L’émotion et l’intériorisation des actions
p. 219-236
Résumés
The category of emotion has occupied an intermediary position between such traditional opposites as mind and body, cognition and sensation, active and passive, rational and nonrational. Many theorists have attempted to assimilate the emotions to one or the other side of the above conceptual divides. But their positions are implausible for well-rehearsed reasons. Equally, though perphaps less obviously, implausible are analyses that treat emotions as combinations of judgments and sensations, of mental states and physical states – analyses that reduce emotions to judgments « accompanied by » certain bodily changes or sensations, or sensations « accompanied by » certain judgments. Such accounts fall prey to the simple observation that the simultaneous occurrence of a judgment and a sensation, or a mental state and a physical state (however appropriate or normal each may be) is not sufficient to constitue an emotion; the contrasting components must be related to each other in some way beyond the mere fact that they occur in the same person at the same time. But what might that relation be? The author claims that emotions join body and mind, judgment and sensation, exactly as do basic actions, for emotions are internalizations of such actions.
Das Gefühl hat immer eine vermittelnde Position eingenommen inmitten der traditionellen Gegensatzpaare Körper/Geist, Erkenntnis/Empfindung, Aktion/Passion sowie Rationalismus und Irrationalismus. Viele Theoretiker haben versucht, das Gefühl mit dem einen oder anderen Terminus dieser Gegensatzpaare zu identifizieren. Aber ihre Auffassungen sind wenig überzeugend aus Gründen, die gewissenhaft untersucht worden sind. Die Studien, die die Gefühle als Kombinationen von Urteilen und Empfindungen, von mentalen und physischen Zuständen ansehen, sind auch nicht viel überzeugender, allerdings aus Gründen, die nicht ganz so zwingend erscheinen. Auch diejenigen Beiträge, die Gefühle auf Urteile reduzieren, die von physischen Veränderungen oder von Empfindungen « begleitet » werden, oder umgekehrt auf Empfindungen, die von Urteilen « begleitet » werden, erscheinen als nicht viel befriedigender. Derartigen Erklärungen berücksichtigen nicht den Umstand, daß das gleichzeitige Auftreten eines Urteiles und einer Empfindung, oder eines mentalen und eines physischen Zustandes, wie immer auch dasselbe als normal und zutreffend angesehen werden mag, nicht zureichend ist, um ein Gefühl entstehen zu lassen. Die Termini der Gegensatzpaare müssen untereinander auf eine andere Weise verbunden werden, und zwar derart, daß über die Tatsache hinausgegangen wird, daß sie bei derselben Person im selben Moment auftreten. Welcher Natur könnte eine solche Beziehung sein ? Der Autor nimmt an, daß die Gefühle Körper und Geist, oder Urteil und Empfindung genau auf die gleiche Weise assoziieren wie elementare Aktionen, da die Gefühle Internalisierungen derartiger Aktionen sind.
Texte intégral
1L’émotion a toujours occupé une position intermédiaire, peu confortable, entre les oppositions traditionnelles telles que celles du corps et de l’esprit, de la cognition et de la sensation, de l’action et de la passion, de la rationalité et de la non-rationalité. Elle sert à réduire ces oppositions traditionnelles, en réaffirmant le caractère entier de notre existence. En même temps, située comme elle l’est dans l’intervalle entre les concepts ainsi opposés, l’émotion échappe à sa propre conceptualisation, et remet en question les oppositions elles-mêmes. Cela explique sans doute une partie de la fascination et de la frustration qu’on éprouve à la lecture des recherches sur l’émotion. On est attiré vers un domaine où les repères conceptuels font défaut (comme on est attiré par l’émotion elle-même), car, précisément c’est là que les manières usuelles d’opérer menacent d’échouer.
2De nombreux théoriciens ont tenté d’assimiler les émotions à l’un ou l’autre terme des divisions conceptuelles précitées. William James (1884, p. 188-205 ; 1990), par exemple, a soutenu que les émotions étaient les manifestations de certains changements physiques, subis de manière passive, bref qu’elles étaient des formes de sensation. Au contraire, en partie en réaction aux théories semblables à celles de James, de nombreux théoriciens ont identifié les émotions à des formes de jugement – jugements d’évaluation, d’orientation, d’amour-propre, etc.1. Un camp range les émotions d’un côté de la division, l’autre les classe de l’autre côté, mais les deux positions sont peu crédibles pour des raisons qui ont été soigneusement étudiées2.
3Les études qui présentent les émotions comme des combinaisons de jugements et de sensations, d’états mentaux et d’états physiques ne sont guère crédibles non plus, mais pour des raisons peut-être moins évidentes ; ne sont pas plus satisfaisantes les études qui réduisent les émotions à des jugements « accompagnés de » changements physiques ou de sensations, ou à des sensations « accompagnées de » jugements3. De telles explications ne résistent pas au simple constat que l’occurrence simultanée d’un jugement et d’une sensation, ou d’un état mental et d’un état physique (aussi normaux et appropriés soient-ils), n’est pas suffisante pour former une émotion. Les éléments opposés doivent être reliés entre eux d’une autre manière, qui va au-delà du simple fait qu’ils se produisent chez la même personne, au même moment. Mais quelle peut être cette relation ?
4Avant de poursuivre l’examen de cette question, qui est la question centrale de cette étude, je voudrais répondre à certaines interrogations que peut avoir suscitées la manière dont j’ai posé le problème.
