L’absence d’émotion comme offense
p. 175-196
Résumés
A lacking emotion can be a noticeable or a noticed event, though this has been most often ignored by sociological theories which have preferred the irrational, uncontrollable, and socially disruptive character of emotion manifestations. Contrary to that « sensationalist » view, this paper tries to show that we could not see a lacking emotion if our uses of emotion concepts were not socially organized and sanctioned. This critic rests on an alternative view of emotions as particular kinds of judgment of value, and makes the most of the circumstances where such judgments are required. The paper is focused on a critical examination of Durkheim’s and Mauss’s explanation of the «binding» character of emotion expressions. It deals finally with the main objections against the reduction of emotions to sensations, from a sociological and anthropological point of view, and the relevance of those objections for a non mentalist analysis of emotions. This perspective allows to account for the identification of a lacking emotion and for its interpretation in moral terms.
Das Ausbleiben von Emotionen kann eine bemerkenswertes Ereignis sein, das als solches angesehen wird, obwohl dieses Phänomen oft genug von den soziologischen Theorien ignoriert worden ist, die den irrationalen, unkontrollierbaren und sozial disharmonischen Aspekt der emotionalen Ausdrücke in ihren Betrachtungen privilegiert haben. Im Gegensatz zu dieser « sensuellen » Konzeption der Gefühle, versucht der Artikel herauszuarbeiten, daß die Identifizierung des Ausbleibens einer Emotion unmöglich wäre, wenn der Umgang mit Emotionen nicht sozial sanktioniert und organisiert würde. Diese Kritik stützt sich auf eine alternativ aufgefaßte Theorie der Emotionen, die dieselben als besondere Typen von Werturteilen auffaßt, was weiterhin dazu führt, daß besondere Umstände geltend gemacht werden, wo derartige Urteile erforderlich sind. Diese Argumentation entwickelt sich auf der Grundlage eines kritischen Herangehens an die entsprechenden Texte von Durkheim und von Mauss. Schließlich wird eine Erklärung des « obligatorischen » Charakters emotionaler Ausdrücke vorgeschlagen.
Texte intégral
1Nous avons plutôt tendance à penser (assez abstraitement) que l’émotion, non son absence, apparaît ou se manifeste de façon remarquable : l’émotion ferait irruption dans le cours normal des affaires, désorganisant de façon plus ou moins passagère la scène, sa réalité ou du moins son ordonnancement rituel1. Dans cette optique, l’émotion a été caractérisée comme un phénomène non seulement disruptif, mais aussi incontrôlable et irrationnel. Ces traits seraient constitutifs des émotions, et composeraient la trame de leur apparition dans un monde social impuissant à les réduire ou à les domestiquer en totalité2. Cette conception de l’émotion a fait l’objet de nombreuses critiques. Ne saisissant qu’un aspect limité de notre concept d’émotion et de ses usages sociaux, elle constitue un obstacle pour la compréhension de nos manières d’employer cette notion dans les circonstances concrètes de la vie quotidienne.
2Ce que je voudrais examiner dans le cadre de cet article concerne un usage apparemment étonnant du concept d’émotion si l’on s’en tient à cette conception « sensationnaliste » de l’émotion. L’absence d’émotion, tout autant que l’émotion elle-même, peut en effet être un objet remarquable et remarqué. Cette absence s’impose à l’attention dans des circonstances relativement délimitées. L’identification d’un tel « événement » ne peut se réduire à un enregistrement « purement » factuel ; elle constitue un aspect d’une évaluation plus globale et des circonstances, et de la façon dont d’autres s’y rapportent.
3L’analyse des conditions et des implications sociales de ce type d’identification fournit à mon avis un moyen économique d’affaiblir la conception des émotions comme phénomènes irrationnels et disruptifs. C’est dans cette perspective que je tenterai d’expliciter quelques-uns des enseignements que peut nous apporter une analyse de cet emploi particulier de notre concept local d’émotion.
4Cette critique s’appuie sur une conception alternative des émotions comme types particuliers de jugement de valeur (Solomon, 1980, 1984 ; cf. Nussbaum supra p. 19-32). L’identification d’une absence d’émotion circonscrit un cadre par rapport auquel de tels jugements sont requis ; leur absence met en péril notre sens de la réalité. L’argument central concerne la place des émotions dans la constitution sociale de la réalité. La contribution des émotions au maintien d’une réalité commune est, à mon sens, liée à l’identification des émotions comme types spécifiques de jugement de valeur.
5Cette thèse s’oppose à celles de Mauss et de Durkheim pour qui les sentiments et les émotions sont obligatoires en vertu de leur orientation vers le groupe d’appartenance. Les expressions de ces sentiments sont des manifestations d’engagement envers le groupe et des instruments de cohésion sociale. De ce fait, l’absence d’émotion constitue une offense pour le groupe. La réaction émotionnelle est vue moins comme une réaction à l’égard de l’événement ou de l’objet qui est censé l’avoir suscité que comme une expression de l’engagement vis-à-vis du groupe. Pour Durkheim, nous réagissons comme des « fonctionnaires » de la conscience collective et, par cette réaction, nous contribuons à son maintien et à sa force. Tout en reconnaissant l’intérêt de cette thèse, en particulier de l’idée que l’émotion est moins une réaction à un type d’événement qu’une manifestation adressée au groupe, il me semble qu’elle est critiquable du fait de la conception rudimentaire de l’émotion sur laquelle elle s’appuie, et de l’analyse étroitement fonctionnaliste qu’elle implique. Ma thèse s’oppose sur ce point à celles de Durkheim et Mauss, elle s’oppose également, sur un autre plan, à certaines conceptions critiquant cette idée rudimentaire de l’émotion, qui pourraient, de ce fait, être proches de celle que je défends. Si les émotions ne sont plus des sortes de sensation mais des types de jugement, il devrait en résulter que l’absence d’émotion doit être traitée en termes moraux pour des raisons que j’expliciterai. Il semble cependant assez clair que l’absence d’émotion n’est pas toujours traitée comme une défaillance morale. L’analyse formelle et procédurale de ce problème (Coulter, 1976 ; Jayyusi, 1984, 1991) ne me paraissant pas convaincante de par ses implications relativistes, il me semble possible d’en esquisser une autre formulation. C’est à cette question qu’est consacrée la dernière partie de mon travail.
