était « devenu très difficile » car il savait « qu’il ne serait pas normal », et que c’est le traitement qui lui a permis de « revivre ». Une autre explique qu’il faut que les parents arrivent « à se raisonner », « à se dire » : « Oui, le traitement était bon, c’est la manière dont il a été produit qui ne l’était pas. »
23Au-delà de l’intensité du travail moral autour de la prescription du traitement et des assises de la confiance, de nombreux parents se sont également prononcés sur les défaillances qui sont, selon eux, à l’origine des contaminations. Ces défaillances ont été recherchées à deux niveaux. Au niveau de la prise en compte des alertes relatives au risque de contamination de l’hormone de croissance extractive par un agent infectieux. Certains parents ont évoqué « l’alerte de Dickinson » en Angleterre, « l’alerte de Montagnier », ou de façon plus générale les « alertes ». Alors qu’aucun cas n’était encore déclaré, ils ont estimé qu’il fallait prendre des précautions, en arrêtant de prescrire le traitement d’origine humaine, en accélérant le passage au traitement synthétique produit par l’industrie pharmaceutique, en retardant l’entrée en traitement de ceux pour lesquels celui-ci n’était pas urgent. Au-delà des mesures de précaution face au risque de transmission de la MCJ, certains parents ont tenu à pointer ce qu’ils estimaient être des défaillances dans le mode de production de l’hormone de croissance, devant nécessairement conduire à une catastrophe. Les appuis mobilisés ont été variés. Un père estime, par exemple, qu’en tant qu’ancien directeur des circuits de production et d’information dans l’industrie, il est en mesure, de par sa formation et son expérience professionnelle, d’expliquer les défaillances à l’origine des contaminations en termes de gestion de main-d’œuvre, de problèmes de recrutement, d’organisation et de distribution des rôles et des responsabilités : « [Des patrons] j’en ai connu plein dans des grosses boîtes […] c’était le rôle de Mr X. [un prévenu] de mettre en place et de vérifier que tout fonctionnait bien. » Beaucoup reviennent tout particulièrement sur les conditions de prélèvement et de collecte des hypophyses dans les morgues des hôpitaux. Une mère s’indigne en rappelant les « pourboires » qui étaient octroyés aux garçons de salle pour les inciter à réaliser davantage de prélèvements : « 7,50 € par hypophyse : le prix pour la vie de nos enfants ! » ; elle parle d’hypophyses « prélevées n’importe comment, dans n’importe quel établissement ». Elle conclut : « C’est inconcevable. »
24Quand elles se sont engagées dans l’examen des négligences à l’origine des contaminations, les personnes touchées par le drame ont cherché également à décrypter les mobiles des responsables. L’attrait pour l’argent ou le profit financier a été souvent évoqué par les parents qui sont restés à distance des circonstances techniques de l’affaire, tel ce père qui se présente ainsi à la barre : « Je suis X., père de P., empoisonné par des personnes peu scrupuleuses tout simplement pour de l’argent. » D’autres parents ont cherché ces mobiles, s’agissant de scientifiques, du côté de leur quête de gloire et de notoriété. Ainsi, pour un père, c’est l’appétence pour l’accumulation de fonctions honorifiques qui aurait perverti l’engagement des chercheurs et justifié le maintien d’un dispositif atypique de production du traitement. Un autre père estime que les prévenus ont soutenu ce dispositif parapublic, où ils occupaient une « place importante », au lieu de déléguer la production de l’hormone aux firmes privées, pour lesquelles ils n’étaient rien. D’autres considèrent que cette quête de notoriété était à la fois individuelle et nationale : « On voulait se donner une renommée mondiale. » Enfin, des parents ont expliqué les négligences et l’aveuglement des prévenus comme le produit de leur « ego ». Celui-ci les aurait empêchés d’exercer une vigilance dans la production des traitements ; comme il les empêcherait encore, à l’audience, de se « remettre en cause ». L’ego c’est l’impossibilité de supporter les critiques – d’envisager que quelque chose dans ce que l’on fait (dans ses pratiques, son raisonnement) ne marche pas. En ce sens, la lecture en termes d’ego est différente de la lecture en termes de gloire et d’honneur, même si certaines prises de paroles ont associé les deux. Un père s’interrogeant sur les mobiles d’un prévenu propose l’analyse suivante : « Sa volonté au départ était sincèrement de faire grandir les enfants […] mais il avait un ego plus gros que cette volonté. » Un autre évoque « l’insondable orgueil », qui les a conduits « à négliger l’avis de leurs confrères de différents horizons » ; à répondre par « un simple haussement d’épaules » aux « mises en garde » qui leur étaient adressées.
Faire valoir des responsabilités additionnelles
25De nombreuses familles ont voulu signaler au tribunal, au-delà des défaillances à l’origine des contaminations, d’autres faits générateurs de souffrance, visant un large spectre d’acteurs : les problèmes administratifs liés à la prise en charge des frais consécutifs à la MCJ ; les mauvais traitements ou la stigmatisation des jeunes malades et de leurs proches, notamment au sein des services de soins (réticents à les accueillir, les considérant « comme des pestiférés »), etc. Mais certaines responsabilités additionnelles ont été attribuées aux prévenus eux-mêmes, et à ceux qui étaient en charge de la production et de la circulation du traitement. Les parties civiles ont tenu ainsi à brosser un tableau étendu de ce qui pouvait leur être reproché.