5D’abord, on pourrait penser qu’en mettant l’accent sur la division entre cognition et sensation, je néglige l’importante catégorie de la motivation ou du désir. Si l’on ajoute le désir ou la motivation aux catégories de la cognition et de la sensation, on obtient une triade et non plus une opposition binaire, ce qui fournit un autre « foyer » pour l’émotion ou permet, tout au moins, d’ajouter un élément de plus à l’ensemble composite qu’est l’émotion. Quoi qu’il en soit, cet ajout n’est pas d’un grand secours, car la catégorie de motivation ou de désir occupe une position intermédiaire, problématique, entre cognition et sensation. Traditionnellement cette catégorie a aussi été invoquée pour relier corps et esprit, sensation et cognition, action et passion ; et elle a résisté à des tentatives de réduction à des jugements d’évaluation ou d’attention à soi, d’un côté, à des impulsions physiques ou à des sensations, de l’autre. Cependant, même si je ne cherche pas à suggérer que l’émotion est un désir (pour des raisons qui vont apparaître), je considère qu’elle s’apparente au désir, et je pars du principe qu’une théorie de l’émotion doit se construire en parallèle avec une théorie du désir, plutôt que de reposer sur le désir comme une donnée évidente.
6Une seconde interrogation sur la manière dont j’ai abordé le problème de l’émotion est exprimée par Amelie Rorty (1980), lorsqu’elle écrit que « les émotions ne forment pas une catégorie naturelle », et qu’« une théorie qui retient la peur comme l’exemple central de l’émotion sera différente d’une autre ébauchée à partir du regret ou de la nostalgie ». Toute tentative d’établir une théorie générale des émotions (par opposition à des études portant sur des émotions particulières) est suspecte à ses yeux. C’est également l’opinion de Gilbert Ryle (1949, p. 83-115), qui écarte d’emblée le terme général « émotion » au profit de catégories plus étroites comme « agitation », « humeur », « inclination » et « sentiment ».
7Pour répondre à ces interrogations, j’aimerais faire deux remarques. Tout d’abord, certaines émotions sont plus essentielles que d’autres à notre expérience, et plus centrales dans la catégorie des émotions : la peur, la colère, le dégoût et le chagrin forment ainsi des exemples d’émotion plus centraux que le regret, la nostalgie, l’espoir ou la mélancolie. Une bonne théorie de l’émotion n’a pas besoin de traiter tout ce qui peut être qualifié d’émotion : Aristote inclut dans son étude des émotions, l’émulation, la bonté et la générosité, alors que nous serions plutôt enclins à les considérer comme propriétés d’une action ou comme traits de caractère ; la question de savoir si la foi ou l’extase divine sont ou non des émotions a été au centre de débats théologiques, et les romantiques du xixe siècle classèrent parmi les émotions des états aussi divers que la lutte pour la liberté, l’amour de la vie ou le désir sexuel. Mais cette théorie doit traiter les cas importants : une théorie ébauchée à partir de la nostalgie plutôt que de la peur (c’est l’alternative mentionnée par Rorty, 1980) serait à première vue mal conçue – même si, en fin de compte, elle peut être justifiée par sa capacité à mieux saisir d’autres émotions qui sont à première vue plus centrales. Seconde observation : étant donné que nos expériences elles-mêmes sont forcément guidées et informées par les abstractions que nous faisons (les concepts de peur et de nostalgie sont eux-mêmes abstraits, après tout), et étant donné que nous disposons du concept d’émotion, pourquoi ne pas essayer de comprendre le fondement de ces abstractions ? En effet, on peut avancer (si l’on croit en l’interdépendance des significations) qu’il n’est pas possible de comprendre les catégories plus étroites de peur ou de nostalgie sans comprendre également la catégorie plus large d’émotion. Enfin, bien sûr, le seul moyen de contrer le scepticisme à l’égard de cette catégorie d’émotion est d’avancer une bonne théorie générale des émotions. Cette étude tente d’ouvrir la voie à une telle théorie.
Les émotions comme actions intériorisées
8Venons-en à la question de savoir comment les termes opposés – jugement et sensation, corps et esprit – sont reliés dans l’émotion4. En premier lieu, pour aller au-delà de l’opinion selon laquelle l’émotion requiert que des jugements accompagnent simplement des sensations ou des états physiques, on peut avancer qu’il existe un lien de causalité entre les deux. Une sensation ou un état physique doit provoquer un jugement, ou vice versa. Descartes, par exemple, a soutenu que les émotions sont des états dans lesquels des troubles corporels provoquent une confusion de nos jugements ; le même jugement confus, simplement accompagné d’un trouble corporel, ne constituerait pas une émotion5. Si la relation de causalité entre corps et esprit, ou entre sensation et jugement, fonctionne du corps vers l’esprit, ce ne sera qu’une relation de causalité — et non pas une relation finalisée, logique ou intentionnelle, car la cause n’aura pas de contenu. Que certaines perturbations physiologiques m’amènent à voir le monde comme dangereux ou menaçant, tandis que d’autres m’amènent à le voir comme palpitant et plein de promesses, il faut ne voir là qu’un fait de nature purement contingent et non rationnel6. C’est parce qu’il considère que l’émotion dépend d’une relation non rationnelle que Descartes suppose que l’on peut éviter l’émotion, dans la mesure où l’on peut s’en tenir à la raison.
