Les objets et leur environnement local
La production interactionnelle de réalités matérielles
Objects and Their Local Environment. The Interactional Production of Material Realities
Die Objekte und ihr lokales Umfeld. Das durch Interaktion vermittelte Entstehen materieller Realitäten
p. 149-175
Résumés
On sait depuis longtemps que l’environnement matériel est une composante essentielle de l’action et de l’interaction sociales. On sait moins en revanche comment les objets sont constitués de manière réflexive dans l’interaction. C’est ce que tente d’analyser cet article, qui se focalise sur la façon dont l’environnement matériel devient intelligible dans l’interaction et dont les objets permettent de reconnaître les actions et les activités. L’étude porte sur des situations de travail en commun.
It has long been recognised that the material environment is an essential feature of the organisation of social action and interaction. It is only recently however that we have witnessed a burgeoning body of empirical studies, from within both the social and cognitive sciences, which has begun to delineate the ways in which objects are socially constructed and feature in social relations and activities. Despite this growing interest in the objects, there remains a paucity of research concerned with how objects are reflexively constituted in and through social interaction. In this paper, we consider how aspects of the material environment are rendered momentarily intelligible in and through interaction, and the ways in which objects provide a resource for the recognition of actions and activities.
Es ist seit langem bekannt, daß das materielle Umfeld eine essentielle Komponente von sozialer Aktion und Interaktion darstellt. Dagegen weiß man weniger über die reflexiven Mechanismen der Interaktion, die Modalitäten der Konstitution von Objekten mitbestimmen. Eben diesen Modalitäten der Determination nachzugehen, d.h. der Intelligenz, die in das Umfeld durch die Interaktion eingeht und deren Wirkungsweise sich an der Objektwelt ablesen läßt, ist das Ziel des vorliegenden Artikels. Dabei steht die Analyse von Situationen der Arbeitswelt im Vordergrund.
Texte intégral
« Lorsque l’on fait de la sociologie, profane ou professionnelle, toute référence au “monde réel”, même dans le cas d’une référence aux événements physiques ou biologiques, est une référence aux activités organisées du monde de tous les jours. » (Garfinkel, 1967, p. vii)
Introduction
1Ces dernières années les sciences sociales et cognitives ont manifesté un intérêt croissant pour les objets. On a soutenu avec force que les objets et les artefacts n’ont reçu qu’une faible attention dans les analyses, et que le fait de « détacher » les actions humaines de leur environnement physique a engendré une science sociale curieusement désincarnée. Latour (1988, 1992 ; Callon & Latour, 1992) qui a fortement plaidé pour une (ré)intégration du monde matériel dans les actions sociales, est peut-être l’avocat le plus éloquent de l’objet. Bien qu’il paraisse prendre ses distances avec ses propres contributions pragmatiques récentes, sa théorie de l’acteur-réseau, avec son appel inhabituel au respect de l’intégrité des objets et des artefacts, qu’il considère comme des « actants », a contribué à susciter, dans diverses disciplines, un intérêt pour la façon dont les traits de l’environnement physique sont une partie essentielle de la conduite humaine et des relations sociales. Malgré cet apport important de Latour et d’autres chercheurs en sociologie des sciences (Lynch & Woolgar, 1990), les objets restent curieusement désincarnés : non seulement ils sont détachés de leur environnement physique immédiat, mais ils sont aussi séparés de la manière dont ils figurent dans des séquences concrètes d’action sociale et d’interaction. En effet, même dans les formes plus radicales des sciences sociales, le respect pour l’objet s’est accompagné d’un manque d’intérêt pour l’interaction et pour les occasions concrètes dans lesquelles le « monde matériel » figure dans les conduites humaines.
2Par cet article, nous souhaiterions examiner la façon dont les objets prennent place dans des cours d’activités particulières à l’intérieur d’environnements technologiques complexes. En particulier, nous étudierons comment les participants, en interaction les uns avec les autres, invoquent certains traits de leur environnement immédiat et, par-là, produisent, de manière réflexive, le sens « occasionné » d’un objet particulier. Dans cette discussion, nous allons explorer deux questions corrélatives qui sont pertinentes pour notre compréhension de la façon dont les actions et les activités sont enchâssées dans leur environnement physique immédiat et l’incorporent. D’une part, nous envisagerons la manière dont les participants font référence à certains aspects de leur environnement physique local et se focalisent sur eux. D’autre part, nous examinerons comment l’environnement physique local fournit des ressources aux participants pour faire sens de leurs conduites respectives. Ainsi, l’objet de notre étude sera de montrer comment le sens et la pertinence d’objets particuliers sont inséparables de l’environnement dans lequel ils sont localisés et des cours d’actions spécifiques où ils sont impliqués.
3Ces questions, qui sont pertinentes pour notre compréhension des objets dans l’action, ont aussi des implications pour les recherches, de plus en plus nombreuses, sur le travail et la collaboration dans des environnements technologiques complexes, connues sous le titre « études des lieux de travail » (workplace studies). Récemment nous avons assisté à l’éclosion d’une multitude de recherches empiriques sur la façon dont la technologie figure dans l’action et l’interaction, dans des contextes tels que les centres d’opération des aéroports (Suchman, 1993 ; Goodwin & Goodwin, 1996), les centres de contrôle du trafic aérien (Harper & Hughes, 1993 ; Hughes et al., 1988), les salles d’opérations boursières (Heath et al., 1995), les navires de commerce (Hutchins, 1995), les centres d’urgence (Zimmerman, 1992 ; Whalen, 1995) et les transports urbains rapides (Filippi & Theureau, 1994 ; Heath & Luff, 1994). Outre qu’ils tentent de respécifier notre compréhension des conduites dans les organisations, tous ces travaux en essor démontrent comment outils et technologies sont enchâssés dans les activités de tous les jours et s’appuient, de façon inévitable, sur un ensemble indigène de pratiques et de procédures socialement organisées. Ainsi que nous le verrons, ces outils et ces technologies incluent des documents sur papier et sur écran, des affichages digitaux et des diagrammes. Cet article appartient à cette tradition en pleine expansion. Il cherche à décrire la façon dont les objets et les artefacts, à l’intérieur d’un environnement immédiat de travail, informent l’action et l’interaction des participants dans ce cadre et sont informés par elles.
4Pour mettre en évidence la manière dont les participants constituent leur environnement local et interagissent à travers lui, nous examinerons un matériel issu d’un site de travail relativement complexe : les salles de contrôle du Métro de Londres, en particulier, celle de la ligne de Bakerloo. Ce site peut être caractérisé, pour utiliser la terminologie de Goodwin, comme un « cadre saturé d’outils » ; il consiste en un environnement multimédia complexe incluant un éventail de technologies telles que des écrans de télévision (circuit de télévision fermé, CCTV), des affichages digitaux de lignes, des visiophones, des moniteurs et un diagramme fixe de la ligne, s’étendant sur la façade entière d’un mur de la pièce, qui indique la position de tous les trains circulant sur la ligne de Bakerloo entre Elephant et Castle, au sud, et Queen’s Park, au nord.
5Ainsi, les « objets » en question sont-ils avant tout des écrans d’information textuelle, des affichages de diagrammes et des images de la CCTV. Les diagrammes montrent, de diverses manières, des tronçons de ligne et l’emplacement de trains particuliers. Ils peuvent présenter différentes sections de la ligne, ou différentes représentations de la même section. Ainsi par exemple, alors que le diagramme fixe offre une vue d’ensemble de la ligne, les écrans montrent des diagrammes plus détaillés de sections particulières, y compris le numéro réel de chaque train. Les écrans de la CCTV fournissent des images des plates-formes, incluant à la fois les passagers et les trains à chaque station. Les images sont sélectionnées et une seule image d’une plate-forme peut être fournie à la fois. Par conséquent, on peut visionner plusieurs représentations d’une « même chose », telle une station. L’environnement immédiat consiste donc en divers objets, dont un certain nombre fournit des représentations de phénomènes (trains, passagers, signaux) situés en dehors de la salle de contrôle.