L’émotion attendue
6Remarquer l’absence d’émotion ou l’absence d’une émotion, dans la conduite d’une personne, c’est avoir l’impression que cette conduite a quelque chose d’anormal, d’inintelligible ou de scandaleux eu égard aux circonstances. Un exemple fameux de ce genre d’impression, et surtout de ses conséquences fatales, nous est offert par Camus (1942) dans le compte rendu du procès de Meursault, « l’étranger ». L’absence d’émotion, l’indifférence aux personnes et aux événements caractérisant le personnage lui sont imputées comme preuves à charge de sa capacité à tuer sans qu’aucune circonstance, contrainte ou raison acceptable ne puisse venir expliquer le geste meurtrier3. Dans ce contexte, l’absence d’émotion envahit le cadre de la description, définit de façon quasi exclusive le type d’acteur et son action. Il convient toutefois de se demander si, dans des circonstances moins arrangées, ou si l’on préfère plus banales, l’identification de ce genre d’absence se distingue d’une façon quelconque de celles qui se rapportent à d’autres sortes d’absence : l’absence de réponse à une question, l’absence d’un invité à une soirée, ou l’absence de cigognes sur les toits d’Alsace. Dans tous les cas, ce que la notification de l’absence nous indique, c’est que le cadre – question, soirée, une certaine idée de l’Alsace – doit être ratifié. C’est donc moins la visibilité de l’absence (Sacks, 1972, 1992) qui est ici le point important que l’identification de l’émotion comme forme sociale attendue, condition nécessaire à la ratification de ce cadre. Que ce soit l’émotion qui soit requise pour cette tâche, et non une catégorie différente de conduite, me semble mériter réflexion. Le sociologue en effet ne peut manquer d’être attentif à la manière dont se manifeste cette exigence, aux procédures conférant aux émotions en particulier une fonction sociale et une importance morale, et aux genres de situation ne souffrant pas, sans conséquences, une absence identifiée dans ces termes.
7Un premier exemple tiré d’un « fait divers » amorcera la discussion. La scène se déroule à Paris en juillet 19864. Une poursuite s’est engagée entre des policiers et les occupants d’une voiture qui ne se sont pas arrêtés à la demande des policiers. Des coups de feu ont été tirés. Un témoin raconte avoir noté le calme du CRS après que les coups de feu eurent cessé. Ce calme, dit-il, lui avait fait croire que la poursuite avait été abandonnée. Le témoignage recueilli par la presse après l’annonce de la mort d’un des occupants de la voiture constitue en ce sens une lecture rétrospective du témoin. L’important réside dans le fait d’avoir remarqué le calme du CRS, et d’avoir supposé en conséquence que rien de grave ou d’irrémédiable ne s’était produit au cours de la poursuite. En revanche, il aurait été étonnant d’observer un tel calme dans des circonstances qui auraient dû « normalement » susciter la manifestation d’une émotion. Cette absence remarquée est le point de départ d’une série d’inférences morales concernant le policier dont le coup de feu a provoqué la mort du conducteur.
8Trois semaines plus tard, dans un contexte différent mais analogue quant à l’issue, un autre policier manifeste après coup une vive émotion (larmes, pâleur, crise de nerfs).
9L’identification d’une émotion incompressible dans le second cas, d’une absence d’émotion dans le premier, pose un lien entre un type d’acteur déterminé à partir de la réaction émotionnelle et la nature de l’acte.
10L’absence d’émotion dans le premier cas « révèle » une personne insensible, et non pas, comme le fait remarquer justement Hannah Arendt, une personne remarquable par sa rationalité (Arendt, 1972, p. 163). Le calme surprenant après coup n’est pas identifié ou compris comme l’effet d’une aptitude à « contrôler » ou à « maîtriser » une émotion désorganisatrice, à mettre l’émotion sous le contrôle de la raison. Il y aurait quelque difficulté à comprendre ce qui nous amènerait à « voir » une absence d’émotion si l’émotion était systématiquement associée à une forme d’irrationalité. Car il faudrait alors être capable de concevoir les conditions rendant remarquable une absence d’irrationalité !
11Le calme imputé au tireur est en revanche compris comme une absence ou un défaut, indissociablement cognitif et moral. La notification de l’absence fautive instruit et permet la supposition d’une capacité de l’acteur à agir (tirer) de « sang-froid ». L’action blâmable ne peut dans ce cas être expliquée ni excusée par l’émotion qui en serait alors le « motif ». À l’inverse, l’émotion manifestée par le second policier serait un indicateur de sa conscience morale, de son incapacité à tirer de sang-froid et, a contrario, de sa propension à agir sous le coup de l’émotion. L’identification de l’émotion après coup rend possible l’attribution d’un motif – une émotion de peur – à l’action blâmable. L’émotion comme motif restitue à l’action une sorte de rationalité et de moralité qui ne peut être conférée de la même façon au geste du premier policier demeuré impassible5.
12Le cas du second policier secoué par l’émotion nous indique qu’une conduite particulière est appréciée dans ce genre de circonstances : une émotion. Nous l’identifions sans équivoque comme cette émotion spécifique qui atteste la reconnaissance par le policier des conséquences dramatiques de son geste, son regret. Il ne s’agit pas dans ce cas de l’émotion « en général » ou encore d’une capacité générique à s’émouvoir ; l’émotion caractéristique de la conduite du policier est reconnue comme un type déterminé d’émotion lié à un type déterminé de situation. L’identification de n’importe quelle autre émotion ne ferait pas non plus l’affaire ; parler d’émotion sans spécification n’est pas une façon de faire référence à une qualité générale ou abstraite, par exemple l’« émotionalité » comme propension à réagir par l’émotion, opposée alors à la raison. Le contexte fournit les éléments de cette spécification sans équivoque. Il nous paraîtrait de plus incongru d’entendre dire à propos de cette émotion spécifique qu’elle est étonnante, inattendue, difficile à comprendre. Ce que nous reconnaissons dans ce cas comme émotion ne constitue pas une rupture dans le cours normal de l’action, ne pourrait pas non plus être qualifiée par son irrationalité. Dire dans ce cas que l’émotion est « attendue » rend compte d’un aspect de cette situation : l’identification de l’émotion comme « réaction » restaure, en partie du moins, une sorte de normalité du cours de l’action ou, comme le formule Garfinkel (1967, p. 35), « l’ordre moral comme perception d’un cours normal d’action ».
13On peut également se demander comment l’identification de l’absence d’émotion pourrait être utilisée comme base d’inférences morales, être enchâssée dans un idiome moral si l’on adopte une théorie naturaliste de l’émotion. Envisager l’émotion comme un objet naturel accroît la difficulté dans ce domaine, dans la mesure où cette naturalisation ne permettrait pas de comprendre l’éventail des emplois ordinaires que nous faisons de ces termes.