9Ceux qui pensent que la relation causale constitutive de l’émotion fonctionne dans le sens contraire – de l’esprit vers le corps, ou du jugement vers la sensation – peuvent aussi considérer cette relation comme purement contingente et non rationnelle. William Lyons (1980, p. 58), par exemple, défend ce qu’il appelle une « théorie causale et évaluative », selon laquelle une chose ne peut former un état émotionnel qu’à condition qu’elle comprenne un jugement d’évaluation qui provoque des changements physiologiques anormaux. Mais puisque, selon cette théorie, tout trouble corporel est suffisant (Lyons affirme que la différenciation des émotions repose entièrement sur leur composante évaluative), le lien entre corps et esprit est une fois de plus purement causal.
10Cependant, pour d’autres auteurs, la relation causale qui constitue l’émotion est fortement intentionnelle et délibérée. Le plus célèbre, Sartre, soutient que l’émotion permet d’échapper à la responsabilité d’agir dans une situation difficile, en transformant notre corps de manière à éliminer le besoin d’agir. Ainsi, par exemple, nous nous évanouissons afin de faire disparaître « par magie » une menace, nous pleurons afin d’échapper à l’obligation de parler, et nous devenons léthargiques afin que le monde apparaisse obscur et morne, et qu’il ne soit plus digne de nos efforts. Dans chacun de ces exemples, l’émotion fait du corps un instrument de l’esprit, bien que ces manipulations doivent être dissimulées derrière un acte de mauvaise foi par lequel on se définit comme passif plutôt qu’actif en ce qui concerne son corps7.
11Ces diverses explications causales font apparaître une fois de plus, bien que de manière plus subtile, la tendance à assimiler l’émotion à l’un ou l’autre terme des oppositions traditionnelles. Si l’émotion réunit des composantes mentales et physiques par une relation causale brute, elle est, pour l’essentiel, fondamentalement physique, passive et non rationnelle, alors que si elle réunit des composantes mentales et physiques par un processus délibéré, elle est pour l’essentiel, fondamentalement mentale, active et rationnelle.
12Avant de rompre avec ce schéma ambivalent, il est nécessaire de rappeler comment l’esprit peut agir par le corps plutôt que sur lui, et comment le corps peut agir avec l’esprit plutôt que sur lui. Pour commencer, considérons la nature de nos actions les plus élémentaires : prendre un stylo, serrer une main, fermer une porte, classer une pile de papier. Ces actions sont élémentaires car ce ne sont pas des actions que nous exécutons en accomplissant d’autres actions plus élémentaires ; disposer nos doigts comme nous le faisons pour prendre un stylo n’est pas une action que nous exécutons dans le but de saisir un stylo – cela fait plutôt partie de l’action de prendre un stylo. Il n’y a pas de sens à se demander si ces actions sont des événements mentaux ou physiques ; il est essentiel pour leur identité en tant qu’actions qu’elles soient les deux à la fois. Il n’y a pas de sens non plus à s’interroger sur le lien de causalité entre l’aspect physique et mental d’une action élémentaire, car ce n’est pas tant un lien particulier qu’une mise en contexte mutuelle qui est nécessaire8. L’intention de prendre un stylo ou de fermer une porte n’a de sens qu’en fonction d’actions similaires précédemment réussies. Quant aux mouvements impliqués dans le fait de prendre ou de fermer, ils ne sont considérés comme des actions de prendre ou de fermer qu’en fonction d’intentions de prendre ou de fermer. Ce n’est pas le fait d’avoir une intention qui provoque un mouvement physique ; le mouvement est plutôt considéré comme intentionnel en fonction de succès précédents, de même que les succès sont considérés comme tels en fonction d’une intention. Les composantes mentales et physiques d’une action élémentaire ne sont séparables que dans la pensée. Il en va de même pour les autres oppositions traditionnelles déjà mentionnées. Les jugements et les sensations sont des abstractions à partir d’actions élémentaires plutôt que des composantes d’actions élémentaires, et les actions élémentaires ne sont pas tant rationnelles ou non rationnelles qu’elles sont des conditions préalables de la rationalité (je reviendrai sur ce point plus tard). Ce sont des thèses familières mais toujours sujettes à controverse, parmi les théories contemporaines de l’esprit et de l’action. Mon intention, ici, n’est pas de les défendre, mais seulement de les présenter comme un nouveau point de départ d’une théorie de l’émotion.
13Je pense que les émotions associent corps et esprit, ou jugement et sensation, exactement de la même manière que le font les actions élémentaires, parce que les émotions sont des intériorisations de telles actions : c’est-à-dire des contreparties internes de ce qui se produit originellement à l’extérieur. Ce n’est pas une idée sans précédent. Les thèses de Darwin, de Dewey et de Freud s’orientent chacune dans cette direction. Darwin (1965) a soutenu que l’aspect physique de l’émotion est une sorte de « résidu » d’habitudes qui ne sont plus fonctionnelles. Dewey (1894, 1895) affirme que nous ne ressentons d’émotions que quand un acte ne peut pas être accompli correctement, et Freud (1953) a décrit les émotions comme la conséquence d’un renvoi vers l’intérieur de pulsions inhibées. Mais aucune de ces théories n’a été explicitée ou défendue de manière pleinement satisfaisante.
14Avant de présenter la notion-clef d’intériorisation, il est utile de donner quelques exemples. Arrêtons-nous d’abord sur les émotions de peur et de fierté, l’une négative, l’autre positive, l’une relativement simple, l’autre plus complexe. Je pense qu’on peut comprendre ces deux émotions comme des actions intériorisées et que leurs différences sont dues à ce qu’elles intériorisent des sortes différentes d’action : la peur est une fuite ou un retrait intériorisé tandis que la fierté est une parade ou une ostentation intériorisée.