La salle de contrôle de la ligne Bakerloo — Métro de Londres
Signal assistants’desk = bureau des assistants aiguilleurs
Line Controller’s position = la position du contrôleur de la Ligne
DIA’s position = position du DIA (l’assistant d’information)
Train describer = descripteur de train
Command monitor = moniteur de commande
Line diagrams = diagrammes de ligne
CCTV = Circuit de télévision fermé
Annoncement details = détails d’annonces
Blank = vide
Fixed Line Diagram = diagramme fixe de la ligne
6Le cadre implique une collaboration étroite et continue entre les membres du personnel qui sont responsables de la bonne marche quotidienne de la ligne et de l’élaboration d’une réponse coordonnée aux problèmes et aux urgences qui surgissent inévitablement dans le fonctionnement du réseau de transport rapide urbain. Le personnel est assis face à deux consoles (voir le diagramme ci-dessus). À l’une d’elles se tiennent le contrôleur des lignes et un collègue, le DIA (l’assistant chargé de l’information), qui est principalement responsable de la transmission des informations aux passagers. À l’autre sont assis les deux assistants aiguilleurs qui surveillent le fonctionnement du système informatisé de signalisation et replanifient les horaires des trains et des équipages quand nécessaire.
7Ce genre de lieu de travail présente des traits intéressants en ce qui concerne la relation entre action, objet et environnement local. On peut en mentionner un ou deux qui peuvent être pertinents pour la discussion. Alors que l’information présentée sur les écrans et les diagrammes variera selon les circonstances, des types particuliers d’information sont associés à des sources particulières. Ainsi par exemple, les écrans de la CCTV, sur la console du contrôleur de la ligne, ne peuvent être utilisés que pour disposer d’images des plates-formes de stations ; ou, autre exemple, sur le diagramme fixe de la ligne, la position des stations les unes par rapport aux autres ne varie pas. De plus, il faut ajouter que chaque membre du personnel reste largement dans un endroit bien spécifié de la salle et que les outils et les affichages sont appréhendés comme « appartenant » à certains individus. Il existe donc une certaine stabilité écologique qui permet aux participants expérimentés de repérer où un collègue regarde et, selon la situation, ce qu’il peut bien être en train de regarder. Ainsi, est-il est possible de déterminer quelle station retient l’attention d’un collègue lorsqu’il observe le diagramme fixe de la ligne.
8Deuxièmement, l’information sur des moniteurs particuliers, ou l’utilisation d’outils particuliers dans le domaine, est souvent associée par le personnel à certaines activités. Par exemple, le moniteur d’entrée d’aiguillage et le clavier sont habituellement employés pour changer les horaires des trains lorsque certains véhicules s’écartent de l’heure prévue. Autre exemple : alors que la CCTV peut être utilisée à des fins diverses, on s’y réfère habituellement avant de faire des annonces publiques à une station. Il y a donc une relation intéressante entre certains types d’activité et des sources d’informations ou des outils particuliers à l’intérieur du domaine ; les collègues peuvent tenir compte de cette relation, et l’exploiter, pour faire sens de leurs activités mutuelles. Ceci ne veut pas dire que l’interprétation que font les participants de leurs conduites respectives soit indépendante du déroulement des activités dans lesquelles ils sont engagés, mais plutôt qu’ils peuvent exploiter la stabilité relative de l’environnement et sa relation à certains types d’actions et d’activités.
9Considérer la façon dont les participants rendent visibles les uns aux autres des aspects de leur environnement local, dans le cours de leur travail, nous amènera à envisager différentes sortes d’activités telles que chercher quelque chose, indiquer des erreurs, faire des blagues et mettre des problèmes au jour. Nous commencerons par examiner une situation dans laquelle un participant caractérise explicitement l’objet à trouver dans l’environnement local, et nous finirons en nous intéressant à une scène dans laquelle un participant encourage simplement un collègue à remarquer quelque chose qu’il a lui-même remarqué. Nous espérons ainsi donner une idée de la finesse avec laquelle les individus qui travaillent ensemble sont sensibles à l’orientation des uns et des autres vers un environnement d’objets, et montrer ce que cela implique pour l’action et l’interaction sur le lieu de travail.
Chercher ensemble
10Dans la salle de contrôle, le personnel reçoit souvent des appels d’autres collègues situés, à distance, leur demandant des informations. Parfois ces informations peuvent être données sans recourir à une source d’information visible. D’autres fois, cependant, pour répondre à la demande, le personnel doit faire des recherches dans l’éventail des technologies et des documents. Technologies et documents présentent des images, des textes, des numéros, des diagrammes, etc., tous objets qui sont eux-mêmes des « représentations » de trains, d’équipes, de sections de ligne, etc. Dans de telles occasions, les participants s’orientent explicitement vers des aspects particuliers de l’environnement local, et les objets prennent place de diverses manières dans leurs actions et leurs interactions.
11Considérons le fragment suivant dans lequel John, assis au bureau d’aiguillage, reçoit un coup de téléphone d’une personne lui demandant de l’informer sur la position actuelle du train numéro 225.
12Fragment 1.
J : Hello there.
(Bonjour là.)
(3.2)
J : Two Two Fi:ve :: (let me have a look for it)
(Deux Deux Cinq. Laisse-moi regarder)
(0.4)
J : Two Two Fi:ve ::: ? (.) He’s around here somewhere
(Deux Deux Cinq. Il est ici quelque part)
G : Two Two Fivers at er : (0.6) It’s up there ?
(Deux Deux Cinq à (0.6) Il est là-haut ?)
(0.3)
J : Oh he’s in the shed <he’s in Queen’s Park (.) *hh South Sheds :.
(Oh, il est dans le hangar, il est à Queen’s Park, le hangar du sud.)
(1. 2)
J : Indeed he is :.
(En effet)
(1. 2)
J : Okay then ?
(Okay alors ?)
(.)
J : Thank you :
(Merci)
13L’énoncé de John – « Two Two Fi:ve ::: ? (.) He’s around here somewhere » (Deux Deux Cinq. Il est ici quelque part) – est particulièrement intéressant. Alors qu’il prononce cette phrase au téléphone, John scrute simultanément divers écrans sur la console. La première partie de l’énoncé est accentuée (elle est soulignée), et le mot « five » est allongé (indiqué par les deux points) et prononcé avec une intonation montante (indiquée par le point d’interrogation). Après un silence très bref, d’à peu près 0,1 seconde, John poursuit par « he’s around her somewhere » (il est ici quelque part). Pendant cet énoncé, John se tourne et regarde le moniteur à gauche de Graham, un moniteur qui indique les horaires des trains sur une section de ligne placée sous la responsabilité de Graham (au sud de Piccadilly Circus).
Fragment I, Images 1 & 2.