26C’est tout d’abord l’abandon des familles de la part des responsables du drame qui a été dénoncé. Une fois le traitement par hormone de croissance terminé, les relations des familles avec les spécialistes de ces traitements (principalement des services pédiatriques) ont pris fin. Pour autant lorsque les premiers cas de MCJ ont été déclarés, c’est vers eux que les familles se sont à nouveau tournées. Elles estiment qu’il pesait sur eux une obligation morale, une responsabilité particulière en raison de la confiance qu’elles leur avaient accordée. La notion d’abandon des familles (par manque d’information, défaut de sollicitude, désintérêt) a ainsi occupé une place centrale parmi les torts dénoncés à l’audience. De très nombreux propos sont revenus sur l’annonce des premiers cas de MCJ dans la presse comme un « choc », un « effondrement ». Une mère précise n’avoir eu des médecins prescripteurs « aucune information en 1985. Ni en 1992 pendant la tempête médiatique. » Un jeune à risque s’étonne qu’on n’ait « jamais essayé de [le] joindre afin de [le] prévenir de la situation, ni de la part de l’hôpital X., ni de la Pharmacie de Paris, ou de l’Institut Pasteur ». Une mère de jeune à risque dénonce l’absence de suivi médical, de la part des médecins qui paraissent « lorsqu’on les écoute […] soucieux de l’avenir des enfants qu’ils ont, entre guillemets, sauvés d’un grand malheur ». Selon elle, aucun ne s’est intéressé à l’état de sa fille. Une mère rapporte la « solitude absolument incroyable » dans laquelle elle a été abandonnée, avant, pendant la maladie et après le décès de son enfant.
27Certains parents ont relaté également des scènes où ils auraient fait l’expérience du mépris des responsables du drame (les prévenus, ou plus largement les médecins prescripteurs et les instances qui participaient au dispositif organisé autour du traitement). Ces parents se sont sentis niés dans le caractère interpellant de leur souffrance, dans leur qualité de malheureux, dans leur besoin d’explications. Cette négation a pu prendre différentes formes. Tout d’abord, des responsables de la production et la diffusion des traitements ont pu relativiser le drame de l’hormone de croissance, en insistant sur le faible poids statistique des décès dus à la MCJ iatrogène au regard d’autres causes de décès. La mère d’un enfant décédé raconte ainsi qu’après avoir appris l’existence des premiers cas de contaminations par la presse, elle a appelé un numéro vert de France-Hypophyse, afin d’obtenir des précisions ; on lui aurait répondu : « Il n’y aura pas plus de morts par l’hormone de croissance qu’il y en a sur la route le week-end. » Une autre rappelle les propos du même genre qu’aurait tenus, après le décès de son fils, le médecin qui lui avait prescrit le traitement : « Après tout P. aurait pu aussi mourir d’un accident de la route. » Cette négation de la douleur des familles, de leur angoisse et de leur confrontation avec la maladie de leur enfant a pu être évoquée également à travers des scènes relatant des propos dénués de toute compassion, eux-mêmes producteurs de souffrance. Une mère explique qu’alors que son fils, atteint de la MCJ était hospitalisé, le chef de service (qui est venu témoigner à l’audience en faveur des prévenus) lui aurait assené : « Rentrez chez vous, de toute façon votre enfant va mourir. » Une jeune à risque raconte que son médecin prescripteur, recontacté pour avoir des informations sur la MCJ, lui aurait simplement « craché à la figure la liste morbide des manifestations de cette maladie ». Une sœur évoque encore l’attitude du médecin prescripteur face aux premiers symptômes de la MCJ de son frère : « Il nous a dit : “P. est condamné” […] Devant les ascenseurs, ne prenant aucune précaution pour le dire. »
Manifester une reconnaissance pour les bienfaits
28Si des personnes ont investi l’audience en pointant des torts, beaucoup ont également voulu manifester leur reconnaissance envers des personnes remarquables rencontrées en chemin. Plusieurs expressions ont été mobilisées pour signifier que l’audience pouvait également accueillir ce type d’adresse : « Je profite de cette occasion pour remercier… » ou « pour dire que… ». Dans ces témoignages de reconnaissance, deux types d’acteurs ont été tout particulièrement mentionnés. D’une part des médecins, des infirmières et des aides-soignantes ont été salués pour leur aide pendant la MCJ. Une mère salue l’« équipe d’infirmières qui [en soins intensifs] agissait avec une extrême compréhension » ; un père, la qualité de la prise en charge qui allait bien « au-delà du simple professionnalisme […] le professeur, le médecin, l’infirmière et le personnel de service ont été admirables de dévouement ». Saluer la qualité de certains professionnels de santé (leur sollicitude, leur compétence) a, dans certains cas, été mobilisé pour mieux pointer, par comparaison, les défaillances d’autres. Ainsi, par exemple, un père, très offensif vis-à-vis des prévenus, évoque le « médecin de campagne », présent pendant la maladie de son fils : « il ne connaissait pas la MCJ, il s’est mis à chercher dans des brochures, il a trouvé lui », « il nous a beaucoup aidés […] si tous les médecins étaient comme ça ! » Une veuve précise également qu’« heureusement il existe des femmes et des hommes intègres dans ce milieu. Eux méritent notre écoute et notre respect. » Pointer des comportements exemplaires parmi les médecins et les soignants a pu être enfin l’occasion, pour certains parents, d’affirmer qu’ils n’investissaient pas ce procès comme celui du « corps médical » dans son ensemble, mais qu’ils avaient la capacité de discerner les responsabilités que l’on pouvait adresser aux prévenus en particulier. Au-delà des professionnels de santé, des parents ont, d’autre part, exprimé leur reconnaissance aux associations créées par des familles de victimes. Leur apport a été souligné à de nombreuses reprises. Plusieurs aspects de l’aide associative ont été mis en avant : le soutien psychologique de la part de personnes passées par la même épreuve, l’intervention auprès des instances médicales ou sanitaires pour améliorer la prise en charge des malades, l’information et l’accès à un traitement expérimental, le soutien dans la procédure judiciaire, etc. Un frère explique que sa relation avec la responsable d’une association s’est construite à toutes les étapes, de la maladie à la mort, jusqu’au procès : « Depuis le premier contact, [elle] est toujours restée à côté de nous, jusqu’au dernier moment, et même encore aujourd’hui [à l’audience]. » Une mère, elle-même militante, met en avant l’importance de « l’amitié » entre personnes ayant vécu le même drame, dans la conduite de l’action judiciaire : « Si nous sommes là pour témoigner aujourd’hui […] c’est aussi grâce à l’affection de nos amis, notamment les membres de l’association. »
L’explicitation des finalités du procès
29Les parties civiles ont également évoqué ce que pouvaient être les finalités d’un procès pénal. L’audience a été investie comme un dispositif, dont il convenait de rappeler le sens, pour rendre compte de la nature des propos que les victimes pouvaient y tenir. Les parties civiles ont problématisé ce que Felstiner, Abel et Sarat regroupent globalement dans la notion de claiming. Quatre finalités du procès, du point de vue des victimes, ont été notamment explicitées à cette occasion.