14Ces histoires policières ont le mérite de nous rappeler que les émotions des deux policiers, qu’elles soient patentes ou absentes, n’attirent notre attention qu’indirectement, ou plutôt comme une conséquence de la connaissance que nous partageons, témoins ou lecteurs, de l’événement dramatique. Le « calme » du policier est en effet compris dans un premier temps comme l’évidence qu’il ne s’est rien passé. C’est ensuite, avec la connaissance de la mort du conducteur, que ce « calme » devient problématique6. C’est le drame de la mort des deux personnes poursuivies par les policiers qui constitue la rupture du cours normal de l’action et non l’émotion ou le calme des policiers. La question qui peut se poser au sociologue concerne la nature du lien entre la situation et l’émotion.
Le caractère social des émotions
15On peut considérer certains textes de Mauss et Durkheim comme une sorte de réponse à deux voix à cette interrogation. Le premier a avancé l’idée d’une expression « obligatoire » des sentiments, c’est-à-dire d’une expression qui serait socialement sanctionnée (Mauss, 1968). Si l’on s’en tient à une lecture sociologique de cette thèse, il n’est pas nécessaire de s’arrêter au paradoxe associant l’idée de l’obligation à des sentiments dont l’expression est en général censée être spontanée et non calculée. Ce paradoxe n’existe que si l’on adopte une théorie radicalement non conceptuelle de l’émotion, dans sa version naturaliste forte selon laquelle l’émotion n’est pas plus ouverte à l’apprentissage des contenus que par exemple la vision des couleurs ou la perception des reliefs. Dans cette perspective, il n’y aurait pas plus de sens à rendre « obligatoires » des émotions qu’il n’y en aurait à exiger des rayons du soleil qu’ils cessent de chauffer. Le paradoxe disparaît en revanche dès que l’on porte l’attention vers les aspects publics des émotions, la façon dont elles sont comprises par le groupe :
Toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire, des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes, des expressions comprises, bref un langage. Ces cris, ce sont comme des phrases et des mots. Il faut dire, mais s’il faut les dire, c’est parce que tout le groupe les comprend. On fait donc plus que manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres. C’est essentiellement une symbolique. (Mauss, 1968, p. 88)
16La force de l’idée de Mauss réside dans le retournement qu’elle opère de notre vision sociologique spontanée des émotions, d’après laquelle celles-ci seraient des phénomènes privés, intérieurs, dont l’expression (entendre ici l’extériorisation) serait socialement contrôlée. En pointant l’importance et la signification des émotions pour les membres d’un groupe d’appartenance, il rejette l’intériorité hors du cadre de l’analyse et déplace l’attention du sociologue de la réglementation sociale des droits à l’expression d’états privés, internes, vers les contraintes en matière d’expression : temps et conditions de l’expression collective, agents chargés de la tâche, quantité de pleurs et de cris, etc. Ce qui importe, nous dit-il, c’est que ces expressions d’émotions ne sont ni facultatives ni acceptables pour le groupe sous n’importe quelle forme. Dans des circonstances affectant le groupe d’appartenance, l’expression de ces sentiments s’apparente davantage à l’acquittement d’une charge ou d’un mandat à l’égard de la collectivité.
17Il semble difficile de ne pas rapprocher les remarques de l’ethnologue sur l’expression publique, obligatoire, des sentiments de celles de Durkheim sur les sentiments collectifs dans son analyse des formes élémentaires de la vie religieuse (Durkheim, 1968, p. 556-576). Celle-ci fournit un cadre pour l’étude des émotions dans la vie sociale qui nous permet de comprendre en quel sens elles seraient « obligatoires ». Le fait que leurs expressions soient sanctionnées n’est en effet qu’un critère de reconnaissance du fait moral pour Durkheim, mais ne nous en donne pas le fondement (Isambert, 1992, p. 362). Ce qui « oblige », c’est le groupe d’appartenance ; c’est vers ce groupe que les expressions sont orientées, plus que vers un objet (la mort d’un proche, un acte que l’on pourrait juger cruel) qui les rendrait légitimes, appropriées ou intelligibles.
Le deuil n’est pas un mouvement de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé par le groupe. On se lamente, non pas simplement parce qu’on est triste, mais parce qu’on est tenu de se lamenter. C’est une attitude rituelle qu’on est obligé d’adopter par respect pour l’usage, mais qui est dans une large mesure indépendante de l’état affectif des individus. (Ibid., p. 568)
18La perspective adoptée par Durkheim réintroduit, semble-t-il, la dissociation repoussée par Marcel Mauss entre une émotion intérieure et une expression publique, « entre les sentiments éprouvés et les gestes exécutés par les acteurs du rite » (ibid., p. 567). Cette séparation est utilisée pour renforcer l’argument de l’obligation par opposition à l’idée du caractère spontané des émotions et semble retrouver sa vigueur lorsqu’il s’agit d’appuyer l’idée suivant laquelle ces expressions de douleur ne sont pas purement individuelles mais collectives : on peut alors les différencier de ce que les individus ressentent personnellement.
19Mais elle s’estompe et devient plus ténue lorsque Durkheim propose une explication de ce type d’obligation. Car ce qui apparaît alors, c’est que ces expressions d’émotions ne sont pas seulement imposées par le groupe, mais qu’elles sont orientées vers le groupe, qu’elles sont une manifestation d’engagement vis-à-vis du groupe, de solidarité à son endroit. En ce sens, il n’y a plus lieu de souligner l’écart entre les deux faces, ou la dualité d’origine, des émotions exprimées. C’est un autre aspect de ces manifestations qui paraît alors plus pertinent : l’expression de l’émotion qui est requise est une forme de « coopération active » à l’existence du groupe, à sa cohésion sociale et morale.