15Ainsi, alors que fuir requiert seulement des mouvements corporels relativement simples et naturels et le désir de s’évader, parader requiert un comportement plus conventionnalisé et plus spécifique, ainsi qu’un ensemble de croyances et de désirs parmi lesquels la conviction qu’une chose en moi, ou une chose que j’ai faite, me fait honneur, et le désir que les autres le reconnaissent, etc. Pour cette raison, les versions internes de la fuite qui constituent la peur entraînent des réponses physiologiques automatiques, et peuvent se trouver chez tout enfant ou animal doté d’une inclination à l’évasion. De son côté, la fierté en tant que parade intériorisée requiert des capacités mentales plus élaborées, et de plus subtils équivalents internes du gonflement de poitrine ou du haussement de tête, caractéristiques de la parade. Bref, l’étendue des émotions possibles est symétrique de l’étendue des actions possibles pour une personne, de l’action la plus simple et la plus élémentaire – fuir (peur), détruire (colère), ou repousser (dégoût) – à des actions beaucoup plus élaborées telles que parader (fierté), se cacher (gêne), ou dénigrer quelqu’un (mépris).
16De ce point de vue, les distinctions entre les différentes émotions équivalent aux distinctions entre les actions dont elles dérivent – celles-ci devant elles-mêmes être sensibles aux différences entre les croyances et les désirs qui informent et guident les actions. Ainsi les distinctions entre les émotions peuvent-elles être tout aussi nuancées que les distinctions entre les actions. La colère, la fureur et la haine, par exemple, peuvent chacune former des intériorisations d’actions destructrices, mais il s’agit de sortes différentes d’actions destructrices : taper, arracher et écraser peut-être. Ou, à un niveau plus élaboré, les actions en rapport avec la colère, la furie et la haine peuvent être distinguées : il s’agit de punir, d’anéantir ou de blesser. De la même manière, la réserve, la timidité et la honte forment chacune une sorte de retrait intérieur ; elles peuvent donc être différenciées selon que le retrait se fait vers le haut, vers l’arrière ou vers le bas et que sa finalité est de se détacher, de disparaître, ou de se cacher.
17Prenons un exemple pour illustrer cette position. Soit la situation sociale suivante : une mère en colère frappe son enfant parce qu’il a désobéi en public. Voyant cela, je me mets en colère contre la mère ; mon compagnon, lui, désapprouve mais ne manifeste aucune émotion. Comment comprendre les émotions dans cette scène ?
18La mère frappe son fils « sous le coup » de la colère. J’explique cette relation entre l’action de frapper et la colère d’une manière très naturelle. Je pense que la colère forme une sorte d’action de battre intériorisée, qui éclate ou déborde en l’action extérieure de battre. En effet, c’est souvent en raison de la pression sociale évidente – on ne bat pas un enfant – que l’action intériorisée de battre, c’est-à-dire la colère, devient très intense dans de telles situations. Bien sûr, un comportement de ce genre pourrait être le résultat de l’action de repousser instinctivement un objet irritant (comme on tente d’écraser une mouche), ou encore le résultat d’un calcul précis de ce que pourrait être la meilleure manière de modifier le comportement d’un enfant. Mais dans aucun de ces cas nous ne dirions que la mère frappe son enfant sous le coup de la colère. Lorsque nous la voyons frapper son enfant sous le coup de la colère, nous la voyons éprouver une version interne de ce qui s’exprime extérieurement.
19Dans cette situation, l’enfant, typiquement incapable d’agir sur les inclinations de sa mère (manger quelque chose posé sur une étagère, rentrer à la maison, courir de tous côtés, ou quoi que ce soit d’autre), « se conduit mal », ou « pique une crise ». L’intériorisation, ici, est peut-être incomplète, et n’est donc qu’en partie émotionnelle. Crier, donner des coups de pied, pleurer, se couvrir le visage ne forment des actions qu’en partie intériorisées ; elles impliquent des mouvements externes tout en évitant un contact direct avec l’objet vers lequel elles sont dirigées. Si elles réussissent, ce ne peut être que de façon indirecte. Crier et donner des coups de pied peuvent provoquer une réaction de la mère visant à satisfaire les désirs de l’enfant, alors que pleurer et se couvrir le visage peuvent produire en lui une sorte d’évasion de la réalité visuelle de la situation, ce qui dissipe ses inclinations. Dans ce processus, la vie interne de l’enfant commence à se développer ; l’action a été quelque peu intériorisée : d’une action effective et publique elle est devenue une action privée et ineffective, l’enfant faisant l’expérience d’une sorte de proto-colère, ou de proto-tristesse. Dans ce cas, le comportement « émotionnel » de l’enfant n’indique pas tant un excès d’émotion qu’une transformation incomplète d’une action en émotion (bien sûr ce n’aurait pas été le cas si l’enfant avait réprimé ses cris ou retenu ses larmes un moment avant leur manifestation). Ainsi y a-t-il un continuum entre action et émotion, et l’expérience de l’enfant se situe quelque part au milieu de ce continuum.
20Généralement, en tant que spectateur, je me retiens encore plus d’agir. Par conséquent, j’intériorise presque complètement les actions punitives et destructives. Mes changements de comportement sont relativement nuancés, mais mes changements physiologiques sont considérables – souvent plus extrêmes que ceux de la mère et de l’enfant. Cette plus grande intériorisation fait plus pleinement de mon état un état émotionnel, ce qui explique sa plus grande résistance. En effet, ma peur, si elle dure suffisamment longtemps, peut devenir une humeur plutôt qu’une émotion (une attitude interne plutôt qu’une action interne).