J : Two Two Fi:ve ::: ? (.) He’s around here somewhere
(Deux Deux Cinq. Il est ici quelque part)
14L’énoncé de John ainsi que sa conduite corporelle sont pertinents à la fois pour l’appelant et pour Graham, son collègue. Émis au téléphone, il atteste, pour l’appelant, que John est en train de rechercher le train en question afin de fournir, une fois celui-ci repéré, une réponse séquentiellement appropriée. L’énoncé et la conduite corporelle qui l’accompagne informent également Graham de la recherche en cours et rendent compte de la façon dont John scrute son environnement local. De plus, les actions de John servent également à inviter ou à inciter Graham à l’aider à trouver le train 225 en même temps qu’elles suggèrent où la réponse au problème peut être trouvée, en l’occurrence sur le moniteur à gauche de Graham.
15Graham coopère à cette recherche. Lorsque John se tourne vers le moniteur situé à sa gauche, Graham suit son regard et ils regardent ensemble l’écran. Ainsi, John n’a pas seulement encouragé Graham à l’aider dans sa recherche d’un élément qui n’était pas explicitement pertinent quelques moments auparavant ; il l’a aussi encouragé à regarder et à inspecter momentanément, d’une certaine manière, les informations sur l’écran. Lorsque John se détourne, ne parvenant pas à trouver le train, et prononce le mot « around » (ici, i.e. dans les parages), Graham continue à chercher, regardant tout d’abord le diagramme fixe de la ligne, puis directement le moniteur en face de John. Tout en disant « Two Two Fiv:e at er : (0.6). It’s up there ? » (Deux Deux Cinq à (0.6), il est là-haut ?), Graham montre du doigt un objet sur l’écran directement situé face à John. Celui-ci le regarde et répond : « Oh he’s in the shed<he’s in Queen’s Park (.) *hh Sou:th Sheds :. » (Oh, il est dans le hangar, il est à Queen’s Park, le hangar du sud). John trouve donc l’objet en question, le train 225, grâce à la recherche et à l’indication de Graham. Il informe l’appelant de la localisation du train et, simultanément, manifeste à Graham qu’il a à la fois trouvé l’objet et repéré sa position exacte.

16Le premier tour de John, qui sollicite le concours de Graham dans la recherche, non seulement établit la manière dont l’objet, s’il était trouvé, c’est-à-dire découvert plutôt que simplement indiqué, pourrait se présenter à John mais fixe aussi les paramètres de la quête elle-même. L’énoncé identifie l’objet à trouver tandis que la consultation concomitante du moniteur et de la console spécifie les domaines dans lesquels l’objet peut être repéré. Cela s’avère être une erreur, le train étant, en fait, sous le nez de John ; mais tout de même Graham organise initialement sa quête en prenant en compte la direction du regard de John. En montrant l’objet du doigt, en le faisant voir à John pour qu’il manifeste qu’il l’a vu et qu’il puisse répondre à la question, les participants constituent momentanément, en collaboration, le sens d’un trait particulier de leur environnement local : la position d’un train donné présentée sur une unité d’affichage visuel.
17L’objet lui-même, les détails affichés sur l’écran, sont perçus sur le moment d’une manière spécifique ; ils acquièrent leur sens déterminé ou leur intelligibilité à l’intérieur de l’activité en cours, qui est, dans ce cas, celle de chercher un train. L’appelant, par la question qu’il pose, fournit à John des ressources pour examiner le milieu local. À son tour, John encourage la participation de Graham. La situation réelle du train sur la ligne telle que représentée de diverses manières sur les affichages et les moniteurs, est inconnue au début de la recherche ; en effet, la façon dont le train peut être représenté dépend en partie de l’endroit où il est effectivement trouvé. Le premier tour de John et l’orientation concomitante de son corps fournissent les ressources à partir desquelles Graham constitue un ensemble de traits potentiellement pertinents du milieu local, allant du moniteur d’écoute des trains situé à côté de lui, au diagramme fixe de la ligne et, finalement, au moniteur montrant Queen’s Park. La scène est façonnée, rendue intelligible, en fonction des ressources fournies par John et de l’activité séquentiellement appropriée, consistant à découvrir et à montrer la position du train en question.
18Le sens de la scène et la reconnaissance mutuelle de l’objet en question sont établis momentanément et forment la base de l’action et de l’activité subséquentes. La recherche et la découverte du train par Graham sont elles-mêmes une réponse aux actions précédentes de John ; son indication du doigt encourage John à regarder un aspect particulier du moniteur et à lui manifester qu’il a reconnu ce qu’il cherchait. Simultanément, cette découverte conjointe permet à John de communiquer une réponse séquentiellement pertinente à l’appelant, c’est-à-dire une description de l’emplacement effectif du train. Nous pouvons ainsi commencer à voir comment à la fois un environnement local et un objet particulier « médiatisent » momentanément l’interaction, tout en étant eux-mêmes constitués à travers cette interaction. Des aspects successifs de l’environnement sont rendus visibles à partir des ressources fournies par John, et la position du train est déterminée mutuellement et interactionnellement par les participants. De plus, l’activité consistant à découvrir et à voir l’objet, ou plutôt à constituer un aspect de l’environnement physique d’une manière particulière, engendre des actions séquentiellement pertinentes de la part de John et de Graham, et vraisemblablement, ultérieurement, de l’appelant lui-même.
19Répondre à la question et chercher la position du train : ces deux préoccupations informent la manière dont l’environnement de travail est appréhendé. En d’autres termes, la recherche délimite un domaine de pertinence en fonction duquel les deux participants inspectent des aspects successifs de l’environnement, en font sens et y « répondent ». Ces aspects de l’environnement, les affichages des écrans et les diagrammes, sont produits réflexivement et rendus intelligibles dans le cadre de la recherche en cours. Alors que les participants affrontent la scène comme une réalité physique qui contraint leurs regards, leurs actions et leurs interactions constituent cette « réalité physique » d’une manière particulière. L’objet qui forme le foyer de la recherche est produit et rendu intelligible à l’intérieur de l’interaction. Sa découverte a aussi une implication séquentielle : elle permet à John de répondre à l’appelant et de manifester à Graham qu’il a reconnu l’objet.
20De plus, l’objet en question, i.e. la position d’un train particulier telle qu’affichée sur le moniteur, acquiert son sens déterminé en fonction de son emplacement à l’intérieur d’un ensemble environnant d’objets et d’artefacts. Son sens est constitué, en partie, à travers sa relation à d’autres sources potentielles d’information. Au fur et à mesure que les aspects successifs de l’environnement sont examinés, ils sont « ignorés » à tour de rôle jusqu’à ce que l’information pertinente soit découverte sur un écran particulier. L’image qui apparaît sur cet écran, et sa relation aux autres affichages, informent la manière dont la quête sera satisfaite. La recherche implique de différencier un ensemble de sources d’informations potentiellement pertinentes dans la salle de contrôle et de découvrir l’objet en question à travers une série d’observations : en l’occurrence la section d’un affichage de diagrammes et de textes révélant la position du 225. L’objet fournit la solution à la recherche et une base pour répondre à la demande de l’appelant. Il est la réponse à une énigme, une énigme qui fait partie d’un ensemble de pratiques pour traiter les contingences du trafic dans le Métro de Londres.
Incorporer une action dans un objet
21Dans le fragment 1, l’objet est caractérisé avant qu’il soit découvert. Les participants savent ce qu’ils cherchent, le 225, mais ils ont besoin de trouver où il se trouve à l’intérieur du terrain local d’information. Un objet peut se présenter dans une relation plutôt différente en fonction des actions d’individus particuliers. Par exemple, dans d’autres circonstances, des individus encouragent un coparticipant à regarder un objet. Ce faisant, ils donnent un « avant-goût » de ce qu’est l’objet et de la réaction qu’il pourrait susciter. De cette manière, un individu peut incorporer une action dans l’objet lui-même.