Mais l’état affectif dans lequel se trouve alors le groupe reflète les circonstances qu’il traverse. Non seulement les proches les plus directement atteints apportent à l’assemblée leur douleur personnelle, mais la société exerce sur ses membres une pression morale pour qu’ils mettent leurs sentiments en harmonie avec la situation. Permettre qu’ils restent indifférents au coup qui la frappe et la diminue, ce serait proclamer qu’elle ne tient pas dans leur cœur la place à laquelle elle a droit ; ce serait la nier elle-même. Une famille qui tolère qu’un des siens puisse mourir sans être pleuré témoigne par là qu’elle manque d’unité morale et de cohésion : elle abdique ; elle renonce à être. De son côté, l’individu, quand il est fortement attaché à la société dont il fait partie, se sent moralement tenu de participer à ses tristesses et à ses joies ; s’en désintéresser, ce serait rompre les liens qui l’unissent à la collectivité ; ce serait renoncer à la vouloir, et se contredire. (Ibid., p. 571)
20L’existence de l’entité collective s’affirme et se maintient par l’exhibition de ces sentiments collectifs, c’est-à-dire des sentiments pour le groupe. Ils sont le résultat et la manifestation de l’engagement pour celui-ci. Dans cette analyse, l’absence d’émotion est un fait remarquable : elle constitue une offense. C’est une infraction aux règles constitutives de l’appartenance à un groupe social, l’expression de l’émotion étant une manifestation directe d’engagement à l’égard du groupe. Dès lors, ne pas afficher sa tristesse de la perte d’un membre du groupe, ne pas s’indigner de crimes qui heurtent des sentiments collectifs, mais aussi ne pas se réjouir dans une fête ne sont pas des attitudes privées mais des expressions publiques d’un désengagement ou d’une distance vis-à-vis du groupe. L’absence de l’expression requise manifeste le détachement de l’individu par rapport au groupe d’appartenance, la sanction de l’offense est la condition de l’affirmation de l’existence du groupe, de sa cohésion. Qu’elles soient exprimées conventionnellement ou qu’elles soient remarquables par leur absence, les émotions acquièrent une signification sociale du fait de leur orientation vers le groupe d’appartenance. Mais cette piste d’analyse n’indique que de façon allusive comment ce registre de conduite socialement sanctionnée pourrait être le vecteur de significations morales.
21Il semble de prime abord qu’il n’y ait pas de lien direct entre cette thèse du caractère obligatoire des sentiments collectifs et celle, tout aussi centrale dans la sociologie durkheimienne, du caractère émotionnel des sanctions, qu’elles soient organisées (administrées « par des corps définis et constitués ») ou diffuses (administrées « par chacun et par tout le monde »).
22Pour Durkheim, la sanction est la cristallisation de l’émotion, elle en est l’expression, elle dérive du sentiment de l’obligation et non l’inverse :
Il est impossible en effet que les membres d’une société reconnaissent une règle de conduite comme obligatoire sans réagir contre tout acte qui la viole ; cette réaction est même tellement nécessaire que toute conduite saine l’éprouve idéalement à la seule pensée d’un tel acte. Si donc nous définissons la règle morale par la sanction qui y est attachée, ce n’est pas que nous considérions le sentiment de l’obligation comme un produit de la sanction. Au contraire, c’est parce que celle-ci dérive de celui-là qu’elle peut servir à le symboliser, et comme ce symbole a le grand avantage d’être objectif, accessible à l’observation et même à la mesure, il est de bonne méthode de le préférer à la chose qu’il représente. (Durkheim, 1975, p. 275-276)
23La sanction, symbole de l’obligation, révèle l’existence d’une règle morale qui aurait été enfreinte ou non considérée. Son observabilité et son objectivité en font pour Durkheim un critère de reconnaissance des règles morales, de l’obligation morale. Ces réactions se révèlent être d’une sorte particulière : ce sont des réactions « passionnelles », « irrationnelles » ou « irréfléchies », consistant à infliger une douleur à l’agent, une peine (Durkheim, 1968, p. 68-69). Les émotions s’exprimant dans les sanctions ne peuvent plus dès lors être vues comme des manifestations d’une intériorité aveugle et déconnectée du monde social ; elles apparaissent comme des réactions socialement déterminées de sentiments collectifs blessés, des formes de sanction pointant l’infraction, le non-respect d’une règle morale qui importe du point de vue du groupe et de ce qui le constitue, « la conscience collective ». Toutefois, l’émotion comme sanction n’est pas directement orientée vers le groupe mais vers une règle de conduite non respectée. Elle serait, dans ce cas, non seulement un outil méthodologique de connaissance des règles obligatoires pour le sociologue, mais aussi une modalité spécifique de reconnaissance des règles par les agents, une manière en tout cas d’en réaffirmer le caractère obligatoire, de rappeler leur autorité.
24En ce sens, on pourrait dire de l’émotion, de son orientation répressive en tant que sanction, qu’elle représente de façon spontanée et irréfléchie un jugement collectif.
25L’utilité sociale de ces réactions passionnelles ne réside pas en effet pour l’auteur de La division du travail social dans l’effet « correctif » qu’on leur confère habituellement sur des conduites déviantes : « sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience collective. Niée aussi catégoriquement, celle-ci perdrait nécessairement de son énergie si une réaction émotionnelle de la communauté ne venait compenser cette perte, et il en résulterait un relâchement de la solidarité sociale. » (Durkheim, 1986, p. 76). Le caractère émotionnel de ces réactions sociales n’est pas un obstacle à leur efficacité mais un atout pour la cohésion sociale. En revanche, leur absence serait un facteur de son affaiblissement.
26Il semble donc que ces deux approches de l’émotion présentent davantage de parenté qu’il n’en paraissait au départ. Ce qui les rapproche, c’est une même idée de l’émotion comme conduite orientée vers une entité collective. Mais dans le premier cas (l’émotion obligatoire), il s’agit d’un groupe réel, exigeant une contribution émotionnelle de ses membres dans des circonstances ayant une signification pour le groupe, pour son existence de groupe. L’absence d’émotion est alors une offense pour les autres. Tandis que l’émotion constituant la sanction n’est pas le produit de l’obligation exercée par un groupe, mais un rappel de cette obligation qui vaut pour le groupe. L’absence d’émotion équivaut dans cette configuration à une perte de l’autorité de la règle morale, à un affaiblissement de la cohésion morale. L’émotion, signe de l’attachement à la règle, garantit qu’un jugement soit prononcé. C’est à ce titre qu’elle est requise.
27Les pistes d’analyse ouvertes par Mauss et Durkheim mettent en cause l’idée selon laquelle les émotions seraient disruptives, des facteurs de désorganisation sociale. En soulignant la dimension collective des émotions, en les définissant par leur orientation vers le groupe, cette argumentation leur restitue une intelligibilité sociale, une place dans l’organisation sociale du groupe et une fonction dans le maintien de sa réalité, c’est-à-dire de sa force et de son autorité pour les membres. Mais cette analyse trouve sa cohérence en s’appuyant sur une distinction, problématique, entre des émotions individuelles et d’autres qui seraient spécifiquement collectives. Cette conception présente cependant l’avantage de fournir une analyse de la dimension spécifiquement « affective » de l’émotion : l’« affect » comme attachement au groupe, devient l’expression « naturelle » du lien social. Mais en se focalisant sur cet aspect d’engagement actif pour le maintien de la collectivité, la perspective adoptée tend à faire de cette sorte de réaction sociale une espèce de réflexe, une conduite irréfléchie, au sens où elle ne prend en compte que secondairement la définition sociale ou collective de la situation. Ce qui importe pour le groupe est délaissé au profit du seul fait que cela lui importe. Pour le dire plus violemment, « les consciences de ces individus ne sont plus des consciences d’individus mais des consciences de fonctionnaires de la société » (Durkheim, 1975, p. 301). Le contenu même de ce qui importe socialement est négligé par l’analyse qui laisse dans l’ombre la façon dont les membres comprennent ou définissent la situation (même des fonctionnaires ont besoin de pouvoir définir ou comprendre les circonstances particulières qu’ils ont à traiter !). La dimension cognitive compose, dans cette optique, la part mystérieuse de l’émotion. C’est pour cette raison, semble-t-il, que la logique sociale conférée aux émotions par la thèse durkheimienne est réduite à l’utilité que peuvent avoir ces réactions irréfléchies pour la cohésion sociale et le renforcement de la conscience collective. Cette analyse étroitement fonctionnaliste repose sur un usage de l’émotion comme terme primitif, comme notion non analysable et concept non questionné.