21Enfin, examinons le cas de mon compagnon qui ne montre aucune émotion. Il est tentant de qualifier cette personne d’« insensible ». Mais je pense qu’il s’agit de sa part moins d’un manque de sensibilité (torpeur, aveuglement), que d’un manque de participation (indifférence, aliénation). Mon compagnon réalise bien ce qui se passe ; il reconnaît que c’est triste et déplaisant, admet que la mère a tort d’agir ainsi, et convient que l’enfant se sent mal d’une certaine manière. Pourtant, parce qu’il n’est pas poussé à réagir, il n’éprouve pas d’émotion. Au fond, la différence majeure entre ma théorie et les théories cognitives réside dans ce contraste entre l’émotion considérée comme quelque chose qui est de l’ordre du savoir et l’émotion considérée comme quelque chose qui est de l’ordre du faire – entre juger et agir.
22Tous ces exemples esquissent, à titre d’illustration, les formes d’application et les types de recherches que j’attends d’une théorie qui envisage les émotions comme des actions intériorisées. Examinons maintenant plus en détail la notion-clef d’intériorisation.
La notion d’intériorisation
23Le concept d’intériorisation, contrairement à celui de représentation, suppose la présence réelle, en moi, d’une chose qui auparavant était extérieure. Dire que j’intériorise X implique que X, qui se trouvait à l’extérieur de moi, se trouve désormais à l’intérieur de moi, au sens où X lui-même (et pas seulement une représentation de X) existe (ou se produit) dans mon corps. Cela signifie que les objets physiques, à moins d’être vraiment incorporés ne peuvent pas être intériorisés : ils ne peuvent qu’être représentés. Quant aux règles et aux normes, qui sont essentiellement relationnelles et abstraites, plutôt que physiques et concrètes, elles sont, elles, de bons candidats à l’intériorisation. Les règles qui existent à l’origine dans une société, en dehors de moi, peuvent finir par s’installer en moi. On dit que les règles de grammaire d’une langue sont intériorisées à un jeune âge, on parle de l’intériorisation des normes sociales comme élément essentiel de l’adaptation à une nouvelle culture ; et on considère l’intériorisation de certaines règles harmoniques comme une condition nécessaire à l’appréciation d’une grande partie de la musique occidentale.
24Nous pouvons nous représenter de telles règles sans les intérioriser. Les étudiants en langue, en anthropologie ou en musique sont souvent capables de définir avec précision les règles grammaticales, sociales ou musicales, sans les intérioriser – sans être ni enclins à, ni capables de les appliquer autrement que d’une manière pleinement délibérée. Je peux très bien citer les règles qui régissent les terminaisons des articles pour les différents cas en allemand, sans être capable d’appliquer ces règles lorsque je tente de parler allemand (inversement les enfants allemands sont capables d’appliquer les règles qui conviennent sans pouvoir les citer). C’est qu’en internalisant une règle, on apprend à la suivre automatiquement et sans effort.
25Cependant la différence entre intériorisation et représentation est plus profonde. Elle ne tient pas seulement au fait que la représentation est insuffisante et souvent inutile pour l’intériorisation. La représentation peut fonctionner contre l’intériorisation, car elle implique la possibilité d’attitudes différentes à l’égard de ce qui est représenté – tandis que l’intériorisation implique l’absence d’attitudes de rechange. Si nous formons une représentation mentale d’un objet, nous pouvons être amenés à douter de son existence, à croire en cet objet ou à le désirer. Et, de la même manière, si nous formons une représentation mentale d’une règle, nous pouvons être amenés à la remettre en question, à l’appliquer ou à nous en moquer. Par contre, si nous intériorisons une règle, nous acquérons l’inclination à la suivre. La règle fait alors partie de nous ; nous ne nous la représentons pas ; elle est manifeste en nous.
26La différence se reflète aussi dans la distinction entre ne pas réussir à appliquer une règle représentée et ne pas réussir à intérioriser une règle. Dans le premier cas il s’agit d’un acte de rejet ou d’omission, dans le second d’une question de manque d’entraînement ou d’expérience (pensez, par exemple, à la différence entre le cas d’une personne qui ne veut pas parler selon les règles de la grammaire ou trop distraite pour le faire, et celui d’une personne trop inexpérimentée dans une langue pour appliquer ces règles).
27Interpréter une ligne horizontale sur un tableau comme un horizon, et reconnaître à l’oreille qu’un ensemble de notes exigent une résolution particulière, requièrent une intériorisation préalable des règles régissant la représentation picturale et la transition harmonique. L’interprétation de la ligne comme représentation d’un horizon va interférer avec l’interprétation que j’en fais comme horizon, et qualifier consciemment un accord de septième diminuée va interférer avec son audition automatique comme exigeant une composition qui requiert une résolution particulière. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas ou que nous ne devons pas faire les deux lorsque nous regardons un dessin ou écoutons de la musique, mais la relation entre les deux points de vue semble entraîner un changement de Gestalt ; considérer quelque chose comme X peut demander que nous « suspendions » notre connaissance du fait qu’il s’agit plutôt d’une représentation de X (Ryle, 1949).
28L’exemple des normes sociales présente une situation analogue. Nous avons tendance à ne pas considérer une personne comme vraiment morale, polie, ou socialement adaptée, tant qu’elle ne suit pas automatiquement le code de bonne moralité, les règles de l’étiquette, ou les pratiques sociales – jusqu’à ce que ce soit la non-conformité et non pas la conformité qui demande un effort. Tant que cette personne n’a pas acquis cet automatisme, nous considérons qu’elle joue la comédie, que sa moralité n’est pas authentique et que son adaptation n’est qu’apparente.