22Considérons le fragment suivant. Il provient d’un cadre de travail différent, à savoir le centre de contrôle d’un poste de police de province. L’après-midi où nous nous y rendons, le bureau est occupé par deux officiers de police, Debi et Susan. Elles sont assises l’une à côté de l’autre en train de taper à la machine. En tapant, Debi remarque quelque chose et éclate de rire. « *thhhthhhhh » symbolise une longue inspiration au travers de ses dents qui, dans ce cas, contribue à montrer qu’elle rit, tout en se retenant de le faire. Susan commence à rire avec : « *hhhhhh ».
23Fragment 2.
24Debi et Susan sont en train de taper à la machine
• D : Heh heh
(1.2)

D : *thhhthhhhh
(1.3)
D : *heh heh
(0.6)
D : I meant to put a han::dle : *hhh
(J’ai voulu mettre un manche)
(3.2)
• S : *hhhhhh
(0.4)
(D) : (*hhh)
(1.2)

25Lorsque Debi éclate de rire, elle se plie en deux et regarde son moniteur comme si elle était submergée par la blague qu’elle vient de remarquer sur l’écran. Bien que son éclat de rire ne soit pas spécifiquement adressé à Susan, il sert à l’inviter à en rechercher les raisons. De plus, son explosion offre non seulement un avant-goût de ce que Debi a remarqué, notamment que c’est drôle, mais aussi de l’endroit où cette chose amusante se trouve, c’est-à-dire sur l’écran.
Fragment 2, Images 1 & 2

26Les actions suscitent une demande de renseignement – « What you doing now :: ? » (Que fais-tu ?) – et lorsque Susan se tourne vers sa collègue, elle la trouve avec son visage sur l’écran en train de sourire puis de rire. Pendant que Susan parle. Debi se tourne et regarde son moniteur, le fait ensuite pivoter pour que Susan puisse voir ce qui l’a tant fait rire. Lorsque Susan se tourne vers le moniteur, Debi lui montre les lignes pertinentes du texte et dit : « I meant to put a han::dle : *hhh » (J’ai voulu mettre un manche).
27Ainsi, plutôt que de dire à Susan ce qu’elle a trouvé, Debi encourage sa collègue à regarder et à faire l’expérience de la blague par elle-même. Son explosion initiale, sa conduite corporelle et sa description subséquente non seulement donnent un sens de ce qu’est l’objet (quelque chose de drôle), mais soulignent aussi l’endroit où il peut être trouvé (dans le texte sur l’écran de Debi). Debi fournit ainsi les ressources à l’aide desquelles l’objet peut être trouvé et perçu.
28Cela prend un certain temps avant que Susan repère l’objet en question et, lorsqu’elle commence à rire, Debi est quasiment dans un état de surexcitation. La réponse de Susan est merveilleusement conçue. Elle éclate de rire et montre l’objet du doigt, produisant la réponse séquentiellement appropriée. La réponse manifeste à la fois sa découverte et son appréciation de la blague. Ainsi, l’explosion initiale de Debi, son rire « incontrôlable » résultant de l’erreur qu’elle a faite, non seulement encouragent Susan à en rechercher la cause, mais fournit aussi les ressources à l’aide desquelles elle découvre éventuellement la source de la blague.
29De plus, l’objet lui-même est appréhendé comme quelque chose d’intrinsèquement drôle. Susan n’écoute pas un récit dans lequel la blague est racontée à nouveau ; c’est la façon dont Debi révèle subtilement l’objet, qui indique où et comment le percevoir, sans vendre la mèche. Ainsi Susan rencontre et éprouve l’objet lui-même sans qu’il soit « contaminé » par les descriptions de sa collègue. Par conséquent, son propre rire n’est pas, en apparence, une réponse à Debi, ni même à la façon dont celle-ci a présenté l’objet, mais est plutôt lié aux qualités intrinsèques de l’objet lui-même (l’erreur dans le texte). Tout se passe comme si l’objet se tenait devant les deux collègues, comme si l’expérience et la réponse de Susan étaient engendrées par l’objet lui-même plutôt que par la façon dont il a été mutuellement constitué. La manière même dont Susan est amenée à percevoir et à appréhender ce qu’elle voit projette une implication séquentielle dans un trait physique de l’environnement local ; il se tient devant les coparticipants comme « un ordre objectif de faits sociaux ». L’objet lui-même, ou plutôt l’erreur dans le texte, est essentiellement ou intrinsèquement drôle et engendre leurs rires et amusement. Séparés de la manière même dont il est rendu digne d’attention, l’objet se tient devant les participants. Debi et Susan répondent à la blague – aux aspects particuliers de l’environnement local qui ont été momentanément rendus visibles d’une manière particulière – comme si elle était indépendante de leurs actions et de leur interaction.
Rendre un objet « digne d’attention »
30Dans les fragments qui nous ont intéressés jusqu’à présent, un des participants caractérise un objet. Il s’agit dans un cas d’un numéro de train, dans l’autre de quelque chose de drôle. Cette caractérisation informe la manière dont l’environnement est examiné et comment un objet particulier est découvert. Elle informe aussi l’expérience que le co-participant fait de l’objet et traite ultérieurement. La pré-caractérisation de l’objet projette ce en quoi il peut consister, comment il peut être trouvé dans l’environnement local, et comment on devrait y répondre. Le sens de l’objet repose donc sur la manière dont il a été pré-caractérisé.
31Dans le fragment 2, alors que l’éclat de rire de Debi encourage Susan à regarder l’objet et détermine la manière dont il devrait être traité, à savoir comme une blague, il ne vend pas la mèche. Il est destiné à permettre à Susan de découvrir et de saisir elle-même la blague.
32Il se peut, cependant, dans certains cas, qu’un participant veuille qu’un autre remarque quelque chose dans l’environnement local sans qu’il ne spécifie d’avance ce dont il s’agit, ni comment le percevoir. En d’autres termes, un individu peut tenter de rendre quelque chose « digne d’attention » sans donner un sens de ce pourquoi il l’est. Et, en encourageant un autre à rechercher dans l’environnement quelque chose de potentiellement remarquable, il peut l’encourager à trouver une explication de la raison pour laquelle l’objet a pu être porté à son attention. Il appartient donc au co-participant de découvrir, rétrospectivement, pourquoi son attention a été attirée sur l’objet.
33Un des aspects de ces cas où quelqu’un remarque quelque chose que vous n’avez peut-être pas remarqué, est que vous pouvez compter sur lui pour attirer votre attention sur des choses qui pourraient être de quelque importance par rapport à ce que vous faites ou à ce dont vous pourriez être responsable. Dans ce type d’environnement de travail, savoir que vos collègues peuvent surveiller certains événements à votre place se révèle être un aspect important de la manière dont le travail est organisé.
34Retournant à la salle de contrôle de la ligne de Bakerloo, nous aimerions examiner, le plus brièvement possible, un fragment, long et complexe, dans lequel, au cours du déroulement d’une activité, un, puis deux participants se trouvent de plus en plus impliqués dans un problème qui semble se développer à la gare de Waterloo. Un membre du personnel du Métro (Vic), en visite dans la salle de contrôle, est en train de raconter une histoire au contrôleur (C) à propos du ministre des Transports qui est arrivé plutôt saoûl à une manifestation publique.
35Fragment 3.