Les émotions comme jugements
28Il convient donc de s’interroger sur cette dimension cognitive : la façon dont la compréhension des circonstances est socialement élaborée pourrait en effet faire apparaître l’émotion, non comme une entité dotée d’une existence autonome et dont l’occurrence serait liée causalement à une situation particulière mais au contraire comme une des dimensions de cette compréhension.
29C’est dans ce sens que des analyses venant d’horizons et de disciplines différents (phénoménologie, anthropologie culturelle, ethnométhodologie) ont mis l’accent sur le lien essentiellement conceptuel entre émotion et situation (ou entre l’émotion et son objet). Orientées principalement vers la critique du psychologisme prévalant dans les théories sociologiques et anthropologiques des émotions (Coulter, 1976 ; Solomon, 1984 ; Lutz, 1988 ; Abu-Lughod & Lutz, 1990), ces analyses par ailleurs divergentes insistent dans leurs arguments respectifs sur la nécessité de dissocier l’émotion du registre des sensations, pris traditionnellement comme le critère discriminant de l’émotion. Privilégier la sensation ou l’affect pour saisir une logique sociale des émotions conduit, comme l’indique par exemple la lecture de Durkheim, à rendre énigmatique le rapport entre cette sensation et la situation qu’elle rencontre.
30L’émotion n’est pas réductible à la sensation, même si nous employons parfois les termes « sentir » ou « ressentir » pour parler de nos émotions, pour les reconnaître ou les avouer. Ces usagers particuliers des termes de sentiment peuvent s’analyser contextuellement comme expressions d’évaluations plus ou moins assurées du point de vue des circonstances, ou se comprendre du point de vue de leurs effets pragmatiques (Armon-Jones, 1985, p. 4-5). Lorsque j’ai mal aux pieds, ce que je ressens est constitutif du phénomène lui-même. En revanche, lorsque je suis en colère, ce que je ressens peut corroborer ou accompagner mon émotion mais ne la constitue pas (Coulter, 1976, p. 126). La reconnaissance de la colère dépend logiquement de la reconnaissance de l’objet à propos duquel je suis en colère, non des sensations qui parfois l’accompagnent. Ces sensations ne nous permettent pas d’ailleurs de discriminer entre des émotions particulières. Une même sensation (la nausée, par exemple) peut accompagner des émotions nettement différenciées et différenciables (la tristesse, l’indignation, l’effroi…). Une même émotion (la peur par exemple) peut être accompagnée alternativement de sensations dissemblables : des frissons de froid, ou au contraire une sensation de grande chaleur. Il est en outre erroné de penser que le facteur opérant la discrimination entre les différents types d’émotion, ou entre des émotions particulières, réside dans une « interprétation » (alors nécessairement culturelle ou sociale, c’est-à-dire variable) venant se surajouter à un flux relativement indifférencié de sensations a priori dénuées de significations sociales. De nombreux arguments ont été développés dans ce sens, suivant en cela les remarques de Wittgenstein (1989), sur ce qui sépare les émotions des sensations. Expliciter ces arguments dépasserait le cadre de la présente discussion. Il suffit de rappeler que dans cette analyse, les émotions n’ont pas, à la différence des sensations, de localisation, qu’elles n’ont pas de contenu informatif, et qu’elles peuvent colorer les pensées. Cet effort de clarification conceptuelle montre surtout les limites d’une approche solipsiste des concepts psychologiques ordinaires. La réduction des émotions aux sensations ne nous permet pas de comprendre correctement la grammaire des termes d’émotion, laquelle se distingue notablement de celle des sensations (Coulter, 1976, p. 126-130).
31Il me paraît en revanche utile de concentrer l’attention sur un point central par rapport à la question du lien entre émotion et situation, plus précisément du lien entre absence d’émotion et situation : si une émotion s’apparentait à une sensation qui-arrive-mais-peut-également-ne-pas-arriver, il n’y aurait pas plus de sens à faire des inférences sur les personnes et les situations à partir de ses manifestations qu’à s’étonner de son absence.
32Pour Robert Solomon (1984), les anthropologues qui abordent la variabilité culturelle des émotions en tant que variabilité des interprétations d’un substrat de sensations commettent une double erreur : ils présupposent une universalité de ce qu’ils cherchent à connaître ; ils détachent les émotions, spécifiques à un contexte culturel, du réseau de concepts, de symboles et d’institutions culturels leur conférant une logique sociale, une logique d’usage. En faisant de la sensation l’« essence » des émotions, ces travaux anthropologiques ont tendance à prendre les émotions pour des « choses », des entités réelles et naturelles, « que les systèmes sociaux ont à “gérer” au sens fonctionnel du terme » (Abu-Lughod & Lutz, 1990, p. 3). Par exemple, les rites en viennent à être considérés comme des dispositifs culturels permettant P« expression » d’émotions (assimilées à des formes d’énergies) qui risqueraient, en leur absence, de provoquer des problèmes (Scheff, 1977). L’introspection et l’empathie refont surface comme méthodes pour l’investigation de « ce qui est ressenti », comme le remarque Clifford Geertz (1984, p. 135) dans son entreprise de démystification de la compréhension anthropologique « du point de vue de l’indigène ». La réduction de l’émotion à la sensation « renforce le présupposé de l’universalité des formes d’émotion différenciées (par exemple, la honte et la culpabilité sont chacun des sentiments centraux et distincts), de leurs significations (par exemple, la colère dans une culture est ressentie pareillement dans une autre culture et a la même signification), et des processus émotionnels (par exemple les émotions sont au départ intrapsychiques et se laissent camoufler, réprimer, canaliser). Enfin, ce qui va de pair avec cet essentialisme, c’est une étrange invisibilité de l’émotion elle-même comme problème, puisque le fait de poser des universaux en matière d’émotion nous permet plus facilement de prendre l’émotion comme allant de soi. » (Abu-Lughod & Lutz, 1990, p. 3.) À l’encontre de cette vision essentialiste des émotions et de ses conséquences pour le travail anthropologique, il importe de montrer que l’analyse anthropologique gagne à prendre les émotions « comme un indice de relation sociale plutôt que comme un signe d’un état personnel » ainsi que l’affirme Catherine Lutz (1988, p. 4). Il ne s’agit plus alors de discriminer entre la part « naturelle » et la part « culturelle » des émotions, mais de regarder les émotions comme « une façon de parler de ce qui est intensément significatif à la manière dont ceci est défini culturellement, socialement manifesté, et personnellement articulé » (ibid., p. 5).