29Il en va de même dans l’exemple de la grammaire d’une langue : suivre consciemment les règles de grammaire, lorsqu’on parle, révèle que l’on n’est pas à l’aise dans une langue, que l’on n’a pas réussi à intérioriser les règles de sa grammaire9.
30Dans chacun de ces cas, là où les règles et les normes sont intériorisées, les règles régissant les attentes et les actions d’une société en viennent à régir nos propres attentes et actions. Elles le font directement et immédiatement, plutôt qu’à travers un calcul délibéré. Mais est-il possible d’intérioriser non pas les règles de la société mais ses propres actions ?
31Stephen Toulmin (1979, p. 6) estime que :
Même nos tâches et nos procédures intellectuelles les plus simples sont d’abord accomplies de manière ouverte et publique ; elles ne deviennent des éléments de nos vies intérieures que parce qu’elles sont intériorisées par la suite. Cette affirmation concerne à la fois le développement historique de la culture et le développement psychologique des individus. Par exemple, quand les habitants de Milan ont vu pour la première fois saint Ambroise lire dans sa tête, ils l’ont pris pour un magicien. En se tenant à ses côtés, ils pouvaient remarquer qu’il ne lisait pas, pas même dans un murmure ; de plus il absorbait toutes les informations du livre plus vite qu’il n’aurait pu le faire en le lisant ! L’art de « lire dans sa tête » au sens moderne de lire à grande vitesse, sans articuler les mots, même à voix basse, est apparemment une découverte historique ou une invention culturelle, peut-être toute récente.
32Toulmin parle aussi de l’intériorisation de l’action de chanter (« chanter dans sa tête ») et de l’intériorisation de l’action de calculer (« faire du calcul mental ») ; il souligne le caractère initialement ouvert des deux actions et insiste sur le fait que, pleinement intériorisées, elles sont réalisées automatiquement sans l’aide de représentations internes.
33À nouveau, la distinction entre intériorisation et représentation est importante. Je peux intérioriser ma lecture (auquel cas je lis attentivement le livre) ou me représenter en train de lire (auquel cas je forme une représentation de moi-même en train de lire attentivement). Ce sont deux états différents, et aucun des deux ne présuppose l’autre.
34L’idée que la pensée est un discours intériorisé est significative à cet égard. De nombreux philosophes ont affirmé que l’action de penser consistait à se parler à soi-même, et d’autres philosophes aussi nombreux ont contesté cette idée10. Je pense que cette querelle est due, dans une certaine mesure, au caractère équivoque de l’expression « se parler à soi-même », qui peut désigner, soit un discours intériorisé, soit un discours intérieurement représenté. L’idée que la pensée est un discours intériorisé n’est plausible que dans le premier cas.
35Prenons un exemple : en rentrant à la maison après un cours, je peux me répéter une remarque faite par quelqu’un – peut-être parce que cette remarque comprenait un terme peu familier ou alors parce qu’elle était amusante – sans donc penser à l’idée exprimée par cette remarque11. C’est parce que la remarque est représentée mais pas intériorisée. Je reste conscient de la remarque en tant que remarque, je suis libre d’être d’accord ou non, etc. De la même manière qu’une lecture pleinement intériorisée nous conduit à oublier que les mots sur la page sont des mots sur une page, un discours pleinement intériorisé nous conduit à oublier que la langue parlée est une langue parlée.
36Revenons à la possibilité d’intérioriser les actions de fuir, de battre ou de se cacher – des actions qui, comme je l’ai suggéré, sont intériorisées pour se transformer, respectivement en peur, en colère et en honte. Toulmin (1979, p. 8) (dans une sorte de réflexion après coup), écrit que l’« intériorisation n’est pas limitée aux actions de penser ou d’imaginer, elle s’étend aussi à la sphère des décisions et des actions ». Mais pour lui, cela semble vouloir dire : « Préparer nos idées en privé et se répéter les choses que nous allons dire plus tard […] dans telle ou telle situation ou action. » Dans notre propre examen de l’intériorisation, nous avons établi une distinction entre représenter et intérioriser. Une action, pour qu’elle soit intériorisée, doit être réalisée intérieurement, et pas seulement imaginée, comme c’est le cas dans l’exemple de Toulmin. Mais peut-on vraiment accomplir une action intérieurement quand son identité même semble tourner autour de l’effet qu’elle a sur le monde ?
37Par l’action de battre, nous nous mettons en rapport avec les objets, par l’action de fuir nous mettons une distance entre nous-mêmes et une situation, et par l’action de nous cacher, nous empêchons les autres de nous voir. Si nous intériorisons ces situations, elles ne peuvent plus avoir ces effets ; il semble alors qu’on ne peut plus les considérer comme les mêmes actions. On peut lire ou parler « dans sa tête » plutôt qu’à « voix haute », sans cesser de lire ou de parler ; l’objectif qui définit ces deux actions – traiter ou formuler des idées – est assuré dans les deux cas. Par ailleurs, l’intériorisation d’actions telles que se battre, fuir, se cacher, semble détruire leur statut d’actions.