Dire la nécessité d’un face à face avec les prévenus
30Plusieurs personnes ont envisagé le procès comme un moment de face à face nécessaire avec les prévenus. Les parents ont notamment attendu, dans ce cadre, des propos réparateurs : demandes de pardon, expressions de regrets, explications enfin données, reconnaissances de fautes, ou expressions d’une parole authentique. Dès le début de la séquence des témoignages, une scène a pris un relief important pour la suite. Il s’agit de la demande de pardon adressée à l’un des prévenus par le père d’un jeune garçon décédé de la MCJ à l’âge de treize ans. Cette famille a été fortement engagée dans la création de la première association de victimes. Le père a centré son témoignage sur l’analyse des erreurs qui, selon lui, ont été commises par les prévenus. Il conclut, faisant référence au bulletin associatif dans lequel, à l’occasion du douzième anniversaire de la mort de son fils, il avait publié un article sur les délais jugés non raisonnables de l’instruction pénale : « À la question : pour accepter la mort de notre enfant, quel est le délai raisonnable ? Nous ne connaissons toujours pas la réponse », « À la question : pour demander pardon quel est le délai raisonnable ? Nous connaissons la réponse. C’est maintenant. » Le président demande alors au prévenu « s’il souhaite intervenir ». Le professeur X. s’avance à la barre et dit refuser d’engager une discussion avec ce père autour des responsabilités, soulignant l’existence d’une certaine confusion des rôles à l’audience, quand les parties civiles se font juges des responsabilités pénales : « Je ne peux pas à la minute répondre au réquisitoire de Mr. X. » Mais il accède à la demande de pardon qui lui a été adressée, tout en dissociant celle-ci d’une reconnaissance de faute. Cette scène a été plusieurs fois évoquée par la suite pour régler les prises de paroles à l’audience. Dès le lendemain, en effet, un autre père interpelle le prévenu, et revient sur le pardon concédé la veille : un pardon qu’il juge incomplet, et qui devrait, selon lui, être répété à chaque parent. « Vous avez demandé pardon, tout en précisant que vous ne vouliez pas le dire à chacune des familles […] Il y a des choses qu’il convient de répéter […] même si cette seule parole est faible […] Redites-le, redites-le cent fois s’il le faut […] Et ne demandez pas seulement pardon. J’écoute votre réponse. » L’avocate du prévenu se lève aussitôt pour prendre la parole : « Monsieur le président, il y a des limites à ne pas dépasser. » Ces derniers propos sont accueillis par des remous du côté des bancs des parties civiles. Le président rappelle les familles à l’ordre et demande à leurs avocats d’éviter qu’elles interpellent ainsi directement les prévenus. Les demandes seront par la suite souvent adressées au tribunal, comme intercesseur, par des personnes qui soulignent que cette demande de pardon justifie leur présence à l’audience. La sœur d’un jeune décédé déclare à l’attention du tribunal : « Voilà sept ans qu’il nous a quittés, sept ans qu’on attend des explications […] Sept ans qu’on attend des pardons et des excuses. »
31Des parties civiles ont également envisagé ce moment de face à face avec les prévenus comme une situation où elles pouvaient sonder leur conscience, et faire ressortir cette part de la vérité morale qui réside dans l’intériorité des individus. Pour certains parents, il s’agissait de savoir ce que les prévenus auraient fait, en leur âme et conscience, comme parents, au moment de décider de l’administration du produit. Compte tenu de ce que les prévenus savaient alors comme scientifiques auraient-ils prescrit ce traitement à leurs propres enfants ? C’est la seule question dont une mère dit attendre véritablement la réponse : « Si ça avait été leurs enfants, auraient-ils donné ce traitement ? », « Les prévenus auraient-ils injecté à leurs enfants des produits aussi douteux ? ». Le fait que les prévenus, en tant que parents-scientifiques, auraient (ou non) administré de l’hormone de croissance à leur enfant fait office d’épreuve de vérité absolue. Sur le même registre, certains parents, évoquant cette fois-ci leur engagement dans la procédure judiciaire après la survenue du drame, ont sondé les prévenus sur ce qu’ils auraient fait à leur place. Compte tenu de ce que les prévenus savent désormais, grâce aux propos exprimés par les familles à l’audience, des souffrances endurées et des conditions dans lesquelles les enfants atteints par la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont morts, qu’auraient-ils fait s’il s’agissait de leurs propres enfants ? Au-delà des débats sur les responsabilités, le face à face avec les prévenus a été attendu comme un moyen d’avoir accès à cette part jugée essentielle de la vérité morale.