33Une analyse sociologique, pas plus qu’une analyse anthropologique, ne peut s’appuyer, sans conséquences fâcheuses pour son argument, sur l’idée que les émotions sont « des sensations plus une interprétation » (Solomon, 1984, p. 248) ; elles sont d’emblée une interprétation (d’un genre particulier) des circonstances. Ce sont des jugements (Solomon, 1980 ; Nussbaum supra p. 19-32). Par exemple, si je ne crois pas que vous me faites du tort par vos critiques injustifiées, je ne me mettrai pas en colère. Et, si mon meilleur ami ne croit pas que ces critiques injustifiées me font du tort, il trouvera ma colère déplacée, légèrement irrationnelle, et cherchera peut-être à l’expliquer par des causes qui sont différentes de l’objet de ma colère. Si, à l’inverse, il pense que ces critiques injustifiées seront reprises par des pairs malintentionnés, alors qu’il me voit rester sereine, il s’étonnera de mon calme, voire de mon indifférence. Ce qui rendrait remarquable une absence d’émotion, c’est, dans ce sens, une divergence d’appréciation des circonstances significatives rendant possible une émotion spécifique, sa reconnaissance en première personne ou son attribution en troisième personne.
Le traitement moral de l’absence d’émotion
34Mais comment ces divergences sont-elles socialement traitées ? Si les émotions ne sont plus des sensations mais des sortes de jugement, il devrait alors en résulter que l’absence d’émotion doit être traitée en termes moraux. Cette idée semble rejoindre celle de Coulter (1976, p. 133), attentif aux conditions de possibilité (et aux limites) de ces divergences :
Il y a des limites (logiques) aux possibilités de divergence entre des appréciations permettant l’émotion. En l’absence de base commune, on ne pourrait enseigner des concepts d’émotion, on ne pourrait pas non plus reconnaître ou avouer des émotions de façon intelligible. Des types de situation sont liés de façon paradigmatique aux émotions qu’ils permettent par convention. Le lien n’est ni déterminant ni biologique mais socioculturel. Il est moral au sens large. On pourrait trouver moralement déficiente une personne qui ne serait pas, par exemple, bouleversée par la mort de son père, touchée par un acte très courageux, choquée par une erreur de justice, alors que cette personne serait en accord avec la définition pertinente de la situation.
35Dans cet exemple, les circonstances, plus précisément leur définition, garantissent une application appropriée d’un concept d’émotion ; cette application en termes d’émotion absente est traitée d’un point de vue moral. La qualification d’une personne comme moralement déficiente serait dans ce cas une « solution » au problème posé par cette absence incongrue d’imagination au vu de « la définition pertinente de la situation » (la mort d’un parent est une perte importante, une erreur de justice est un mal qui doit être combattu, etc.). Mais le problème pourrait être traité autrement : en termes psychologiques, par exemple. Il est conventionnel de qualifier de « bizarre » ou d’« anormale » la conduite d’une personne qui reconnaîtrait l’importance et la signification de la mort d’un parent sans manifester d’émotion d’aucune manière. Ce type de solution est utilisé couramment lorsqu’il existe une possibilité de lier paradoxalement une absence d’émotion à un « accord avec la définition pertinente de la situation ». Lorsque cet accord est garanti, nous pouvons, comme l’indique plus loin Coulter, exploiter les ressources offertes par les propriétés conventionnelles des situations en matière d’émotion : elles nous servent alors de bases pour dire que la personne « cache son émotion », ou ne « laisse pas voir ses vrais sentiments » ; mais lorsque de telles possibilités sont employées, elles excluent la qualification en termes de déficience morale, ou plus généralement de doute sur la moralité. Ces ressources permettent de ne pas faire d’inférences morales à partir d’un cadre stipulant l’accord avec la définition ad hoc de la situation. Le point qui mérite d’être souligné est le suivant : l’absence d’émotion n’est pas toujours traitée en termes moraux (comme une déficience morale) ; il faut donc s’interroger sur les conditions spécifiques d’un tel traitement. Or, l’accord sur la définition de la situation ne suffit pas à rendre compte du traitement en ces termes de l’absence d’émotion (comme déficience morale).
36Ne doit-on pas alors rechercher cette condition dans la rupture du lien « conventionnel » entre une situation typique et les émotions qu’elle garantit ? On peut en effet concevoir une situation dans laquelle les circonstances soient identifiées de façon à rendre applicable un concept d’émotion, dans laquelle le lien conventionnel entre un type de situation et des standards de conduite soit maintenu en un certain sens, sans que cette convention ne s’applique pour « mon » cas. Ce genre de clause suspensive pourrait être traité comme une défaillance morale (ou, comme le préconise Durkheim, comme un désengagement, une manifestation de non-appartenance). Mais, comme nous l’avons vu plus haut, une rupture de ce genre peut ne pas être traitée comme une défaillance morale, mais en d’autres termes, psychologiques par exemple.
37Il y a peut-être une autre façon de résoudre cette difficulté dans la perspective adoptée par Coulter. Une piste s’ouvre en effet lorsqu’on examine ce qui se passe dans le cas où la pertinence d’un concept d’émotion est contestée, désavouée. Cette négociation nous révélerait alors une divergence d’appréciation des circonstances. Si un acte vous paraissant courageux me laisse indifférente, cette absence d’émotion vous indiquera que je ne partage pas vos raisons de trouver l’acte courageux ou que mon appréciation diffère de la vôtre. Une absence d’émotion serait, dans cette analyse, comprise comme un désaccord, une divergence morale ; mais reconnaître une divergence morale n’est pas reconnaître une défaillance morale. Ces deux traitements diffèrent entre eux, tout comme ils diffèrent d’un autre traitement social, consistant à blâmer et à sanctionner une conduite jugée inacceptable. Il convient donc de distinguer plus nettement les différents modes de traitement moral de l’absence d’émotion.