38En un sens, c’est tout à fait vrai. Les actions intériorisées ne forment plus des actions mais des émotions. On peut dire que toute l’idée d’intériorisation, dans ces exemples, consiste à annuler les actions en tant qu’actions. D’un autre côté, il est important de se souvenir que les émotions de colère, de peur et de honte entraînent seulement les changements corporels – des muscles tendus ou relâchés, une montée ou une baisse d’adrénaline – qui caractérisent la contrepartie de l’action. Ces émotions ne surviennent que dans des circonstances où les croyances et les désirs d’une personne provoqueraient la contrepartie de l’action, s’il n’y avait pas certains facteurs inhibants. Les émotions, en tant qu’actions intériorisées, ne produisent pas le changement désiré dans le monde qui nous entoure, mais elles créent un état de « protoaction », ou d’action interrompue d’un type très particulier. L’aspect physique d’une émotion est tel qu’il est parce qu’il recrée (tout en les contenant) les changements physiques qui, sinon, produisent des changements particuliers dans le monde qui nous entoure, et les changements physiques qui sont produits dans notre environnement comptent comme des actions parce qu’ils sont provoqués par (et répondent à) des inclinations et des intentions particulières.
39Pour clore ce chapitre, je voudrais dire quelque chose des conditions dans lesquelles s’opère l’intériorisation. Je le ferai en me servant d’une objection portée contre l’explication que je propose. Si les émotions sont assimilées à des actions intériorisées, alors toute action devrait, si elle était intériorisée, avoir une émotion éventuelle comme contrepartie ; mais ce raisonnement semble inexact. Pensez en effet à la plupart des actions banales, comme celle de fermer une porte. Quelle que soit l’intériorisation possible d’une telle action, on voit mal comment elle pourrait venir former une émotion. Et si elle ne forme pas une émotion, la seule intériorisation de l’action est insuffisante pour l’émotion.
40Dans l’ensemble, nous ne pouvons pas choisir d’intérioriser ou non une action (c’est pour cette raison que les émotions sont passives, plutôt qu’actives). L’intériorisation se produit plutôt en réaction à certaines conditions de l’histoire d’un individu, et peut-être d’un peuple – conditions qui ne sont pas remplies dans le cas d’actions banales telles que fermer une porte. Il faut qu’il y ait une raison pour l’intériorisation, et il faut que cette raison se répète. Ainsi, comme il est très souvent impossible de parler à haute voix (les circonstances physiques ou sociales nous empêchent de le faire), à la place nous apprenons à nous parler à nous-mêmes – c’est-à-dire à intérioriser la parole. De la même façon, comme les actions destructrices sont habituellement réprimées (encore une fois pour des raisons physiques ou sociales) nous apprenons à nous mettre en colère, c’est-à-dire à intérioriser nos actions destructrices. Pour développer une version intériorisée de l’action de fermer une porte, il faudrait que cet acte soit régulièrement inhibé et qu’en même temps le désir ou le besoin de fermer la porte reste fort. Mais si nous imaginons que ces conditions sont satisfaites, nous pouvons aussi très bien considérer l’action intériorisée de fermer une porte comme une émotion – une sorte d’impulsion interrompue, étroitement liée à la colère peut-être. (Pour autant, je ne cherche pas à suggérer que la colère est le résultat probable de toute inhibition d’action. L’inhibition de l’action de fuir engendre généralement la peur, et l’inhibition de l’action d’aider la compassion.)
41Il n’est pas nécessaire que, pour qu’il y ait émotion, sa contrepartie d’action soit inhibée dans chaque cas précis (c’est une des différences entre mon interprétation et celles de Sartre et de Dewey). Une fois qu’on a appris à être en colère par exemple, on peut se mettre en colère par habitude au lieu de se livrer à des actes de violence, bien que, dans les circonstances présentes, l’action violente soit autorisée et efficace. Une fois qu’on a appris à intérioriser une action, la version intériorisée de différentes actions reliées n’a pas besoin d’être apprise depuis le début. C’est particulièrement vrai dans le cas d’un discours intériorisé : nous pensons plutôt que de parler, même quand le discours ne pose pas problème ; et une fois que nous avons appris à penser certaines choses plutôt qu’à les dire, la capacité de penser, plutôt que de parler, se développe facilement. (En effet, il semble qu’une fois que nous sommes tout simplement capables de penser, nous pouvons aussi penser tout ce que nous pouvons dire. Cependant, cette impression est quelque peu trompeuse. Bien après avoir appris à penser certaines choses, les enfants continuent d’être incapables de résoudre certains problèmes sans se formuler explicitement les étapes ; car ils ne peuvent pas simplement penser ces étapes.)
42Ainsi, les actions que j’intériorise sont celles que je suis régulièrement et fortement encline à exécuter mais que, pour une raison ou une autre, je suis en même temps régulièrement et fortement empêchée d’exécuter. En général, et à l’origine, il s’agit d’actions de destruction ou de possession, de retrait ou de rejet (aboutissant à la colère, l’amour, la peur ou le dégoût) ; car ce sont les axes les plus élémentaires de nos interactions avec les objets12. Mais, en fin de compte, toute action peut être en principe intériorisée.
Conclusion
43Je conclurai par une brève remarque sur la valeur ou le but des actions intériorisées et sur la rationalité des émotions ainsi comprises.
44Intérioriser une action constitue un compromis entre deux autres options possibles face à une difficulté : changer entièrement le cours de l’action, ou renoncer complètement à l’action. La première implique une déviation du désir tandis que la seconde entraîne une perte du désir ; la première est stratégique tandis que la seconde est apathique ; la première « se soumet » (« gives in ») à la situation, tandis que la seconde « abandonne » (« gives up ») face à la situation. Et alors que se soumettre semble la chose la plus raisonnable à faire, le fait de s’adapter trop facilement aux circonstances équivaut à une sorte d’abandon de soi-même. L’émotion préserve le soi en permettant à une personne de maintenir des inclinations contrariées dans un état actif, bien qu’interrompu ; elle assure un degré de continuité dans ces inclinations, et donc dans cette personne elle-même, en refusant de les adapter immédiatement à la situation.