V : (Wer) ca. carrying on the story wer (.) with the three p : (.) th:ree
(Poursuivant l’histoire avec les trois)

V : Victoria Line at Rickmansworth, (0.6) on Mon:day nigh:t^
(La ligne Victoria à Rickmansworth lundi soir)
(0.4)
V : an he:(r) : like (.) The Minister of Transport
<*Lipton (it is) turns up^ (0.5) at er ::
(et il comme le ministre des Transports arrive à)
V : Rickmansworth to see the : (0.6) the Waterloo Train.
(à Rickmansworth pour voir le train de Waterloo)
(0.8)

C : Brilliant
(Brillant)
(0.2)
V : He really was pissed.
(Il était franchement saoul.)
(1.8)
C : That Thirty Three at Waterloo ?
(C’est le trente-trois à Waterloo ?)
(0.6)
DIA : Yeh.=
(ouais)
C : =He’s (time :) >no he’s tight
(Il est à l’heure, non il est très juste)
DIA : Fifteen ::
(quinze)
C : Yeah
(ouais)
36Alors que le contrôleur a le corps orienté vers le visiteur qui est debout derrière la console, le DIA (l’assistant d’information) est orienté vers l’avant. Pendant que Vic raconte son histoire, on sonne à la porte, ce qui interrompt momentanément son récit.
37Un moment plus tard, le DIA, qui était en train de lire, lève la tête et regarde le diagramme fixe de la ligne, reprogramme son moniteur de la CCTV et, pendant que la nouvelle image se stabilise, se tourne d’abord vers le contrôleur, puis vers le moniteur. Tandis que le DIA se tourne vers le moniteur, le contrôleur se détourne de Vic et regarde l’écran de la CCTV.
Fragment 3, Images 1, 2 & 3

38Les actions du DIA semblent encourager le contrôleur à se détourner de Vic et à regarder le moniteur. Son regard se maintient sur l’image jusqu’à ce qu’elle se soit stabilisée puis revient sur Vic. Ainsi, tout se passe comme si la sélection de l’image par le DIA, son action de se tourner et de regarder le moniteur, établissaient un « objet » dans l’environnement local potentiellement pertinent pour le contrôleur. Celui-ci examine la scène et décide ensuite de poursuivre sa conversation avec le visiteur.
39Un peu plus tard, Vic fait encore une pause, différant les mots « the Waterloo train ». Durant cette pause, le DIA se tourne d’abord vers le contrôleur puis, une fois de plus, vers le moniteur de la CCTV. Le coup d’œil du DIA semble solliciter le regard au contrôleur ; il se détourne de Vic et observe le moniteur avec son collègue. L’interruption dans le déroulement de l’histoire de Vic fournit au DIA l’opportunité de rendre « digne d’attention » un objet particulier de l’environnement local, son coup d’œil au contrôleur puis au moniteur encourageant son collègue à examiner la même scène que lui. Lorsque Vic continue son histoire et prononce « Waterloo train », le contrôleur et le DIA sont en train de regarder la même image ; curieusement, l’image sur l’écran est celle d’un train à la station Waterloo.
40Il semble donc que le DIA ait encouragé le contrôleur à regarder et à remarquer un objet particulier à l’intérieur de l’environnement local. L’objet en question est l’image d’une plate-forme sur la CCTV, représentant une partie d’un environnement extérieur à la salle de contrôle.
41La raison pour laquelle l’image a retenu l’attention du contrôleur ne paraît pas dans la façon dont elle a été signalée. En effet, ce qu’« elle » est et pourquoi il se doit de « la » regarder ne sont pas des données connues du contrôleur. Il se peut qu’il n’y ait aucune raison à ce que celui-ci regarde l’image, et pourtant, alors qu’il écoute l’histoire et qu’il s’en amuse, il se trouve en train de s’orienter vers une image – une image parmi tant d’autres affichées dans cet environnement hautement complexe.
42La réaction du contrôleur à l’histoire qui lui est contée par le visiteur – « Brillant, Brillant » – manifeste bien son appréciation alors que, simultanément, il sort de la conversation. Tout en exprimant son appréciation, il se détourne de Vic et réoriente son corps vers la console. Se tournant tout d’abord vers le moniteur de la CCTV, puis vers le diagramme fixe de la ligne, il privilégie l’examen de la zone de Waterloo, et demande finalement : « That Thirty Three at Waterloo ?” (C’est le trente-trois à Waterloo ?). La question est destinée à en savoir davantage sur les événements à Waterloo, plus précisément sur la scène qui lui a été subrepticement indiquée pendant qu’il prenait plaisir à l’histoire de Vic.
43Alors que le contrôleur encourage ainsi l’achèvement de l’histoire, il est déjà averti de la possibilité d’un problème dans le déroulement du service et de l’endroit où ce problème pourrait se poser. Par conséquent, tout en quittant l’histoire qui lui est racontée, il initie une séquence dans laquelle il tente d’identifier le train à Waterloo, puis il poursuit en procédant à divers changements d’horaires et de numéros d’une série de trains. Son enquête pour déterminer le numéro du train est fonction de la façon dont un aspect de l’environnement immédiat a été rendu digne d’attention, et potentiellement « accountable », par le DIA. Lorsqu’il mène son enquête, le contrôleur ne sait pas quel est le problème, ni même s’il y a vraiment des difficultés dans le service ; il sait seulement qu’un collègue semble avoir remarqué « quelque chose » en un lieu particulier du Métro. Rendre quelque chose « digne d’attention » c’est, en apparence, lui conférer un caractère potentiellement problématique, méritant une investigation plus approfondie. Dans un esprit très différent, Sacks développe un argument similaire :
Pour les sociétés occidentales tout au moins, être digne d’attention et être déviant semblent intimement liés. L’idée que quelqu’un est suspect, quand son apparence est telle qu’il attire l’attention, a les origines les plus profondes. En effet, dans la mythologie judéo-chrétienne, l’histoire humaine proprement dite commence avec la conscience qu’ont Adam et Ève d’être observables. La leçon de cette notation est : être observable, c’est pouvoir être embarrassé. (Sacks, 1972, p. 280-282)
44On ne sait pas si le DIA connaît la nature du problème ou s’il est simplement sensible à quelque chose de pas tout à fait normal à Waterloo. Toutefois, pendant que Vic raconte son histoire, il exploite des brèches potentiellement vulnérables dans le cours de la narration, en l’occurrence une interruption et plus tard une pause, pour produire et manifester des actions particulières. Alors que ces actions ne dérangent pas la production continue de l’histoire, elles servent à manifester à son récipiendaire, le contrôleur, que quelque chose est potentiellement digne d’attention. En particulier, en reprogrammant le moniteur de la CCTV puis en tournant son regard vers le diagramme fixe de la ligne, vers le contrôleur et ensuite vers l’écran, le DIA manifeste qu’il a remarqué qu’il se passe quelque chose à Waterloo, et que cela peut être pertinent pour le contrôleur. Les actions du DIA rendent digne d’attention un aspect de l’environnement local, indiquant, à travers des changements d’orientation, que, quoi qu’il y ait sur le moniteur, cela peut intéresser son collègue.