Rappeler la finalité punitive du procès
32Des parties civiles ont voulu, dans leur témoignage, exprimer et rappeler la fonction punitive du procès. Parmi les familles qui se sont exprimées sur la nature du verdict attendu, la plupart ont considéré qu’une condamnation était la seule issue appropriée du procès. Elles ont tenu à redire cette finalité et ont précisé pour certaines la peine attendue. Elles se sont parfois appuyées sur l’évidence qu’elles avaient des fautes commises par les prévenus, d’autres fois sur l’évidence du « mal causé ». Une veuve clôt ainsi son témoignage en évoquant le message que sa fille de neuf ans adresse aux prévenus : « Messieurs les docteurs, vous avez fait mal votre travail. Si vous l’aviez bien fait mon papa serait toujours vivant. J’espère que vous serez punis. » Un frère attend également une sanction, au nom de l’adage : « Toute faute mérite sanction. » Une mère considère que, face aux responsabilités en présence, il serait impossible pour le tribunal de conclure que les prévenus sont « responsables mais pas coupables ». Un père s’adresse au tribunal pour demander « une sanction exemplaire et salutaire au regard de l’amputation qui a fait [des parents de victimes] des infirmes à vie ». De nombreux parents affirment leur espoir dans le fait que « justice sera faite », que « justice sera rendue », au sens où une condamnation sera prononcée. Une sœur fait référence à l’attente de son frère décédé : « Lorsqu’il pouvait encore parler, P. me demandait que ceux qui étaient responsables de son état soient punis. » Certains témoignages ont mis en avant, à l’appui de leur demande, la souffrance morale qui peut étreindre la victime d’une injustice tant qu’une peine juste n’a pas été prononcée et appliquée. Ils sont alors revenus sur la longue attente du procès et sur l’espoir corrélatif qu’une fois ce procès tenu, la condamnation suivra. Un père conclut sa prise de parole à la barre en espérant qu’« après plus de quinze ans de procédure », le tribunal va « user de son pouvoir », pour « reconnaître que la vie de centaines de personnes a été terrassée par le malheur ». Il est impossible pour lui d’envisager que des parents aient été « brisés sans que les coupables n’aient été désignés et punis », une telle punition lui apparaît être « la seule possibilité de délivrance ». Bien que la plupart des parents aient affirmé la nécessité de la peine sans se prononcer sur sa mesure, de rares personnes ont précisé leur souhait en la matière. Le frère d’un jeune homme décédé de la MCJ déclare ainsi espérer que les prévenus vont « faire de la prison à vie », tout en estimant que cette peine restera bien mince au regard de ce qui lui a été infligé : « [En prison], ils verront quand même leur famille […] moi, mon frère, je ne vais pas le revoir. » Un autre imagine ce que serait une punition réellement appropriée au drame : « Je voudrais qu’ils meurent d’un lot contaminé, pour voir leur souffrance. » Il s’adresse aux prévenus : « Vous avez anéanti nos vies, nos familles, j’espère que le tribunal anéantira la fin des vôtres. » Qu’ils aient mis de côté la mesure de la peine ou qu’ils l’aient abordé de cette façon, chacun a dit à sa manière l’impossibilité d’envisager de faire, par la peine, un retour ajusté sur la nature et l’ampleur des souffrances vécues par les familles.
Comprendre ce qui s’est passé
33Certains parents ont mis l’accent sur l’importance du dispositif pénal comme moyen d’accéder à la compréhension de ce qui s’est passé. Un frère vient chercher dans le procès une réponse à des questions qu’il considère comme importantes tant pour lui-même que pour l’ensemble de la société. Il attend « des éléments de réponse pour comprendre pourquoi un drame a eu lieu, avec une ampleur aussi importante en France ». Il souligne que « l’exception française en matière de santé publique » ne peut être ignorée : « Pourquoi la France totalise les trois quarts des décès enregistrés au niveau mondial ? » Des parents ont dit avant tout attendre, après une instruction pénale de plusieurs années, un éclairage sur l’ensemble des faits et des responsabilités. Ils ont plusieurs fois mis en avant ce besoin de comprendre pour l’opposer au désir de punition qui, s’il est exprimé sans être étayé par un examen minutieux des faits et responsabilités, risque d’être assimilé et disqualifié par la partie adverse en tant que désir de vengeance. C’est la position d’une responsable associative qui consiste à la fois à affirmer sa conviction sur les fautes commises, tout en attendant de l’instruction pénale et de l’audience d’en comprendre encore davantage les mécanismes, à travers le pouvoir qu’a la justice d’obtenir des responsables des « explications », que les familles de victimes ne peuvent elles-mêmes obtenir. Elle déclare n’être « animée par aucun esprit de vengeance », mais vouloir que les prévenus lui « expliquent comment ils ont pu agir ainsi alors que des vies humaines étaient en jeu […] se montrer aussi négligents […] entraîner des familles entières dans le malheur ». Un père considère qu’« au-delà du verdict », la possibilité de comprendre est « un droit absolu » pour des parents frappés par un tel drame ; un autre que l’instruction pénale était nécessaire pour rendre possible la tenue de l’audience comme moment orienté vers la compréhension de la vérité : « Il faut que l’instruction soit close pour qu’enfin nous puissions entendre leurs arguments, et comprendre pourquoi certaines décisions ont ou n’ont pas été prises. » Ces parents s’avèrent être parmi les plus assidus à l’audience. C’est du déroulement de l’audience, au-delà de son issue, qu’ils disent attendre quelque chose.