45Est-ce une manière rationnelle d’opérer ? Est-il rationnel d’être émotionnel ? Si l’on s’en tient à une définition étroite de la rationalité, la réponse est négative ; réviser de manière stratégique ses actions et ses buts face à des difficultés est plus rationnel. Cependant, si on retient une définition plus large de la rationalité – être rationnel consiste à adopter les stratégies les plus à même de produire des satisfactions à long terme –, la préservation des inclinations à travers l’intériorisation des actions pourra souvent sembler tout à fait rationnelle. Cela dépend des détails du cas examiné – de ce que sont les différents buts, et comment un cas particulier d’émotion sert ces buts. D’une manière plus générale encore, les émotions peuvent être nécessaires à la rationalité, car la préservation des inclinations par l’émotion peut être indispensable pour la continuité du Soi et il faut une continuité du Soi pour qu’il y ait rationalité. À ce niveau l’émotion est moins rationnelle ou irrationnelle qu’elle n’est est une condition préalable de la rationalité13.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour des variations sur ce thème, voir Meinong (1972), Peters (1960), Solomon (1983), De Sousa (1987), Gordon (1987).
2 En résumé : la tentative de réduire les émotions à des sensations a été largement critiquée en raison de l’impossibilité d’établir une corrélation univoque entre sensation et émotion, en raison, également, de l’incapacité de donner des raisons pour les sensations, en raison enfin du manque d’intentionnalité des sensations. Par ailleurs, les théories cognitives sont accusées de circularité latente et d’intellectualisation des émotions : le jugement que constitue le vertige ne peut se résumer à considérer que « les sommets sont dangereux », mais doit plutôt être compris comme : « Les sommets donnent le vertige. » Ce qui bien sûr est circulaire ; de toute façon il semble bien que juger que les sommets donnent le vertige n’est pas la même chose que d’avoir le vertige.
3 Aristote introduit cette idée d’accompagnement dans sa Rhétorique (1378a20), où il définit les émotions comme ces mouvements de l’âme qui changent et altèrent nos jugements, et qui sont accompagnés par la douleur ou le plaisir. Cependant ses analyses réelles invoquent plus que des relations d’accompagnement. De même Stanley Schachter (1964) décrit les émotions comme composées de jugements qui accompagnent simplement les sensations, même s’il s’agit souvent de jugements au sujet de ce qui a provoqué la sensation.
4 Bien sûr, l’opposition entre jugement et sensation n’est pas équivalente à l’opposition entre corps et esprit ; par exemple les sensations sont souvent considérées comme les enregistrements mentaux de changements corporels, et les jugements, autant que les sensations, ont une base corporelle. Toutefois, on présume habituellement que les jugements ne dépendent pas autant d’états corporels particuliers que les sensations ; ainsi en associant sensation et jugement, l’émotion associe également plus et moins d’états corporels.
5 Descartes, Les passions de l’âme, spécialement les articles xxvii-xxxix.
6 Cela n’exclut pas la possibilité que ces liens causaux puissent avoir des fonctions biologiques ou « rationnelles ».
7 Sartre (1948) en arrive à cette position essentiellement du fait de son engagement pour une conscience finalement libre, indéterminée et totalement responsable. Il est important de comprendre que même si nous acceptons l’idée de Sartre, que l’émotion est une forme d’évasion magique, nous ne sommes pas obligés pour autant d’accepter son argument selon lequel l’évasion est contrôlée par une conscience pure qui utilise le corps comme une sorte d’accessoire pour se tromper lui-même.
8 Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire un récit causal sur la manière dont les informations doivent être traitées afin qu’une action se produise. Cela signifie seulement que la description et l’individuation de la cause et de l’effet (du traitement de l’information et de l’action qui en résulte) sont tellement entremêlées, qu’il est impossible de considérer l’une comme mentale et l’autre comme purement physique.
9 Remarquons, à nouveau, qu’un X qui est intériorisé doit avoir une contrepartie externe dont il est dérivé. Par exemple, si des éléments de ce qu’on appelle la « structure profonde » d’une langue sont donnés biologiquement plutôt qu’acquis, alors il est impossible de considérer ces règles comme intériorisées. De même, s’il est juste d’affirmer qu’une règle interne du cerveau consiste à rompre les circuits neuronaux à chaque fois que les intervalles entre les signaux deviennent inférieurs à une seconde, cela ne peut pas former une règle intériorisée car cette règle ne s’est pas d’abord manifestée de manière externe.
10 Sur cette question consulter Marras (1972). Voir aussi le débat entre Vygotsky et Piaget présenté dans les premiers chapitres du livre de Vygotsky (1962).
11 Daniel Dennett (1978) évoque l’exemple de se répéter à soi-même « Balzac s’est marié à Berditcher », uniquement pour la sonorité agréable de la phrase, et sans croire un instant à cette affirmation.
12 Joseph de Riviera (1977) présente des possibilités similaires dans son livre.
13 Ronald De Sousa parvient à une conclusion semblable en empruntant une voie différente. Selon lui, l’émotion établit un « paradigme » ou un « modèle saillant », à l’intérieur duquel les raisons prennent leur sens ; sans émotion, il ne peut pas y avoir de raison et donc pas de rationalité.
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