45Il faut noter que si c’est le moniteur que les participants observent, ce n’est pas l’écran en lui-même qui est important, mais plutôt l’image qu’il affiche. On peut voir, à partir de la manière dont le contrôleur initie son enquête concernant un problème éventuel, qu’il peut constater que cette image a changé, au cours du récit, pour présenter la plate-forme en direction du sud à Waterloo. L’image sur l’écran n’est pas, du moins pour les participants, une représentation de ce qui se passe à Waterloo ; elle révèle plutôt la scène telle qu’elle est. Il s’ensuit qu’en encourageant le contrôleur à se retourner et à regarder un aspect particulier de l’environnement local, le DIA attire l’attention de ses collègues sur une scène et sur un ensemble d’événements émergeant à distance du milieu immédiat. En un sens, amener le contrôleur à regarder le moniteur de la CCTV est une manière de l’inciter à s’occuper d’événements pouvant être saisis sur la scène au moment particulier où il le regarde ; si bien, par exemple, que pour déterminer la nature du problème, le contrôleur utilise diverses ressources, dont le diagramme fixe de la ligne, qui offrent différentes façons de percevoir le trafic ferroviaire. L’énoncé « That Thirty Three at Waterloo ? » (C’est le trente-trois à Waterloo ?) intervient non simplement pour écourter le récit et saisir l’opportunité de quitter une activité pour participer plus pleinement à une autre, mais il est aussi fonction des événements survenant à Waterloo. Au moment où il est émis, le DIA regarde l’écran de la CCTV : il y a effectivement un train sur la plate-forme en direction du sud de Waterloo. Malheureusement, pour le contrôleur et pour les passagers, il se trouve que ce n’est pas le numéro trente-trois.
46Les actions du DIA exploitent la capacité du contrôleur à remarquer des conduites en dehors de la ligne directe de son regard. Tout en étant orienté vers le narrateur de l’histoire, Vic, et en participant à sa production en tant que récipiendaire, celui-ci est sensible aux actions du DIA et à la manière dont elles sont accomplies – le DIA fait en sorte qu’il puisse regarder le moniteur, mais aussi, simultanément, qu’il rende son regard perceptible par le contrôleur. C’est, bien sûr, l’exhibition de ce regard, plus que le simple fait de regarder, qui rend les actions du DIA, et leur point de mire, pertinents pour le contrôleur. Cela ne veut pas dire simplement que le contrôleur est conscient, de manière périphérique, des mouvements du DIA, mais plutôt qu’il est à même d’insérer la conduite de celui-ci dans l’environnement local, avec ses objets et ses artefacts. Le contrôleur se sert du regard du DIA pour repérer un objet potentiellement pertinent (l’image sur l’écran) dans l’environnement local, tout comme il utilise l’image sur l’écran pour donner sens au regard du DIA.
47À la différence des précédents fragments, dans ce cas-ci, aucune pré-caractérisation de l’objet, ni de son emplacement, n’est fournie. Le contrôleur n’est pas renseigné sur ce qu’il devrait chercher, ni sur les raisons pour lesquelles il devrait le chercher, ni même sur l’aspect exact qu’il devrait regarder. Les ressources lui permettant d’établir une orientation mutuelle avec le DIA ne sont autres que certaines actions de ce dernier consistant à programmer le moniteur, puis à regarder l’écran et le diagramme fixe de la ligne. Séquentiellement, ces actions émergent dans une activité avec laquelle elles n’ont que très peu de rapports. Par conséquent, bien que certaines ressources suggèrent le domaine général d’investigation, non seulement la solution mais aussi le problème en lui-même doivent être découverts par le contrôleur. Lorsque celui-ci se tourne pour regarder l’écran porté à son attention, son regard n’est instruit que par le fait que quelque chose mérite d’être observé et peut être pertinent pour lui ; il ne sait pas encore quelles actions pourraient résulter de l’image. Donc, à la différence du fragment examiné plus haut, dans lequel une action (répondre à une question, apprécier une blague, etc.) est incorporée dans l’objet, le contrôleur doit, dans ce cas, déterminer lui-même la pertinence de l’image sur l’écran. Il doit décider ce qu’il doit « faire » en ayant vu l’image. Précisément, la vue de l’image amène le contrôleur à demander davantage d’informations concernant l’identité du train représenté sur l’écran. Par conséquent, la signification de l’image sur l’écran est insérée, de manière prospective, dans ce qui s’avérera, ou non, pertinent. Les actions du DIA préfigurent leur propre caractérisation ainsi que l’activité dont elles pourront être considérées comme le point de départ. Elles s’appuient simplement sur la capacité du contrôleur à saisir que son collègue a remarqué quelque chose, et sur son intérêt à trouver une explication des raisons pour lesquelles celui-ci a pu ainsi remarquer quelque chose.
Environnements virtuels : les objets séparés de l’action
48Nous commençons ainsi à voir comment les participants constituent momentanément et mutuellement les traits particuliers de l’environnement local, et comment de tels traits acquièrent une signification déterminée dans leurs activités. Ces propriétés « physiques » de l’environnement local sont spécifiées interactionnellement, dans les transactions entre les participants et le cours de leur conduite. Les participants ne regardent pas simplement « quelque chose » en rendant un objet pertinent, ils confèrent plutôt un sens particulier à un aspect de leur environnement local, même si celui-ci est lui-même une « fenêtre » sur un milieu extérieur au domaine. Les trois fragments révèlent comment, à travers l’organisation interactionnelle, un participant incite un autre à donner sens à l’environnement et à voir quelque chose ensemble d’une manière particulière. Bien entendu, ceci ne veut pas dire que l’un et l’autre, à un certain moment, partagent effectivement un même sens de l’objet, mais plutôt qu’ils s’orientent en fonction d’une « réciprocité des perspectives », qu’ils voient l’objet d’une façon similaire, à « toutes fins pratiques ».
Un des axiomes de base de n’importe quelle interprétation du monde quotidien et de ses objets est que les systèmes de coordonnées coexistants peuvent être transformés l’un dans l’autre ; je prends pour allant de soi, et je suppose que mon semblable fait de même, que lui et moi aurions, typiquement, la même expérience du monde quotidien si nous échangions nos places, transformant ainsi mon ici dans le sien, et le sien – maintenant pour moi un ailleurs – dans le mien. (Schutz, 1962, p. 315-316)
49Pour déterminer momentanément, en commun, un aspect de leur environnement physique, les partenaires s’appuient sur la disponibilité mutuelle présumée du milieu – c’est la présupposition d’un environnement « commun ». Pour utiliser les termes de Schutz (1962), la présupposition de « l’interchangeabilité des points de vue », et, en ce qui concerne la discussion présente, la présupposition de la disponibilité mutuelle du milieu local, informent à la fois la façon dont des traits sont rendus pertinents et la façon dont les individus insèrent leurs actions dans l’environnement local. Pour le dire crûment, « ce que je vois, je suppose que tu le vois, et étant donné les ressources appropriées, tu peux voir ce que je vois, de la façon dont je le vois ». Sur la base de cette présupposition, les participants s’encouragent mutuellement à voir un objet en utilisant un minimum d’action et de mouvements corporels. Considérons par exemple le deuxième fragment : Susan trouve l’erreur dans le texte de Debi, simplement à partir du regard de celle-ci, d’une indication du doigt et d’un minimum de paroles. Ou, plus clair encore dans le troisième fragment, en reprogrammant tout simplement l’image de l’écran et en regardant en direction de celui-ci, du diagramme de la ligne et du contrôleur, le DIA incite son collègue à remarquer un train à Waterloo.
50Avec l’intérêt croissant pour le développement de technologies au service de la coopération au travail entre des individus physiquement distribués, les implications de la discussion ci-dessus peuvent aller au-delà d’une sociologie de l’objet. Par exemple, si l’on considère le visiophone et la vidéoconférence, on peut commencer à appréhender comment la connexion entre action, objet et milieu local peut générer des problèmes et des questions intéressants. Ainsi, si l’on donne aux participants la possibilité d’avoir accès les uns aux autres, il est nécessaire de leur assurer aussi un accès aux objets sur lesquels ils pourraient ordinairement prendre appui lorsqu’ils travaillent ensemble. Si ce type d’accès est fourni, la question devient : comment garantir que les participants peuvent voir l’objet de façon mutuellement compatible (compte tenu des fins pratiques en jeu) ?