Prévenir de nouveaux drames
34Enfin certaines personnes, qu’elles attendent avant tout du procès une punition, ou qu’elles y associent le besoin d’une compréhension poussée des faits et responsabilités, ont mis en avant la portée du procès pour « que ça ne se reproduise pas ». Les scientifiques et les médecins ont été les cibles principales de cette finalité préventive du procès. Pour certains proches, cette portée a été étroitement conditionnée à l’existence de condamnations effectives, alors que, pour d’autres, le fait même que le procès se tienne constitue en soi un élément important de la démonstration. Une veuve en appelle plus précisément à une condamnation qui « fera réfléchir certains scientifiques » car « avant de faire n’importe quoi, ils sauront qu’ils ne pourront plus jouer avec la vie des gens impunément ». Une responsable d’association de victimes considère que c’est « une leçon qui doit être donnée à cette toute puissance, qui doit redescendre de son piédestal », à ceux qui « n’acceptent pas d’avoir un peu plus d’humilité ». À défaut d’une telle leçon, elle prédit que « ces drames-là se renouvelleront demain ». Un père attend de ce procès, par le seul fait qu’il se tient, une prise de conscience du monde médical : « Si le procès pouvait faire comprendre à tous les personnels hospitaliers et médicaux que tout acte a des conséquences » ; « qu’on ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe comment. » Il conclut : « Ça serait déjà un bien. » Un autre s’exprime de manière plus virulente, et affirme avoir la « conviction » que « seuls les tribunaux seront à même de rappeler à la caste des médecins qu’ils sont suffisamment grassement rémunérés pour soulager la douleur et non pour l’engendrer ». Il considère que « vu l’ampleur des dégâts infligés aux familles » : « La Correctionnelle [plutôt que les Assises] est déjà un verdict de complaisance » et il attend que la peine soit sévère. Une mère s’adresse directement aux prévenus pour leur dire pourquoi elle exige leur condamnation : « Ce que vous avez fait est inqualifiable, monstrueux, il ne faut plus de drame comme le nôtre. »
L’investissement d’un rôle
35Des personnes enfin, ont voulu préciser, pendant qu’elles témoignaient, le rôle qu’elles étaient en train d’occuper à l’audience, et les difficultés qu’elles pouvaient rencontrer en l’endossant. Ce travail s’est réalisé sur deux fronts principaux. Elles ont explicité comment elles envisageaient leur rôle par rapport à d’autres rôles. Et elles sont revenues sur la place qu’occupent, ou que doivent occuper, les sentiments lorsque l’on témoigne comme victime au tribunal.
Articuler les différents rôles
36Certains ont évoqué une division des rôles au sein des familles. Des frères et des sœurs ont pris la parole pour représenter leurs parents dans l’incapacité de témoigner, et pour assurer une représentation du cas à l’audience, en tant que devoir à la fois à l’égard de la famille et du disparu. Un frère déclare venir pour « représenter [son] papa qui est ici, mais qui n’aura pas la force de s’exprimer » et sa « mère qui est décédée ». Un autre « tient à excuser [ses] parents qui ne sont pas là », car « c’était impossible pour eux », et sa « sœur [qui] est juste derrière » mais qui « n’a pas la force de parler à la barre ». Si dans les fratries, certains ont parfois estimé avoir peu de choses à dire sur le drame, parce qu’ils étaient « trop petits » au moment des faits, ils n’en ont pas moins justifié leur présence à l’audience par la nécessité de représenter le cas, et d’assurer ainsi la continuité d’une histoire familiale. Au sein des familles, des pères et des mères se sont également attachés à préciser en quoi leurs témoignages respectifs se distinguaient sous l’angle du genre. Un père envisage clairement cette distribution des rôles : « Mon épouse a parlé du drame, de la douleur, je ne vais pas surenchérir. » Son propos est alors centré sur ce qu’il appelle « l’examen des responsabilités » : « Je ne vais pas rajouter à l’horreur du tableau […] je choisirai donc de m’exprimer dans un registre différent de mon épouse, mais non moins convergent. » Il entend ainsi aborder « les véritables agissements de ce drame scandaleux ». Certains pères ont précisé que le rôle joué dans le soin par leur épouse était lié à sa position spécifique comme « mère », position qui se prolongeait à l’audience. Enfin des compagnes ou des veuves ont voulu mettre en avant la spécificité de leurs propos, au regard de ceux des parents de la victime décédée. Dans plusieurs cas, ces prises de position se référaient à l’existence de situations conflictuelles. L’ex-concubine d’un jeune homme décédé prend ainsi la parole pour affirmer la singularité de sa position au regard de celle des parents du défunt : « Je viens parler [de lui] en tant qu’homme et non en tant qu’enfant. » Une veuve déclare également venir « témoigner en tant que femme, en tant qu’épouse », non pas sur « ce qui s’est passé avant [au moment de la prescription du traitement] », rôle réservé aux parents, mais sur les « conséquences » du drame, notamment sur les projets formés dans un nouveau cadre familial (« avoir un enfant ») dont elle est venue revendiquer l’importance.
37Certains parents ont tenu également à expliciter leur rôle vis-à-vis d’autres acteurs de l’audience, et ont mis en avant le fait de détenir une parole irremplaçable, complémentaire, ou parfois corrective. Pour certains, la spécificité de leur rôle s’est inscrite dans un horizon de manifestation de la vérité : ils estimaient être dépositaire d’un savoir que nul autre, à l’audience, n’avait, et pouvoir apporter des éléments essentiels à la compréhension des circonstances du drame, de la nature ou de l’ampleur des atteintes. Cet horizon de vérité s’est révélé souvent indissociable d’une volonté de restauration, ou de maintien de la dignité du disparu comme être singulier. Certains parents ont ainsi déclaré être venus témoigner afin que leurs enfants ne soient pas traités, dans l’enceinte du tribunal, comme « des dossiers », « des numéros », « des chiffres », notamment après la description faite par le médecin expert judiciaire, avec chaque témoignage, des aspects cliniques relatifs au parcours de leur enfant. Certains ont dit être venus pour « parler du vécu » des familles, ou de « qui » était la victime décédée : à la première personne, de façon authentique, et sans médiation. Un père s’adresse ainsi aux membres du tribunal pour leur expliquer comment il conçoit son intervention et pourquoi il n’a pas souhaité recourir à un avocat : « Afin que vous puissiez juger en vos âmes et conscience, j’ai pensé vous retracer l’histoire de mon fils, moi qui l’ai vécue, plutôt que de la faire raconter par un avocat. » Une mère précise, quant à elle, qu’elle aimerait « simplement dire qui était [son] fils, pas simplement un numéro d’un dossier » ; « notre unique enfant, seul enfant conçu de ma chair et de mon amour pour son père ». Une sœur explique qu’elle est là pour « en quelques mots, dire un peu qui était P. » : « Une jeune femme heureuse de vivre, d’une grande bonté, toujours prête à aider son prochain. » Certains parents se sont ainsi attachés à décrire la valeur du disparu (ses qualités, son insertion, ses projets) dans le but explicite d’alerter les juges sur la nécessité de relativiser les propos de la défense qui voudrait imposer l’idée que ces enfants étaient des « inadaptés », ou que leur vie était impossible sans le traitement. Dans de nombreux cas, le témoignage a eu une visée expressément corrective par rapport à ce qui avait été dit précédemment à l’audience. Cette volonté d’éclairer les juges à partir d’un savoir spécifique a porté également sur la description de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, pour qu’elle ne soit pas présentée uniquement comme un « nom de maladie », un ensemble de symptômes, plus ou moins abstraits évoqués par un expert, mais comme une atteinte à la personne, une épreuve traversée par une famille. Une mère dit ainsi avoir tenu à expliquer aux juges ce qu’est la MCJ : « Une horreur absolue, une dégradation progressive, et absolument impitoyable de toutes les fonctions » ; un « calvaire » pour le malade et ses proches. Une sœur est venue « dire l’enfer qu’a été la maladie […] faire comprendre ce que signifie vraiment cette maladie […] ce que ça représente concrètement ». Elle précise, se référant à l’intervention de l’expert médical, que « des mots comme “myoclonies6” ça parle pas à tout le monde ; mais quand on les vit c’est très différent ».