38Ce type d’analyse conventionnaliste, privilégiant l’accord, les conventions culturellement définies, et les procédures formelles, ne me paraît cependant pas en mesure de résoudre ce genre de difficulté. Il me semble que la position consistant à ne pas considérer l’objet même du jugement moral ne permet pas de rendre compte de ce traitement particulier de l’absence d’émotion. Car le blâme, la sanction morale ne s’appliquant pas dans tous les cas d’absences indiquent un élément particulier que ne parvient pas à saisir de façon convaincante cette perspective formelle.
39Dans des circonstances du type de celles qui ont servi d’exemples au cours de cette réflexion, l’absence d’émotion est comprise dans le récit de la scène comme la rupture d’un accord, une sorte de divergence inacceptable (qui ne peut être que blâmée) sur l’appréciation des circonstances (celle qui ne permet plus l’usage d’un concept d’émotion). Le traitement en ces termes de l’absence d’émotion est lié à des conditions particulières que l’on pourrait schématiquement caractériser comme ces circonstances dont la définition est explicitement et d’emblée morale. Avant de poursuivre dans cette voie, il peut être utile de s’intéresser à la façon dont opère ce traitement spécifique, à ce qu’il fait ou au genre de spécifications auxquelles il aboutit. Cette question nous fournira éventuellement une piste pour mieux saisir les conditions du traitement, dans ce sens particulier, de l’absence d’émotion.
40Remarquer une absence d’émotion semble indiquer une rupture dans ce mode de constitution de la réalité « humaine », significative plutôt qu’une divergence d’appréciation des circonstances significatives.
41Ces usages de termes d’émotion sont certes particuliers, non seulement au sens où ils sont produits dans et par un ensemble de circonstances significatives, mais aussi parce que les circonstances mêmes de ces usages sont définies de manière spécialement univoque : mort, meurtre, injustice, drames. Ces caractérisations sont d’emblée morales ; elles expriment l’importance et la signification « humaine » de tels faits, elles requièrent confirmation : cette tâche est remplie par les émotions qui ont l’avantage d’être très reconnaissables, à la fois dans leur singularité (nous savons différencier la tristesse du désespoir, la peur de l’inquiétude, etc.) et en tant que mode de conduite. L’attribution ou l’identification de ces émotions contribue le plus souvent tacitement à cette confirmation. Ce sont des traits constituant l’arrière-plan de notre compréhension naturelle des événements de la vie comme événements ayant une signification humaine.
42Il faut sans doute des circonstances spéciales pour que cette fonction soit rendue remarquable ; elle le devient lorsqu’une absence d’émotion est identifiée, lorsqu’il nous semble que la signification « humaine » de l’événement n’est pas garantie. C’est pourquoi, me semble-t-il, les circonstances de cette identification sont strictement limitées à des cas extrêmes. Dans cette configuration, leur signification morale, c’est-à-dire ici « humaine », une fois reconnue doit l’être en permanence. Cette exigence se manifeste par des sanctions, par exemple des blâmes à l’égard de ces formes de non-reconnaissance que sont les absences d’émotion. Elle se manifeste à l’encontre de ce qui pourrait passer pour de l’indifférence, ou pour une sorte de disposition à ne pas discriminer ce à quoi l’on peut (l’on doit) attribuer une signification humaine7. L’identification de l’absence d’émotion est dans ces circonstances celle de l’absence de ce jugement en particulier, absence qui ne peut être simplement constatée mais nécessite simultanément un « traitement » : blâme, sanction, réprobation, etc.
43Le point de vue que je propose se distingue de celui de Lena Jayyusi sur la question de la caractérisation morale. Ce serait, à son avis, une erreur de penser qu’il existe des descriptions d’actions ou d’événements qui seraient d’emblée morales. Car ce serait perdre le caractère local, accompli in situ, de ces descriptions que de les prendre ainsi.
Même si nous disposons de « principes généraux », de conventions, de règles, ils ne nous donneraient pas eux-mêmes de critères pour leur propre application dans la production intersubjective et permanente des configurations d’activité – qui constitue, en d’autres termes, le flux complexe et intriqué de la vie humaine. (Jayyusi, 1991, p. 244)
44La question doit donc porter sur ce qui « fait » la caractérisation morale d’une action ou d’un événement, sur le contexte qui rend cette caractérisation possible. Même si l’on admet la pertinence de cette question, cette formulation ne permet pas d’aborder ce qui se passe dans ces situations décrites en termes moraux ou, plus précisément, le type d’inférences morales qui semble lié à certains types de description. Il faut encore proposer une théorie du lien entre une certaine description et un jugement. Récusant l’idée de notions morales closes, ou de notions qui seraient d’emblée morales, cette perspective tend à voir les implications « conventionnelles » de certaines descriptions comme relevant d’une pertinence pratique. Ainsi, « lorsque le concept de meurtre est employé, il implique fortement un jugement négatif de l’acte et de l’acteur, implication qui ne peut être ignorée. Une action comme tuer est une action qui a des implications morales. Mais l’implication conventionnellement disponible n’est ni une conséquence logique, ni l’expression d’un intérêt individuel arbitraire. » (Jayyusi, 1984, p. 196).
45Il n’y aurait donc pas de nécessité ou de contraintes autres que celles liées aux principes de pertinence pratique ou programmatique pour rendre compte des implications morales de certaines descriptions d’actions ou d’événements. De la même façon, les implications morales de certaines descriptions d’actions ou d’événements sont susceptibles d’être défaites, contestées ou nuancées. Le fait que de telles opérations puissent être « naturellement » réalisées témoignerait alors en faveur d’une organisation « conventionnelle » de nos accords et désaccords, de la diversité morale (Jayyusi, 1991, p. 244).
46La thèse que j’ai tenté d’esquisser plus haut avance un argument qui s’oppose à cette analyse. Il me semble en effet que certaines descriptions incluent, sinon de façon nécessaire du moins de façon contraignante, de telles implications morales. Ces descriptions ont ceci de particulier qu’elles mettent en jeu une dimension spécifiquement « humaine » des événements, ou, plus précisément, qu’elles s’imposent au nom de cette dimension. Autrement dit, ne pas tirer d’implications morales sur la base de ces descriptions est une possibilité sans doute, mais une possibilité lourde de conséquences. L’absence d’émotion est traitée comme moralement inacceptable, lorsque l’émotion est requise par un ordonnancement des circonstances mettant en cause une idée d’humanité. Ce qui est requis, à travers l’émotion, c’est une confirmation de l’importance, de la signification de l’événement pour une appartenance définie en ces termes. Mais cette appartenance n’est pas indépendante des objets qui la constituent. Cette interrogation sur l’absence d’émotion comme conduite moralement condamnable donne, à mon avis, quelques raisons de penser qu’une analyse purement procédurale aboutissant à dissocier les émotions de l’objet vers lequel elles sont orientées, prend le risque de perdre une dimension, que l’on pourrait dire anthropologique, des émotions. Cet aspect spécifique de l’usage des notions morales, et des concepts d’émotion dans ces circonstances particulières, est inclus, dans la thèse développée par Jayyusi, comme une possibilité, relative à une moralité particulière, de traitement des problèmes moraux du point de vue des membres. Dans cette perspective relativiste, l’analyse aurait à décrire la façon dont les membres considèrent et traitent ces divergences morales : elles leur apparaissent parfois relatives, parfois absolues.