51Ce type de problème a inspiré une série d’expérimentations que nous avons récemment conduites au Laboratoire Rank Xerox à Cambridge. Les expériences, connues sous le nom de MTV I & II, étaient destinées à donner à des individus opérant dans des endroits physiques différents la possibilité de se parler et de se voir, et de voir leurs environnements locaux respectifs. Le système était conçu pour améliorer, dans un environnement expérimental, les types d’accès que peuvent couramment offrir les technologies de télécommunication plus élémentaires (voir Gaver et al., 1993 ; Heath et al., 1995 ; et, pour des études connexes, Dourish et al., 1994 ; Dourish & Bly, 1992 ; et Heath & Luff, 1992). C’est un exemple du type de recherche conduit en Europe et ailleurs sur « l’espace médiatique », i.e. sur l’infrastructure informatique et vidéo du travail distribué. Ainsi, plutôt que de fournir simplement une vue de face des personnes, le système MTV II transmettait de nombreuses images : une vue de face conventionnelle (la tête et les épaules), une vue « en-contexte » de la personne dans la pièce, une vue d’en haut montrant les documents ou les modèles sur lesquels elle travaillait. Le schéma suivant montre les liens entre les deux bureaux où nous avons expérimenté le système.

L’expérience MTV II
52Nous avons organisé une série d’expériences « naturelles » dans lesquelles les sujets devaient effectuer diverses tâches en collaboration, qui exigeaient de faire référence à des objets à l’intérieur de leurs environnements respectifs.
53Alors que le système permettait à chacun d’accéder visuellement au domaine de l’autre, il n’étayait pas les types de référence mutuelle et de désignation qui sont fondamentaux dans la plupart des activités examinées jusque-là. En particulier, nous avons observé que, bien que le système fournisse à chacun des vues de l’autre et de son domaine, la fragmentation des images empêchait les participants de trouver ce que l’autre désignait et en quoi cela était pertinent pour l’activité en cours. Par exemple, si un sujet se référait à un objet dans son propre environnement, le co-participant voyait son collègue et l’objet sur deux écrans différents et était incapable de saisir comment son collègue regardait cet objet. Le co-participant était incapable de (re)connecter les deux scènes, c’est-à-dire l’acte de montrer un objet du doigt et l’objet désigné ; il était donc aussi incapable de découvrir à quoi il était fait référence et quelle était la signification séquentielle de cette référence. De plus, la personne qui désignait l’objet était incapable de voir si le co-participant regardait effectivement l’objet en question. La séparation, due au morcellement des écrans, entre l’environnement physique et la personne neutralisait la capacité ordinaire de l’individu d’intégrer les actions de l’autre dans le milieu matériel de leur occurrence. Par conséquent, même si le système expérimental fournissait un ensemble de vues pertinentes, la fragmentation des scènes détruisait l’interaction entre l’action et l’environnement.
54En un sens, le problème ne provenait pas tant de ce que l’autre pouvait ou ne pouvait pas voir, que de la façon dont la technologie portait atteinte à la capacité d’un individu d’insérer l’action dans des aspects spécifiques de son environnement matériel local.
55Concernant la présente étude, de tels environnements technologiques révèlent des aspects intéressants de la façon dont les individus, en interaction les uns avec les autres en situation de coprésence, prennent appui sur leur accès mutuel à l’intérieur de leur environnement physique local. Le problème avec de telles technologies, ainsi qu’avec d’autres plus sophistiquées, lorsqu’elles servent de soutien à un travail distribué fait en collaboration, est qu’elles permettent aux individus de supposer un accès congruent des uns aux autres, tout en réduisant leur capacité d’établir une orientation mutuelle. En particulier, en fournissant des images limitées et fragmentées des domaines respectifs, ces systèmes séparent les actions de l’autre de l’environnement local physique dans lequel elles sont insérées. Il semble aussi que les participants éprouvent de la difficulté à recomposer la relation entre l’action et le milieu local, si bien que le caractère désincarné des conduites détruit le sens et l’implication séquentielle des actions et des activités particulières. Par exemple l’incapacité apparemment triviale des participants à évaluer les regards et les orientations corporelles des autres, en fonction de leur environnement, sans parler de leur propre environnement, les prive d’une ressource critique pour établir momentanément la pertinence interactionnelle d’un objet ou d’un artefact. Et bien sûr, la subtilité avec laquelle un co-participant peut rendre visibles certains aspects de son environnement local dans le cours de son activité passe simplement inaperçue. Curieusement toutefois, de tels systèmes semblent induire en erreur les « usagers » en les encourageant à supposer qu’ils ont accès les uns aux autres et à leurs environnements respectifs, les laissant découvrir plus tard, dans le cours de leurs interactions, que leur co-participant est incapable d’interpréter leur conduite. Pour sûr, c’est un média cruel.
Discussion
56Bien qu’on reconnaisse de plus en plus dans les sciences sociales le rôle important joué par les objets et les artefacts physiques en tant qu’aspects essentiels de la condition humaine, il n’existe toujours que peu de recherches sur la façon dont le monde matériel figure dans l’organisation de l’action et de l’activité sociale. L’apport le plus fructueux, en ce qui concerne notre compréhension des objets, vient probablement des études sur la science, en particulier de celles portant sur les phénomènes biologiques et physiques. Malgré leur contribution énorme à l’analyse de l’organisation pratique de la science, de telles études consacrées à la construction sociale des objets et des artefacts ne nous éclairent pas sur la façon dont le monde matériel figure dans le cours des actions et des activités pratiques plus quotidiennes. D’une certaine façon, le caractère exotique et hautement spécialisé de ces études sur la science a, de manière compréhensible, conduit à soustraire les objets et les artefacts plus quotidiens à l’attention sociologique, comme s’ils avaient une moindre signification comparés au fonctionnement des formes institutionnalisées et hautement spécialisées de conduite. Vus sous ce jour, les arguments de Latour et d’autres prennent une résonance toute particulière en tant qu’ils s’efforcent de placer le monde matériel, conçu comme une partie essentielle et inséparable des actions sociales et des relations humaines, au premier rang des préoccupations sociologiques actuelles. Les objets ne « médiatisent » pas seulement les actions ; ils sont aussi un aspect intégral de l’action sociale.
57Dans les travaux sociologiques, « l’objet » a été largement traité comme distinct de la manière dont l’environnement physique peut informer les actions et les activités humaines. Alors que les recherches sur la constitution de l’environnement physique restent plutôt rares, il existe peut-être en sociologie, d’une façon générale, une présupposition implicite selon laquelle la conduite humaine est inévitablement contrainte par le cadre de son occurrence. La version « dure » de cet argument est que l’environnement « local » influence, contraint, voire même détermine des structures particulières d’action et d’interaction à l’intérieur de certains contextes. Même l’argument moins fort qui sous-tend, du moins implicitement, les sciences sociales plus radicales, semble concevoir l’environnement physique local comme fournissant un « cadre » ou une « arène » pour l’action ; ou comme influençant la forme et le mode de conduite qui émergent à l’intérieur d’un domaine particulier. Malgré son attrait, cet argument provoque certaines difficultés. En particulier, il présuppose que les traits de l’environnement local ont un sens qui reste constant dans le temps, ne fût-ce que celui du déroulement d’une rencontre, et que, d’une certaine façon, le contexte physique exerce une influence stable sur les actions et les interactions qui surgissent à l’intérieur de son domaine de pertinence.