38Certains propos se sont concentrés sur le rôle à la barre du responsable associatif. Trois associations étaient présentes. Deux associations de victimes figuraient parmi les parties civiles, et ont tenu des propos contrastés sur l’instruction pénale et sur le dispositif de l’audience. Le représentant de la première association de familles de victimes, créée en 1996, père d’un jeune décédé, a critiqué l’instruction pénale. Sa longueur jugée « irrationnelle » et « déraisonnable », les « progrès microscopiques » réalisés (au regard des faits déjà établis par l’IGAS en 1992), ont conduit l’association à déposer une plainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme, en 2005, pour « déni de justice » (l’association a été déboutée). Il a dressé la figure de parents désireux de « tourner la page » grâce au rendu d’un verdict par la justice. Il a conçu une division des rôles à l’audience, entre avocats de parties civiles (spécialistes des aspects « réglementaires » relatifs à chacun des faits rapportés) et représentant associatif (relais du « bon sens » de familles qui, capables de placer l’émotion de côté, mettent en avant l’évidente irrationalité de certaines décisions des prévenus qui ont joué un rôle central dans les contaminations). La représentante d’une seconde association de victimes, créée en 1999, est mère d’un jeune décédé. Elle a tenu des propos différents sur la conduite de l’instruction pénale, jugeant sa longueur justifiée par la conduite de nombreuses expertises, par la nécessité d’éclairer « tout » ce qui a pu contribuer, d’une manière ou d’une autre, à la survenue du drame, tous les éléments d’un système qu’elle s’attache à détailler, faute par faute. Concernant le déroulement de l’audience, elle a déploré l’absence d’équité entre les acteurs du procès (parties civiles et prévenus). Selon elle, les prévenus ont pu réagir aux propos des experts et des parties civiles, tandis que ces dernières n’ont eu que des possibilités de réaction limitées : « Le plus difficile […] a été de les entendre sans pouvoir intervenir […] nous avons l’impression d’être bâillonnés […] la loi est ainsi faite, nous n’avons pas le droit de prendre la parole. » Elle a revendiqué un droit de les interroger elle-même, en tant que responsable associative, qui, par son expérience du dossier, peut tenir un rôle de premier plan dans la mise à jour des vérités sur l’affaire. Si un tel droit est accordé aux avocats des parties civiles, elle considère que c’est insuffisant. Cette position a été source de tensions, tant entre cette représentante associative et le tribunal (jugeant ses interventions souvent intempestives), qu’entre elle et son avocat. La troisième association a occupé une place singulière à l’audience – à la fois du côté des parties civiles et du côté de la défense. C’est l’association de parents qui s’était constituée avant la survenue du drame autour du traitement par hormone de croissance, alors jugé prometteur. Les réactions de cette association face au drame (réticence vis-à-vis de la médiatisation, soutien aux spécialistes de l’hormone, dissuasion des premières familles décidées à porter plainte) ont fait l’objet de nombreuses critiques quant à son allégeance aux promoteurs de l’hormone. D’un côté, les anciens responsables ont été appelés, comme témoins de la défense, à justifier leurs positions et ont considéré les propos des parents parties civiles comme « la manifestation du désespoir » de ceux qui, incapables de « surmonter leur peine » et se sentant « responsables de ce qui est arrivé », s’enferment dans des « contre-vérités ». De l’autre côté, à travers son actuelle vice-présidente, mère d’un jeune à risque, l’association est également partie civile au procès de l’hormone ; elle accuse les spécialistes en charge du traitement, en rupture donc avec les positions des anciens présidents de l’association.
Le travail sur ses sentiments
39Dans leurs prises de parole, des parents ont tenu à exprimer le genre de sentiment avec lequel ils abordaient l’audience, et à préciser comment il fallait percevoir ces sentiments au vu du rôle qu’ils y occupaient. Ce travail sur les sentiments a présenté deux faces, l’une visant à construire le témoignage comme un moment d’affirmation de certains sentiments, l’autre mettant en avant l’effort pour mettre à distance les sentiments qui empêchent le témoignage.