Il y a bien sûr, à l’intérieur d’une moralité particulière, des questions que nous voulons et pouvons traiter dans les circonstances pratiques comme des absolus, alors que nous admettons, toujours à l’intérieur de cette même moralité, que certaines questions soient traitées avec des réserves, etc. Vues de l’intérieur d’une certaine morale, étant donné l’ensemble interconnecté des jugements (empirique et moral), certaines actions et certains cours d’actions peuvent être traités, pour certaines fins pratiques, comme nettement irrationnels, et en tous cas totalement inacceptables. Le génocide est, pour moi, une question de ce genre. Cela ne veut pas dire que commettre un génocide soit logiquement inintelligible – mais qu’il est pour moi moralement inacceptable. Cela signifie que là j’ai atteint le roc dur (bedrock), et que je vais, en tant que membre, traiter ce problème et regarder les implications morales négatives du concept « génocide », non comme étant conventionnellement disponibles mais comme des données, comme des faits moraux. (Jayyusi, 1984, p. 198)
47Ainsi, la partition entre ce qui est traité par les membres dans une optique de conventionalité et ce qui, à l’inverse, est pris comme faits ou données morales, est relative à chacun des ensembles inter-reliés de jugements constituant une moralité particulière. L’analyse proposée conduit, à mon avis, aux difficultés propres aux conceptions relativistes, qu’il s’agisse de relativisme moral ou culturel. C’est pour cette raison que les divergences morales pouvant se manifester à travers les absences d’émotions, entre autres, sont considérées sans distinction particulière du type de traitement social appliqué. Reconnaître une divergence morale est une activité dont les implications sociales sont, me semble-t-il, différentes de celles qui sont liées au blâme ou aux sanctions d’une conduite jugée inacceptable.
Conclusion
48J’ai voulu suggérer que l’absence d’émotion peut parfois être vue comme l’une de ces conduites inacceptables lorsqu’elle met en évidence une signification spécifiquement « humaine » des circonstances. On peut bien sûr penser que cette dimension spécifique est variable et relative à une morale ou à une culture. Mais cette variabilité ne constitue pas un argument suffisant pour tomber dans l’écueil du relativisme, même si elle représente sans aucun doute une difficulté redoutable pour l’analyse.
49En rompant avec le sensationnalisme, l’analyse des émotions doit-elle nécessairement devenir relativiste ? J’ai essayé de montrer que ce problème pouvait se poser, et de suggérer un argument pour éviter l’obstacle.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 On trouve cette idée clairement développée chez Goffman dans son analyse de l’interaction rituelle : « Dans toute culture, semble-t-il, l’interaction face à face requiert précisément les capacités que l’émoi détruit à coup sûr. C’est pourquoi l’analyse sociologique des événements générateurs d’embarras et des méthodes qui permettent de les éviter et d’y remédier peut constituer un cadre d’analyse transculturel » (Goffman, 1974, p. 90). Mais l’œuvre de Goffman comporte d’autres approches de l’émotion, selon la perspective d’analyse de l’interaction (Paperman, 1992, p. 98-102).
2 L’une des orientations de la sociologie des émotions est d’analyser les émotions sous l’angle du « contrôle » social qui tendrait à les rendre moins « sauvages ». Conventions et règles exerceraient leurs effets sur les agents à différents niveaux de profondeur. Voir entre autres : Elias (1973, p. 321-343, et 1987, p. 339-361), Sennett (1969), Briggs (1970), Denzin (1984), Hochschild (1979, et 1983), Scheff (1977).
3 « Le procureur s’est alors retourné vers le jury et a déclaré : “Le même homme qui au lendemain de la mort de sa mère se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour des raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs inqualifiable.” Il s’est assis alors. Mais mon avocat, à bout de patience, s’est écrié en levant les bras, de sorte que ses manches en retombant ont découvert les plis d’une chemise amidonnée. “Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ?” Le public a ri. Mais le procureur s’est redressé encore, s’est drapé dans sa robe et a déclaré qu’il fallait avoir l’ingénuité de l’honorable défenseur pour ne pas sentir qu’il y avait entre ces deux ordres de faits une relation profonde, pathétique, essentielle. “Oui”, s’est-il écrié avec force, “j’accuse cet homme d’avoir enterré sa mère avec un cœur de criminel.” » (Camus, 1994, p. 148).
4 L’analyse s’appuie sur les articles parus dans Le Monde et Libération à partir du 6 juillet 1986 à propos des « bavures » de la rue Mogador et de Fontenay-sous-Bois. Une partie de cette analyse porte sur les conditions d’attribution d’une émotion comme « motif » d’une action blâmable, et de l’attribution à l’agent d’une responsabilité de « maîtrise » de ses émotions. (Communication non publiée présentée au séminaire du CEMS sur l’intersubjectivité en 1992.)
5 Lena Jayyusi (1984, p. 182-185) argumente dans le même sens en donnant des exemples de jugement d’actions blâmables conjuguant de façon complexe les caractérisations d’irrationalité et d’immoralité : une caractérisation d’irrationalité peut parfois conforter une caractérisation d’immoralité de l’action et de l’acteur ; mais elle peut également être liée à une caractérisation inverse de l’action et de l’acteur.
6 La problématisation du « calme » est formulée ainsi : « Il ne s’est même pas penché sur sa victime pour voir où il l’avait atteint. Il a fait demi-tour tranquillement, ne manifestant aucune émotion. » (Libération, 7 juillet 1986).
7 Il est bien sûr possible de considérer l’indifférence en dehors de toute spécification en termes d’émotion, mais il me semble difficile de ne pas rapprocher les remarques de Hannah Arendt sur l’absence d’émotion (1972, p. 163) et son analyse de l’indifférence comme absence de jugement et condition de la banalité du mal (1991, cité par Beiner, p. 159-160).
Auteur
Maître de conférences à l’université Paris VIII.
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