58Les données examinées ici appellent peut-être un traitement sociologique original, plus radical, de la relation entre l’environnement et l’action. Elles suggèrent que, dans le cours de leurs actions et de leurs activités particulières, les participants peuvent se régler sur plusieurs aspects du milieu local, et que l’arrangement et la connexion des objets font partie de l’organisation des conduites des participants. Elles suggèrent aussi que les « aspects de l’environnement immédiat », par exemple les informations et les images sur les écrans des ordinateurs, acquièrent leur sens et leur intelligibilité en fonction de la façon dont ils figurent dans l’interaction entre les participants - une interaction qui est émergente, accomplie, et inévitablement en changement continuel. Le sens ou l’intelligibilité d’une image sur un écran, ou de quoi que ce soit qui est assemblé par les participants, à un moment particulier du développement de l’interaction, est lié à l’action dans laquelle il apparaît. Les écrans d’information n’ont pas une influence surplombante sur la conduite des participants ; ils ne garantissent pas un sens ou une signification stable à travers le temps et l’espace ; ils sont plutôt insérés dans les actions et les activités dans lesquelles ils surviennent et sont inséparables d’elles. Les participants n’attribuent pas de sens à un environnement préexistant (bien que cela puisse se produire), ils produisent plutôt, de manière réflexive, dans le cours de leurs actions et interactions, le monde matériel environnant.
59Dans les exemples examinés dans cet article, 1’« objet » concret constitué par les participants devient explicitement pertinent quand l’un des individus a initié un cours d’action. Par exemple, dans le premier fragment, un aiguilleur ne recherche pas seulement un phénomène particulier, l’indication d’un train sur l’un des écrans ; il incite aussi son collègue à l’aider à trouver l’objet. Dans le cours de la recherche, les participants déterminent la scène en fonction du problème pratique présent, la position du 225, et par là constituent réflexivement le sens de diverses images. Durant leur enquête, les participants ne déplacent pas simplement le centre de leur attention ; en cherchant l’objet en question, ils rendent aussi certains aspects de la scène à la fois pertinents et intelligibles. L’objet, les numéros et la section du diagramme indiquant la position du 225, constituent pour eux un aspect du milieu local, « un ordre objectif de faits » que l’on ne peut pratiquement pas discuter. Et pourtant, la découverte du 225 et son sens particulier sont inséparables de la manière dont les participants ont inspecté (constitué) la scène et établi une orientation mutuelle à l’égard d’un aspect particulier de l’environnement.
60De plus, l’action est insérée dans les objets de diverses façons. Ainsi par exemple, dans le deuxième fragment, nous pouvons voir comment les participants projettent une implication séquentielle dans un objet. Debi encourage sa collègue non seulement à remarquer quelque chose qui n’était pas disponible auparavant, mais aussi à réagir à l’objet d’une certaine manière, c’est-à-dire en se divertissant de la plaisanterie. De cette façon, Susan peut appréhender l’objet comme une blague, et l’objet lui-même sert à engendrer la réponse appropriée. Tant la découverte de l’objet que l’action qu’il suscite sont accomplies à travers la façon dont la ligne du texte est montrée à l’autre. L’exclamation et la désignation projettent une séquence d’action pertinente à réaliser par le co-participant : découvrir l’objet (d’une certaine manière) et produire la réponse séquentiellement appropriée. De cette façon, les traits de l’environnement local sont, à l’intérieur de l’action, rendus momentanément visibles et pourvus d’une signification qu’ils n’auraient pas eue autrement.
61Ces exemples révèlent aussi comment l’environnement local s’offre en tant que ressource pour faire sens des actions des autres individus. Ainsi par exemple, dans le premier fragment, l’aiguilleur déplace son regard sur divers affichages. Les types d’information que ceux-ci présentent permettent à son co-participant de faire sens de cette action. Le point de mire (interféré) de l’aiguilleur et l’ordre dans lequel il inspecte l’environnement permettent à son collègue d’intégrer son discours à la situation et de reconnaître qu’il est engagé dans une recherche. De manière similaire, dans le deuxième fragment, le fait de voir Debi regarder son écran permet justement à Susan de reconnaître ce que sa collègue a vu et pourquoi elle peut bien être en train de rire. Dans le troisième fragment, un des participants conduit un autre à remarquer « quelque chose » dans le milieu local et à rendre visible un aspect particulier de la scène, un train arrivant dans une gare. Cependant, le fait de voir l’autre remarquer cet objet permet au DIA de rendre intelligibles les regards du contrôleur et sa recherche subséquente. Ainsi, les actions des individus sont-elles fermement insérées dans leur environnement local physique, et, plus crucial encore, elles acquièrent leur sens en fonction de leur position dans cet environnement.
62Il a été également suggéré que des environnements virtuels offrent un contraste intéressant avec les environnements de travail plus conventionnels. Ils révèlent avec force comment les participants se fient à leurs capacités pour se référer aux aspects de leur environnement local et comment ils présupposent et maintiennent, de manière non problématique, une réciprocité des perspectives. Dit simplement, les individus sont confrontés au fait que ce qu’ils ont vu n’est pas nécessairement visible pour les autres, et s’il l’est, qu’il ne l’est pas nécessairement de façon mutuellement compatible. Mais le problème n’est pas simplement d’établir une orientation mutuelle vis-à-vis des traits pertinents du milieu local. Il concerne aussi la technologie : la manière même dont les actions sont en rapport avec les objets dans leurs milieux respectifs, est travestie par la technologie, de telle sorte, par exemple, que le sens d’un geste ou d’un énoncé est mal interprété. Les participants sont incapables d’utiliser les traits de l’environnement de l’autre pour lire ses actions de même qu’ils sont incapables de se référer de manière satisfaisante aux objets à l’intérieur de leur propre domaine. C’est la disjonction entre l’action, l’objet et l’environnement qui fait des espaces médiatiques et des réalités virtuelles des domaines si curieux et si peu gratifiants pour mener des activités en collaboration1.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 D’autres versions de cet article ont été présentées à l’Institut International de Paris-La Défense (1995), à la « Methods Summer School », Université d’Essex (1996), et au Congrès allemand de sociologie à Dresde. Nous voudrions remercier, parmi d’autres, Bernard Conein, Deirdre Boden, Hubert Knoblauch, David Greatbatch, Paul Luff, Abi Sellen pour leurs commentaires concernant nombre de questions traitées ici. Nous remercions également Paul Luff et Abi Sellen qui nous ont permis d’utiliser leurs diagrammes de la Salle de Contrôle du Métro Londonien et du MTV II.
Auteurs
Université de Nottingham (G.-B.).
Université de Nottingham (G.-B.).
Ruth Akers-Porrini (trad.)
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Les objets dans l’action
De la maison au laboratoire
Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.)
1993
L’enquête sur les catégories
De Durkheim à Sacks
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (dir.)
1994
La couleur des pensées
Sentiments, émotions, intentions
Patricia Paperman et Ruwen Ogien (dir.)
1995
Institutions et conventions
La réflexivité de l’action économique
Robert Salais, Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset (dir.)
1998
La logique des situations
Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales
Michel De Fornel et Louis Quéré (dir.)
1999
L’enquête ontologique
Du mode d’existence des objets sociaux
Pierre Livet et Ruwen Ogien (dir.)
2000
Les formes de l’action collective
Mobilisations dans des arènes publiques
Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.)
2001
La régularité
Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action
Christiane Chauviré et Albert Ogien (dir.)
2002