40De nombreuses personnes ont considéré que la haine, la colère, ou l’impossibilité de pardonner, étaient des sentiments qu’il convenait d’exprimer à la barre, en particulier en la présence de ceux qu’elles estimaient responsables du drame. Parfois énoncés comme une évidence, ou comme un état définitif, ces sentiments ont pu être mis en avant pour leur caractère envahissant, et comme une atteinte en tant que telle. Une sœur affirme ainsi que venir dire sa haine des responsables a été une motivation centrale de sa présence à l’audience : « J’avais envie de venir pour dire toute la haine que j’ai des responsables de la souffrance de mon frère et des personnes autour de lui. » Une veuve exprime sa colère comme sentiment à la fois éprouvé vis-à-vis d’autrui, et vécu par soi-même, et contre soi-même : « Je suis venue témoigner, pour dire ma colère qui est là depuis dix ans au fond de moi, et qui m’empêche de vivre. » Une mère exprime encore cette colère source de souffrance additionnelle pour celui qui l’éprouve : « Il ne nous reste que des souvenirs, de la douleur et en plus maintenant de la colère. » Un père explique comment la possibilité de pardonner s’est éloignée avec le temps, et comment ses sentiments le placent face à une contradiction intérieure : « Mes convictions religieuses devraient m’inciter à pardonner à mon pire ennemi mais ils m’ont détruit en même temps qu’ils ont détruit mon fils […] je ne peux pas, je ne peux plus, je ne leur pardonnerai jamais. » Un frère envisage qu’une vérité puisse effectivement émerger du procès, mais exclut également la possibilité d’un pardon : « On demande souvent aux gens de pardonner et moi je pardonnerai jamais ce qu’ils ont fait […] on aura peut-être la vérité au final, mais moi je sais que je leur pardonnerai jamais. » Pour clore sa prise de parole, une mère s’adresse directement aux prévenus : « Sachez Mesdames et Messieurs les prévenus que jamais, non jamais je ne pourrai vous pardonner », et elle remercie le président du tribunal avant de quitter la barre.
41D’autres sentiments ont été mis en avant, cette fois-ci comme obstacle au témoignage. Il s’agissait pour la personne d’expliquer, de s’excuser ou de justifier des empêchements ou des difficultés dans la prise de parole. Ces sentiments ont eu alors le plus souvent trait à l’évocation du vécu lié à la maladie, en tant que maladie particulièrement effroyable. Un frère dit la difficulté de trouver les mots « pour raconter » ce qu’il a traversé : « J’avais beaucoup de choses à dire, mais arrivé ici toutes les choses elles se confondent dans ma tête. » Un autre se déclare « incapable » de parler de la maladie et en mesure de ne pouvoir évoquer son frère que dans ce qu’il était avant : « Il adorait la vie et la croquait à pleines dents. » Une mère, comme d’autres avant elle, avertit le tribunal qu’elle a peur de ne pas pouvoir « aller jusqu’au bout », qu’elle va lire un texte, « parce qu’il est important qu’[elle] témoigne pour [sa fille décédée] ». À l’audience, on observe comment certaines familles, assises sur le banc des « parties civiles », manifestent à l’égard de celui ou celle qui s’apprête à être appelé à la barre son soutien face à l’épreuve du témoignage.
Conclusion
42En portant une attention au travail normatif que déploient des personnes autour des dispositifs auxquels elles sont confrontées, on peut mettre en évidence tout à la fois le poids que ceux-ci exercent sur leurs existences et la manière dont elles les investissent. Les personnes se préparent à ces confrontations, les anticipent, mais c’est également dans le cours même de l’actualisation de ces dispositifs (pour reprendre un terme mobilisé par Catherine Rémy dans ce volume) qu’elles règlent cet investissement. On peut parler, dans le cas du procès de l’hormone de croissance, d’un travail d’appropriation, par les victimes s’étant portées parties civiles, du dispositif de prise de parole. Celui-ci s’est manifesté à travers deux processus. D’une part, les personnes affectées par le drame ont procédé à un élargissement des réalités portées à l’attention des acteurs du dispositif. Cet élargissement a concerné les deux ordres de réalité soumis à l’examen du tribunal : la nature des dommages et la nature des responsabilités pénales. Elles ont ainsi attaché de l’importance à la manifestation publique de leur sentiment de culpabilité. Nous avons montré la variété des sources de cette culpabilité, et le travail qu’elles ont fait pour en dire la pertinence aux juges : comme manière d’exprimer une souffrance morale particulièrement intense, de renforcer l’accusation contre les prévenus, ou de disculper des proches. Elles ont également construit l’audience comme un lieu dans lequel devait se traiter, outre les responsabilités directement à l’origine des contaminations, un ensemble beaucoup plus large de rétributions négatives et positives : autour de responsabilités additionnelles liées aux conduites pendant et après le drame, mais aussi autour des actions justes, pour lesquelles elles ont tenu à exprimer publiquement leur reconnaissance. D’autre part, un deuxième processus met en évidence cette appropriation du dispositif : l’explicitation des finalités associées au dispositif et du rôle que l’on y occupe. En effet, les parties civiles ont éprouvé la nécessité de préciser publiquement, pendant qu’elles témoignaient, quelles étaient à leurs yeux les finalités du procès, et en quoi celles-ci pouvaient donner sens et valeur à leur prise de parole : le face à face avec le prévenu, la nécessité de punir les coupables, la compréhension de ce qui s’est passé, la non-reproduction du drame. Si ces observations en cours d’audience croisent certaines des attentes repérées par les chercheurs qui se sont intéressés aux parcours de victimes avant un procès, elles mettent également en évidence la variété des finalités auxquelles les personnes peuvent faire référence pendant leurs témoignages, et leur manière d’exprimer la nécessité de les rappeler à l’audience. Nous avons montré que ce travail d’explicitation porte aussi sur le rôle que les personnes ont estimé jouer dans ce dispositif de témoignage : son articulation avec d’autres rôles (familiaux, professionnels) ; la nature des sentiments que l’affaire engendre et avec lesquels elles estiment devoir composer pendant leur témoignage.
43La manière dont les parties civiles dans l’affaire de l’hormone ont investi le témoignage à l’audience pénale est influencée par des caractéristiques propres à cette affaire. Les victimes sont des enfants, contaminés en raison même des soins qui leur ont été prodigués, d’où une interrogation particulière qui a pu émerger sur la responsabilité des parents, eux-mêmes victimes dans l’affaire. Les mis en cause étaient en charge, comme médecins, des personnes qui ont été contaminées, d’où les responsabilités additionnelles qui pouvaient leur être à ce titre imputées. L’horreur particulière associée à la maladie en question a engendré des sentiments que les victimes ont dû affronter et thématiser. Nos observations autour de ce cas incitent à ouvrir un regard comparatif sur l’ampleur et la nature du travail nécessaire pour investir un dispositif de témoignage dans d’autres contextes judiciaires, et plus globalement pour tout type de témoignage.
44Nous avons voulu construire un cadre d’analyse qui soit en mesure de rendre justice, si tel était le cas, à l’hétérogénéité des schémas de jugement mobilisés par les victimes. Cette règle de méthode s’est avérée heuristique. On peut être frappé, en effet, par la diversité des opérations dans lesquelles ont pu s’engager les victimes pour investir le dispositif de témoignage. Elles ont éprouvé le besoin d’effectuer chacune des opérations – naming, blaming et claiming – que Felstiner, Abel et Sarat ont considérées comme les étapes successives d’un parcours de victimes. Elles ont exploré les dommages, comme les responsabilités, dans des directions variées. Elles ont fait référence à des finalités multiples du procès. Elles ont envisagé de différentes manières l’articulation des rôles familiaux, et le travail sur les sentiments. Cette hétérogénéité a été certes favorisée par les caractéristiques du dispositif de témoignage dans le cas étudié. Le président du tribunal a invité toutes les parties civiles à s’exprimer si elles le souhaitaient, alors que dans de nombreux autres procès, la prise de parole est limitée à quelques représentants des victimes. Mais cet abord du travail normatif nous paraît, au-delà du cas étudié, une bonne règle de méthode pour ne pas risquer de donner une vision artificiellement homogène de la structure normative des prises de parole engendrées par la confrontation avec un dispositif.
45Des contrastes se dégagent, au sein de cette hétérogénéité, parmi les victimes d’une même affaire quant à la manière dont chacun investit le témoignage. Dans le procès de l’hormone de croissance certaines personnes ont ainsi témoigné essentiellement du vécu de la maladie, alors que d’autres se sont centrées sur les responsabilités ; certaines ont mis en avant une volonté de comprendre alors que d’autres ont manifesté une volonté de punir ; certaines ont affirmé la nécessité de dire leurs sentiments de haine et de colère, alors que d’autres se sont excusées de leur incapacité à parler face à l’horreur de la maladie. Partant de la base de témoignages que nous avons constituée, nous devrions être en mesure de préciser la part et la nature de ces variations et de mettre en évidence les caractéristiques des victimes qui président à l’émergence de ces différences. Certaines ont été évoquées : le genre peut jouer notamment dans la division du travail de témoignage entre les parents, les revendications de compétence pour parler du disparu ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit des parents ou des conjoints, la nature du métier exercé par un proche joue un rôle dans la manière dont il aborde les responsabilités au sein d’une organisation. C’est aussi dans cette direction que l’enquête se poursuivra.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cette recherche a bénéficié de la collaboration d’Isabelle Cailbault, que nous remercions pour la construction de la base informatisée des témoignages, et la mise en place des méthodes de traitement des données par le logiciel N’Vivo. La recherche a été réalisée avec le soutien du GIP Mission de recherche Droit et Justice (Convention no 215.10.10.11).
2 Dans cet article nous traitons du témoignage oral des victimes à l’audience du procès pénal (où elles sont plus particulièrement sollicitées), et non des attestations écrites ou des témoignages oraux à d’autres stades de la procédure. À l’audience pénale, des personnes peuvent prendre la parole comme victimes, soit comme « témoins » (au sens juridique du terme) cités par l’une des parties en présence, soit comme « parties civiles » (dans les systèmes juridiques qui retiennent, comme en France, la possibilité de demander des indemnités financières auprès d’une juridiction pénale), soit encore dans d’autres cadres prévus par d’autres systèmes juridiques (tel le victim impact statement dans le cadre états-unien). Compte tenu de l’enquête que nous avons réalisée, nous traitons principalement de prises de parole comme parties civiles, mais certaines de nos conclusions pourraient être étendues à d’autres formes de témoignages comme victimes.
3 S’ils sont peu intervenus pour interroger les victimes, les avocats, qu’ils soient aux côtés de la défense ou des parties civiles, sont par contre revenus longuement sur ces témoignages dans leurs plaidoiries (Barbot & Dodier, 2014b).
4 Ce logiciel a été élaboré pour la recherche en sciences sociales et s’inspire des méthodes issues de la Grounded Theory (Glaser & Strauss, 2010). Les classifications ne sont pas posées a priori, mais procèdent d’un codage inductif des données, permettant un aller-retour constant entre la théorie et les données. Nous avons constitué un corpus informatisé, à partir des notes prises sur le terrain, afin d’en conduire l’analyse systématique.
5 Dans ce texte, nous désignons par P., le prénom de la personne décédée, et par X., le nom des autres acteurs évoqués.
6 « Contraction musculaire brutale et involontaire due à la décharge pathologique d’un groupe de cellules nerveuses » (Larousse médical).
Auteurs
Sociologue, CEMS-IMM, INSERM.
Sociologue, CEMS-IMM, INSERM-EHESS.
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De Durkheim à Sacks
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1994
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Institutions et conventions
La réflexivité de l’action économique
Robert Salais, Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset (dir.)
1998
La logique des situations
Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales
Michel De Fornel et Louis Quéré (dir.)
1999
L’enquête ontologique
Du mode d’existence des objets sociaux
Pierre Livet et Ruwen Ogien (dir.)
2000
Les formes de l’action collective
Mobilisations dans des arènes publiques
Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.)
2001
La régularité
Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action
Christiane Chauviré et Albert Ogien (dir.)
2002